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Lettre n°28 – février 2003 Combien de « harcelés » ?

Dans la dénonciation du « harcèlement moral », sondages et enquêtes ont été mis en avant comme des arguments d’autorité, sans se soucier outre mesure de cerner ce qu’ils reflètent exactement. Les définitions données du « harcèlement moral » peuvent être variables et ceux qui mettent en œuvre ces enquêtes sont souvent parties prenantes d’une lutte aux connotations morales et militantes. Cela ne signifie pas que ce qu’on appelle le harcèlement moral au travail ne soit pas une réalité, mais que les chiffres avancés ne vont pas de soi.
L’idée selon laquelle en France « un salarié sur trois est harcelé » a été mise en avant dans les médias, sans qu’on se soucie outre mesure d’examiner la crédibilité des chiffres avancés. En mai 2000, au moment où le thème du harcèlement s’est développé, un sondage a été effectué par Ipsos pour le magazine Rebondir [1] auprès de 471 salariés représentatifs de la population française [2]. À la question très générale posée par téléphone : « Avez-vous le sentiment d’avoir été l’objet de harcèlement moral sur votre lieu de travail ? », une majorité des salariés interrogés (70% soit 330 salariés) répondent non et 30% oui (soit 142 salariés). Le titre annoncé à la une du magazine n’en fait pas moins sensation : « Un salarié sur trois se sent harcelé ». Que veut dire au juste « se sentir harcelé » ? Quelle crédibilité donner à de telles affirmations ?
À la question posée sur la priorité et l’importance du vote d’une loi sanctionnant le harcèlement moral, 37% (175 salariés interrogés) répondent que cela leur semble « prioritaire », 48% (228) « important mais pas prioritaire », et 15% (71) « secondaire ». Conclusion du magazine : « Après la prise de conscience massive du phénomène », « 85 % des Français demandent une loi contre le harcèlement moral », « un vrai plébiscite » [3].

Quelles enquêtes de terrain ?

« Parmi les salariés, 10% sont victimes de harcèlement moral. Tels sont les résultats de plusieurs enquêtes menées récemment à Rouen, à Colmar par un médecin du travail, en Alsace et dans le Finistère par l’association “Mots pour maux”, peut-on lire dans Le Nouvel Observateur du 14 novembre 2002. On ne saura rien du nombre de personnes interrogées et de la validité de telles enquêtes.
Le Conseil économique et social dans son avis sur le harcèlement moral d’avril 2001 [4] fait référence à deux enquêtes universitaires effectuées en France avec la participation de médecins du travail et d’associations de lutte contre le harcèlement. Celle menée en Alsace s’est faite dans le cadre d’une thèse de doctorat en médecine, avec l’association “Mots pour maux au travail” et des médecins du travail. Le questionnaire comportait deux parties : l’une remplie par le salarié, l’autre par le médecin. Sur les 1210 personnes interrogées se présentant à une consultation de médecine du travail, le nombre de celles qui se déclaraient harcelés était de 88 soit 7,3%. Mais la « fréquence » de harcèlement obtenue n’en a pas moins été considérée de 9,6% (116 cas), le critère retenu pour caractériser le harcèlement étant la présence d’au moins un agissement et d’au moins un « vécu douloureux ».
L’autre enquête universitaire a été réalisée par des psychologues de l’université de Rouen. Elle s’est effectuée directement à partir du fichier de l’Association nationale de victimes de harcèlement psychologique au travail, les dossiers de ces personnes ayant fait l’objet d’un « examen de vraisemblance » pour s’assurer qu’il s’agissait bien de cas de harcèlement. On ne saurait donc en tirer aucune conclusion sur la fréquence du harcèlement.
Au bout du compte, force est de reconnaître, comme l’indique l’avis du Conseil économique et social que les enquêtes permettant d’appréhender l’importance du phénomène sont rares et « ne fournissent qu’une vue partielle compte tenu du champ restreint dans lequel elles sont réalisées ». [5]

Sommaire de la lettre n°28 – février 2003

Notes
[1] Échantillon interrogé par téléphone suivant la méthode des quotas (sexe, âge, profession, région…)

[2] Rebondir, n° 85, juin 2000

[3] Rebondir, op. cit

[4] Le harcèlement moral au travail, Avis du conseil économique et social, Les éditions des journaux officiels, Paris, 2001

[5] Ibid., p. 24

Lettre n°28 – février 2003 Notre société est-elle en train de devenir de plus en plus inégalitaire ?

