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Lettre n°24 – décembre 2001 Économie : des chiffres qui parlent ?

Il est une façon de faire parler les chiffres qui verse dans la confusion et la démagogie et ne sert nullement la cause que l’on défend. Certaines notions de la comptabilité nationale, tel le fameux « PIB » (produit intérieur brut) qui mesure les richesses produites dans le pays sont assez largement utilisées. Le PIB est fort utile pour comparer des pays entre eux ou pour estimer la contribution de telle ou telle activité à la production des richesses dans le pays. Mais il est utilisé à tout bout de champ et pas toujours à bon escient en le comparant à des chiffres différents portant sur des réalités différentes.

Comparaisons hasardeuses

Nombre d’hommes politiques sont coutumiers du fait. Ainsi le président de la République lui-même a repris ce que bon nombre de journalistes nous serinent : « Un Français sur quatre travaille pour l’exportation ». Eh bien non. Certes, le montant des exportations est égal à 1/4 du PIB, mais ces deux chiffres ne sauraient être comparés, le montant des exportations n’est pas de même nature que le PIB : on ne peut comparer le montant des exportations qu’à l’ensemble de la production vendue en France, les exportations ne représentent plus alors que 12% ou 13% des ventes en France, et ceci depuis environ 20 ans, en dépit de la mondialisation dont on nous rebat les oreilles.
Cette façon confuse de se référer aux chiffres est également présente au sein d’une gauche critique qui se veut irréprochable. Pour prouver la « dictature des marchés », certaines formulations prêtent pour le moins à confusion.

Insinuations

« Le chiffre d’affaires de la General Motors est plus élevé que le produit national brut (PNB) du Danemark, celui de Ford est plus important que le PNB de l’Afrique du Sud, et celui de Toyota dépasse le PNB de la Norvège ». (Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, p. 91)
Que veut-on prouver, ou plus exactement insinuer, en faisant de tels rapprochements ? Comment les interpréter autrement que « General Motors est une entreprise plus puissante que le Danemark », « Ford pourrait tenir sous sa coupe économique l’Afrique du Sud » et « Toyota domine économiquement la Norvège » ? De telles comparaisons hasardeuses sont utilisées pour prouver l’axiome selon laquelle les grandes firmes sont aujourd’hui plus puissantes que les États et leur imposent leur volonté.
En allant dans ce sens, sachant que la consommation des ménages en France est cinq fois plus importante que le PNB du Danemark ou de la Norvège (qui sont l’un et l’autre de l’ordre de 160 milliards de dollars) faut-il conclure que les consommateurs français sont plus puissants que le Danemark et la Norvège réunis, et qu’ils pourraient aussi imposer leur loi à General Motors et Toyota ? On instaure de fait une hiérarchie de puissance et de pouvoir entre le PNB d’un pays, le chiffre d’affaires d’une entreprise ou la consommation d’un ménage. Ces chiffres recouvrent en fait des réalités différentes qui n’ont en commun que leur unité de mesure. C’est comme si l’on établissait une hiérarchie, par exemple, entre un dictionnaire, un livre de mathématiques et un roman en comparant leur nombre de pages.

Des fortunes toutes puissantes ?

« La fortune de Bill Gates équivaut au PIB du Portugal » (Frédéric Beigbeder, 99 F, Grasset, 2000, p. 278.)
Le PIB (produit intérieur brut) du Portugal, c’est le montant de la richesse créée chaque année au Portugal, la fortune de Bill Gates, c’est la valeur de son patrimoine. Si l’on voulait vraiment comparer Bill Gates et le Portugal il faudrait comparer les revenus annuels de Bill Gates au PIB du Portugal (de l’ordre de 100 milliards de dollars) ainsi que leurs patrimoines. Chaque année, le Portugal produit l’équivalent de la fortune de Bill Gates. Celle-ci est certes énorme pour un individu, mais elle n’est qu’une goutte d’eau par rapport au patrimoine du Portugal qui comporte des châteaux et des palais, des musées avec leurs œuvres d’art, des terres viticoles et agricoles, un tissu industriel, des infrastructures touristiques, des paysages…
« La fortune de Claudia Shiffer est estimée à plus de 200 millions de francs. 250 millions d’enfants dans le monde travaillent pour quelques centimes de l’heure »(Frédéric Beigbeder, 99 F, Grasset, p. 276).
Cette inégalité, chacun peut la ressentir comme scandaleuse. Mais il y a deux façons de diminuer cette inégalité telle qu’elle est présentée ici : ruiner Claudia Shiffer ou améliorer le sort des enfants. Mais on ne dit pas qu’en fait confisquer la fortune de Claudia Shiffer, pour autant que cela semble nécessaire, permettrait de donner moins d’1 Franc à chacun de ces enfants. Que de telles formulations soient issues d’un roman qui entend dénoncer les « nouveaux maîtres du monde » que seraient devenus les grands groupes de publicité, ne les légitiment pas pour autant : il y a une façon de dénoncer les inégalités qui ne montre pas la voie pour les résoudre, mais joue avant tout sur le registre moraliste de la mauvaise conscience et de la culpabilisation.

