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Décembre 2001 Lettre n° 24 – Affronter le présent

Lettre n° 23 – Face au terrorisme

Les attentats terroristes du 11 septembre contre les États-Unis ont suscité l’effroi. Aucune religion, aucune idéologie, aucune explication ne peuvent justifier de tels crimes. Nous sommes confrontés à des actes barbares qui défient le sens commun et exigent une condamnation sans appel, une solidarité claire envers le pays agressé et une riposte appropriée qui ne laisse pas cette barbarie impunie.

Une solidarité éthique et politique

On ne saurait laisser planer le doute sur les responsabilités des actes commis, au prétexte de la politique mondiale et de l’autosuffisance dont ont pu faire preuve les États-Unis. La critique de cette politique pour acquérir à nos yeux quelque légitimité, comporte un préalable sans compromis : reconnaître la responsabilité pleine et entière des terroristes dans cet acte de barbarie.
De telles affirmations de principes peuvent sembler aller de soi, mais tel n’est pas le cas en regard de réactions équivoques qui ont eu lieu au lendemain des attentats. Les sifflets et les huées qui se font fait entendre lors de la fête de L’Humanité, alors que son secrétaire général avait demandé une minute de silence, la dérision des Guignols de l’info sur Canal +, ou la référence provocatrice au « courage » dont auraient fait preuve les terroristes aux commandes des avions, sous prétexte de ne pas verser dans l’unanimisme ambiant…, tous ces faits et gestes avaient quelque chose d’indécent. Certains journalistes ont condamné les attentats, en consacrant l’essentiel de leur critique aux « maîtres du monde » que seraient les États-Unis. L’Amérique n’est pas « victime de son hyperpuissance » (sous-titre d’un article de Télérama daté du 19 septembre), elle est la victime d’actes terroristes injustifiables. Ce n’est pas seulement le « peuple américain » qui est frappé, mais ses représentants, son État, ses institutions et sa culture.
Dans la condamnation des actes terroristes, on ne saurait les dissocier et la solidarité n’est pas seulement d’ordre éthique mais politique. La démocratie, quelles que soient ses insuffisances et ses dérives, constitue un acquis fondamental mais fragile qu’il s’agit de défendre sans équivoque ou mauvaise conscience contre toutes les formes de barbarie et les fondamentalismes les plus divers. Quelles que soient les critiques qu’on puisse leur porter sur le plan de la politique internationale comme sur celui de la politique intérieure, les États-Unis sont un pays démocratique ayant ses propres acquis et traditions, régi par un État de droit qui institue un espace public reconnaissant la légitimité du débat et du conflit selon des règles connues de tous, et la légitimité des gouvernants est liée à des élections libres. On ne saurait ainsi dissocier le peuple de ses représentants et de son État, et ce au moment où ils subissent une terrible agression.
La reconnaissance de la nature démocratique d’un pays ne suffit pas à le caractériser, mais elle est pour nous essentielle et fonde une solidarité première dans l’épreuve. Cela n’implique pas de se taire sur l’aveuglement des États-Unis et leur politique, mais délimite d’emblée une posture éthico-politique dans la façon dont on aborde les événements du 11 septembre.
Les embarras qui peuvent exister à gauche renvoient en fait à un antiaméricanisme qui ne date pas d’aujourd’hui. Le soutien actif des États-Unis à de nombreux régimes dictatoriaux, l’arrogance et le cynisme dont ils font preuve dans leur politique étrangère sont autant de réalités sur lesquelles cet antiaméricanisme peut s’appuyer. Mais par-delà la dénonciation légitime de ces réalités, c’est aussi une interprétation économiste des sociétés qui se trouve mise en question. La critique des « nouveaux maîtres du monde », au premier rang desquels les États-Unis, peut s’ériger en un nouveau schématisme : ce qui se passe dans la société et le monde est peu ou prou ramené à la dictature des marchés financiers. On ne se débarrasse pas si facilement des schémas de pensée qui ont largement imprégné la critique sociale et qui continuent de régner dans l’abord des problèmes de société. Face à l’antiaméricanisme qui perdure en France, il fallait que cela soit dit.

Un nouveau totalitarisme ?

