Rencontre avec François Gèze et Catherine Porteævin
Depuis plusieurs années, une crise grave sévit dans l’édition des ouvrages de sciences humaines : les chiffres de vente ne cessent de baisser, alors que le nombre de titres paraissant sur le marché se développe. Comment expliquer une telle situation paradoxale ? Quels sont les critères de choix des éditeurs ? Comment les critiques conçoivent-ils leur travail dans ces conditions ?
Telles ont les questions qui ont été abordées lors d’un Mardi de Politique Autrement en mai 1999, avec François Gèze, directeur des Éditions La Découverte et Syros, et Catherine Portevin, journaliste et responsable de la rubrique « Essais et documents » au journal Télérama. Ils nous dressent un tableau sans complaisance de l’état de l’édition des sciences humaines et de la critique.
Ce constat fait apparaître une nouvelle donne historique : le rapport au livre et à l’écrit a changé. Ce dernier devient un élément à l’intérieur d’un ensemble de médias alors qu’il occupait antérieurement une place centrale. Mais c’est aussi la lecture elle-même qui est affectée. Jusque dans les années soixante-dix, la lecture des ouvrages en sciences humaines s’intégrait dans un débat d’idées pour lequel la compréhension de la vie en société et la question d’un projet de société occupaient une place importante. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Les sciences sociales ont éclaté en de multiples disciplines de plus en plus spécialisées, les grands projets de transformation sociale sont en crise et nombre d’intellectuels se sont repliés dans leur discipline et leur ghetto. La lecture paraît être de plus en plus utilitaire, particulièrement dans le milieu étudiant, et la pression quotidienne du temps présent semble peu propice à une lecture qui permette d’entrer librement dans un univers de significations et de se laisser porter par lui.
Mais ce constat des évolutions, pour sombre qu’il puisse paraître, ne saurait tenir lieu de jugement de valeur ni déterminer l’avenir. Rappelons-le : la vie sociale n’est pas une réalité naturelle, elle est imprégnée de représentations, engage des conceptions qui doivent faire l’objet de questionnements et de débats. Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d’une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une crise de l’idée de l’homme et de la vie commune en société. C’est en portant aussi le débat sur ce plan qu’on peut donner figure humaine à une société et un monde en plein bouleversement. C’est dans ce cadre, croyons-nous, que l’édition et la critique des sciences humaines peuvent retrouver un nouveau souffle.
Politique Autrement
L’éclatement et l’hyperspécialisation des sciences humaines
– François Gèze : Il existe une crise des livres de sciences humaines. Un indicateur le montre : la vente moyenne des livres de sciences humaines diminue depuis vingt ans. En 1980 il était vendu, dans sa première année d’existence, 2 200 exemplaires d’un livre de sciences humaines d’un niveau élevé. En 1988, on en était à 1 200 et aujourd’hui c’est entre 600 et 700 exemplaires. On est descendu très nettement en dessous du seuil de faisabilité économique. Cette division par trois en un peu plus de quinze ans est l’indice d’une crise gravissime. Quelles en sont les raisons ? La première raison, structurelle, est l’évolution même des idées véhiculées dans les livres de sciences humaines : à la fin des années soixante-dix, l’épuisement du paradigme structuralo-marxiste jusqu’alors dominant a brisé les passerelles qu’il permettait entre les différentes disciplines. N’ayant plus de paradigme commun, chaque discipline ou sous-discipline s’est trouvée éclatée en écoles, avec chacune ses propres paradigmes, ses propres concepts qui devenaient du coup inintelligibles aux autres. Alors s’est perdu l’intérêt d’en prendre connaissance et de les lire : les chercheurs, les étudiants n’ont plus lu que des ouvrages dans leur strict domaine de compétences.
Cette première chute des ventes, je l’ai personnellement vécue, au début des années quatre-vingt aux Éditions Maspero, devenues ensuite La Découverte. Tous les livres d’inspiration marxiste, qui faisaient alors de fortes ventes, ont vu leurs ventes s’effondrer. Dans de nombreux champs, les chercheurs ont commencé à explorer de nouvelles voies, permettant un véritable renouvellement, mais avec comme corollaire inévitable le repli sur le « chacun dans son coin ». D’où l’affirmation de la tendance à l’hyperspécialisation (à l’image des sciences exactes) de la recherche, mais aussi de l’enseignement universitaire.