La question des inégalités est fortement investie d’enjeux symboliques et politiques. « Les inégalités sociales n’ont cessé de s’amplifier au cours des dernières années », « les inégalités sociales s’accroissent dangereusement…, » nous avons affaire à « des évolutions inégalitaires catastrophiques » …, telles sont quelques-unes des formulations que l’on trouve très souvent chez des hommes politiques et des journalistes qui, souvent de bonne foi, nous alarment et nous interpellent. Mais sur quoi au juste s’appuient ces affirmations ? Va-t-on vers la paupérisation absolue d’une partie croissante de la population ?

Quelles inégalités ?

Il n’existe pas d’indicateur des inégalités sociales auquel chacun pourrait se référer, quitte à ce qu’il soit critiqué et contesté, comme les organisations de consommateurs ont pu le faire récemment vis-à-vis de l’indice des prix de l’INSEE. Ce manque de statistique institutionnelle, régulière et normalisée est tout à fait dommageable pour éclairer le débat de société sur les inégalités. Mais pour pouvoir mesurer et suivre l’évolution des inégalités, encore faudrait-il définir ce que l’on entend par inégalités sociales et les différencier. Ce qui ne va pas de soi, car l’inégalité sociale a de multiples aspects : revenus, patrimoines, types d’emploi, niveaux d’études, santé, … Il faudrait sans doute une batterie d’indicateurs pour suivre les évolutions des diverses sources d’inégalités.
Dans le débat, on se réfère cependant le plus souvent aux inégalités de revenus, pour lesquelles il existe des statistiques assez riches, trop peu connues et diffusées. Un dossier récent de l’INSEE (Vue d’ensemble des inégalités économiques, décembre 2002) montre que les inégalités de niveau de vie « ont diminué entre 1970 et 1990, puis se sont stabilisées sous l’effet d’un mouvement inverse pour les retraités et les salariés ; en particulier la pauvreté s’est accentuée au début des années 90 pour les salariés et les chômeurs ; mais depuis 1996, la situation des plus démunis se serait améliorée. » L’étude conclut à une stabilisation des inégalités de revenus entre 1996 et 1999. Par ailleurs les inégalités de patrimoine non financier, plus marquées que celles des revenus, ont diminué entre 1986 et 2000, et plus encore après 1992. Cependant, si l’on prend en compte les évolutions (plus difficiles à mesurer) du patrimoine financier qui, elles, se sont creusées, on aboutirait plutôt à une stabilisation des inégalités de patrimoine (financier et non financier) sur la dernière période.
Un écueil à éviter dans l’appréciation des inégalités de revenus réside dans la tentation de ne confronter que les extrêmes qui ne concernent qu’une minorité de la population (voir ci-dessous : augmentation ou réduction des inégalités ?). Dans les commentaires sur les évolutions des inégalités, les statisticiens se gardent bien de ne commenter que les extrêmes portant sur 1% ou moins de la population étudiée : ils produisent et commentent en général les statistiques sur les 10% de chaque extrémité, et, si cela permet de compléter l’appréciation, ils fournissent en plus des données pour les 5% ou les 20% extrêmes.
Ainsi, dans l’étude de l’INSEE citée plus haut, si l’on examine l’évolution des écarts de revenus entre 1996 et 1999, on observe une quasi-stabilité entre les 10% extrêmes. Mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît : le revenu des 5% les plus aisés a progressé plus vite que le revenu « médian », c’est-à-dire celui au-dessus duquel se situent 50% des individus (et aussi en dessous duquel se situent les 50% autres).
On pourrait en conclure que les inégalités se sont accrues. Mais cette approche ne prend pas en compte le fait que dans le même temps le revenu des 20% de la population la plus mal lotie a, lui aussi, progressé plus vite que le revenu médian, et même plus fortement que celui des 5% les plus aisés : on peut constater une amélioration à la fois pour les revenus des 5% plus aisés et pour les bas revenus, avec une réduction des écarts entre eux.
Dans l’évolution des inégalités, l’augmentation des revenus des catégories les plus aisées ne signifie donc pas mécaniquement que les écarts se creusent avec ceux des catégories les plus défavorisées. En effet, les revenus des plus défavorisés peuvent eux aussi dans le même temps augmenter, et même augmenter plus vite, que les revenus des catégories les plus aisées.

