La question des inégalités est fortement investie d’enjeux symboliques et politiques. « Les inégalités sociales n’ont cessé de s’amplifier au cours des dernières années », « les inégalités sociales s’accroissent dangereusement…, » nous avons affaire à « des évolutions inégalitaires catastrophiques » …, telles sont quelques-unes des formulations que l’on trouve très souvent chez des hommes politiques et des journalistes qui, souvent de bonne foi, nous alarment et nous interpellent. Mais sur quoi au juste s’appuient ces affirmations ? Va-t-on vers la paupérisation absolue d’une partie croissante de la population ?

Quelles inégalités ?

Il n’existe pas d’indicateur des inégalités sociales auquel chacun pourrait se référer, quitte à ce qu’il soit critiqué et contesté, comme les organisations de consommateurs ont pu le faire récemment vis-à-vis de l’indice des prix de l’INSEE. Ce manque de statistique institutionnelle, régulière et normalisée est tout à fait dommageable pour éclairer le débat de société sur les inégalités. Mais pour pouvoir mesurer et suivre l’évolution des inégalités, encore faudrait-il définir ce que l’on entend par inégalités sociales et les différencier. Ce qui ne va pas de soi, car l’inégalité sociale a de multiples aspects : revenus, patrimoines, types d’emploi, niveaux d’études, santé, … Il faudrait sans doute une batterie d’indicateurs pour suivre les évolutions des diverses sources d’inégalités.
Dans le débat, on se réfère cependant le plus souvent aux inégalités de revenus, pour lesquelles il existe des statistiques assez riches, trop peu connues et diffusées. Un dossier récent de l’INSEE (Vue d’ensemble des inégalités économiques, décembre 2002) montre que les inégalités de niveau de vie « ont diminué entre 1970 et 1990, puis se sont stabilisées sous l’effet d’un mouvement inverse pour les retraités et les salariés ; en particulier la pauvreté s’est accentuée au début des années 90 pour les salariés et les chômeurs ; mais depuis 1996, la situation des plus démunis se serait améliorée. » L’étude conclut à une stabilisation des inégalités de revenus entre 1996 et 1999. Par ailleurs les inégalités de patrimoine non financier, plus marquées que celles des revenus, ont diminué entre 1986 et 2000, et plus encore après 1992. Cependant, si l’on prend en compte les évolutions (plus difficiles à mesurer) du patrimoine financier qui, elles, se sont creusées, on aboutirait plutôt à une stabilisation des inégalités de patrimoine (financier et non financier) sur la dernière période.
Un écueil à éviter dans l’appréciation des inégalités de revenus réside dans la tentation de ne confronter que les extrêmes qui ne concernent qu’une minorité de la population (voir ci-dessous : augmentation ou réduction des inégalités ?). Dans les commentaires sur les évolutions des inégalités, les statisticiens se gardent bien de ne commenter que les extrêmes portant sur 1% ou moins de la population étudiée : ils produisent et commentent en général les statistiques sur les 10% de chaque extrémité, et, si cela permet de compléter l’appréciation, ils fournissent en plus des données pour les 5% ou les 20% extrêmes.
Ainsi, dans l’étude de l’INSEE citée plus haut, si l’on examine l’évolution des écarts de revenus entre 1996 et 1999, on observe une quasi-stabilité entre les 10% extrêmes. Mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît : le revenu des 5% les plus aisés a progressé plus vite que le revenu « médian », c’est-à-dire celui au-dessus duquel se situent 50% des individus (et aussi en dessous duquel se situent les 50% autres).
On pourrait en conclure que les inégalités se sont accrues. Mais cette approche ne prend pas en compte le fait que dans le même temps le revenu des 20% de la population la plus mal lotie a, lui aussi, progressé plus vite que le revenu médian, et même plus fortement que celui des 5% les plus aisés : on peut constater une amélioration à la fois pour les revenus des 5% plus aisés et pour les bas revenus, avec une réduction des écarts entre eux.
Dans l’évolution des inégalités, l’augmentation des revenus des catégories les plus aisées ne signifie donc pas mécaniquement que les écarts se creusent avec ceux des catégories les plus défavorisées. En effet, les revenus des plus défavorisés peuvent eux aussi dans le même temps augmenter, et même augmenter plus vite, que les revenus des catégories les plus aisées.