En histoire, par exemple, la jeune génération nous amène des thèses de huit cents pages sur des sujets extrêmement pointus, très difficilement publiables. En philosophie, c’est tout à fait tragique : il n’y a plus grand-chose entre les travaux très spécialisés et la philosophie des essayistes qui produisent trop souvent de la « bouillie ». La sociologie, discipline qui compte sans doute le plus grand nombre de chercheurs, est largement sinistrée : en dehors des sujets « à la mode » (comme l’islamisme dans les banlieues), on compte fort peu de travaux sur les questions sociales les plus vives, comme par exemple la grande exclusion, alors que cela concerne des millions de gens. L’économie, quant à elle, est désormais dominée par les mathématiques, même s’il reste une poignée de chercheurs courageux qui s’efforcent de faire vivre l’économie politique. Quant à la psychanalyse, elle a été largement victime des guerres picrocholines entre les différentes écoles et sa production reste pour l’essentiel cantonnée aux revues spécialisées. Certes, il existe heureusement de nombreuses recherches novatrices, mais leur visibilité publique reste faible et il n’est pas excessif de dire que, globalement, les livres de recherche se sont appauvris. Ce premier facteur structurel est totalement indépendant de l’économie de l’édition elle-même : c’est d’abord l’effet d’une évolution intellectuelle.
L’évolution des pratiques de lecture
Un second facteur de la crise de l’édition réside dans l’évolution des pratiques de lecture à l’université, depuis les étudiants jusqu’aux chercheurs et aux enseignants. Les étudiants lisent de moins en moins de livres (et de plus en plus de photocopies). Cette attitude est liée en partie à la très forte augmentation démographique des étudiants qui n’a pas été accompagnée d’une augmentation proportionnelle de l’encadrement. Lire des livres, cela s’apprend. Or les enseignants, trop peu nombreux, sont complètement débordés et n’ont pas le temps de délivrer ce type d’apprentissage aux jeunes étudiants. D’où l’explosion de la pratique du « photocopillage » et la prolifération de livres bon marché de plus en plus courts, dont la qualité moyenne tend à se dégrader. S’agissant de la recherche, c’est encore plus la Bérézina : la majorité des chercheurs et des enseignants n’achètent plus de livres ; plus ou moins bien renseignés sur les nouvelles parutions, ils les font acheter par la bibliothèque ou le centre de documentation de leur centre de recherche, pour pouvoir les emprunter ou les photocopier.
Le développement important de l’utilisation des photocopies pose un problème majeur : les livres photocopiés ne sont pas achetés et cela représente un préjudice financier direct pour les éditeurs et les auteurs, qui menace très directement la possibilité de préserver à l’avenir une édition universitaire de qualité ; mais surtout, un ouvrage est une œuvre de l’esprit dont rien ne justifie qu’elle devienne gratuite. D’où, depuis quelques années, la forte mobilisation des éditeurs universitaires et de certains auteurs pour faire respecter la propriété intellectuelle ; ils ont commencé à marquer des points dans ce domaine parce que certains enseignants sont devenus plus conscients des dégâts intellectuels provoqués par le « zapping pédagogique » lié au photocopillage (un accord pour la rémunération du droit d’auteur des photocopies d’œuvres protégées a ainsi été signé avec la Conférence des présidents d’université en novembre 1998).
Mais le développement du recours à la photocopie est aussi le symptôme d’un phénomène plus profond. Dans la période antérieure des « humanités », le livre était un objet quasi-sacré. Ce rapport au livre paraît bien mort avec les nouvelles générations d’étudiants. Ainsi, il n’est pas rare qu’après avoir décroché leur thèse ou leur agrégation, des étudiants vendent leur bibliothèque ! Ce qui prime pour la majorité, c’est l’examen passeport pour l’emploi, d’où une approche purement consumériste de l’objet-livre, apprécié d’abord en fonction de son rapport utilité/prix. On observe des évolutions très comparables aux États-Unis ou au Québec.