De fausses idées simples

A ne regarder que les écarts entre les extrêmes, on pourrait croire aussi qu’appauvrir les plus riches réduit les inégalités. Mais si dans le même temps, les revenus des plus pauvres ne s’améliorent pas, on ne peut pas parler de progrès social. La réduction des écarts passe plus par une amélioration de la situation de ceux « d’en bas » que par une dégradation de ceux « d’en haut ».
Quant à l’idée selon laquelle il suffirait de prendre aux riches pour redistribuer, elle peut paraître généreuse, mais elle est inefficace, car même en ruinant tous les riches, on n’améliorerait quasiment pas la situation de la grande masse : l’argent qui serait prélevé à quelques milliers d’ultra privilégiés n’apporteraient que quelques euros à chacun des 60 millions d’autres. Quant à la question de savoir quelles inégalités de revenus et quels écarts peuvent ou non être considérés comme légitimes dans la société, elle ne relève pas de la statistique mais d’un autre débat d’ordre culturel et politique.
Les statistiques quant à elles ne mènent pas à une vision noire de l’évolution de notre société. Certes, on peut considérer qu’il y a encore beaucoup à faire et que le niveau des inégalités dans notre société est trop élevé, mais ce n’est pas en les décrivant de façon faussement catastrophique qu’on aidera à les combattre. Au contraire, un tel discours peut être ressenti par tout un chacun comme peu crédible, et se retourner contre le projet de celui qui le tient.

Élisabeth MARTIN


Augmentation ou réduction des inégalités ?

L’exemple fictif ci-dessous montre combien les statistiques sur les inégalités de revenus peuvent être commentées et interprétées de différentes façons, parfois contradictoires.
Supposons que dans une population de 1 000 personnes, les 10 les mieux payées bénéficient d’un salaire égal ou supérieur à 100 000 euros pour une année donnée, et les 10 personnes les moins biens loties ont des salaires égaux ou inférieurs à 10 000 euros. Supposons aussi que dans cette même population, les 100 personnes les mieux payées bénéficient d’un salaire égal ou supérieur à 55 000 euros et les 100 personnes les moins bien payées ont des salaires inférieurs ou égaux à 11 000 euros.
L’année suivante on observe que les salaires des 10 personnes les mieux payées ont augmenté de 10%, passant de 100 000 à 110 000 euros, alors que les salaires des 10 personnes les plus mal loties n’ont augmenté que de 1%, passant de 10 000 à 10 100 euros. On peut constater que les écarts entre les salaires se sont accrus, passant d’un rapport de 1 à 10 à un rapport de 1 à 10,9.
Mais on observe aussi que les salaires des 100 personnes les mieux payées ont progressé de 1% passant de 55 000 à 55 550 euros et que les salaires des 100 personnes les moins bien payées ont progressé de 5%, passant de 11 000 à 11 550 euros. On voit alors que les écarts entre ces catégories s’est réduit, passant d’un rapport de 1 à 5 à un rapport de 1 à 4,8.
Selon que l’on considère les 1% extrêmes de la population (ici les 10 les mieux payés et les 10 les moins bien payés sur les 1 000 personnes de la population) ou les 10% extrêmes de cette population (ici les 100 les mieux payés et les 100 les moins bien payés), on arrive donc à des conclusions inverses.
En général, la référence retenue pour juger de l’évolution des inégalités dans une population, est d’examiner la situation des 10% extrêmes de cette population plutôt que des 1% extrêmes.

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Lettre n°28 – février 2003 La politique est-elle soluble dans la communication ?

En matière économique, comme en matière de sécurité ou d’environnement, la politique intérieure aujourd’hui ressemble au combat contre la marée noire : on constate les dégâts, on prend la pelle et les bottes, on rassure tant bien que mal les populations en déclarant haut et fort qu’on ne s’y laissera pas prendre à deux fois. La lutte contre l’insécurité, les inondations, le cancer, les accidents de la route… ne souffrent guère de longs débats.
Sur les murs des villes, des placards publicitaires d’un ministère affichaient une carte de France avec par ville le nombre de « victimes du froid ». Le message est implicite : « Nous sommes tous responsables et si chacun y met du sien…, à n’en pas douter, nombre de drames pourraient être évités ». Le discours politique verse dans un « bon sens » version café du commerce et les grands médias audiovisuels prennent le relais.
Dans le même temps, les hommes politiques s’affichent à la télévision, en essayant à tout prix de montrer qu’ils vivent comme tout le monde. Sur les plateaux de télévision, ils n’hésitent plus à nous faire part de leurs goûts divers dans de multiples domaines, leurs femmes sont parfois invitées à parler du comportement de leur mari à la maison, tandis que les vedettes du show-biz à leurs côtés donnent leur avis sur tout en faisant des plaisanteries plus ou moins drôles.