Les attentats terroristes du 11 septembre constituent un phénomène qui entre difficilement dans les catégories habituelles et les cadres de pensée hérités d’une autre époque. Le terrorisme international ne date pas d’aujourd’hui, mais celui-ci pouvait antérieurement viser des objectifs précis en se réclamant des luttes de libération et revendiquer la responsabilité de ses propres actions. Tel n’est pas le cas pour les attentats du 11 septembre qui n’ont pas été revendiqués, n’ont été accompagnés d’aucun communiqué ou revendication précise. Les groupes terroristes qui détournent l’islam à leurs fins criminelles ne revendiquent aucun territoire, se réclament de la guerre sainte, ont pris pour cibles les États-Unis, l’Angleterre et l’ensemble des pays occidentaux, ainsi que les régimes arabes alliés à ces pays qu’ils espèrent déstabiliser à leur profit.
Le fondamentalisme islamiste et le terrorisme qui s’en réclame sont facilement qualifiés de « fascistes » ou de « totalitaires » par des intellectuels et des journalistes. Il est vrai que certains de leurs traits ne sont pas sans rappeler ceux du totalitarisme. Le fanatisme de ces militants, leur croyance qui les fait vivre dans un monde complètement coupé de la réalité et du sens commun, leur mépris de la mort et la facilité avec laquelle les terroristes commettent le meurtre individuel et collectif font écho à la mentalité des troupes d’élites des mouvements totalitaires. Et leur projet fou d’établir un monde islamiste n’est pas sans évoquer ceux d’un Reich millénaire ou du communisme mondial. La terreur que fait régner le régime des Talibans en Afghanistan rappelle également le système totalitaire : fermeture vis-à-vis du monde extérieur et mensonges déconcertants, destruction des monuments historiques, police secrète religieuse ayant tous les pouvoirs et rattachée au « ministère de la répression publique et de la promotion de la vertu », refus des différences et persécution des opposants…
Pour autant, à la différence du totalitarisme, le fanatisme islamiste et les groupes terroristes ne s’appuient pas sur une idéologie proclamant une supériorité raciale ou prétendant maîtriser la marche de l’histoire, mais ils font référence à un ordre transcendant et des textes religieux dont ils se veulent les gardiens authentiques. Et surtout, s’ils disposent d’appuis auprès de certains États, leur situation n’est pas comparable à celle des régimes totalitaires qui assuraient leur domination par un pouvoir étatique et militaire centralisé et puissant, entraient ouvertement en guerre contre d’autres États pour conquérir de nouveaux territoires et accroître leur hégémonie.
Un réseau terroriste comme celui de Ben Laden est composé d’une poignée de fanatiques et le régime des Talibans n’est nullement comparable à l’État nazi ou stalinien. Après la défaite de l’Union soviétique, les divisions et les luttes armées se sont développées entre des seigneurs de guerre. Le commandant Massoud a été évincé et les Talibans soutenus par le pouvoir pakistanais et l’Arabie saoudite ont pu profiter de la situation. Ce régime est basé sur des alliances entre certaines ethnies afghanes et chefs de guerre, ses forces militantes sont faibles, et il a tenu avec le soutien direct du Pakistan et de l’Arabie saoudite. Cette faiblesse interne ne l’a pas empêché de faire régner un régime de terreur. L’oppression vis-à-vis des femmes y a atteint un rare degré de férocité : interdiction aux filles d’aller à l’école, femmes chassées des hôpitaux, exclusion de tous les secteurs de la vie sociale, interdiction de travailler amenant les femmes à la mendicité, exécution publique des femmes adultères… Ce régime est isolé et ses jours sont comptés.
On ne saurait donc plaquer sur le régime des Talibans et les groupes terroristes du type Ben Laden des schémas d’explication qui datent d’une autre époque. Ce nouveau fanatisme surgit d’un nouvel état du monde marqué par la crise des grandes idéologies et la décomposition des grands blocs Est/Ouest/Tiers-monde qui structuraient le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est une des formes nouvelles, et non la seule, que prend la barbarie dans cette nouvelle configuration historique marquée par l’éclatement et l’instabilité du monde, le repli sur les particularismes communautaires en même temps qu’une mondialisation sans précédent dans tous les domaines.
La condamnation sur le plan éthique et les rapprochements possibles sur le plan du fanatisme ne peuvent légitimer la confusion dans la connaissance du phénomène. Les références au fascisme et aux totalitarismes passés peuvent même amener à évacuer la nécessité de mieux cerner ce nouveau fanatisme et ce nouveau terrorisme. La connaissance de leur spécificité et de leur complexité est une condition essentielle pour être capable de les combattre efficacement et de ne pas se « tromper d’une guerre ».