Voilà le panorama rapidement dressé. Chaque année, on se dit qu’on atteint le fond, chaque année ça baisse encore un peu plus. Des collections de sciences humaines disparaissent, voire des maisons d’édition. Et pourtant, le nombre de livres publiés ne cesse d’augmenter. Comment expliquer ce paradoxe ? Il faut d’abord rappeler qu’il s’inscrit dans une évolution générale. Au début des années quatre-vingt, tous genres confondus, on comptait dix à douze mille nouveautés par an. On est à vingt-quatre ou vingt-cinq mille aujourd’hui. Et ce nombre ne cesse d’augmenter, alors que celui des volumes vendus, de 320 à 350 millions par an, reste pratiquement stable depuis la chute brutale intervenue entre 1989 et 1991, (-16%, ce qui est considérable). Pour maintenir leur chiffre d’affaires, les éditeurs, publient plus de titres qui se vendent moins et essayent de diminuer les coûts. Les libraires sont noyés et doivent de plus en plus vite vider leurs rayons pour pouvoir accueillir les nouveautés. D’où l’importance des critiques et des libraires pour assurer une sélection intelligente dans ce flot. Si la critique faisait mieux son travail, elle aiderait à éliminer les « lavres » (ces faux livres, selon le mot de Pierre Enckell, souvent « surfant » sur l’actualité, qui ne se vendent d’ailleurs pas si bien que l’on croit), afin de laisser plus de place aux ouvrages de qualité.
La cause profonde cette inflation de la production est bien sûr la baisse des ventes moyennes qui s’explique par l’érosion continue du nombre de forts lecteurs (ceux qui lisent plus de vingt-cinq livres par an et dont la diversité des centres d’intérêts assure le débouché du gros de la production éditoriale) : leur part dans la population française est passée de 22% en 1973 à 14% en 1997. Une baisse de huit points, ce qui est absolument énorme ! Certes, dans le même temps, le nombre de faibles lecteurs (ceux qui lisent moins de neuf livres par an) a beaucoup augmenté (de 24% à 34%), mais cette évolution ne profite qu’à une très faible part de la production, les valeurs « sûres » ou les ouvrages des vedettes médiatiques.
Quelle adaptation ?
Comment s’adapter à cette situation ? Chacun bricole en fonction de l’économie de sa maison. Car le coût des différentes composantes d’un livre (droits d’auteur, travail d’édition, fabrication, promotion) dépend de la taille des éditeurs. Un petit éditeur sans personnel salarié, qui fait tout seul cinq livres par an, cela existe : avec trois cents exemplaires vendus, il peut payer son imprimeur. Mais l’éditeur plus important a bien d’autres frais et doit vendre quinze cents à deux mille exemplaires pour les amortir. Et ce seuil peut atteindre cinq à six mille dans une grande structure. Dans le secteur des sciences humaines, ces différences amènent les plus grandes maisons à réduire progressivement leur production, alors qu’un grand nombre de petites maisons, au fonctionnement quasi-militant, continuent à « ramer », dans des conditions toujours plus difficiles pour maintenir la leur.
Il existe néanmoins une adaptation majeure que je dois mentionner : celle des maisons qui publient un grand nombre de livres de sciences humaines et qui, loin de perdre de l’argent, en gagnent, même avec des ventes très médiocres. C’est le modèle de L’Harmattan (reproduit depuis par d’autres), qui produit aujourd’hui quelque mille deux cents nouveautés par an (soit près du tiers de la production nationale dans le secteur), alors qu’il n’en publiait que deux cents dix ans plus tôt. Chaque titre n’est vendu en moyenne qu’entre trois cents et cinq cents exemplaires. Quand ma maison d’édition en vend huit cents en moyenne, nous perdons de l’argent. Comment peut-on gagner de l’argent avec un chiffre de vente si faible ? La « recette » est assez simple : pas de droits d’auteur jusqu’à mille exemplaires vendus ; travail éditorial réduit au minimum ou assuré par des directeurs de collection bénévoles, avec comme résultat une qualité très inégale, pour ne pas dire plus ; utilisation du « prêt à clicher » à partir de la disquette fournie par l’auteur (qui n’est pas toujours le mieux placé pour traquer les coquilles et les fautes typographiques) ; réduction des coûts de diffusion vers les libraires (les mailings se substituent au travail des représentants) et limitation de la remise consentie aux libraires (32% à 35% contre 38% à 40% pour les éditeurs classiques). On en arrive à un paradoxe surprenant : plus on publie ainsi des livres qui se vendent peu et plus on gagne d’argent.