Inquiétants fonds de pension

« Pour les États-Unis, la valeur des actifs des fonds de pension était en 1996 de 4 752 milliards de dollars, soit 62% du PIB américain, celle de fonds de placement collectif de 3 539 milliards de dollars, soit 46% du PIB, et celle des compagnies d’assurance s’établissait 3 052 milliards soit 30% du PIB. Au total, ces fonds de pension détiennent l’équivalent de 138% du PIB américain. » (Attac, Contre la dictature des marchés, La Dispute, éditions Syllepse, VO éditions, p. 43-44)
Là encore, on compare un flux annuel de richesses produites, le PIB, à un patrimoine, résultat d’accumulation de plusieurs années. Et là aussi, on rapproche deux montants qui ne sont pas de nature comparable : quelle hiérarchie instaurer entre la richesse créée chaque année par un pays et les capitaux accumulés pour financer des retraites ou des indemnités d’assurances ? On joue ici sur l’énormité des chiffres en milliards de dollars pour impressionner le lecteur et faire valoir toujours la même idée : la toute puissance de la finance.
« Que pèsent les réserves, cumulées en devises des États-unis, du Japon, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et du Canada – soit les sept pays les plus riches du monde – face à la force de frappe financière des fonds d’investissements privés, pour la plupart anglo-saxons ou japonais ? » (Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Gallimard/Folio, p. 108).
Tout se passe ici comme si on comparait, en le transposant au monde entier, les réserves de change d’une banque (monnaie étrangère que celle-ci détient) aux capitaux qui serviraient à financer les retraites des clients de cette banque. Ces montants renvoient à des réalités différentes dont le seul point commun est l’unité de mesure en monnaie.

Changes et spéculation

« Plus de 1800 milliards de dollars vont et viennent chaque jour sur les marchés des changes à la recherche d’un profit instantané, sans rapport avec l’état de la production et du commerce des biens et services. » (ATTAC, Contre la dictature des marchés, La Dispute, éditions Syllepse, VO éditions, p. 145).
Eh bien non ! La plus grande part de ces milliards correspondent tout simplement au commerce international. Il y a donc bien un rapport avec la production et le commerce des biens et services. Les entreprises qui vendent ou achètent à l’étranger ont besoin de convertir les devises étrangères qu’elles ont reçues en monnaie de leur pays ou inversement de convertir la monnaie nationale qu’elles possèdent en devises étrangères. Cela n’est pas lié à la spéculation. Bien sûr, elles préfèrent ne pas perdre au change, mais ce change est dans 80% des cas « contraint » par les échanges internationaux de biens et de services. Cela n’implique pas pour autant de renoncer à critiquer la spéculation financière, mais pas sur ces bases.
Tous ces chiffres sont en fait censés prouver le bien-fondé de la critique de la « dictature des marchés » et du libéralisme économique. En fait, ils sont trompeurs et utilisés pour faire valoir des thèses qui comme telles méritent débat. La lutte contre les inégalités et la spéculation, oui, mais pas au prix de la confusion et de la démagogie.

Élisabeth Martin

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001

Lettre n°24 – décembre 2001 -Corse : la face cachée des accords de Matignon 

Guy Benhamou est journaliste. Il a travaillé à Libération pendant une dizaine d’années et s’est intéressé à la Corse par pur hasard en allant couvrir les incendies sur l’île en 1991. C’est par un travail d’enquête approfondi qu’il a commencé à découvrir la face obscure d’une réalité que certains s’acharnent à maintenir cachée. En 1996, il a été victime d’un attentat, sa maison en région parisienne a été mitraillée. Il a fait l’objet d’une longue campagne de menaces de mort et d’attaques personnelles dans la presse nationaliste. Il s’est entretenu avec Jean-Michel Rossi et François Santoni dans un livre : Pour solde de tout compte. Les nationalistes corses parlent, éditions Denoël, 2000. Il a bien voulu donner son point de vue sur les accords de Matignon au cours d’un Mardi de Politique Autrement en novembre 2001.

J’ai quitté Libération en septembre 1998, à la suite d’un désaccord avec Serge July et Laurent Joffrin, à propos d’un papier qui annonçait le futur statut de la Corse et qui a été censuré. J’avais assisté en août 1998 à une réunion incroyable, sous les auspices d’un obscur « Institut européen d’études des minorités », dont l’objet était de comparer le statut des îles Aaland de souveraineté finlandaise, mais peuplées par des Suédophones, au statut de la Corse. La comparaison ne sautait pas aux yeux, mais en revanche toute la classe politique corse était présente, y compris les nationalistes. Pierre Joxe y assistait lui aussi et c’est dans les couloirs de cette réunion que s’est tramé ce qui allait devenir le « processus de Matignon ».

Comment se sont élaborés les accords de Matignon ?

On peut dire qu’il y a eu trois grandes tentatives pour l’élaboration des accords de Matignon. Dès son arrivée au gouvernement en 1997, Jospin pratique comme tous les gouvernants, et c’est normal, la négociation de l’ombre. Dans son dernier livre auquel j’ai aussi participé et qui a paru cet été, Contre-enquête sur trois assassinats, François Santoni explique que, dès le début du nouveau gouvernement, des contacts se sont noués avec le FLNC. Pendant six mois, la négociation se mène activement, notamment dans le cabinet d’un avocat à Paris. Elle avorte et les rencontres sont interrompues de façon mystérieuse, peu avant l’assassinat d’Erignac.
La deuxième négociation secrète commence en août 1998, au cours de cette réunion d’Helsinki dont je viens de parler. Joxe passait par là, il était, paraît-il, en vacances à côté, mais les organisateurs du colloque m’ont bien confirmé qu’ils avaient demandé institutionnellement un représentant du gouvernement français. Des conciliabules se font dans les couloirs. Jean-Guy Talamoni est présent. Une négociation commence qui ne dit pas son nom…
Enfin la troisième tentative a fait rire tout le monde, mais elle n’est pas si drôle, c’est l’affaire du Grand-Orient du 22 janvier 2000. On retrouve quatre dignitaires du Grand-Orient dont un représentant éminent du Parti socialiste qui nie avoir participé à cette réunion, et quatre nationalistes. Ce n’étaient pas des gens non mandatés, désireux seulement de discuter, comme l’indique le Grand-Orient, mais des responsables militaires du FLNC ; je les connais, j’ai dîné avec eux le soir même. Pour la galerie, on dit : « Moi, je ne négocie qu’avec des élus » ; mais on ne se prive pas de quelques contacts avec des chefs militaires. Légitime ou pas, il faut bien négocier avec ceux qui causent soucis.