Face à l’islamisme et au nouveau terrorisme

L’islamisme ne se confond pas avec l’islam et tout amalgame fait son jeu. Le fondamentalisme islamiste entend régenter le politique et l’ensemble de la vie sociale au nom d’une religion dont il se prétend le seul et authentique représentant ; il développe un discours de ressentiment et de haine à l’égard de la démocratie et de la culture occidentale et entend renverser des régimes qui se réclament d’un islam modéré. Il ne peut cependant être considéré comme un seul et même phénomène, dans la mesure où il s’ancre sur des réalités sociologiques et historiques différentes selon les pays. Les réalités ethniques, culturelles et nationales sur lesquelles il s’appuie sont diverses et des évolutions peuvent avoir lieu, si l’on envisage, par exemple, le cas d’un pays comme l’Iran, qui, il y a peu de temps encore, apparaissait à la pointe de ce fondamentalisme. Il est vrai également que la référence globalisante à la menace intégriste peut donner lieu à des manipulations, servir à couvrir des pratiques dictatoriales et la corruption existant dans les pays arabo-musulmans, l’exemple du pouvoir algérien en est le plus frappant.
Mais ces réalités ne sauraient pour autant occulter l’intégrisme et le fanatisme que véhicule ce fondamentalisme, sa haine des démocraties et de la culture occidentale. Le discours tenu n’est pas qu’un simple masque de réalités ethniques ou d’intérêts nationaux, il a sa propre logique interne et produit ses effets meurtriers. La haine qu’il manifeste va au-delà de l’hostilité vis-à-vis des intérêts, des actions et de la politique américaine ou de tout autre pays. Elle porte sur les principes et les valeurs de la culture démocratique et occidentale qui sont jugés comme foncièrement mauvais, et ceux qui s’en réclament ou y sont favorables sont considérés comme les « ennemis de Dieu ». Ce fanatisme religieux peut trouver à s’alimenter à la question palestinienne, à la politique américaine, à la corruption existant dans les régimes arabes alliés aux pays occidentaux, et plus globalement à la misère et à l’oppression existant dans les pays du Sud…, mais ces réalités sont intégrées et dissoutes dans un discours de guerre de religion d’un autre âge qui en appelle à la destruction des États-Unis et de leurs alliés.
La rhétorique guerrière qui prévaut au sein des groupes islamistes n’a plus grand chose à voir avec celle de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme des années soixante et soixante-dix. Alors que les leaders des luttes anticolonialistes développaient une critique de la colonisation au nom même de valeurs issues de la culture européenne, il n’en va plus de même avec le développement de groupes fondamentalistes. Ceux-ci ne dénoncent pas seulement la misère et l’oppression, comme le croit encore une gauche mal dégagée du tiers-mondisme, mais intègrent ces réalités dans un discours religieux qui s’en prend directement aux démocraties et à la culture occidentale. Ce discours, qui détourne l’islam à son profit, entend ni plus ni moins restaurer une communauté musulmane unifiée sur ses bases, combattre l’Occident et faire régner à terme ses propres conceptions. Même s’il dénonce l’« impérialisme », il ne s’agit pas de remettre en cause la domination comme telle, mais d’inverser les rôles. Cet islamisme n’est pas confiné au Sud et n’est pas l’apanage des pays pauvres. Son discours de haine et de ressentiment peut même trouver quelques relais marginaux au sein des pays européens.
Le régime des Talibans et le groupe de Ben Laden représentent la pointe extrême de ce fanatisme religieux, en même temps qu’ils comportent des caractéristiques qui leur sont propres. L’« émirat islamique » des Talibans afghans s’appuie sur une culture ethnique particulière, et s’il entend bien mener la guerre sainte contre les impies, il n’hésite pas pour autant à organiser le trafic de drogue à son profit. Le groupe du milliardaire saoudien Ben Laden est composé de fanatiques de plusieurs nationalités, et mêle l’activisme politico-religieux, le terrorisme international et les affaires. Si le terrorisme peut être lié à l’islamisme, on ne saurait pour autant confondre les deux phénomènes. Les groupes terroristes islamistes semblent eux-mêmes divers, et au sein de cette nébuleuse le fanatisme religieux, le banditisme et les trafics de drogue peuvent se croiser. C’est avant tout l’ensemble des sociétés démocratiques, et pas seulement les États-Unis, qui se trouve confronté à cette nouvelle menace, ainsi que les régimes qui défendent un islam tolérant. Faute de reconnaître ces réalités, par une sorte de mauvaise conscience des pays démocratiques vis-à-vis de leur passé colonisateur ou de toute autre réalité négative de leur histoire passée et présente, on se condamne à l’angélisme et on fait le jeu du fanatisme.