J’ai longtemps été favorable à l’existence de maisons de ce type, parce que je pensais que les grandes maisons avaient de moins en moins les moyens de publier des ouvrages de recherche dignes de ce nom. Mais à partir du moment où cette logique s’est développée, l’explosion de cette production à la qualité très inégale – où figurent trop de livres qui n’auraient pas du être publiés, ou mal publiés – conduit à mes yeux à une sorte de « tiers-mondisation » de l’édition française qui est absolument catastrophique.
À La Découverte, nous avons dû bien sûr réagir nous aussi aux évolutions que j’évoquais, mais en nous efforçant de rester toujours très vigilants sur la qualité. Nous publions notamment, dans notre collection « Recherches », des travaux collectifs pluridisciplinaires de haut niveau, car les innovations théoriques les plus intéressantes dans les sciences humaines sont aujourd’hui produites par ce type de collectifs. Nous essayons de travailler avec les auteurs très en amont, pour les aider à concevoir à partir de leurs séminaires des ouvrages qui soient autre chose que de simples working papers. Et quand c’est nécessaire, nous recherchons des subventions pour combler les prévisibles déficits.
Mais cela devient de plus en plus difficile, car, alors même que la situation de l’édition de sciences humaines n’a jamais été aussi grave, les dispositifs d’aide publique n’ont jamais été aussi rares. Les aides à l’édition du CNRS ont été supprimées il y a deux ans, celles du ministère de la Recherche également ; et les aides à l’exportation du ministère des Affaires étrangères ont été réduites à la portion congrue. Reste heureusement le Centre national du livre, organisme tout à fait méritant qui joue un rôle important, mais limité car l’essentiel de son intervention (en dehors des subventions aux traductions et aux actes de colloque) passe par des prêts remboursables, ce qui ne résout pas les problèmes de déficit ; et le ministère des Finances bride fortement l’action du CNL en lui refusant d’augmenter la part des subventions (alors que les sommes en jeu, à son échelle, sont dérisoires). Claude Allègre, que nous avons plusieurs fois saisi officiellement de cette situation, semble s’en désintéresser complètement.
Dans cette conjoncture, l’audience des sciences humaines françaises à l’étranger ne cesse de décliner. Aux États-Unis, en dehors de ceux des grands auteurs très connus et enseignés sur place, les travaux français ne sont pratiquement plus traduits (ce qui conduit les meilleurs chercheurs à publier directement en anglais, préférant s’éloigner de la scène intellectuelle française au profit de la scène américaine, jugée par eux, non sans raison, plus stimulante). Ils continuent par contre à l’être en Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Mais cela risque aussi de ne pas durer, car la manne des bons livres a plutôt tendance à diminuer. Et symétriquement, les éditeurs français sont contraints de diminuer le nombre de traductions, favorisant un retour désolant au vieux provincialisme intellectuel gaulois.
Nous avons le sentiment d’être pris dans une espèce de spirale négative et on se demande comment nous allons pouvoir en sortir. Une issue – sûrement pas la seule – pourrait être apportée par la suggestion de l’historien américain Robert Darnton : pour faire face à une situation de l’édition universitaire encore bien pire aux États-Unis, il a proposé que les ouvrages de recherche soient publiés principalement sous forme numérique sur Internet, en maintenant des critères d’édition rigoureux (seuls les titres ayant un public suffisant étant coproduit sous forme papier). Il existe déjà sur Internet des livres disponibles, intégralement et gratuitement, dans le domaine public. C’est peut-être une voie de sortie assez intéressante, mais elle implique de réfléchir à une nouvelle économie de la chaîne du livre, pour garder toute leur place aux indispensables « passeurs » que sont les éditeurs, les libraires et les bibliothécaires, garants de la qualité face au déferlement du « n’importe quoi » qu’autorise aussi la publication « en ligne ».