Une façon d’acheter la paix sociale ?

Pour ma part, je trouve plutôt intéressant qu’on considère qu’une région puisse être aidée et qu’on s’y attelle. Contrairement à ce que pense Chevènement, je ne pense pas que modifier le statut de la Corse puisse miner les fondements de la République. Il existe bien des statuts dérogatoires en Alsace, dans les DOM-TOM… En revanche, je ne crois pas qu’il y ait eu une demande profonde dans la société corse quand cette affaire a démarré en 1999. Il s’agissait surtout pour Jospin d’arriver aux élections présidentielles avec un dossier corse qui ne le plombe pas, d’éviter les « nuits bleues », les attentats à Paris, alors que le problème de la violence et de l’insécurité s’annonçait déjà comme un thème récurrent de la campagne. L’objectif était donc d’acheter la paix sociale comme l’avait fait Mitterrand dans les années 80.
La grande habileté de Jospin est de faire passer le processus comme la seule solution, alors que la vraie solution est d’appliquer la loi, comme on l’applique partout sur le territoire. Curieusement, personne n’a imaginé qu’on pouvait le faire. Certains disent : « On a essayé et cela n’a jamais marché… » C’est faux ! Je pourrais vous citer de nombreux témoignages de hauts fonctionnaires et de magistrats qui disent que pendant vingt-cinq ans on a tout fait pour ne pas appliquer la loi. Il y a eu des périodes où l’on réprimait une faction plutôt qu’une autre, et des périodes où on laissait faire. Mais jamais, pendant une longue période, on a donné comme instruction simple aux policiers, aux magistrats, aux hauts fonctionnaires, l’application des lois et des règlements.
On accuse toujours l’omerta corse pour expliquer que de nombreux assassins courent encore, alors que le nombre de dossiers classés sur ordre du politique est plus important que celui des affaires non élucidées par manque de témoignage. Les gens parlent en Corse comme ailleurs. Pour ne citer qu’un exemple, un certain Yvan Colonna, impliqué dans l’assassinat du préfet Erignac, a été arrêté au début des années 90 à deux reprises, alors que son père, élu socialiste, était conseiller au ministère de l’Intérieur. Il détient un record absolu de brièveté de garde à vue. Arrêté après une attaque à main armée et une course poursuite, on retrouve dans le puits de sa ferme des armes et des explosifs. Il n’existe pas de flagrant délit, mais une forte présomption qui enverrait tout maghrébin en prison pour quatre ou cinq ans. Lui sort libre après quatre heures de garde à vue. J’ai été gardé plus longtemps l’année dernière parce que je détenais des cassettes pour la publication du livre de François Santoni. Colonna faisait partie à l’époque du bon courant, on n’y touchait donc pas.

Qu’est-ce qui a changé ?

Le gouvernement se conduit toujours de la même façon. Malgré ses déclarations selon lesquelles il ne se mêle pas des procédures judiciaires, il pèse de tout son poids pour qu’elles n’avancent pas, tant sur le dossier Erignac, que sur les dossiers des assassinats des nationalistes. Des consignes très strictes sont données pour qu’on ne crée pas de souci à M. Jean-Guy Talamoni, mis en cause dans un certain nombre d’affaires. Il y a en ce moment un vrai bras de fer entre le gouvernement et des juges qui essaient pour une fois de faire leur travail. Ce qui se passe au parquet antiterroriste dont le nouveau représentant vient directement du cabinet du garde des Sceaux n’est pas anecdotique. Ces mêmes juges d’hier, très arrangeants en 1993-94 dans la libération de gens qui avaient été arrêtés les armes à la main, veulent aujourd’hui faire leur travail et cela ne plaît pas à tout le monde.
Le processus de Matignon n’est qu’une façon habile d’habiller le même maquignonnage auquel se sont livrés tous les gouvernements précédents. Bien sûr, on n’a pas invité que les nationalistes, mais tous les autres représentants de la classe politique corse, mais combien d’entre eux avaient avant 1999 des revendications sur l’enseignement de la langue corse, la gestion des territoires, la suppression des départements ? La plate-forme de 1999 est exactement celle du FLNC Canal historique présentée le 11 janvier 1996, lors de la conférence de presse de Tralonca, dans le maquis avec cinq cents hommes cagoulés et armés. Dans cette affaire, les élus traditionnels font de la figuration.

Une gestion catastrophique de la collectivité territoriale

Tous n’ont pas forcément une attitude clientéliste, mais Jospin aurait eu un argument essentiel s’il avait fait un audit sur la gestion de la Corse par la collectivité territoriale. C’est une catastrophe. Notamment en ce qui concerne les quatre offices de la collectivité, sortes de filiales chargées de la gestion spécifique d’un secteur : eau, environnement, agriculture, transports. Pour le seul office de l’eau qui gère tout ce qui est l’hydraulique, les créances non recouvrées s’élèvent à près de quatre cents millions de francs. Aucun huissier n’ira réclamer une quittance à un agriculteur, de peur de se retrouver dans les plumes et le goudron, grâce à la bienveillance des amis nationalistes. Face aux déficits, que répond-on aux élus ? « Vous gérez très mal, on vous donne donc plus d’argent et de pouvoir ».
Il aurait mieux valu au préalable faire fonctionner normalement les institutions pendant deux, trois ou quatre ans et donner, après un bilan sérieux, plus d’autonomie à la Corse. Les candidats aux prochaines élections auraient pu faire campagne sur leurs positions devant ces changements. Au lieu de cela, les élus traditionnels se retrouvent face à des cadeaux qu’ils n’ont jamais demandés, qui ne figurent dans aucun de leur programme et qui leur brûlent les doigts. Seuls les nationalistes étaient mandatés pour ce genre de discussions.