Aveuglement et cynisme de la politique américaine

Cette démarcation étant faite, il ne s’agit pas de passer sous silence les positions prises par les États-Unis avant les attentats du 11 septembre. Ce n’est pas seulement la politique de Bush vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, comme la politique américaine menée dans d’autres parties du monde, qui sont en cause, mais le soutien direct que les États-Unis ont accordé aux groupes et aux régimes fondamentalistes islamistes.
Dans leur opposition à l’URSS qui avait envahi l’Afghanistan, les États-Unis ont apporté leur soutien et leur appui direct aux groupes islamistes les plus fondamentalistes au Pakistan et en Afghanistan. Ben Laden, aujourd’hui activement recherché par l’administration américaine et les services de renseignements qui offrent une prime pour aider à sa capture, a été activement aidé et soutenu par la CIA. On a fermé les yeux sur le financement des groupes fondamentalistes et terroristes par des pays alliés des États-Unis comme l’Arabie saoudite et le Pakistan. On a laissé s’installer aux États-Unis, comme dans le reste du monde, des réseaux financiers qui alimentent les groupes terroristes, et les États-Unis ont accordé leur soutien au régime des Talibans pour protéger leurs propres intérêts économiques. Cette politique ne peut manquer d’apparaître non seulement injuste et cynique, mais aveugle et dangereuse.
Dans leur relation au droit et aux institutions internationales, les États-Unis ont fait preuve de nombreuses résistances. Ils n’ont pas clairement reconnu le statut de la Cour internationale et des tribunaux internationaux. Ils ont opéré une sorte de chantage sur l’ONU en ne payant pas leur part de budget, et ils ont brusquement changé d’attitude au lendemain des attentats en sollicitant une coopération de la part des autres États. De tels comportements ne renvoient pas seulement aux difficultés que pose le droit international dans le rapport à la souveraineté des nations, mais au fait que les États-Unis ont une conception pour le moins égoïste de leurs propres intérêts nationaux, en même temps qu’ils s’estiment investis d’une mission pour maintenir l’ordre dans le monde sans s’embarrasser d’un encadrement juridique trop contraignant. Comment peut-on prétendre dans ces conditions donner des leçons de vertu aux peuples du monde ? Les États-Unis ont fait preuve d’arrogance, parlé d’un nouvel ordre international et montré jusqu’à présent une incapacité à saisir les nouveaux enjeux du monde et l’importance décisive du rapport Nord/Sud après l’écroulement du bloc communiste. Ce n’est pas seulement la politique de Bush nouvellement élu qui est en question, mais bien l’hégémonie américaine dans sa prétention à veiller à l’ordre du monde, tout en menant une politique au service d’intérêts étroitement nationaux qui les déconsidère aux yeux des peuples. Les États-Unis sont désormais à un tournant : sauront-ils, au-delà de la légitime riposte qui s’impose, tirer les leçons du 11 septembre ?

Ne pas entrer en guerre de religion

Les premières déclarations du président Bush sur la « nouvelle guerre », la lutte entre le « Bien et le Mal » et la nouvelle « croisade », ou encore l’intitulé de l’opération militaire : « Justice sans limite », n’ont pas été seulement maladroites, mais elles sont allées dans le sens de la thèse du « choc des civilisations », développée par Samuel P. Huntington, ancien expert au conseil de sécurité de l’administration Carter et professeur à l’université Harvard.
Cette thèse affirme un nouveau paradigme qui entend servir de modèle dans l’interprétation du monde de « l’après-guerre froide » : la politique mondiale est désormais déterminée par les facteurs culturels ; les conflits les plus importants et les plus dangereux auront lieu entre groupes issus des différentes civilisations. Est ainsi développée la vision d’un monde où les identités ethniques, culturelles, religieuses déterminent l’ordre du politique, établissant les types d’alliances, les antagonismes et les orientations des États. Les risques de nouvelles guerres sont directement reliés à l’intensification d’un « conflit civilisationnel » entre groupes appartenant à des civilisations différentes, l’hypothèse supposée la plus probable étant celle qui mettrait en conflit musulmans et non musulmans.
Une telle vision du monde s’appuie sur l’importance prise par les références ethniques et religieuses dans les nouveaux conflits, après la crise des grandes idéologies et les affrontements entre deux blocs du temps de la guerre froide. Mais si ces références ethniques et religieuses sont bien symptomatiques d’une décomposition, elles ne signifient pas la soumission du politique à la culture au sens ethnologique du terme ou plus encore à la religion considérée comme le facteur décisif de discrimination.
On ne saurait en effet parler d’un seul monde musulman du point de vue culturel et religieux. Celui-ci est en effet riche de courants divers, l’opposition entre sunnisme et chiisme étant la plus connue. Les différents États où la religion musulmane est dominante n’entretiennent pas un même rapport à l’islam, mènent des politiques différentes tant sur le plan intérieur que du point de vue des alliances internationales. Ces pays sont souvent en rivalité et en conflit, et le nationalisme l’emporte sur les références à la communauté musulmane dès que les intérêts des différents pays sont en jeu. La confusion du religieux et du politique est précisément le propre du fondamentalisme islamiste qui divise le monde entre musulman et non-musulman et le « choc des civilisations » peut apparaître alors comme son répondant.
L’histoire du monde moderne est marquée par un mouvement d’émancipation des sociétés à l’égard de la tutelle religieuse et la séparation de la religion et de la politique. Ce mouvement de sécularisation, amenant une dissociation du religieux et du politique, est inséparable de l’avènement de la démocratie et il a pris des formes particulières liées à l’histoire des différents pays. On ne peut sous-estimer la capacité d’évolution des pays qui se réclament de l’islam, selon des voies qui leur sont propres, amenant une dissociation du religieux et du politique. Tout retour en arrière, comme le rêvent les fondamentalistes, est synonyme de régression. La politique a son domaine et ses exigences propres qui ne se confondent pas avec ceux de la culture et de la religion.
Cela n’implique pas pour autant de ne pas prendre en considération les dimensions culturelles et religieuses dans l’analyse des différents pays et continents. Le « choc des civilisations » n’envisage le développement des autres civilisations que sous l’angle d’une menace à l’égard de l’Occident et préconise un repli identitaire. Mais l’ouverture sur le monde est aujourd’hui une réalité et la rencontre avec les autres cultures n’est pas synonyme de perte de son identité. Une telle position crispée et frileuse manifeste une peur de l’autre qui renvoie à ses propres faiblesses internes.
Cette ouverture passe par la remise en cause de l’ethnocentrisme, en sachant que celui-ci n’appartient pas en propre aux États-Unis et aux pays européens. Cette remise en cause ne signifie pas non plus une sorte d’angélisme qui prétendrait s’extraire de l’héritage spécifique dont, qu’on le veuille ou non, on est issu, ou pire encore à son reniement. Mais elle implique un travail d’élucidation des acquis et des limites de cet héritage par la confrontation avec ceux des autres peuples du monde. C’est de la sorte qu’un dialogue, inséparable d’une confrontation intellectuelle tolérante, peut être mené. Pour ce faire, un espace public de discussion et une opinion publique éclairée sont nécessaires, et dans cette optique les clubs, cercles et revues ont un rôle décisif à jouer. Les démocraties européennes offrent un cadre favorable dans ce domaine, mais encore faut-il qu’une bonne partie de ses dirigeants et de ses intellectuels acceptent les ambivalences de leur propre histoire et arrêtent une culpabilisation malsaine qui lamine l’estime de soi, pervertit l’esprit critique et l’ouverture sur l’autre. À l’échelle de l’histoire humaine, aucune civilisation, aucun peuple ne peuvent revendiquer un blanc seing et il importe de savoir à quoi l’on tient dans l’héritage qui nous a été légué tant bien que mal à travers les générations.