Une lecture critique de plus en plus difficile
– Catherine Portevin : Je me trouve, en quelque sorte, à l’autre bout de la chaîne que décrit François Gèze, peut-être même sur une autre planète. Car, pour répondre vraiment aux problèmes qu’il pose, il faudrait qu’existe en France un journal du type du supplément littéraire du Times, qui se situerait à la pointe de la recherche. Même Le Monde, avec ses nombreux collaborateurs spécialistes, ne vise pas une légitimité universitaire et entend rester proche d’un assez large public. Quant à Télérama, qui m’emploie, c’est clairement un magazine grand public et, à ce titre, il n’est pas soucieux de suivre particulièrement ce secteur des sciences humaines. Pour exposer avec justesse les dilemmes de la critique, il faut la replacer dans son contexte. Et ne pas confondre, dans les reproches qui peuvent lui être faits, ce qui touche la critique elle-même (ou l’individu qui la profère) et le système dans lequel elle s’inscrit. Je dois donc d’abord préciser le cadre dans lequel j’exerce mon métier. Et pour cela, vous décrire le plus exactement possible quelle est ma tâche.
Télérama diffuse à 650 000 exemplaires par semaine (c’est-à-dire, pour donner un ordre d’idée, un tiers de moins que Télé 7 jours mais un tiers de plus que L’Express et Le Nouvel Observateur, cinq fois plus que L’Évenément et dix fois plus que Les Inrockuptibles). Il jouit d’une grande assise auprès de ses lecteurs (deux tiers environ sont des abonnés) et il est reconnu pour être très « prescripteur » pour la vente en particulier des disques et des livres. D’où la convoitise qu’il suscite dans tous les services de presse ! En revanche, c’est un journal assez éloigné du microcosme médiatique. Historiquement, il ne s’inscrit pas dans la tradition du journalisme ; il n’a jamais été dirigé par un « grand journaliste », figure qui, en France, se rapproche de celle du « grand-écrivain » (modèles Camus et Mauriac à L’Express…). Et on peut dire aussi que les confraternités coupables, les doubles-casquettes et les réseaux d’amitié sont dans l’ensemble assez peu pratiqués chez nous… en tout cas largement moins qu’ailleurs !
Télérama accorde entre quatre et cinq pages par semaine aux livres, ce qui est très peu mais, paradoxalement, explique peut-être sa crédibilité auprès des lecteurs (plus on est sélectif, mieux on est lu, plus on est ressenti comme pertinent etc.). La majorité de la place accordée aux livres est consacrée à la littérature. Le secteur « Essais », jusqu’à ce que je le prenne en charge il y a trois ans, n’était pas couvert. Nous sommes aujourd’hui trois personnes à plein temps dans le service livres, plus cinq ou six pigistes occasionnels, dont pour les essais un plein-temps moi-même et une pigiste. J’ai, depuis trois ans, défriché ce secteur sans avoir aucune consigne précise de ma direction.
Comment s’opère le tri ?
Concrètement, je reçois entre vingt et trente livres par semaine… qui s’empilent sur mon bureau. Et je sais qu’il faudrait, pour être plus pertinent, se préoccuper aussi des livres que je ne reçois pas spontanément (en particulier ceux des petits éditeurs), qu’il faudrait repérer sur les programmes des éditeurs, ensuite les commander, etc. Ce que je n’ai matériellement pas le temps de faire. Première contrainte qui sélectionne.
Je fais ensuite un premier tri, c’est-à-dire un premier éliminatoire (être critique, c’est d’abord éliminer ! : d’abord un « enfer » où je « jette » les livres que je n’ouvrirai même pas (sujets trop pointus, ou au contraire trop larges : souvenirs de stars, biographies vite faites, livres pratiques etc.) ; puis un « paradis » constitué des livres que j’estime devoir lire ou faire lire, parce que le sujet ou l’auteur m’intéresse, des livres que je guettais, parfois en suivant l’avis d’une attachée de presse ; au milieu, un gros tas au « purgatoire » qui subit des fluctuations au cours des semaines : il s’agit des livres sur lesquels on risque de me solliciter au journal parce que l’auteur est connu (essayiste, politique, journaliste…), parce que c’est un livre « dont on va parler », ou des ouvrages sur des sujets « dans l’air », très liés à l’actualité (exemples : le temps de travail, l’immigration, l’Euro, l’an 2000…), bref des livres qui serviront de bibliographie pour des dossiers en cours et ne seront pas forcément traités dans la rubrique « Livres ». Enfin, je retiens les ouvrages sur des sujets parfois très pointus ou marginaux mais qui m’intéressent personnellement ou tel autre de mes confrères au journal.