Changement dans la continuité

Ce changement de la politique ne date pas, à vrai dire, du gouvernement Raffarin. En son temps, le président Valéry Giscard d’Estaing avait instauré les causeries au coin du feu, dîné dans une famille française, invité des éboueurs à prendre le petit-déjeuner… À l’époque, le style marquait la rupture par rapport à la sacralisation de l’État et des institutions telle que le gaullisme l’avait incarnée. À sa suite, des hommes politiques, de droite comme de gauche, se sont mis à pousser la chansonnette et nous avaient fait visiter leur appartement.
Depuis le mélange des genres est devenu un trait de l’air du temps. On peut penser que la sacralisation gaulliste est derrière nous, et que connaître d’un peu plus près la personnalité de ceux qui nous gouvernent est un progrès démocratique. Mais jusqu’où peut-on aller dans cette confusion généralisée des genres qui fait sauter la distinction privé/public, rabat tout le monde sur le même plan, tend à réduire la politique à une image bon enfant ?
Hommes politiques, médias et artistes se retrouvent coude à coude dans des campagnes diverses : restos du cœur, lutte contre le sida, contre l’exclusion… Les politiques et les grands médias interpellent les citoyens, les appellent à la solidarité… sur un ton d’urgence et d’émotion.

Le gouvernement est partout

Aujourd’hui le Premier ministre s’adresse en personne aux jeunes à la télévision pour qu’ils fassent attention en conduisant, il s’émeut contre les licenciements, envisage de poursuivre en justice les mauvais patrons, dépêche en urgence deux ministres à Porto Alegre…
Le gouvernement est partout et communique en surfant sur le nouvel air du temps : une morale de bons sentiments relayée par des campagnes publicitaires et des émissions de télévision envahit l’espace public en appelant chacun à se sentir concerné et responsable. Que signifie toute cette exhibition ?
La droite prolonge et amplifie une nouvelle façon de gouverner qui sous des allures bon enfant participe et entretient le désinvestissement politique. Le gouvernement en appelle au « bon sens » et au « pragmatisme » dans une situation d’urgence, de telle façon que le recul réflexif et le débat politique se trouvent dévalorisés, soupçonnés d’emblée d’être coupés du « terrain ». Les problèmes réels d’insécurité s’intègrent dans cette logique en assurant une position particulièrement confortable vis-à-vis de toute critique.

Dépolitisation

Au jeu apolitique de savoir qui est le plus moral et le plus proche des populations, une gauche moralisante peut même servir de faire valoir au gouvernement. Le traitement spectaculaire des effets dans l’immédiat fait passer au second plan l’analyse des causes et l’action sur le long terme, tandis que l’inflation verbale tente tant bien que mal de masquer les difficultés d’un pilotage à vue. La production et le vote rapide de nouvelles lois qui s’empilent les unes sur les autres s’intègrent dans ce processus. Ils donnent l’impression de traiter le problème, alors qu’on construit des « usines à gaz » et qu’on reporte désormais sur la justice ce que le pouvoir politique comme la société ont le plus grand mal à résoudre. Croit-on sérieusement que les différentes lois répressives votées en toute hâte vont régler les phénomènes d’incivilité et de violence, alors qu’on a déjà le plus grand mal à faire respecter celles déjà existantes ?

