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Lettre n°21 – novembre 2000 L’idéologie soixante-huitarde fait école 

Nous avons reçu le témoignage de Rachel, professeur des écoles, qui était, jusqu’en juin 2000, stagiaire à l’Institut de formation des maîtres (IUFM) de Cergy. Il est révélateur du climat qui règne au sein de certains IUFM.

Un album pour enfants nous a été présenté, en cours de Français, en début d’année ; cet album s’appelle Les chatouilles. Lorsqu’il a circulé dans la classe, cet album a suscité quelques réactions étonnées, voire choquées. Il semblait étrange à certains d’entre nous de voir représentés deux enfants dans des positions rappelant un peu trop des ébats amoureux d’adultes.
La formatrice a surpris nos réactions et a tenu à prendre le rôle de la femme libérée face à de pauvres stagiaires aliénés, enfermés dans de vieux préjugés. « Ce livre vous choque ? a-t-elle dit, nous l’aimons beaucoup. Les enfants aussi l’aiment beaucoup. Mais hélas, le corps est encore tabou à l’école. » Vous pouvez mesurer, d’après cette petite phrase, dans quelle sorte de discours je baigne depuis que je suis entrée en formation à l’IUFM.

Un nouveau moralisme

Mes parents étaient dans la mouvance soixante-huitarde (ils étaient à Paris lors des événements de mai) et j’ai croisé, toute mon enfance, des adultes des milieux dits « gauchistes ». Cependant, j’ai eu peu de récits de la part des acteurs de cette période. Je n’en ai gardé que le souvenir d’une ambiance particulière, de certaines phrases ou attitudes-types, que je retrouve (caricaturées et perverties) chez les formateurs de l’IUFM. Ces derniers ne savent pas à quel point je les connais, à quel point leur discours me choque, non pas parce qu’il me surprend et m’est inconnu, non pas parce que je suis une vieille réactionnaire aliénée, mais parce que je connais trop bien, pour en avoir fait les frais personnellement, les effets de leur discours.
Lors de l’épreuve de l’oral professionnel du concours, j’ai eu à répondre à des questions portant sur la « libération de la femme et de l’enfant » (sic), sur la regrettable « infantilisation de la femme et de l’enfant » (sic) et sur le rôle de l’école dans ces graves questions. Pendant les trente minutes d’entretien, il me démangeait sans cesse de dire à la féministe intégriste, présidente du jury, qui m’asticotait, que je connaissais personnellement les douloureux effets d’une éducation cherchant à nier la différence sexuelle et qu’il était peut-être temps d’arrêter les dégâts. J’ai fini par « avouer » (pour m’en mordre les doigts aussitôt) que je me voyais mal, en tant qu’enseignante, interdire la poupée aux filles et les voitures aux garçons. J’ai alors dû me fâcher pour préciser que non, je ne croyais pas que la différence de comportement entre garçons et fille était d’« origine génétique ». J’ai curieusement eu une bonne note à l’entretien. Peut-être est-ce ma colère qui me l’a value.
Je serais la dernière à dénigrer l’activité intellectuelle, artistique et politique des années post-soixante-huit, mais, pour avoir fréquenté d’assez près certains acteurs du mouvement, je garde une dent contre certaines dérives (comme, par exemple, le refus de l’autorité qui va jusqu’au refus de la responsabilité), et je suis d’autant plus outrée de les retrouver dans les discours de mes formateurs. Ces gens sont dangereux. Pour les stagiaires dans un premier temps, pour les élèves dans un deuxième temps.

Un individu conforme

Il m’a semblé comprendre que le problème du discours de ces soi-disant libérateurs était de définir et d’appeler de leurs vœux, non pas la liberté et les conditions de la liberté, mais le profil type d’un individu conforme à leur idéal : l’individu doit être autonome et donc penser et agir d’une façon précise. Tous ceux qui pensent et agissent autrement, qui ne correspondent pas aux critères de l’individu autonome, sont à abattre, pourrait-on ajouter… On ne peut rêver plus autoritaire.
Les discours que j’entends à l’IUFM présentent les mêmes caractéristiques. Il ne s’agit pas, pour nos formateurs, de définir les contenus d’enseignement, l’ensemble des savoirs à transmettre et de réfléchir sur la meilleure façon de les transmettre, mais de définir l’élève-type, l’élève-idéal : il doit être « autonome », « acteur de ses apprentissages ». Un élève libéré [qui n’est pas le bon élève appliqué qui demande des savoirs] est défini comme fut définie la femme libérée. On surveille donc, dans ce cadre, non pas ce que sait un élève, en lui laissant le secret des moyens par lesquels il s’approprie le savoir, mais ses démarches, ses attitudes, ses pensées.
« L’enfant doit être au centre du système éducatif ». Je comprends cette expression de la façon suivante : s’acharner sur l’enfant, le dresser, le manipuler, jusqu’à ce que son comportement soit conforme à celui d’un enfant « autonome », « responsable », « acteur de ses apprentissages ». « Mettre l’enfant au centre du système éducatif » semble n’avoir d’autre but que de le rendre le plus passif possible.
Le même autoritarisme s’exerce à l’égard des stagiaires : la formation a moins pour but de nous procurer des savoirs utiles à notre métier (contenus disciplinaires, didactique, psychologie de l’enfant, sociologie, histoire de l’institution, etc.) que de nous formater l’esprit jusqu’à ce que nous soyons conformes en opinions et attitudes au profil idéal du professeur des écoles. Nous devons croire à la « pédagogie scientifique », au socio-constructivisme, à la « pédagogie de projet », nous devons comprendre que nous ne sommes plus des transmetteurs de savoirs mais des animateurs de groupe-classe qui se bornent à aider les enfants à découvrir par eux-mêmes, à communiquer entre eux. Gare à celui qui met en doute les « démarches d’apprentissage » prescrites. Tous les stagiaires le savent : quand il nous a été demandé de nous « exprimer librement », le signal de la dissimulation a sonné. Chacun se tait sur ce qu’il pense et cherche à dire ce qu’on attend de lui.