Dans ce tri, il y a donc une part de hasard et une très grande part de subjectivité dont je ne saurais élucider tous les critères. Il ne s’agit pas de lire tout, ni même un peu de tout (technique généralement utilisée dans les médias mais qui montre ses limites dans la presse écrite : écrire quatre feuillets sur un livre n’est pas la même chose que faire cinq minutes d’interview de l’auteur à la télé ou à la radio). En trois ans, j’ai plutôt réduit mon appétit de lecture. Celle-ci se fait toujours en deux temps : d’abord un rapide survol (une demi-heure maximum) qui décide ensuite d’une lecture approfondie. Je lis vraiment deux livres par semaine environ. Je rends compte dans le journal longuement d’un ou deux livres par mois, brièvement de trois ou quatre.
Mon ambition pour les essais dans Télérama était de rester généraliste sans renoncer à l’exigence ni à l’originalité. S’adresser au plus grand nombre, donc s’exprimer clairement…, y compris pour présenter des ouvrages difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas systématique, mais il se trouve que, en sciences humaines et en philosophie, c’est rarement dans les livres trop simples que l’on trouve la vraie richesse. S’il y a à choisir, je préfère m’empoigner des œuvres solides, quitte à effectuer un long travail de digestion et de retraduction, plutôt qu’ajouter ma voix au concert de critiques qui saluera le dernier essai à la mode.
Cette position n’est évidemment pas partagée par la direction du journal. Comme toutes les rédactions en chef, elle proclame l’urgence de découvrir de nouveaux talents ou d’explorer des terrains peu couverts mais supporte difficilement qu’on ne parle pas du dernier Finkielkraut, ou de Houellebecq ou de tout autre livre sur lequel les concurrents vont faire leur Une. Il n’empêche – avantage que je soulignais plus haut – Télérama étant plus préoccupé de ses lecteurs que de sa place dans le milieu intellectuel, j’ai eu souvent des remarques mais jamais de pression pour parler d’un livre.
Quelle compétence pour la critique ?
La première question que je me suis posée en prenant ce secteur est celle de la compétence. Il faut résoudre ce dilemme : rester généraliste, s’adresser à tout le monde, et être très pluridisciplinaire, sans pour autant revendiquer la naïveté. Je ne suis moi-même spécialiste de rien. Je ne pouvais donc me contenter de mon propre filtre et le revendiquer comme la juste posture. J’ai donc mis en place un système de « veilleurs ». J’ai recruté trois pigistes « spécialistes » auxquels j’ai confié une mission particulière : non pas écrire des papiers dans leur spécialité, mais effectuer les premières lectures d’un certain nombre d’ouvrages et me signaler ceux qui valaient le coup. L’idée était d’élargir les mailles du filet, pour ne pas passer à côté de livres importants, ne pas négliger les petits éditeurs, avoir de surcroît des interlocuteurs pour discuter des sujets, me fournir une documentation sur les intellectuels dont je projetais l’interview. Il s’agissait aussi de ne pas renoncer au travail proprement journalistique (qui est ma charge) en se contentant, comme la plupart des autres journaux, de se dédouaner des spécialités sur les spécialistes. Lesquels sont en général également directeurs de collection chez les éditeurs : la corruption et les doubles-casquettes minent la critique de sciences humaines, quoique de façon moins visible que la critique littéraire. Ce qui contribue à faire exister la corruption. Autrement dit : la rubrique histoire confiée à un historien qui s’adresse aux historiens, philosophie à un philosophe, etc. L’expérience s’est arrêtée, du moins provisoirement, car elle créait trop de frustrations, trop de travail pour rien, par rapport à la place que Télérama pouvait de fait consacrer aux essais. De plus, il aurait fallu, pour exploiter la matière qu’apportaient les veilleurs, davantage qu’une seule journaliste.