De fausses idées simples

A ne regarder que les écarts entre les extrêmes, on pourrait croire aussi qu’appauvrir les plus riches réduit les inégalités. Mais si dans le même temps, les revenus des plus pauvres ne s’améliorent pas, on ne peut pas parler de progrès social. La réduction des écarts passe plus par une amélioration de la situation de ceux « d’en bas » que par une dégradation de ceux « d’en haut ».
Quant à l’idée selon laquelle il suffirait de prendre aux riches pour redistribuer, elle peut paraître généreuse, mais elle est inefficace, car même en ruinant tous les riches, on n’améliorerait quasiment pas la situation de la grande masse : l’argent qui serait prélevé à quelques milliers d’ultra privilégiés n’apporteraient que quelques euros à chacun des 60 millions d’autres. Quant à la question de savoir quelles inégalités de revenus et quels écarts peuvent ou non être considérés comme légitimes dans la société, elle ne relève pas de la statistique mais d’un autre débat d’ordre culturel et politique.
Les statistiques quant à elles ne mènent pas à une vision noire de l’évolution de notre société. Certes, on peut considérer qu’il y a encore beaucoup à faire et que le niveau des inégalités dans notre société est trop élevé, mais ce n’est pas en les décrivant de façon faussement catastrophique qu’on aidera à les combattre. Au contraire, un tel discours peut être ressenti par tout un chacun comme peu crédible, et se retourner contre le projet de celui qui le tient.

Élisabeth MARTIN


Augmentation ou réduction des inégalités ?

L’exemple fictif ci-dessous montre combien les statistiques sur les inégalités de revenus peuvent être commentées et interprétées de différentes façons, parfois contradictoires.
Supposons que dans une population de 1 000 personnes, les 10 les mieux payées bénéficient d’un salaire égal ou supérieur à 100 000 euros pour une année donnée, et les 10 personnes les moins biens loties ont des salaires égaux ou inférieurs à 10 000 euros. Supposons aussi que dans cette même population, les 100 personnes les mieux payées bénéficient d’un salaire égal ou supérieur à 55 000 euros et les 100 personnes les moins bien payées ont des salaires inférieurs ou égaux à 11 000 euros.
L’année suivante on observe que les salaires des 10 personnes les mieux payées ont augmenté de 10%, passant de 100 000 à 110 000 euros, alors que les salaires des 10 personnes les plus mal loties n’ont augmenté que de 1%, passant de 10 000 à 10 100 euros. On peut constater que les écarts entre les salaires se sont accrus, passant d’un rapport de 1 à 10 à un rapport de 1 à 10,9.
Mais on observe aussi que les salaires des 100 personnes les mieux payées ont progressé de 1% passant de 55 000 à 55 550 euros et que les salaires des 100 personnes les moins bien payées ont progressé de 5%, passant de 11 000 à 11 550 euros. On voit alors que les écarts entre ces catégories s’est réduit, passant d’un rapport de 1 à 5 à un rapport de 1 à 4,8.
Selon que l’on considère les 1% extrêmes de la population (ici les 10 les mieux payés et les 10 les moins bien payés sur les 1 000 personnes de la population) ou les 10% extrêmes de cette population (ici les 100 les mieux payés et les 100 les moins bien payés), on arrive donc à des conclusions inverses.
En général, la référence retenue pour juger de l’évolution des inégalités dans une population, est d’examiner la situation des 10% extrêmes de cette population plutôt que des 1% extrêmes.

Sommaire de la lettre n°28-février 2003