Une mise en condition

Malgré une certaine résistance des stagiaires, la pédagogie moderne marque des points par le jargon. Les stagiaires reprennent, de plus en plus au cours de l’année, tous les termes de « projet », « acteurs dans l’apprentissage », « faire émerger les savoirs », « pédagogie de groupe », « pédagogie différenciée », « évaluation », « autonomie », « recueil de conceptions », etc. Je me suis, personnellement, rigoureusement interdit, tout au long de l’année, de reprendre le jargon. J’ai cherché à rester maître de mes propres paroles. Cela demande beaucoup de vigilance.
Pour être des pédagogues parfaits, nous devrions non seulement reprendre le jargon pédagogiste et adhérer à l’idéologie socioconstructiviste, mais encore dénigrer l’école de Jules Ferry comme une monstruosité militariste et élitiste, cracher sur la Révolution française, soupçonner nos futurs collègues d’être des réactionnaires aigris et fumistes, considérer les parents d’élèves d’être des empêcheurs de tourner en rond et clamer haut et fort que nous nous sommes terriblement ennuyés à l’école et à la fac, où les « cours magistraux » ne nous ont rien appris. Un tel temps est consacré au matraquage idéologique que nous n’apprenons rien de substantiel. Nous arrivons en stage complètement démunis.
Je suis atterrée du niveau d’irresponsabilité des formateurs et des concepteurs de la formation qui osent envoyer dans les écoles des « professeurs des écoles » aussi peu formés sur le plan disciplinaire et pédagogique.
Le dernier mois de l’année scolaire a révélé d’un coup tous les travers et dysfonctionnement graves de la formation. Certains en ont passablement souffert et sont maintenant assez en colère pour tenter quelque chose contre l’IUFM. La façon dont se déroule la formation mérite amplement d’alerter le public. Nous cherchons aussi le moyen d’avertir nos collègues de l’année suivante sur ce qui les attend, afin de leur éviter les dépressions et souffrances que trop d’entre nous ont connues.

Rachel, stagiaire à l’IUFM de Cergy

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000

Lettre n°21 – novembre 2000 Corse : l’espoir bloqué de la modernité

Ce texte est le témoignage que Michèle Bertrand-Zuccarelli a bien voulu nous apporter pour ouvrir le débat du « Mardi de politique Autrement » consacré à la Corse en octobre 2000.

Je suis heureuse de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer sur la Corse, étant « habitée » par tout ce qui la concerne. J’aimerais ouvrir ce débat en disant simplement comment j’ai vécu et je vis la Corse, afin peut-être d’éliminer quelques idées reçues qui, dans l’agitation médiatique entourant la Corse, nous font tant de mal. Par souci de clarté, je précise d’emblée que je suis la fille de Jean Zuccarelli qui a été député-maire de Bastia pendant une vingtaine d’années, et la sœur d’Emile Zuccarelli, aujourd’hui maire de Bastia, et ministre de la Fonction Publique dans le gouvernement Jospin au moment de l’ouverture des accords de Matignon.
Il y a une spécificité Corse:la Corse est une île, une montagne dans la mer, une montagne haute et particulièrement tourmentée ; elle souffre de problèmes de communication et n’a que la mer pour horizon ; elle vit en cercle clos. De plus, elle est déserte, beaucoup moins peuplée que ne l’est la Sardaigne par exemple. C’est la seule région française à ne pas avoir retrouvé sa population du début du siècle : elle avait à cette époque 296 000 habitants. À l’heure actuelle, elle n’en compte que 260 000. Et cela pour deux raisons : la guerre de 14-18 a saigné l’île davantage encore que les autres régions françaises ; d’autre part, la Corse, n’ayant pas de matières premières ni d’industrie, a supporté plus fortement le choc de la révolution industrielle. Les Corses n’ont eu d’autre solution que de partir. Cette situation a été source de sous-développement, mais il faut voir aussi qu’elle a permis à la société corse de se maintenir dans ses traditions. Les jeunes quittaient leur village pour les colonies, comme fonctionnaires ou en s’engageant dans l’armée, et puis ils rentraient chez eux avec une petite retraite, ce qui permettait de faire vivre le village. Pendant tout un temps, ce phénomène a permis d’éluder la question du développement et de l’entrée dans la modernité.

Une jeunesse insulaire

J’ai vécu à Bastia, jusqu’au début de l’année 1964. On se sentait Français et Corse, il n’y avait pas d’antagonisme. On était fier de cette double appartenance. On nous voit souvent comme des arriérés violents, ayant des mœurs étranges, c’est de l’imagerie militante. Lorsque j’étais jeune, Bastia était une ville agréable à vivre, structurée comme la plupart des villes françaises, avec une élite bourgeoise, je dirais « de robe », parce que l’industrie était pratiquement inexistante. Il y avait des magistrats, des avocats, des médecins, des professeurs, des commerçants, des gens cultivés, attachés au droit, attachés à leur histoire aussi. Il n’y avait pas de ségrégation sociale. Tous les jeunes fréquentaient le même lycée et, de plus, la Corse était le département le plus scolarisé. Le soir, toute la ville se retrouvait au même endroit, la place Saint-Nicolas, pour se promener ou s’installer à la terrasse des cafés. L’été, la ville trop chaude se vidait et ses habitants retournaient dans leur village. J’ai ainsi passé toutes mes vacances dans mon village dans lequel je retourne chaque été.
Nous vivions dans le souvenir de la guerre. La Corse avait été le premier département libéré en 1943 et nous vivions dans le culte de l’héroïsme de cette population qui avait montré son attachement à la France, mais aussi dans la douleur de l’irrédentisme. Depuis que la Corse est française, l’irrédentisme a toujours existé en Corse : il y a toujours eu, essentiellement dans les villes, une toute petite minorité d’intellectuels, qui n’ont jamais accepté d’être Français, gardant leur regard tourné vers l’Italie. Au moment de la guerre, beaucoup de ces gens-là ont été des collaborateurs du fascisme et des troupes italiennes occupant la Corse. Ce fut une blessure énorme. Pendant toute mon enfance, j’ai entendu parler des irrédentistes. Après la guerre, mon père, qui était avocat, avait accepté de les défendre, bien que certains d’entre eux aient tenté de le faire prendre par les troupes italiennes.
Les forces politiques alors en place étaient issues de la Troisième république. C’était un système assez bien rodé. La gauche et la droite recouvraient, comme ailleurs, les conservateurs et les progressistes. Le Parti Communiste était relativement important dans les villes, porté par son rôle majeur dans la résistance corse. L’essentiel des forces de gauche était représenté par les Radicaux. À droite, le mouvement gaulliste était très fort. Il n’y avait pas de parti socialiste et il n’existe toujours pas vraiment en Corse. C’est une donnée importante qu’il faut garder à l’esprit. Il faut noter aussi que Bastia a été la première municipalité qui a fait une union de la gauche en 1968.