Quels enjeux ?

Non seulement le processus n’est pas très bon, mais le statut même pose question à cause des prérogatives institutionnelles. J’ai demandé aux élus corses quelles lois françaises gênaient le développement de la Corse et vers quoi il faudrait aller. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que celle qui les touche d’abord est la loi sur le littoral et l’interdiction de construire dans la bande des cent mètres ; ensuite ce sont les lois sur la fiscalité parce qu’un certain nombre de gens s’intéressent beaucoup au blanchiment de l’argent, enfin les lois sur les jeux.
Dans le fameux séminaire qui comparait un éventuel statut de la Corse avec celui des îles de Aaland, il apparaissait clairement que la grande force de ces îles qui ont le plus grand PNB par habitant, ce sont les machines à sous. Vous imaginez la Corse avec des casinos géants et une fiscalité telle qu’on peut blanchir tout l’argent qu’on veut et, sur la côte sud qui est encore préservée, non pas des marinas mais des palais pour pétrodollars saoudiens et narcodollars colombiens… La société Accor a déjà dans ses cartons des grands projets d’hôtels cinq étoiles avec des grands halls. Il suffirait d’enlever les fauteuils de congrès pour les remplacer par des machines à sous. Voilà les véritables enjeux de la négociation qui intéressent au premier chef les affairistes. Sur ce point, les nationalistes font surtout de la figuration.
Mais ne soyons pas dupes. Pendant des années, les nationalistes ont réussi à se faire passer pour des « Robins des bois » chargés de sauver le littoral. C’est une escroquerie. Rossi l’explique très bien dans le livre que nous avons écrit. Sous le règne du FLNC unifié ou même divisé, ce n’était qu’une question de prix. « Si vous payez cher, vous avez le droit de construire. » Un certain nombre de verrues en béton ont été construites dans les fiefs nationalistes. Rossi donne même les prix : on pouvait bâtir du côté de l’île Rousse pour 600 000 francs. Et quand le FLNC fait des mises en garde, comme l’année dernière, en rappelant qu’il ne laissera pas construire, cela veut seulement dire que les prix vont augmenter. De plus, on sait très bien que les dirigeants des Verts corses sont membres de la structure clandestine de commandement du FLNC. Sur une quinzaine de dirigeants de cette structure, il y a deux représentants des Verts qui servent un peu de « faux nez » dans la coalition électorale de Corsica Nazione.

Quelle issue pour ce processus ?

Le gouvernement Jospin était prêt à tout pour avoir la paix sociale avant les élections, mais visiblement cela ne va pas se faire, parce l’édifice alambiqué s’effrite chaque jour davantage. Les protagonistes disparaissent : certains se sont fait assassiner, d’autres ont été arrêtés, si on ajoute ceux qui vont l’être et ceux qui vont être abattus, il ne restera pas grand monde pour continuer les négociations. De plus, le Sénat s’apprête à réduire à néant le texte législatif, non pas pour de raisons nobles, mais pour des raisons politiciennes. Il ne sortira pas grand-chose de ce processus. Pendant deux ans, le gouvernement Jospin aura ajouté de la confusion à la confusion. Pour obtenir quoi ? Quelques morts de plus et une perte de crédit généralisée.

Guy Benhamou

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001

Lettre n°24 – décembre 2001 Israël-Palestine : l’impasse

Les attentats commis par les extrémistes islamistes en Israël sont injustifiables. Sharon a saisi l’occasion pour tenter de briser l’Autorité palestinienne et par là même en finir avec le processus prévu par les accords d’Oslo. Signés en 1993, ces accords ont abouti à une reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP et engagé un processus de paix. Sharon n’a jamais caché son hostilité à ces accords.
Depuis les accords d’Oslo, les Palestiniens ont le sentiment que dix années de négociation n’ont abouti à rien. La question de la construction et de l’extension des colonies israéliennes de peuplement a constitué un sérieux obstacle à la paix. Arafat n’en a pas moins une responsabilité dans l’échec des négociations avant la venue de Sharon au pouvoir. Le premier ministre Barak avait alors fait des propositions nouvelles concernant le démantèlement des colonies et des avancées sur la question de Jérusalem. Arafat a maintenu l’exigence du « droit au retour » des réfugiés palestiniens, exigence vécue par les Israéliens comme une remise en cause de l’existence même de leur État, fondé à l’origine sur un transfert de populations.
Mais quoi qu’on puisse penser de Yasser Arafat, celui-ci dirige un mouvement qui a renoncé à détruire l’État d’Israël, a signé les accords d’Oslo et s’est engagé dans un processus de paix. C’est un interlocuteur légitime et reconnu internationalement. Ce qui n’est pas le cas du Hamas et du Jihad islamique qui s’opposent au processus de paix et pratiquent ouvertement des actions terroristes.
Sharon a provoqué une situation absurde, exigeant d’Arafat qu’il agisse contre le terrorisme, tout en le privant en même temps des moyens de le faire, en détruisant l’infrastructure et les symboles de l’Autorité palestinienne. C’est l’idée même de négociation avec ce qu’elle implique de compromis de part et d’autre qui est mise en question. Cette stratégie de rupture mène à la guerre. La politique de Sharon menée jusqu’au bout n’aboutit-elle pas à un sous-État palestinien fait de quelques enclaves sous la dépendance et l’autorité de l’État d’Israël ?Ce qui n’est pas sans rappeler la politique d’apartheid menée il n’y a pas si longtemps en Afrique du Sud.
La montée de deux extrémismes en Israël et en Palestine ne peut mener qu’à une guerre qui aboutit à l’impasse. La politique et la négociation doivent reprendre leurs droits. Les pressions internationales pourront-elles empêcher l’escalade ? L’Union européenne encore divisée lors du vote d’une résolution proposée par la France à l’ONU n’en n’a pas moins affirmé des positions claires face au soutien américain à Sharon dans une déclaration adoptée par les chefs d’État et de gouvernement des Quinze. Mais est-elle en mesure de jouer un rôle de poids dans ce conflit ?