Quelle riposte américaine ?

La réaction des États-Unis n’a pas été jusqu’à présent telle que le prédisaient les anti-américanistes et les pacifistes par principe. Ceux-ci n’ont pas pour autant désarmé et attendent le moindre faux-pas pour faire valoir qu’ils « l’avaient bien dit » et qu’ils avaient raison. Dans une logique doctrinaire, l’événement n’a pas de place, il n’est là que pour confirmer à titre d’exemple et de justification des schémas dogmatiques identitaires. L’administration américaine a pu surprendre, après ses déclarations tonitruantes, en affirmant sa volonté de développer une riposte non seulement militaire mais multiforme (policière, économique, judiciaire…) qui prendra du temps, et en soulignant la nécessité d’une coopération internationale dans ce domaine, prenant soin d’éviter tout amalgame avec l’islam.
Ce nouveau terrorisme appelle une riposte sans concession tout en étant ciblée. Il est trop tôt, au moment où ce texte est écrit, pour dire ce qu’il en sera exactement, mais le risque existe d’une riposte militaire américaine qui élargisse la cible, déstabilise la situation dans la région de l’Afghanistan et au sein de des pays arabo-musulmans, faisant de fait le jeu des fondamentalistes et des terroristes. Mais il n’y a pas de fatalité en l’affaire. Les pressions de l’Union européenne, des institutions internationales, le poids de l’opinion, et tout particulièrement de l’opinion américaine, sont importants pour éviter des dérapages incontrôlables. Dans l’épreuve, les citoyens américains font preuve d’un patriotisme auquel les peuples européens ne sont plus habitués. Ce patriotisme ne signifie pas un unanimisme dans les leçons qui peuvent être tirées de l’événement et un soutien inconditionnel à la politique de l’administration Bush. L’opinion américaine a montré dans le passé, lors de la guerre du Vietnam notamment, qu’elle était capable de s’opposer à une politique guerrière qui mène à l’impasse.
Mais au-delà de la question de la riposte militaire américaine, c’est la notion même de guerre et de droit international introduisant un certain ordre dans les conflits qui se trouve mise à mal par les attentats du 11 septembre. S’il y a bien agression contre les États-Unis, cette agression ne correspond pas à une déclaration de guerre entre États débouchant sur une confrontation militaire entre des forces armées rattachées aux belligérants. Il ne s’agit pas non plus d’une guerre civile ou d’une guerre de libération nationale telles qu’on a pu en connaître dans le passé. Nous avons affaire à un phénomène nouveau auquel le droit international actuel paraît peu adapté. La résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui reconnaît le droit naturel à la légitime défense conformément à la charte des Nations-Unies ne règle pas vraiment le problème, et la question est désormais posée d’une évolution du droit international qui permettre un encadrement juridique et une plus grande coopération des États dans la lutte contre le terrorisme.