A propos de cette expérience, une petite remarque : qu’est-ce qu’un critique en sciences humaines ? Ça n’existe pas ! Le partage en disciplines universitaires se retrouve dans toutes les rubriques « Essais ». Ce qui n’est en soi ni une surprise ni forcément un contresens. Là où le bât blesse, c’est dans des disciplines qui, par nature, se rapprochent de la culture journalistique, comme par exemple, la sociologie ou les sciences politiques, des disciplines d’abord plus immédiat, sur lesquelles tout le monde, et n’importe qui, se sent autorisé à se prononcer, quitte à privilégier un chercheur de seconde zone et à fabriquer les intellectuels médiatiques. De la même façon, les « grands » journaux accorderont plus de place à l’histoire qu’à la philosophie, à l’histoire politique du XXe siècle plutôt qu’à celle du Moyen-Âge… Toutes ces remarques mériteraient d’être affinées évidemment. Par exemple, en faisant une étude un peu systématique sur la formation des critiques…
Faut-il être historien (ou philosophe) pour lire les livres d’histoire (ou de philosophie) de façon pertinente ? Oui…, à ceci près que l’intérêt et la compétence historique (ou philosophique) n’est pas obligatoirement sanctionnée par un diplôme en bonne et due forme. Je suis de formation littéraire, je ne suis ni philosophe ni historienne, mais il faut prendre en compte aussi le fait que toutes ces lectures professionnelles « forcées » me sont une école permanente ! J’apprends en faisant, ce qui est certainement le moteur le plus puissant dans ce métier. Alors, faut-il être agrégé de philosophie pour parler correctement des livres de philosophie ou interviewer Ricœur et Derrida ? Je répondrais oui et non. Oui, s’il s’agit de limiter les contresens, de trouver l’originalité véritable d’une pensée, et d’éviter les questions banales ou trop larges. Non, ou pas nécessairement, car il ne s’agit pas d’écrire pour les philosophes mais de rendre accessibles des idées, le plus clairement possible. Journaliste, en l’occurrence, est un métier à part entière. On n’est pas obligé d’être aussi compétent que l’auteur qu’on lit ou qu’on interroge. Le tout est de ne pas trop se résigner à l’ignorance. Très souvent, à en croire les intellectuels eux-mêmes, les journalistes ne lisent pas vraiment les livres de ceux qu’ils interviewent. Cela m’étonne toujours, mais je crois que c’est une pratique très répandue. De même que la brève vite faite à partir d’une quatrième de couverture…
Des difficultés nouvelles
Reste cette question : où s’élaborent et se diffusent les sciences humaines aujourd’hui ? A l’université dans les laboratoires de recherche ? Chez les grands ou les petits éditeurs ? Dans les revues ? Comment la relation des intellectuels avec les médias pervertit-elle la recherche ?
A cet égard, il faut dire un mot des essayistes, ces intellectuels qui font la profession très française de se prononcer sur tout. Nous sommes en train de payer leur faiblesse. Ils devraient avoir à cœur d’être au courant de la pointe de la recherche, de contourner les effets médiatiques qui mettent abusivement untel ou tel thème sur le devant de la scène. Or, ils font tout le contraire en s’inspirant essentiellement de la lecture du Monde, de leur propre expérience et des dîners en ville. Résultat : ils produisent ce « ventre mou » de l’édition estampillée « sciences humaines » qui bouche le paysage. Ce sont des choses molles dont tout le monde parle…
On peut effectivement, comme le soulignait François Gèze, imaginer qu’à terme, les ouvrages de recherche ne soient plus diffusés que par Internet, laissant la part belle des circuits traditionnels aux essais de synthèse, plus grand public. Il faut avouer que l’édition s’affaiblit elle-même en n’effectuant pas son travail d’édition. Je m’explique : l’éditeur est déjà un filtre par rapport à l’université et doit continuer à jouer ce rôle de la façon la plus éclairée qui soit. Or, bien souvent – est-ce la faute de l’éditeur ou celle de l’auteur qui se refuse à vulgariser son propos ? – beaucoup de livres (surtout en histoire et en sociologie), même chez les grands éditeurs, sont des thèses de doctorat à peine relues. C’est une vraie difficulté. Qu’il y ait une tension entre les universitaires et les éditeurs me semble sain…, à condition que personne ne renonce à son rôle. En particulier en considérant qu’écrire pour un jury de thèse n’est pas la même chose que pour un public censément plus large. Je ne suis pas de ceux qui trouvent que c’est un péché grave de ne pas écrire clair – surtout quand on développe des idées complexes – mais il y a des limites !