Jeu de miroir

Se développe un jeu de miroir délétère entre la société et l’État. D’un côté une société composée d’individus repliés sur eux-mêmes ayant de plus en plus tendance à se penser comme des victimes ayant des droits, de l’autre un État qui compatit et les comprend, affiche les signes ostentatoires de sa présence pour rassurer les populations : « Nos intentions sont bonnes et notre image qui vous ressemble est comme une preuve de la confiance que vous pouvez porter en nous ». Et pendant ce temps-là, on fait voter des lois qui au nom de l’éthique de la bonne intention et du « bon sens » engagent l’avenir et font glisser subrepticement le pays vers un type de société méconnaissable. Ce ne sont pas seulement la question des libertés et des droits individuels qui sont en jeu, mais celle de l’existence collective d’un peuple qui puisse se penser comme tel et rester maître de son destin. La référence à une « demande sociale » éclatée et opaque succède à celle du peuple souverain, et plus la proximité se veut grande plus s’éloigne la perspective pour les citoyens de peser sur les grands choix qui engagent leur avenir commun.

Quel cadre démocratique de référence ?

La décentralisation pour nécessaire qu’elle soit n’en suppose pas moins un cadre unifié et centralisé. À l’origine, elle supposait un État fort ; les hommes politiques qui l’ont promu, tels que Mendès France et de Gaulle, la pensaient dans le cadre d’une République moderne et de la nation. Quelle signification nouvelle peut prendre la « décentralisation » dans le cadre d’une « République de proximité » elle-même partie prenante d’une Union européenne qui s’élargit ? Les régions se voient doter de la possibilité d’un pouvoir législatif à titre « expérimental » dans le même temps où l’on décrète d’en haut l’existence d’un peuple européen à travers la rédaction d’une Constitution que les différents pays et leurs représentants auront à ratifier.
Il est une dimension anthropologique et un temps historique que l’activisme politique actuel tend à dénier, quitte à voir resurgir régulièrement sous forme réactive, xénophobe et chauvine, les questions qu’on s’est refusé à affronter. La critique du souverainisme, entendu comme la défense nostalgique d’une identité nationale passée et le refus dogmatique de toute délégation de pouvoir, ne saurait masquer la question démocratique de l’effectivité du pouvoir du peuple et de ses représentants.

Angélisme

Certains arguments mis en avant, à droite comme à gauche, pour intégrer sans tarder la Turquie à l’Union européenne constituent un curieux mélange d’angélisme et de mésestime de soi. L’intégration de la Turquie à l’Union européenne, a-t-on pu entendre ici ou là, serait un signe fort de l’Union européenne dans sa volonté d’intégrer des populations de culture musulmane et un rempart contre Ben Laden. On ne voit pas comment le fait d’intégrer la Turquie résoudrait l’intégration de ces populations si la volonté fait défaut et si on n’y parvient pas ou mal dans les pays qui composent l’Union.
Quant à l’argument du rempart contre Ben Laden, il est déconcertant de candeur et finalement d’irresponsabilité face au terrorisme qui se soucie fort peu de telles considérations. Ce dernier pourrait même y voir une preuve supplémentaire de la décadence et de la faiblesse de l’Occident. Il n’est pas sûr du reste que sur ce point particulier il ait forcément tort.

Contre la fuite en avant

La référence emblématique à l’universel des droits de l’homme, pour importante qu’elle soit, et à l’existence d’un grand marché – fût-il régulé selon un « modèle social européen » sur lequel l’accord n’est pas fait -, ne transformeront pas magiquement l’Union européenne en une nouvelle identité collective et une puissance politique. De ce point de vue, le rapprochement entre la France et l’Allemagne, leur prise de position commune contre la guerre américaine en Irak constituent un événement plus significatif pour autant que les deux pays maintiennent leur position. Rien n’est peut-être à exclure, mais face aux pressions américaines et à aux autres partenaires de l’Union européenne, on peut craindre une position de repli.
Les Français, comme les autres peuples européens, ont moins besoin de « communication » que de pouvoir se prononcer en toute clarté sur des choix clairs et cohérents qui s’insèrent dans une vision de l’avenir du pays, de l’Europe et du monde. Le renouveau de l’ethos démocratique n’est pas affaire de proclamation. Il est œuvre de longue haleine et implique de rompre avec la fuite en avant.
Nous vivons une période historique où les événements du monde s’accélèrent, de nouvelles lignes de partage apparaissent sans que nous voyions encore la nouvelle configuration sur laquelle ces évolutions peuvent déboucher. Cette période particulière marquée par la décomposition d’un ordre ancien sans qu’émerge encore un nouveau cadre structurant, est particulièrement propice à la confusion. Dans ces conditions, le recul réflexif et critique deviennent des exigences-clé si l’on entend développer une citoyenneté éclairée qui rompe avec la logique victimaire et l’air du temps.