Développer la coopération Nord-Sud

Cette lutte n’implique pas seulement le renforcement de la coopération militaire, policière et judiciaire et la visibilité des transactions financières. Le fanatisme et le terrorisme peuvent trouver un certain écho dans des masses déshéritées des pays pauvres, révoltées par la corruption de leurs dirigeants, par le cynisme et l’indifférence dont peuvent faire preuve les pays du Nord à leur égard. C’est aussi sur ces bases que la haine et le ressentiment peuvent se développer envers les pays démocratiques développés qui affichent leur richesse et leur puissance.
Après les événements du 11 septembre, les pays du Nord ne peuvent plus se détourner de la réalité, prétendre vivre hermétiquement, à l’abri des souffrances et de la misère des autres peuples du monde. Tirer les leçons de ces événements implique que les pays développés sortent de leur repli et de leur relative cécité à l’égard des pays du Sud, pour développer une politique d’entraide et de coopération cohérente et généreuse en leur direction, respectant leurs cultures et leurs traditions.
Dans cette perspective, notre pays ne peut agir seul et la construction de l’Union européenne représente un enjeu géopolitique important. À côté de la superpuissance américaine, il importe qu’existe un pôle politique puissant qui puisse agir pour le renforcement de la paix et la coopération dans le monde. Liée par un héritage et un passé commun, avec les pays méditerranéens et africains, l’Europe a un rôle central à jouer dans les rapports d’ouverture, de coopération et d’entraide avec ces pays. Ayant sur son sol plusieurs millions d’hommes et de femmes de tradition musulmane, l’Union européenne peut contribuer au développement d’un islam tolérant intégrant pleinement les valeurs démocratiques. Mais encore s’agit-il que les États de l’Union européenne œuvrent dans le même sens, que les différents peuples et leurs représentants puissent être associés plus étroitement à la construction de l’Union, faisant valoir un projet politique et culturel mobilisateur. Tel n’est pas le cas aujourd’hui.
Depuis les années quatre-vingt, les sociétés développées se sont déconnectées de l’histoire et repliées sur une politique étroitement gestionnaire, sans grand projet et vision prospective claire des évolutions du monde, l’idéologie libérale et le modernisme occupant le devant de la scène. De nouveau l’histoire fait signe. C’est en montrant que leurs valeurs ne sont pas celles du marché libre et ne se limitent pas à la puissance technologique et militaire, mais qu’elles sont porteuses d’une conception du vivre-ensemble démocratique, que les sociétés développées peuvent exercer une influence émancipatrice. C’est dans cette perspective que l’Union européenne, quelles que soient les difficultés actuelles de sa construction, doit s’inscrire si elle entend peser dans les affaires du monde. Les pays démocratiques et l’Union européenne, au-delà même de la riposte au terrorisme qui s’impose, sauront-ils tirer les leçons de l’événement ?

Jean-Pierre LE GOFF, président du club Politique Autrement

2 octobre 2001

Lettre n° 22 – Quel héritage pour faire face aux défis du présent ?

– Rencontre avec Jean-Claude Guillebaud –

Est-ce que les cinq ou six valeurs que je me propose de redéfinir sont occidentales ou universelles ? C’est une question préalable à laquelle je dois répondre, surtout pour ma génération qui a été tourmentée par la question de l’universel ou du multiculturalisme.
Nous sommes arrivés à l’âge adulte à la fin de la guerre d’Algérie ; nous sortions des guerres coloniales, de la Shoah, du stalinisme, avec sur nos épaules le remords occidental ; nous étions écrasés par ce que Pascal Bruckner a appelé « le sanglot de l’homme blanc ». Jusqu’à la fin des années 70, nous avons donc été assez réceptifs à ce que j’appellerais « la culture de la différence », c’est-à-dire la mise en critique acerbe de l’héritage occidental, cette honte de soi ou cette haine de soi, qui s’accompagnait d’une ouverture à l’autre allant jusqu’à la démagogie. Nous avons été résolument différentialistes, des sortes de « sous-Lévy-Straussiens », sans le savoir.
C’est au nom du respect de la diversité des cultures, au nom de la spécificité culturelle, en acceptant le postulat, faux à mes yeux, selon lequel toutes les traditions se valent, toutes les cultures sont équivalentes ; postulat selon lequel également nous n’avons pas, nous Occidentaux, à donner de leçons au reste du monde, c’est au nom de ce postulat que toute une génération a pu consentir, approuver ou se compromettre avec les totalitarismes. C’est au nom de ce différentialisme qu’on trouvait formidable la révolution maoïste à la revue Tel Quel, parce que, disait-on, les Chinois n’avaient pas la même conception de la liberté que les Occidentaux. C’est ainsi qu’on a versé dans un tiers-mondisme complaisant. Ce différentialisme a laissé une trace durable pendant deux décennies au moins, et on en trouve encore des marques sensibles chez nos amis socialistes au pouvoir, qui appartiennent en majorité à cette génération. La mienne.