L’entrée dans la modernité

Dans les années 60, comme partout ailleurs en France, l’effort de reconstruction avait porté ses fruits, on entrait dans la modernité. Les lignes aériennes et maritimes se développaient. On avait la télé, dans les villages, on passait de la cabine téléphonique au téléphone dans chaque maison. Les villages se désenclavaient grâce à la construction massive de routes. Dès 1957, l’Etat avait créé deux sociétés d’économie mixte, l’une pour la mise en valeur de l’agriculture (la Somivac) et l’autre pour le tourisme (la Setco). La seule bande de terre plate exploitable (la plaine orientale) avait été dévastée par la malaria au début du siècle et assainie par les Américains en 1944. La Somivac avait pour objet de remembrer cette plaine et de préparer des lots pour ceux qui voudraient les cultiver. On s’ouvrait. Nous n’étions en rien différents des autres Français. Certes, ma génération souffrait de l’insularité, parce que vivre dans une île, cela veut dire malgré tout vivre enfermé. On peut faire le tour de la Corse en une journée. Nous attendions avec impatience nos études supérieures pour « voir autre chose ». Du fait de l’insularité, le système social est rigide et se reproduit fortement. La famille, le village sont des éléments très importants. L’individu n’a pas beaucoup d’intérêt en soi, c’est la famille qui compte. En Corse, même encore aujourd’hui (dans une moindre mesure) on ne vous demande pas « qui vous êtes ? » mais « de qui vous êtes ? » ou « de quel village vous êtes ? ». Cela explique aussi la force de la famille politique, le clan, tant décrié. Le clan n’est pas une mafia. C’est le système familial élargi dans son expression politique. C’est inévitable dans une petite société comme la nôtre. On parle de clientélisme. Oui sûrement, mais est-il si différent de ce qui existe ailleurs dans les petites communautés ? La démocratie a fait son chemin en Corse comme ailleurs.
Au début des années 60, les frères Simeoni ont créé une petite association régionaliste qui, quelques années plus tard, deviendra l’ARC puis l’UPC. Je me souviens que, lorsqu’on allait les écouter, on sortait un peu catastrophés, en se disant que c’étaient des régionalistes à la Maurras, des conservateurs de l’Action française… Pour les vieux, c’était l’irrédentisme qui revenait. Mais le contexte avait changé. Avec la fin des colonies, les Corses sont rentrés ; c’était une bonne chose en soi, mais le manque d’emplois a créé des problèmes. La fin de la guerre d’Algérie a d’autre part suscité chez les jeunes corses, comme chez d’autres, une vision très romantique des luttes d’indépendance nationale.

Le blocage dans la violence nationaliste

Nous sommes en 1964, le sentiment régionaliste (au sens de défense des intérêts de sa région), fort de nouveaux relais, prend un peu corps. Les associations d’étudiants corses réclament une université en Corse (j’en étais), des associations de défense de la culture de la langue, se développent. Les rapatriés d’Algérie rentrent. Et là, l’Etat fait une première erreur : il attribue aux rapatriés les lots préparés par la Somivac. Les rapatriés y développent la vigne et la chaptalisation autorisée par la loi permet de produire beaucoup de vin, souvent de mauvaise qualité. Un certain malaise s’installe.
Et puis ce fut mai 68 et les mouvements qui ont suivi : le Larzac, l’autogestion, tout ce qui a séduit la majeure partie de la jeunesse à cette époque. Les étudiants corses s’agitaient à Paris ou à Nice. Tout cela a permis au mouvement autonomiste de s’exprimer. C’est comme cela qu’on est arrivé en 1975 à l’occupation d’une cave viticole à Aléria par une quinzaine d’hommes armés de fusils et menés par Edmond Simeoni. L’Etat a fait une erreur monstrueuse en envoyant je ne sais combien de policiers, de gendarmes, d’hélicoptères, et il y a eu deux gendarmes tués. C’est le surlendemain ou presque qu’a été créé le FLNC clandestin.
À partir de là, ça a été terrible. La violence et la clandestinité ont installé une sorte d’opacité sur le débat politique. On est entré dans l’ère des attentats, du racket, des morts, des règlements de compte. Le blocage de toute une société dans la violence et dans la peur. Aux groupes régionalistes se sont ajoutés les autonomistes, les nationalistes, puis au début des années 80, les indépendantistes. Il faut ajouter à cela les diverses scissions des clandestins. Il est maintenant acquis que des clandestins ont la main sur certains secteurs de l’économie insulaire qu’ils se partagent avec le milieu. C’est un casse-tête chinois. Certains se présentent aux élections et la nuit ils mettent des bombes. Qui est qui ? On ne parle plus que de cela. On compte les points et on vit dans un climat de méfiance et d’insécurité. Il faut bien avoir à l’esprit que les nationalistes, toutes tendances confondues et dans un contexte favorable, ne représentent jamais que 17% du corps électoral (Chiffre des dernières territoriales). Mais ils menacent, ils plastiquent, ils tuent… On parle toujours de la population corse, de son silence, mais la population corse n’a rien demandé à personne, elle subit. On ne peut pas demander à une population qui est anesthésiée de formuler un point de vue clair.