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001

L’après 11 septembre aux États-Unis

De retour des États-Unis, Colette Gaudin, adhérente à Politique Autrement, professeur de littérature française à l’Université de Dartmouth, nous a apporté son témoignage et nous a rendu compte des différents points de vue de la presse américaine au lendemain des attentats.

Les premières réactions ont été d’abord d’incrédulité et d’horreur. La colère est venue ensuite, et la peur, une peur que les Américains n’ont jamais vraiment connue, celle d’être attaqués sur leur sol.
Le jour même, le discours de Bush a placé la situation dans l’optique manichéenne du bien et mal (the evil doers) et promis un châtiment dans une véritable déclaration de guerre. Cela correspond à ce qu’on lit et entend de la part de beaucoup d’Américains pour qui la vengeance semble dans ce cas légitime. Une partie de l’opinion s’est manifestée pour une riposte forte sinon immédiate. Il a fallu quelques semaines avant que des analyses plus distanciées commencent à apparaître mais l’émotion reste encore très forte.
Tout de suite, on s’est occupé des enfants, à savoir qu’on a fait appel à des spécialistes pour savoir comment parler aux écoliers qui avaient été directement affectés dans le voisinage du WTC ou qui avaient vu l’attentat à la télévision.
Très vite, la solidarité a joué : d’énormes sommes d’argent ont été réunies, les dons de sang ont créé de véritables embouteillages aux centres de collecte. On a prié, convoqué les gens à des veillées pour se recueillir à la mémoire des victimes dans toute l’Amérique. J’ai vu un soir de petits groupes réunis à des carrefours de campagne avec des bougies allumées. Très tôt s’est posée la question d’un monument dédié aux victimes, avec des débats assez vifs, dans les journaux, sur sa nature et sa place. Un journaliste a parlé de thérapie par le monument commémoratif (memorial therapy).
Dans toutes les réactions observées, apparaissent deux aspects opposés : d’une part le côté noble, l’aspiration généreuse, le désir de faire du bien autour de soi, et d’autre part l’autosatisfaction, l’orgueil d’appartenir au plus grand pays de la terre, et entre les deux extrêmes, la fierté et le courage qui font dire que le pays se relèvera.

La vie quotidienne a changé

Dans les premiers temps, tout divertissement paraissait déplacé. La remise des Emmy’s a été reportée, des matchs annulés. Hollywood a différé la sortie du dernier film de Schwarzenegger. Les satiristes et humoristes se sont mis sur la touche. Un journaliste a pu écrire : l’ironie est morte. Les gens restent davantage à la maison, par crainte, mais aussi par désir de réconfort en famille. C’est un désastre pour les théâtres, les hôtels, les lieux de tourisme, mais la vente des livres de cuisine a augmenté. La décoration d’intérieur est un des rares secteurs du commerce qui prospère. On se marie davantage. L’agressivité dans les comportements citadins s’est atténuée, particulièrement à New York.
Un besoin de parler et de se réunir a fait son apparition, en même temps qu’un besoin de spiritualité. Lorsque CNN diffuse un clip montrant un éventail de jeunes de toutes ethnies affirmant avec différentes dictions : I am an American, il semble que cela révèle, au-delà du patriotisme, comme un désir de renouveler le pacte fondateur du pays.
Des prêcheurs, prêtres, pasteurs, ou simples croyants, distribuent des Bibles et des pamphlets religieux autour de Ground Zero, nom donné au site de l’attentat, et qui implique un symbolisme de renaissance autant que de destruction.
Les pompiers et les policiers (the « pigs » of the 70s) sont devenus des héros qui éclipsent complètement les stars. Ils revalorisent l’idéal de service public. Tout cela reflète sans doute non seulement un besoin de servir, mais une humeur plus grave. Dans les journaux, on parle de ces « temps de deuil », expression qui est la référence pour presque tout sujet, pour dire par exemple que le jardinage est apaisant. La radio diffuse de la musique choisie par des célébrités musicales pour la circonstance (Leonard Slatkin : Appalachian Spring, pour Beverley Sills : l’air de Norma).
Puis le besoin de diversion réapparaît peu à peu. Certains auditeurs disent qu’ils ne veulent plus écouter les nouvelles. Autour du 15 octobre, un journaliste note qu’on boit et qu’on fume davantage. L’angoisse persiste, la vente des anti-dépresseurs augmente.
Le thème constant de beaucoup de commentaires est que l’Amérique a perdu son innocence et son insouciance. Rien ne sera plus pareil. Mais une enquête faite dans les quartiers difficiles de Washington, rapportée à la radio vers le 20 octobre, montre que les adolescents habitués à la violence ne trouvent pas que leur vie ait tellement changé. Il y a seulement un peu plus de violence.