Jean-Pierre LE GOFF

Article paru dans Libération du 7 février 2003.

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Lettre n°28 – février 2003 -Éditorial – Conflit israélo-palestinien, guerre en Irak : refuser les amalgames

Quand la référence à une culture nationale commune et l’imprégnation des valeurs républicaines s’érodent, les conflits internationaux peuvent avoir des effets délétères dans le pays. La guerre annoncée en Irak risque d’amplifier ce qu’on constate déjà avec le conflit israélo-palestinien : le développement de prises de position conditionnées par l’appartenance communautaire comme si celle-ci devait déterminer désormais les positions politiques. Elles rendent en fait le débat difficile, jouant sur un registre identitaire et passionnel qui laisse peu de place au recul réflexif et critique nécessaire. Si l’expression culturelle et religieuse est légitime, elle ne se confond pas pour autant avec le lien de citoyenneté qui implique à la fois l’appartenance à une même collectivité historique et l’idée d’individus libres capables d’autonomie de jugement.
Le problème n’est pas seulement celui de la montée des communautarismes, mais d’une désocialisation et d’une déculturation d’une partie minoritaire de la jeunesse des banlieues qu’il est vain de nier. Les attentats terroristes du 11 septembre, la guerre en Afghanistan, le conflit israélo-palestinien, la guerre américaine en Irak… peuvent servir d’exutoire à leur mal-être identitaire et les citoyens de culture juive servir de bouc-émissaires. Si les manifestations d’intolérance et l’extrémisme n’existent pas dans un seul camp, des actes graves ont été commis contre des synagogues et des écoles et on observe une banalisation de comportements judéophobes sous couvert d’« antisionisme ». Le racisme antijuif sous toutes ses formes exige la dénonciation la plus ferme. Le soutien à la revendication d’un État palestinien dans des frontières sûres et reconnues n’implique pas de se taire ou de minimiser ces agressions. De même, la critique de la politique guerrière de Georges Bush n’implique pas l’antiaméricanisme, la confusion avec le conflit israélo-palestinien et la moindre complaisance à l’égard du régime dictatorial de Saddam Hussein.
Répétons-le : l’éthique n’appartient pas à un camp. La critique de la politique du gouvernement d’Ariel Sharon ne signifie pas qu’on se taise sur le terrorisme suicidaire palestinien. Celui-ci introduit dans le conflit un culte de la mort et du martyr, qui constitue un défi pour la raison, annihile la dimension politique en bouchant l’horizon du possible. Il n’existe pas de solution militaire qui puisse résoudre le conflit israélo-palestinien.
La confusion se développe et de nouveaux amalgames apparaissent. De ce point de vue, l’appel au « non renouvellement de l’accord d’association Union européenne-Israël, en particulier en matière de recherche » nous paraît absurde : on ne voit pas comment un accord de coopération universitaire en matière de recherche prendrait le sens d’un soutien à la politique du gouvernement israélien actuel, d’autant plus que les partisans de la paix sont nombreux parmi les universitaires et les chercheurs israéliens. L’accélération des événements, l’urgence des situations de détresse, les spéculations hâtives sur les responsabilités et les intentions développent les passions et ne favorisent guère l’analyse sensée d’une situation. En période de guerre, tout particulièrement, l’information est brouillée par la logique spectaculaire des médias audiovisuels et par les intérêts antagonistes en jeu dans le conflit. Chez les journalistes, il devient parfois difficile de distinguer l’information du commentaire, quand ce n’est pas de l’opinion personnelle ou de l’engagement. Ces derniers ne sont pas illégitimes à condition qu’on distingue les genres et qu’on ne confonde pas la morale ou la justice avec les médias.
Il importe de « garder la tête froide » et que les citoyens de toute origine protestent contre les amalgames et l’extrémisme que notre modèle républicsain avait jusqu’à maintenant réussi à combattre. Les contradictions et le débat sont constitutifs de la démocratie, mais encore faut-il qu’ils se réfèrent à une histoire et des valeurs communes, et qu’ils maintiennent l’exigence de la raison.

Politique Autrement

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Février 2003 Lettre n° 28 – Conflit israélo-palestinien, guerre en Irak : refuser les amalgames