L’impuissance des pouvoirs publics

Qu’ont fait les pouvoirs publics ? Ils ont oscillé entre répression et négociation. D’une certaine façon, nos gouvernants regardent la Corse avec une lorgnette. C’est la plus proche des îles lointaines, c’est une île, c’est exotique, c’est romanesque, c’est romantique ; on ne sait pas ce que ces gens-là veulent exactement… Alors on a eu le statut particulier de Deferre, on a eu le statut Joxe en 1990, aujourd’hui le statut Jospin. Mais cela n’a rien changé, la violence est toujours là. Tous ces gens qui se sont installés dans la clandestinité, avec des programmes très vagues et des aspirations nobles parfois, ne peuvent plus sortir de leur système, parce qu’ils en vivent. On peut même se demander aujourd’hui si beaucoup de militants nationalistes croient encore à leur projet, mais ils sont coincés : comme ils ont besoin de justifier leur existence, ils continuent à faire des attentats ; ils continuent à pratiquer le racket pour se procurer de l’argent parce qu’ils n’ont pas d’autres ressources… C’est un système qui s’auto-entretient.
Après l’assassinat du préfet Erignac, la population est sortie de sa passivité et a adhéré fortement à « l’Etat de droit » malgré les excès du préfet Bonnet. Et puis, il y a eu la suppression des arrêtés Miot, datant de Napoléon et donnant à la Corse une fiscalité particulière en matière de succession. C’était tout à fait inattendu ! Et puis il a eu l’affaire des « paillottes », et là, les gens n’ont plus rien compris.
Alors maintenant la population attend que quelque chose vienne la sauver. Elle ne sait pas quoi. Elle est prête à tout, mais, en même temps, elle a peur. Elle n’a aucune envie d’être livrée aux mains de gens en qui elle n’a pas confiance. Quand on demande aux gens s’ils sont favorables au processus de Matignon, ils répondent « oui ! », sans même s’interroger sur le contenu, parce qu’ils sont pour un processus de paix. Mais, si l’on en croit les mêmes sondages d’opinion commandés régulièrement par le journal Corsica depuis un an, les deux personnages les plus populaires en Corse sont et restent Emile Zuccarelli et Dominique Bucchini, le maire de Sartène, un communiste, qui représentent la tendance disons la plus jacobine, pour simplifier, dans ce processus. Alors que José Rossi et Jean-Guy Talamoni qui se battent pour l’obtention d’un pouvoir législatif sont en fin de sondage. Et n’oublions pas que ce dernier est la voix officielle du mouvement nationaliste !Telle est la situation paradoxale dans laquelle nous vivons.

Michèle Bertrand-Zuccarelli

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000

Lettre n°21 – novembre 2000 Regards sur la Palestine

Depuis 1994, la ville de Belfort a engagé une coopération avec la ville d’Hébron en Palestine qui s’est traduite par la construction d’un terrain de football et des chantiers de jeunes. Des échanges de cadres communaux sont organisés régulièrement et une coopération inter-hospitalière est en cours de réalisation. C’est dans le cadre de ces actions qu’Etienne Butzbach, adjoint au maire de Belfort, s’est rendu en Palestine, à plusieurs reprises entre 1994 et 1997. Il y est retourné tout récemment, en avril et en juillet derniers, et il nous a semblé intéressant de lui demander son témoignage sur la vie dans la territoire.

Lorsque j’ai découvert la Palestine à Gaza, en 1984, la première chose qui m’a frappé, c’est cette proximité des uns avec les autres et cette confrontation constante que l’on sent entre deux univers. L’ensemble de ces territoires constitue un très petit pays. Gaza est à 70 kilomètres de Tel Aviv au nord et d’Hébron à l’est. Entre Gaza et Jérusalem, il y a à peu près 80 kilomètres, soit une heure et demie en voiture. Les deux peuples, israélien et palestinien, sont condamnés à vivre ensemble dans cet espace réduit et ils n’ont d’autre solution que de coopérer. De plus, la démographie beaucoup plus forte chez les Palestiniens est un élément qui pèsera lourd dans les années à venir.
En 1994, il existait un grand espoir, même si certains comparaient déjà la nouvelle situation à celle des Bantoustans dans l’Afrique du sud, même s’il ne s’agissait encore que de confettis territoriaux et non pas d’un véritable État. La bande de Gaza passait enfin sous autorité palestinienne.

Ce qui a changé depuis 1994

Sous l’occupation israélienne, à part les soldats israéliens, on ne voyait pas d’étrangers à Gaza. Aujourd’hui, tout le front de mer a été bâti, des hôtels reçoivent les voyageurs qui sont dans la majorité des arabes israéliens profitant de leurs congés. De nombreux commerces sont ouverts. La plupart de ces investissements ont été réalisés par une diaspora disposant de moyens financiers importants, et dont certains membres sont revenus au pays. Mais beaucoup ont été découragés dans leur souhait de se réinstaller en Palestine à la suite du blocage du processus de paix dès 1996.
J’ai pu constater au cours de ces dernières années la mise en place d’un embryon d’État, d’une administration, d’une police, de services publics de base comme la voirie. Une loi votée en 1995 a instauré des collectivités locales, des pouvoirs locaux. Un ministère des collectivités locales a été créé, qui dispose de bureaux à Jéricho, à Ramallah, à Gaza. Un organisme est chargé des questions de développement et gère en particulier les fonds internationaux. On peut dire que de véritables politiques ont commencé à voir le jour et qu’un certain nombre d’actions ont été engagées.
Cependant, même si des éléments d’administration ont été mis en place, on ne peut pas parler d’État en tant que tel. La présence des Israéliens se fait encore sentir dans tous les domaines. Des élections ont eu lieu pour constituer le parlement. Par contre, en ce qui concerne les collectivités locales, il existe un vrai problème. Les élections locales n’ont pu être organisées à cause de l’occupation.
Comment faire vivre une démocratie, lorsque l’armée d’occupation est toujours là, omniprésente ? Cela n’exonère pas les Palestiniens de leurs responsabilités concernant certains dysfonctionnements et il faut se garder de tout angélisme. Des réseaux claniques et familiaux confisquent souvent le pouvoir local et c’est vrai que la corruption existe à de nombreux niveaux. Mais comment permettre le développement de la démocratie, quand tous les jours on dénie aux gens les droits les plus élémentaires ? Comment leur permettre de prendre en main leur destin sur des décisions élémentaires, quand ils sentent qu’ils n’ont pas de réelles capacités de développement ? Hébron est une cité dynamique qui fourmille d’entrepreneurs, mais comment mobiliser les capitaux, comment trouver des terrains pour développer des entreprises, lorsque les décisions essentielles sont soumises au bon vouloir d’un occupant qui peut à tout moment vous empêcher d’agir ? On ne peut comprendre les blocages de cette société, sans prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un pays qui reste sous la tutelle israélienne.
Le peuple palestinien appartient à l’élite du monde arabe et, dans sa relation forcée avec la société israélienne, il a été obligé de se confronter avec ce que sont des institutions démocratiques modernes. Les élections, la libre entreprise, le modernisme en œuvre en Israël ont constitué une référence pour nombre de Palestiniens. Mais encore faut-il que les conditions soient réunies pour qu’ils puissent accéder pleinement à l’expression de la modernité démocratique.