Le différentialisme s’enracine dans une tradition d’extrême droite

Il me semble que nous savons mieux à présent prendre nos distances avec cette acceptation du relativisme culturel, qui est au fond un renoncement à l’universel, tout d’abord parce que nous avons mieux compris que ce différentialisme s’enracinait dans une tradition historique située plus à l’extrême-droite qu’à gauche : l’acceptation de la différence et le refus de l’universel font partie des postulats fondateurs de la culture contre-révolutionnaire. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, tout un courant de pensée s’est opposé à la colonisation, parce qu’elle était censée apporter la culture occidentale aux peuples colonisés et corrompre ainsi les cultures traditionnelles. On était alors très exotique à l’extrême-droite. On l’est assez largement resté. Il existe, dans Le Maître de Santiago de Montherlant, une tirade anticolonialiste féroce, au nom du respect de la différence. Il s’est trouvé que ce concept, enraciné dans la tradition contre-révolutionnaire française, a émigré vers l’extrême-gauche pendant au moins deux décennies et que nous avons été dupes de cette migration.
Après cette période, il s’est produit un changement de sensibilité et ce différentialisme, ce renoncement à l’universel, a réintégré progressivement sa place d’origine, en l’occurrence la nouvelle droite néo-païenne. Pour les gens de mon âge, la parution en août 1980 d’un numéro spécial de la revue Éléments d’Alain de Benoîst, intitulé « Pour un nouveau tiers-mondisme », a constitué un événement symbolique. Elle marquait la ré-appropriation de la culture de la différence par son camp d’origine. C’est dans ses rangs qu’on y trouve aujourd’hui les vrais défenseurs du respect des « traditions » et de « l’enchantement du monde », au sens fondamentaliste du terme : « Surtout, préservons la culture zoulou en Afrique du Sud…, ne luttons pas contre l’excision des femmes en Afrique orientale…, n’imposons pas notre conception de la liberté aux Indiens…, n’imposons pas notre conception de l’égalité au système des castes indien …! » La culture de la différence démagogique a regagné son camp d’origine, et c’est justice.
Je connais bien le très libéral Guy Sorman et j’ai lu avec intérêt, il y a une vingtaine d’années, un assez bon livre de lui sur la révolution conservatrice américaine dans lequel il avait le mérite de voir venir les choses mieux que nous, si j’ose dire… Or, Guy Sorman vient de découvrir avec enthousiasme l’Inde ; il trouve le système des castes formidable. Une culture qui accepte le principe d’inégalité, pour un ultra-libéral, c’est formidable ! Sauf que, à mes yeux, écrire cela est une tricherie. C’est tricher avec l’universalisme. Les intellectuels indiens, en effet, luttent eux-mêmes contre le système des castes depuis des décennies, un système officiellement aboli par la constitution indienne depuis 1948. Le visiteur occidental qui s’extasie devant le système indien des castes, avec cette espèce de démagogie relativiste culturelle et cet ébahissement réjoui, est totalement en porte-à-faux – pour ne pas dire plus – par rapport aux intellectuels de ce pays.