Le patriotisme

Le patriotisme explose d’une manière qu’on n’a pas vue depuis l’assassinat de Kennedy. Il peut aller du ridicule au sublime et à l’inquiétant. Après le Vietnam, beaucoup d’Américains ont douté de leur identité et du destin du pays. Maintenant on ne brûle plus le drapeau, mais on le met partout, sous toutes les formes, (Bloomingdale propose un drapeau-bijou en cristal pour 99$). Les écoles de tir regorgent d’élèves, avec souvent la photo d’Oussama Ben Laden en guise de cible.
On entend beaucoup l’hymne national et « America The Beautiful ». Certains districts scolaires – New York par exemple – réinstituent la récitation chaque matin du serment de loyauté au drapeau et à la République qu’il représente (pledge of allegiance).
Comment expliquer l’incroyable unanimité de l’opinion reflétée par les sondages, à 90% (puis 87%) favorable au Président, ce qui peut surprendre quand on est à l’écoute de la diversité des opinions entendues ? On voit la même unanimité au niveau du Congrès. Il y a eu un seul vote, celui d’une femme, contre l’extension des pouvoirs du Président. Le 19 octobre : les résultats d’un sondage donnent 82% des Américains favorables à l’intervention au sol, 28% se disent très préoccupés (very worried). Mais il faut distinguer l’élan pour soutenir l’effort national et le niveau des opinions diversifiées.
Le terme de « guerre » prononcé dès le premier jour par le président a choqué certains, et le mot de « croisade » encore plus. Mais cela a aussi galvanisé beaucoup d’Américains. Les bombardements ont commencé le 7 octobre. Et là les déclarations très militaristes se sont multipliées.
Il y a eu cependant plusieurs autres réactions. Dès la première semaine, des appels à une réponse non violente : « œil pour œil fait un monde d’aveugles » sur la banderole d’un groupe posté à l’entrée d’un pont entre Vermont et New Hampshire, petite manifestation comparée à celles des étudiants de Columbia et de Berkeley. Des anciens du Vietnam se mobilisent pour éduquer le public jeune sur les conditions dans le monde. Il y a aussi chez certains jeunes la crainte d’un retour de la conscription. Mais beaucoup ne demandent qu’à en découdre.

Une opinion pluraliste

Un peu plus tard, apparaissent des mises en question de la stratégie adoptée. Est-ce que les bombes sont la réponse appropriée ? (11 octobre) Cette guerre n’est pas une guerre de matériel militaire. Un journaliste très connu, Powers, prix Pulitzer, déclare que c’est une monumentale erreur. On entend cela de plus en plus souvent à partir du 25 octobre environ. Le Général Wesley Clarke (chef des opérations de l’OTAN au Kosovo) déclare qu’on a trop négligé la voie diplomatique au bénéfice exclusif de la solution militaire. Dans la semaine du 23 octobre, apparaissent de plus en plus de doutes sur la capacité du gouvernement d’atteindre ses objectifs et de protéger le pays d’actes terroristes futurs. On va même jusqu’à ridiculiser la soi-disant coalition (T. Friedman le 26 octobre dans son éditorial du NYT). Le mot de quagmire apparaît (bourbier).
La question de la liberté de parole est liée à celle du patriotisme, par ses deux aspects : 1) Jusqu’où peut-on critiquer le gouvernement sans porter atteinte à la sécurité ? 2) Jusqu’où peut aller une législation d’urgence sans porter atteinte aux droits constitutionnels ? Certains craignent une sorte de nouveau maccarthysme. Mais il est trop tôt encore pour savoir s’il y aura de vraies atteintes aux libertés civiles.
Le premier point pose le problème de la censure, rarement imposée, plus souvent suggérée plus ou moins fortement, ou auto-imposée. La demande du gouvernement aux chaînes de télévision de couper la diffusion des vidéos de Ben Laden et des Talibans a suscité beaucoup de protestations, surtout de la part des intellectuels et d’organismes de défense des libertés (ACLU). On a aussi critiqué l’empressement des chaînes à s’aligner.
J’ai relevé dans une lettre de lecteur à propos du créateur de la bande satirique Doonesbury : « On a toujours le droit de critiquer. » Il ne faut pas confondre critique avec déloyauté.
Un éditorialiste (30 septembre) souligne le paradoxe du patriotisme : les droits constitutionnels, qui sont au cœur de l’appel au patriotisme puisqu’ils définissent nos valeurs démocratiques, perdent du terrain devant la peur. Apparaît alors un courant nationaliste plus ou moins sous-jacent, culturellement conformiste, exclusif et belligérant, qui demande que les opinions contraires soient réprimées.
Une des conséquences de ce patriotisme unanime est aussi le risque réel de voir le Congrès passer des mesures fiscales de droite enveloppées dans les plis du drapeau.
La contrepartie du patriotisme, c’est la peur que déclenche ce resserrement des Américains autour de leurs symboles chez certains immigrants, Arabes-Américains, Asiatiques, même chez ceux qui ont la nationalité. Il y a presque 7 millions de musulmans aux États-Unis, souvent pris entre leur loyauté aux États-Unis et leur fidélité à leur origine. Cette peur est renforcée par quelques faits alarmants : des mosquées attaquées, un commerçant sikkh tué, (en fait 6 morts en tout dans le pays), des femmes musulmanes insultées.