Une situation intolérable

Paradoxalement, de nombreux Palestiniens vivent la situation depuis 1994 comme une régression par rapport à la période antérieure. Ainsi, avant 1994 près de quatre-vingt mille Gazaouis allaient travailler en Israël. A partir de cette date, ce nombre a considérablement diminué et actuellement il doit en rester moins de vingt mille qui sont autorisés à passer, lorsqu’un blocus total n’est pas décrété, ce qui pose d’énormes problèmes d’emploi.
Traditionnellement, les Gazaouis vivaient de l’agriculture, des agrumes en particulier, car la terre littorale est riche comme dans tout le bassin méditerranéen. Mais les colons ont accaparé les terres les plus intéressantes et de plus en plus de familles ont dépendu de ce que rapportaient ceux qui allaient travailler en Israël, ou de la sous-traitance qui permettait à de nombreux ateliers de fonctionner. De fait, l’économie de ce territoire a toujours été très liée aux commandes israéliennes. Avec le blocus, elle a subi un coup d’arrêt terrible. Les embauches dans la nouvelle administration palestinienne n’ont pas suffi à compenser ces déficits.
Le blocus mis en place par les Israéliens, c’est d’abord le verrouillage des check-points et une régulation plus ou moins drastique, selon l’état de crise, des personnes autorisées à aller travailler en Israël. De plus, la bande de Gaza est coupée de la Cisjordanie. Or, les accords d’Oslo garantissaient à terme la circulation entre les territoires, comme devrait le permettre par exemple la route qui relie Hébron à Gaza. Mais ce « passage protégé » n’est ouvert que de façon épisodique.
Ce blocus a été mis en place après le début de l’application des accords d’Oslo en 1994, dès les premiers attentats. La majorité de la population palestinienne est ainsi assignée à résidence et ne peut plus quitter son territoire, même pour aller à Jérusalem ou en Cisjordanie.
En 1997, nous avons été obligés de scinder en deux un séminaire du fonds de coopération décentralisée pour la Palestine afin de permettre à tous les élus d’y participer ; une partie s’est tenue à Ramallah pour les maires de Cisjordanie, et l’autre à Gaza. Ces entraves constantes à la circulation constituent l’un des aspects les plus insupportables de la situation depuis 1994. De nombreux Palestiniens sont enfermés dans les territoires : dans la bande de Gaza au sud-ouest de Tel-Aviv, en Cisjordanie à l’est, dans le territoire d’Hébron au sud, dans la partie est de Jérusalem, et puis dans les villes du nord, Naplouse, Djénine, Tulkarem…

La question des colonies

Entre 1994 et 1997, j’étais relativement optimiste. Trois questions importantes restaient à résoudre : les colonies, Jérusalem et la question des réfugiés. Aucun des ces problèmes n’est encore résolu. Certains se sont aggravés. La multiplication des colonies sur les collines, autour des collectivités palestiniennes, est l’une des causes de l’exaspération des Palestiniens. A l’époque, en 1994, certains responsables israéliens avec lesquels j’ai eu l’occasion de discuter considéraient qu’il était relativement simple de trouver une solution à ce problème. Même si elles regroupaient cent cinquante mille personnes, le retrait des colonies était envisageable.
Depuis, ces colonies n’ont cessé de se développer, de nouveaux lotissements sont apparus, sortes de HLM de luxe, construits avec le soutien des autorités israéliennes et de l’armée, sur des terrains le plus souvent spoliés, même s’il est exact que certains ont été vendus par des Palestiniens. Toutes ces colonies se trouvent dans les limites territoriales de ce qui devrait être le futur État palestinien. Leur implantation, soutenue et financée par l’État d’Israël, est une arme politique pour contrôler les axes stratégiques, elle fait partie d’une politique gouvernementale. Certaines se situent sur les collines, d’autres à l’intérieur des enclaves urbaines. J’ai eu l’occasion d’en visiter une, près du quartier où a été tué le jeune Mohamed.

Humiliations quotidiennes

On sort d’un bâti très serré où se trouvent les camps de Palestiniens – aujourd’hui en dur parce que les gens ont construit comme ils le pouvaient -, et après un carrefour, on découvre brusquement, sur deux cents mètres, un camp fortifié dans lequel vivent entre trois cents et quatre cents colons. Cette colonie est ceinturée par une muraille percée de meurtrières et surmontée de miradors. Quand nous sommes passés en juillet, une famille palestinienne venait de se faire tuer par des colons, sur cette route centrale qui relie les deux extrémités de Gaza. La seule présence de ces colonies est vécue comme une provocation.
A Hébron également, au sein de la vieille ville, pas plus de deux cents colons vivent dans des immeubles qui jouxtent les maisons palestiniennes et ils sont défendus par plusieurs centaines de soldats. Les rues où circulent des milliers de palestiniens sont couvertes par des grillages, car les colons jettent de leurs fenêtres des bouteilles et des détritus pour harceler la population. La situation est insupportable. Le marché aux légumes a été fermé à cause de provocations quotidiennes auxquelles les gamins étaient parfois tentés de répondre. J’ai visité cet été les appartements restaurés par le comité de rénovation de la vieille ville d’Hébron qui multiplie ses efforts pour que le centre ne soit pas abandonné par des habitants soumis en permanence aux vexations de l’armée israélienne et des colons. A l’époque, les Israéliens maintenaient la pression sur Hébron, parce que la ville constituait pour eux le dernier verrou avant Jérusalem et qu’ils refusaient de lâcher quoi que ce soit sur Jérusalem.