Pour conclure, je vous livre ma perplexité : j’ai l’impression d’être souvent dans un travail infaisable, qui est largement tributaire des erreurs de jugement, des hasards et des humeurs… C’est très injuste mais très humain aussi : c’est pourquoi, il me semble qu’il faut être prudent quand on crie à la censure idéologique ou qu’on vilipende les choix éditoriaux d’un journal conçu comme une entité. Ce qui est interprété ainsi de l’extérieur est souvent – pour le meilleur et pour le pire – le fruit de hasards, de chance ou de malchance (un courrier ou un coursier qui s’égare…), de convictions d’individus et d’inertie de structure. Il n’y a pas de quoi s’en réjouir pour autant ! En tout cas, si je ne peux pas éviter de rater peut-être le chef d’œuvre du siècle tous les jours, j’essaie de pouvoir revendiquer tous mes choix, d’être sûre queles livresdontjeparlesont de bons livres.
Le mélange des genres
– François Gèze : Globalement, en France, la critique de livres est assez catastrophique : elle n’est pas corrompue par l’argent, mais par le mélange des genres, à un point sans doute unique au monde. En France, cela ne pose absolument aucun problème d’être à la fois critique, auteur, directeur de collection. J’ai même vu un directeur de collection qui signait dans le supplément littéraire d’un grand quotidien la critique d’un livre qu’il avait publié. Quant aux news magazines, c’est le plus souvent le système d’ascenseur organisé. Globalement, le résultat est que la critique française a un pouvoir de prescription très faible.
Le modèle américain est par contre très intéressant car la critique y est en général honnête. Les critiques des meilleurs journaux littéraires respectent une charte qui interdit, par exemple, les relations personnelles ou familiales avec l’auteur de l’ouvrage qu’ils doivent recenser. En France, quand on vous dit la première fois que tel roman est génial, vous l’achetez en confiance ; mais la déception est trop souvent au rendez-vous, et on ne s’y laisse pas reprendre… Beaucoup de libraires racontent ainsi que leurs clients grands lecteurs de roman achètent beaucoup moins chez eux que par le passé ; ils vont en bibliothèque. Ce n’est donc pas un hasard si, trois fois sur quatre, une critique dans Télérama fait décoller les ventes : ce journal n’a pas de « fil à la patte ». Il y a quelques années, je me souviens que le responsable des pages livres de L’Express avait instauré un système du genre de celui mis en place par Catherine Portevin à Télérama. C’était un travail remarquable et efficace en terme de prescription. Ce responsable a fini par être remercié : le naturel revient au galop…
Polarisation et contre-tendance
Concernant les livres de sciences humaines, il y a maintenant deux mondes. D’un côté, un monde intellectuel, plus proche de la recherche et de l’université, avec un grand nombre de chercheurs hyperspécialisés et guère féconds, mais aussi avec une minorité de gens qui font de la vraie recherche. De l’autre côté, le monde des essayistes : beaucoup sont devenus totalement superficiels (mais médiatiques) et ne travaillent plus. Ce sont deux univers différents.
Cette polarisation est redoutable, mais heureusement, il existe des contre-tendances encourageantes. Il n’y a pas en effet que des érudits stériles et des clowns médiatiques. Sur des thèmes un peu généraux, des éditeurs sollicitent des auteurs de haut niveau en leur demandant d’écrire de façon claire, et ils sont plus nombreux qu’autrefois à accepter de relever le défi. Ils ne renoncent à rien de la rigueur scientifique qui est la leur, mais on leur demande simplement de rendre leur sujet accessible à un plus grand nombre. Et s’ils n’y arrivent pas eux-mêmes, on réécrit et on leur soumet. On a ainsi des livres, souvent collectifs, de très grande qualité, qui vulgarisent efficacement les savoirs et se vendent bien.
Ces questions qui ont été abordées lors d’un Mardi de Politique Autrement en mai 1999, avec François Gèze, directeur des Éditions La Découverte et Syros, et Catherine Portevin, journaliste et responsable de la rubrique Essais et documents à Télérama. Ils nous dressent un tableau sans complaisance de l’état de l’édition des sciences humaines et de la critique.