Le regard sur l’autre

Mais quand ces faits sont connus, les communautés locales se mobilisent. Par exemple à Laramie, petite ville perdue du Wyoming, célèbre pour le meurtre d’un jeune homosexuel en 1998, les 22 familles musulmanes ont subi des manifestations d’hostilité parfois violentes. Puis, la population s’est ralliée autour d’elles pour les entourer et les rassurer, et essayer pour la première fois de les connaître. Certains ont dit qu’il fallait réparer pour le meurtre de Matthew Shepard. Même chose à Claremont, N.H. pour un commerçant pakistanais.
Beaucoup d’Américains prennent conscience de leur ignorance totale à l’égard du monde musulman et cherchent à y remédier. La vente de livres sur l’Islam et de traductions du Coran monte en flèche.
Mais en même temps les sondages donnent 50% d’opinions favorables à des mesures d’exception, comme des cartes d’identité spéciales pour les immigrés. J’ai aussi entendu, comme corollaire d’un pessimisme total, un désir radical de fermeture complète du pays sur lui-même.
Les États-Unis semblent se livrer, toutes proportions gardées, à un examen de conscience collectif. C’est un des aspects les plus intéressants et les plus nouveaux du dialogue public dans des débats télévisés ou à la radio.
Il a un côté naïf : « Comment peut-on ne pas voir que nous voulons le bien ? », car les Américains croient en général dans la bonté de la nature humaine, et raisonnent plutôt selon la moralité ou une forme de religion que d’après une connaissance historique. Mais l’explication grotesque des fondamentalistes Falwell et Patterson disant que l’attentat est la punition divine des errements d’une Amérique dévoyée par les matérialistes, les féministes, les homosexuels, etc. a provoqué un tollé.
Plus représentatif, un sénateur de droite, Henry Hyde se demande pourquoi le pays qui a créé Hollywood et Madison Avenue ne peut pas mieux promouvoir les « valeurs » qu’il a à offrir.
Les questions qui surgissent dans le public tournent aussi autour de l’insuffisance d’informations sur le reste du monde et le manque de variété des points de vue dans les médias. Les journalistes font alors remarquer que le personnel des bureaux étrangers a été considérablement réduit, et qu’on a négligé l’enseignement des langues étrangères dans la dernière décennie.
On peut avoir l’impression que les Américains sont exposés à un cours intensif en histoire, l’histoire de leur géopolitique surtout. Encore faut-il lire les journaux. La question d’Israël d’une manière générale n’est pas au premier plan parce que trop sensible. Mais elle conduit à une discussion sur la définition du terrorisme.
Les journaux parlent beaucoup du rôle des États-Unis dans l’histoire de l’Afghanistan, comme dans celle d’autres pays (par exemple le renversement de Mossadegh en 1953, provoqué par les USA, et sa cascade de conséquences désastreuses).

Quelle réponse, à part l’action militaire ?

« Consommez, consommez, dit Bush, et croyez en l’Amérique. Il faut faire repartir l’économie… » La discussion sur le consumérisme reprend, ainsi que celle qui porte sur l’impérialisme économique des USA. L’économie prend de plus en plus de place dans l’information. C’est devenu un thème patriotique.
En même temps que certains s’efforcent de défendre l’idéalisme et la générosité des Américains (voir les déclarations du Dr. Rapaille, chargé de recherche sur la psychologie des consommateurs). Une fraction de l’opinion souhaite faire connaître les valeurs de liberté, démocratie, et faire comprendre que démocratie ne veut pas seulement dire prospérité matérielle.

Colette Gaudin
(novembre 2001)

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001

Lettre n°24 – Décembre 2001 -Éditorial – Affronter le présent

Un étrange mal-être règne dans les sociétés démocratiques où les individus sont devenus à la fois fébriles et anxieux. La surcharge et le stress semblent être devenus un mode nouveau de vie en société, en même temps que se développe le sentiment d’insécurité. Les attentats terroristes du 11 septembre ont renforcé ce sentiment et fini de dissiper l’illusion selon laquelle nous en aurions fini avec la violence et la barbarie, en vivant désormais dans un monde pacifié et unifié par les lois du marché. Le temps de la réflexion, l’insouciance et la gratuité paraissent avoir déserté le monde dans lequel nous vivons. La plupart des hommes politiques continuent de faire comme si de rien n’était ou exploitent cette situation pour leurs ambitions électorales. Ce n’est pas seulement des propositions de réformes qu’il s’agit d’avancer dans l’urgence, mais c’est un travail lucide de reconstruction culturelle et politique qu’il s’agit de mener.

Mal-être dans la démocratie

Dans une situation où le passé semble sans ressource et où l’avenir paraît de plus en plus ouvert sur de possibles régressions, la référence constante au « mouvement » supplante celle de « progrès ». Disjoint de l’héritage du passé et d’un avenir discernable, le présent apparaît « flottant », comme suspendu à lui-même et se vit sous la modalité d’un changement perpétuel marqué par l’activisme dans tous les domaines. Lorsque le lien social se vide ainsi de sa substance, le marché peut jouer le rôle de fondement du réel dans une société qui se déréalise. Le discours économique occupe la place laissée vide par la culture et la politique sous la double modalité de son acquiescement ou de son rejet. La polarisation sur le marché et la « mondialisation », l’hégémonie du discours économique dans l’espace public sont symptomatiques de cette perte de signification sociale.
Parallèlement, la crise concerne l’État et les institutions. Ce n’est pas seulement l’« État-providence » et son système de protection sociale qui sont en crise, mais les fonctions régaliennes de sécurité intérieure et extérieure paraissent désormais atteintes. L’État et les institutions ont aujourd’hui du mal à exercer leur rôle de protection et de garant du vivre-ensemble, tandis qu’un nouvel individualisme ne paraît guère disposé à accepter les renoncements et le décentrement de soi qu’exige la vie en commun. Dans ces conditions, le lien de citoyenneté se délite, les rapports sociaux dégénèrent en relations interindividuelles dominées par les pulsions et les affects, amenant de nouveaux types de conflits entre les individus. Bien plus, l’alliance de l’économisme et la psychologisation des rapports sociaux (« dictature des marchés » et « harcèlement moral »), peut servir de succédané à une révolte désorientée qui a perdu ses repères antérieurs. Elle verse alors dans la spirale de la dénonciation et entretient le mal-être ambiant.