Risques de guerre

A mon retour en juillet dernier, il était clair pour moi qu’il allait y avoir la guerre, à cause de cette situation de blocage. C’est Israël qui tient dans ses mains la possibilité de faire avancer la paix. C’est toujours le plus fort qui doit faire les gestes d’apaisement. Le faible ne peut que subir l’agenda du plus fort.
Je suis revenu complètement catastrophé, parce que j’avais le sentiment que l’exaspération était à son comble chez les Palestiniens et que les dirigeants israéliens étaient tentés de chercher dans la guerre la solution à la crise politique grave que traverse leur pays. Je crains que les partisans de la paix ne soient devenus minoritaires en Israël et qu’une majorité souhaite la guerre à présent. L’assassinat d’Isaac Rabin a été une catastrophe. C’était en Israël le seul dirigeant capable de maintenir le délicat équilibre indispensable entre les forces en présence. Il avait compris que la construction d’un État palestinien constituait un passage obligé.
Aujourd’hui, la médiocrité du personnel politique, le poids des faucons et de tous ceux qui tirent bénéfice de la guerre en Israël me rendent très pessimiste, d’autant plus que les seuls en mesure d’agir sur la situation, les Américains, ont été incapables de le faire. Lorsqu’on laisse s’emballer une situation, comme aujourd’hui, on risque d’atteindre le point de non-retour. Et pourtant, il n’existe pas d’autre alternative viable et durable à long terme que la paix et la coopération dans cette région.

Etienne Butzbach

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000

Lettre n°21 – novembre 2000 Conflit israélo-palestinien : quelle responsabilité politique ?Position et questions

L’engrenage de la violence et de la haine s’est à nouveau enclenché. Les images quotidiennes d’affrontements et de morts comportent une charge émotionnelle qu’il est difficile d’évacuer. Elles risquent néanmoins d’empêcher tout recul réflexif et si l’indignation est légitime, elle ne saurait ternir lieu d’examen lucide de la situation.

Le gouvernement israélien est politiquement responsable

Depuis la signature des accords d’Oslo en 1993, la lenteur et les atermoiements du processus de paix ont abouti à une impasse dont la responsabilité politique principale appartient au gouvernement israélien, même si on ne peut pas faire abstraction du rôle joué par le Hamas pour tenter de le faire échouer. Au sein des territoires, la colonisation israélienne n’a pas cessé pendant toute la durée du processus de paix sous les différents gouvernements Rabin, Nétanyahou et Barak : 35 000 hectares ont été unilatéralement confisqués, 895 maisons palestiniennes ont été détruites par l’armée dans les territoires et à Jérusalem-Est, les autorités israéliennes ont construit 11 190 nouveaux logements et 78 500 nouveaux colons se sont installés (Le Monde, 17 octobre 2000). Les Palestiniens n’ont acquis un contrôle que sur une partie très limitée de leur territoire, partie elle-même décomposée en des entités minuscules soumises à des statuts différents. En sept ans, l’autorité palestinienne n’a acquis un contrôle réel que sur 70% du territoire de Gaza (360 km2), 13,1% de la Cisjordanie (5673 km2) et rien à Jérusalem-Est, soit au total 20% des territoires conquis par les Israéliens en juin 1967 (Le Monde, 17 octobre 2000). De plus, l’autorité palestinienne a reporté plusieurs fois la déclaration d’un État palestinien. Et même si juste avant le déclenchement des affrontements, le premier ministre israélien Ehoud Barak a évoqué, dans un interview, la possibilité de deux capitales, juive et palestinienne à Jérusalem, cette déclaration bien tardive ne change pas les conditions de vie et les humiliations quotidiennes subies par les Palestiniens. Cette situation a abouti à un état d’exaspération et de haine qui se manifeste ouvertement aujourd’hui.
Il est urgent que les Palestiniens puissent disposer d’un État indépendant et d’une frontière reconnue, ce qui implique de résoudre la question des colonies juives implantées au milieu du territoire palestinien et transformées en citadelles assiégées. Ces colonies sont illégales et constituent un obstacle à la paix, comme le souligne la résolution de l’ONU du 21 octobre dernier. Elles entravent la délimitation de deux espaces politiques clairement délimités. Cela implique du côté israélien de renoncer clairement à l’idéologie du droit d’Israël à coloniser des terres qui ne lui appartiennent pas.
Par quel processus, par quel conflit et sacrifices faudra-t-il encore passer pour que le peuple palestinien puisse disposer librement de lui-même au même titre que le peuple israélien, condition sine qua non pour que cette région puisse connaître une paix durable ?

La montée de l’extrémisme dans les deux camps

La situation actuelle fait le jeu des extrémismes et du racisme existant dans les deux camps. La société israélienne resserre les rangs et la gauche pacifiste israélienne se trouve considérablement affaiblie, tandis que les fondamentalistes religieux et les va-t-en guerre s’activent. Au sein des territoires palestiniens, les groupes islamiques du Hamas et du Djihad tirent bénéfice de la révolte et peuvent relancer leurs attentats, appeler à la « libération totale » de la Palestine en rêvant de détruire l’État d’Israël.
La recherche d’une solution politique est rendue d’autant plus difficile que les principaux responsables, Ehoud Barak et Yasser Arafat, sont dans une position délicate dans chacun de leur camp. E. Barak est privé de majorité à la Knesset et l’autorité de Y. Arafat paraît contestée au sein des instances palestiniennes et parmi la population des territoires. Plus fondamentalement, les risques de division au sein de chaque société sont réels. L’État d’Israël peut encore jouer sur le réflexe sécuritaire, mais il est lui-même menacé de déchirements sociaux et communautaires. La société israélienne est composée de différentes communautés juives dont les rapports sont parfois difficiles. Les ratonnades contre les citoyens israéliens arabes, avec la complicité tacite des forces de l’ordre, laisseront des traces qui ne s’effaceront pas de sitôt. La société palestinienne quant à elle fonctionne encore sur un mode clanique ; il n’existe pas encore de véritable État. L’autorité palestinienne s’affirme souvent avec brutalité et n’est pas exempte de corruption : les milliards de dollars d’aide profitent-ils entièrement à la population ?

Quelles répercussions dans la société française ?

En France, les répercussions du conflit n’ont pas donné lieu à des affrontements violents entre partisans de l’un et l’autre camp et l’on a souligné la modération dont ont fait preuve les représentants des différentes « communautés ». Mais, s’il est vrai que les attaques contre les synagogues en France et les magasins (phénomène que l’on a pas observé dans les autres pays européens) sont le fait de jeunes désœuvrés, on ne saurait pour autant en conclure que l’antisémitisme n’est pas présent. Il existe de fait un racisme au sein d’une minorité de jeunes désœuvrés dans les cités, qu’il serait vain de nier. Le mot « communauté » est par ailleurs employé comme allant de soi chez les hommes politiques et dans les médias. Cette référence désormais systématique aux « communautés » nous paraît symptomatique d’une érosion du sens politique au profit d’une lecture des conflits en termes religieux. Elle suppose que l’appartenance ethnique et confessionnelle détermine la prise de position de chacun, fait fi de l’idée d’individus libres et autonomes, inséparable de l’idéal de citoyenneté. Comme l’ont justement souligné des citoyens qui n’ont « pas de raison ni pour habitude » de s’exprimer en « qualité de juifs » : « Personne n’a le monopole du judéocide nazi . […] Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable. Dans l’escalade de la violence, des actes inadmissibles sont commis des deux côtés. C’est hélas le lot de toute logique de guerre. Mais les responsabilités politiques ne sont pas également partagées » (Le Monde, 18 octobre 2000). »
La responsabilité politique du gouvernement israélien dans le drame qui se joue au Proche-Orient est manifeste. Cela n’implique pas pour autant d’épouser l’ensemble des positions d’un camp, ni de partager ses présupposés dans une logique de diabolisation réciproque, encore moins d’en rajouter dans les appels à l’affrontement. On ne saurait faire la paix en passant par-dessus les peuples. L’histoire et la politique demeurent tragiques et personne ne peut décider du sort des peuples du haut d’on ne sait quel magistère.

Politique Autrement, le 26 octobre 2000

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000

Lettre n°21 – novembre 2000 Éditorial – Faut-il désespérer de la politique ?

Dans quel monde et dans quelle société vivons-nous ? On n’avait pas encore vu un président de la République s’adresser au peuple pour lui dire qu’il valait mieux voter oui à un référendum sur la réforme constitutionnelle, mais que dans le cas contraire, cela ne changerait pas grand-chose. On décide un accord sur la Corse sans trop se soucier de ce qu’en pense le peuple. En Europe, on s’y reprend à plusieurs fois : lorsque le non à l’Euro et l’Europe fédérale du Danemark l’emporte à nouveau en septembre dernier, on s’empresse d’indiquer que cela ne ferme pas la porte à une adhésion ultérieure. Dans les débats à la radio et à la télévision, les phrases creuses abondent, tandis que les « scandales » liés au financement des partis politiques se multiplient. Avec les élections qui approchent, les spécialistes de la communication, les politiques et les sondeurs en tout genre ont de beaux jours devant eux. La question alors ne peut manquer de se poser : dans quelle étrange démocratie vivons-nous quand ceux qui nous gouvernent tiennent des discours creux et incohérents, quand le contenu de la politique paraît à ce point s’effacer ? L’écart entre les citoyens et les hommes politiques ne cesse de se creuser, mais jusqu’où au juste peut-il aller ?

Le vide politique

Le discours politique tourne de plus en plus à vide. On en appelle à pousser toujours plus loin les réformes, gouvernement de gauche et opposition de droite se disputent le leadership dans ce domaine, tandis que dans la société existe un questionnement inquiet : vers quel type nouveau de société les politiques veulent-ils au juste nous mener ? Savent-ils vraiment ce qu’ils veulent ?
Les politiques accumulent les dossiers, mettent au travail les experts sur telle ou telle question particulière, mais outre le décalage entre les discours et les actes, c’est l’essentiel qui paraît manquer : comment cet empilage de réformes dans tous les domaines s’inscrit-il dans un projet global discernable ? La référence constante à l’Union européenne dans les discours politiques peut servir à masquer ces questions-là. La politique est disjointe d’une vision historique et se réduit à une politique gestionnaire qui ne cesse de faire référence aux évolutions dans tous les domaines et à la « demande sociale » que les sondages sont censés refléter. Comment moderniser un pays quand on se montre incapable de lui dire clairement où il va ? Comment opérer une décentralisation quand c’est la centralité qui paraît faire défaut ?
L’art de la politique aujourd’hui semble avant tout se résumer en une formule : « Faire au mieux avec, en veillant à garder le pouvoir et gagner les élections ». Le fond sonore politico-médiatique est fait d’un étrange mélange de confidences soigneusement cadrées sur l’histoire personnelle, les sentiments, les goûts de femmes et d’hommes politiques qui ont une certaine idée d’eux-mêmes et de leur carrière, et de discours creux où reviennent en leitmotiv le « changement » et la « réforme », le « pragmatisme » et la « gestion », la « transparence » et l’« écoute ». Hommes et femmes de dossier ont réponse à tout, rhéteurs infatigables qui tentent grossièrement de soigner leur image, faute d’un projet plus consistant. Avec les échéances électorales qui s’annoncent, il faut du reste s’attendre au retour en force d’une rhétorique du « projet politique » et du « projet de société » soigneusement concoctée par les conseillers et les experts en communication. À gauche comme à droite, la politique est au plus bas.