Refuser les faux dilemmes

Le débat culturel ou politique est trop souvent enfermé dans une sorte de chantage : le repli nostalgique sur un passé idéalisé ou la perte de tout sens critique face aux évolutions. L’option du « retour à… » méconnaît la nouvelle situation historique et s’enferme dans un mélange de volontarisme et de rappel de principes qui, pour sympathiques qu’ils soient, sont sans grands effets à long terme sur le réel. L’optique moderniste quant à elle tente de surfer tant bien que mal sur cette situation faute de projet plus structurant. Mais tout retour en arrière est impossible, toute position réactive et crispée mène à l’impasse, tout autant que la fuite en avant. Sortir de ce faux dilemme implique de renouer les fils entre passé-présent-avenir en n’en faisant pas des entités séparées, mais en constant dialogue dans le but de retracer un avenir discernable et de formuler ce qui paraît souhaitable et possible. Dans nombre de domaines, si l’on veut transmettre et développer un héritage culturel et politique, un aggiornamento est nécessaire. Régulation des marchés, services publics, insécurité, désocialisation d’une partie de la jeunesse, école et formation, nouvelles modalités de représentation démocratique…, tels sont les thèmes sur lesquelles la réflexion critique et prospective doit se porter.
La fin des grands systèmes idéologiques et des certitudes n’implique pas celle des convictions sensées. Cela ne signifie pas la perte du sens critique et de la passion dans le débat et l’action publique, mais la fin d’un certain type de radicalité dans l’ordre du politique dont nombre d’intellectuels ont été porteurs. Celle-ci s’est développée sur la base d’un mélange entre une révolte individuelle et un engagement politique qui reportait dans l’espace public des règlements de compte existentiels avec soi-même et l’héritage culturel et politique dont, qu’on le veuille ou non, on est issu. Ce règlement de compte s’est croisé avec l’idée révolutionnaire de table rase et d’une société future radicalement autre, réconciliant l’humanité avec elle-même en une totalité harmonieuse. Ce type d’engagement militant est aujourd’hui en crise et le nouveau gauchisme, orphelin de toute utopie, en est un pâle succédané. La politique en démocratie ne peut pour autant faire son deuil de la recherche d’une « société aussi libre et aussi juste que possible ».

Quelle politique ? Quelle démocratie ?

Si les politiques continuent de se mettre à la remorque d’une demande sociale éclatée, ils peuvent peut-être espérer rester tant bien que mal au pouvoir, mais la politique n’en continuera pas moins de se dégrader et le fossé se creusera encore entre eux et le reste de la société. Les citoyens ont moins besoin d’un programme clé en main ou d’un catalogue de propositions sur tous les sujets, que de pouvoir se prononcer sur les divers possibles qui s’offrent au pays, sur des choix clairs, cohérents et assumés qui s’insèrent dans une vision globale de l’avenir du pays et du monde.
Dans cette perspective, la construction de l’Union européenne face à l’hégémonie américaine représente un enjeu politique important pour le renforcement de la paix et la coopération dans le monde. Mais cette Union ne peut se construire solidement en passant par dessus les nations qui constituent ses acquis et sa richesse. Comment donner à l’Europe la dynamique politique qui lui manque aujourd’hui ? Quelles propositions institutionnelles pour faire en sorte que la construction européenne puisse devenir réellement l’affaire des peuples et de leurs représentants ?
La liberté des modernes n’est pas celle des anciens, pour paraphraser Benjamin Constant, et l’utopie d’une démocratie directe, mal dégagée du modèle athénien et révolutionnaire, ne peut tenir lieu d’alternative dans les sociétés démocratiques développées. Cela n’implique pas pour autant de renoncer à la démocratie en termes de citoyenneté, mais encore s’agit-il de savoir ce qu’on met derrière les mots. Dans la confusion ambiante, la posture de la victime ayant des droits se développe et oriente l’action dans une logique perpétuelle de plainte et de ressentiment. L’implication dans les affaires de la cité suppose de rompre avec la fantasmagorie du pouvoir et l’individualisme exacerbé, pour reconnaître l’importance centrale de l’État et des institutions dans les sociétés démocratiques. Sur ces bases, développer la démocratie nécessite de réfléchir à des modes de représentation et d’implication dans la politique qui permette au plus grand nombre de participer à la chose publique. Comment développer la concertation au sein de la société et faire en sorte que les points de vue représentatifs qui s’y expriment soient pris en compte dans le processus d’élaboration et de décision politique ? Dans cette perspective, quelles institutions existantes sont à valoriser, quelles institutions nouvelles sont à imaginer qui peuvent jouer un rôle de médiation entre la société et l’État, éclairer non seulement les politiques mais le débat public dans son ensemble ?
Plutôt que de chercher à tout prix à faire revivre le modèle du militant activiste, dévoué et sacrificiel du passé, il s’agit de réfléchir à ce que signifie l’opinion publique dans les sociétés modernes, à la façon dont elle se forme, comment et par qui elle est informée et éclairée. Les médias écrits et audiovisuels sont devenus un élément central de la vie moderne et l’on ne voit pas comment on pourrait s’en passer, sauf à se retirer des affaires de la société et du monde. Au lieu de fustiger les médias dans une posture puriste et hautaine, mieux vaut chercher à les domestiquer et réfléchir aux contre-pouvoirs et aux complémentarités qui peuvent être mises en place, pour mieux informer et comprendre les questions déterminant notre présent et notre avenir commun.

Réfléchir et débattre en toute liberté

Retrouver le goût de la réflexion et du débat public argumenté suppose des lieux autonomes, à distance de l’actualité immédiate, des faux débats et des modes. Les revues et les clubs ont un rôle important à jouer dans la création d’un espace public de discussion libre et la formation d’une opinion publique éclairée. C’est de la sorte qu’un dialogue, inséparable d’une confrontation intellectuelle tolérante, peut être mené. Il importe que des lieux libres de réflexion, d’échange et d’éducation populaire, en dehors du champ partidaire, syndical et des associations engagées sur des thèmes particuliers, puissent aider les citoyens à se former leurs propres convictions en toute connaissance de cause, sans souci des camps et des étiquettes.
Mais encore faut-il vouloir prendre le temps de la réflexion et de la délibération, cesser cette course folle qui masque le vide et l’insignifiance, nous entraîne dans une spirale déshumanisante qui nous fait perdre la confiance et l’estime de nous-mêmes.

Jean-Pierre Le Goff

Cet éditorial reprend des idées développées dans le livre : La Démocratie post-totalitaire, éditions La Découverte, paru le 24 janvier 2002.

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