La société victime ?

Face à un activisme politique et communicationnel qui tourne à vide, on assiste au renouveau d’un radicalisme protestataire, révélateur du mal-être existant. Celui-ci soulève nombre de questions réelles auxquelles les politiques n’apportent guère de réponses claires et cohérentes. En prenant pour thème la lutte contre la « mondialisation », les « marchés financiers », les « multinationales », la « mal bouffe », le chômage… une frange minoritaire de la jeunesse peut y trouver le débouché à une révolte qui a du mal à dire son nom, tandis que d’autres y cherchent un réconfort militant. Les questions soulevées n’en méritent pas moins d’être reprises et soumises à débat.
Ce radicalisme peut prendre les habits du gauchisme, mais il exprime en fait une posture individuelle et collective nouvelle qui adopte systématiquement le statut de la victime et dénonce à tout va. Face à l’expression d’une subjectivité souffrante, un discours argumenté peut paraître de peu de poids. La dénonciation se substitue à l’analyse critique et à un patient travail de reconstruction. Elle offre l’avantage d’être toujours « moralement » du bon côté, tandis qu’on s’emploie à faire jouer à l’interlocuteur le rôle d’oppresseur et de dominant. C’est par ce chantage plus ou moins conscient qu’on essaie d’enfermer l’adversaire et que l’on pervertit le débat démocratique. Loin de permettre de comprendre la situation historique nouvelle dans laquelle nous nous débattons, elle la schématise à l’extrême en sommant chacun de choisir son camp.
Il est étonnant du reste que les partisans de ce radicalisme protestataire se placent en position de dominés face à la dictature des médias, alors que ces derniers répercutent largement leurs paroles et leurs actions. La posture de la victime qui dénonce est spectaculaire et elle est désormais mise en scène dans de nombreuses émissions.

Une nouvelle donne sociale-historique

Ce nouveau radicalisme protestataire nous paraît en fait la pointe extrême du nouvel individualisme qui considère le pouvoir et les institutions comme de simples instruments de domination, tout en leur adressant contradictoirement des demandes ininterrompues d’assistance. La posture de la victime ayant des droits fait fi de tout recul réflexif et critique, oriente l’action dans une logique perpétuelle de plainte et de ressentiment.
Il est grand temps de se rendre compte que ce n’est pas seulement la politique qui se dégrade, mais que c’est toute une configuration sociale et culturelle qui a changé. On peut toujours rappeler les grands principes de la République dans le moment même où ils semblent s’affaisser. Cela peut paraître sympathique, mais on est en droit de s’interroger sur ce que ça peut effectivement changer. Ceux qui se contentent de brandir les principes ont-ils conscience que le fossé générationnel est en train de se creuser, que toute une mémoire et un imaginaire issus de la Révolution française et du mouvement ouvrier ne correspondent plus à ce que vit une grande masse d’individus aujourd’hui ? La moyenne d’âge des militants politiques, syndicaux et associatifs a tendance à s’élever. Une grande partie de génération soixante-huitarde s’est enfermée dans un ghetto mental et vit désormais en circuit fermé. Un effort urgent est à faire pour opérer un décloisonnement social et générationnel, à l’heure où les replis ethniques, communautaires et confessionnels ne manquent pas.

Comment agir dans le présent ?

Le débat est souvent biaisé par la fausse alternative entre le repli nostalgique sur un passé idéalisé et la fuite en avant moderniste qui perd tout sens critique face aux évolutions. Le clivage droite-gauche n’a pas disparu, mais le terrain social et culturel sur lequel il s’est façonné a glissé. Les lignes de partage sont aujourd’hui moins globales et plus floues que par le passé. On peut être en accord avec telle ou telle position particulière d’un parti, sans pour autant adhérer à l’ensemble de son programme et de son idéologie. Sur nombre de questions, comme celles de la culture et de l’enseignement, les démarcations schématiques anciennes ne semblent plus fonctionner. L’économisme et ses deux pointes extrêmes – le marché considéré comme autorégulateur où à l’inverse comme le responsable de tous nos maux -, occupe la place laissée vide par la politique et la culture. C’est précisément sur ces deux domaines qu’il s’agit d’avancer, si on entend s’opposer à l’envahissement du modèle marchand dans l’ensemble des sphères d’activité.
Plutôt que de brandir les grands principes, il s’agit d’analyser la nouvelle configuration sociale-historique et de prendre en compte les défis inédits qu’elle pose à la collectivité. Ce n’est pas seulement des propositions de réformes qu’il s’agit d’avancer dans l’urgence, mais c’est un travail lucide de reconstruction culturelle et politique qu’il s’agit de mener. Dans ce domaine, on ne part pas de rien et l’on ne reconstruira pas l’avenir si l’on ne sait pas vraiment à quoi l’on tient dans notre héritage démocratique et républicain. Mais à l’affirmation abstraite des principes de la république, on préférera une analyse critique qui dévoile les effets et les impasses auxquels conduit la fuite en avant qui abandonne ces principes. On s’efforcera de montrer le décalage entre l’idéologie de la modernisation et la réalité telle qu’elle est appréhendée par ceux qui la subissent. Et dans le même temps, il s’agira de formuler ce qui nous paraît souhaitable et possible dans tel ou tel domaine d’activité. C’est de cette façon qu’il est possible de faire valoir dans la société les idéaux auxquels nous tenons.
À la démagogie et à la posture de la victime, on opposera celle du refus des schématismes et l’exigence de convictions sensées, en exigeant des institutions et des pouvoirs en place qu’ils tiennent des discours clairs et qu’ils soient cohérents. Ces orientations sont inséparables d’un travail d’éducation populaire, en dehors de la confusion intellectuelle ambiante, qui permettre de se réapproprier les acquis de notre tradition en les confrontant aux défis du présent. Ces exigences, aujourd’hui minoritaires, sont constitutives de la démocratie. Elles ne forment pas un programme, mais déterminent une attitude et des repères pour débattre et agir dans le présent. À nous de les mettre en pratique en cessant de jouer avec les mots.

Jean-Pierre Le Goff

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