Nos retrouvailles avec l’universel

Deux mouvements, apparus dans les années 60 et 70, Amnesty International et Médecins sans frontières, nous ont aidés à mieux prendre nos distances avec ce relativisme. Très divers dans leur expression, ils ont participé tous deux de ces retrouvailles avec l’universel. J’ai été reporter pendant vingt ans et j’ai côtoyé, depuis l’origine, les fondateurs de Médecins sans frontières qui étaient pour la plupart d’anciens militants d’extrême-gauche – je pense à Bernard Kouchner, à Rony Brauman… Ces militants ont brusquement découvert qu’il fallait aller au-delà de ce deuil occidental, de cette haine de soi, et accepter qu’il existe des valeurs universelles devant lesquelles les différences culturelles doivent capituler. Non, décidément, on ne pouvait opprimer au nom de l’identité culturelle.
Si une partie importante de ces valeurs sont nées dans un canton du monde, celui de la Méditerranée de l’Antiquité tardive ou de l’Europe médiévale, il est vrai que depuis bien longtemps elles n’appartiennent pas exclusivement à l’Occident ; il n’en est pas d’autre part le meilleur serviteur et n’a plus, vis-à-vis d’elle aucun droit de préséance ; il les a trop souvent dévoyées ou instrumentalisées. Quiconque a été comme moi journaliste pendant vingt ans dans l’hémisphère Sud s’est maintes fois trouvé en face d’intellectuels du tiers-monde qui étaient, eux, les vrais défenseurs de ces valeurs, contre nous. Quand l’armée française a torturé en Algérie, il est évident que ces valeurs, au sens doctrinal du terme, ne se trouvaient pas dans notre camp, et en tout cas pas dans le camp des tortionnaires.
Ces valeurs ont d’ailleurs été officiellement reconnues par tous les pays qui ont signé la déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948, et, pour moi, elles ne sont plus « occidentales », mais concernent tout aussi bien un jeune étudiant de Hongkong ou de Canton, un jeune Africain de Côte d’Ivoire… Elles expriment l’aspiration à la démocratie, à l’égalité, à l’égalité des sexes, au respect de l’individu, à la liberté…, et elles ne devraient plus être remises en question au nom du multiculturalisme. Il n’y a que notre démagogie, notre lâcheté ou notre irréflexion qui puissent nous faire accepter qu’elles soient encore contestées pour de mauvaises raisons.
Je ne suis pas sûr cependant que cette évidence soit toujours clairement perçue par l’opinion : on voit réapparaître périodiquement des débats, comme celui du « foulard islamiste », qui laissent entendre que ce compte n’est pas très bien réglé. Mais ces débats ne devraient plus ressurgir aujourd’hui. S’ils persistent, c’est parce que la France – et c’est une bonne chose – est en train de devenir une société multiculturelle, multiconfessionnelle, multiethnique, et que les débats que nous avions avec l’hémisphère Sud se sont transposés et deviennent des débats franco-français. Ils sont devenus domestiques en quelque sorte. Cependant, je ne pense pas que nous soyons prêts à capituler, par exemple, sur la question de la mutilation sexuelle des femmes. De même, accepterions-nous, dans une France qui se communautariserait davantage, de laisser travailler les enfants dans les « sweat-shops » chinoises ? Certainement pas !
Il nous faut donc réapprendre à être ferme sur cette question de l’universel. Mais sans verser pour autant dans l’arrogance néo-coloniale. Car elle aussi revient au grand galop, ce qui rend les choses plus difficiles qu’on ne l’imagine. Il nous faut défendre ce que j’appelle un universalisme paradoxal : ferme sur les principes mais ouvert à l’autre et respectueux des sensibilités différentes.

Ni fascination, ni nostalgie devant la modernité

Je suis agacé moi aussi par certaines postures, très répandues autour de moi. La posture de la dérision, au fond, c’est la renonciation à penser. Je trouve exaspérant cet éloge incessant de la dérision, du calembour, de l’acidité critique qui tournent à vide, cet éloge assez théâtral et faux de la transgression dans une société où il n’y a plus rien à transgresser, et tout cela au nom de la modernité. À l’opposé, bon nombre de mes amis dont je respecte les travaux sont toujours plus ou moins tentés par la nostalgie, nostalgie pour la République, pour la France éternelle, pour la famille traditionnelle et son autorité paternelle, pour la politique qu’on pratiquait sous les préaux d’école, pour un monde sans Internet… Tout cela me paraît sans objet. Je me sens plutôt à l’aise avec la modernité et je n’accepte pas que la critique de la modernité débouche obligatoirement par son rejet. Or, misérablement, on a parfois l’impression que le débat n’est plus qu’entre le tout ou le rien. On est soit « branché », soit « ringard » et quatre-vingt-dix pour cent de la sous-culture médiatique mouline cette opposition rudimentaire, pour ne pas dire sotte.
Cette nostalgie ou cette adhésion irréfléchie représentent tout simplement un symptôme d’un trouble que personne n’ose avouer : nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Pas un penseur politique, pas un philosophe, pas un intellectuel ne sait exactement vers quoi se dirigent aujourd’hui nos sociétés. Ce n’est pas très valorisant de le dire, alors qu’il est assez facile de comprendre pourquoi nous ne savons pas. Nous sommes en train de vivre une grande mutation, un grand tournant, une grande transition historique – n’employons pas trop d’hyperboles – qui est au moins aussi considérable par son ampleur que, par exemple, la fin de l’Empire romain, le début de la Renaissance, le siècle des Lumières ou la Révolution industrielle.
Mais les choses sont beaucoup plus compliquées pour nous. D’abord, parce qu’elles se déroulent dans un temps extrêmement raccourci ; certaines mutations se déroulent aujourd’hui en une dizaine d’années, alors que la plupart dans notre histoire se sont étirées sur un siècle. Et elles vont tellement vite que nous n’avons pas le temps d’élaborer une analyse avant qu’elle ne soit dépassée. La rapidité des transformations crée un immense désarroi et une nouvelle vulnérabilité, notamment pour le politique qui ne peut penser l’impensable, parce que l’invention, le progrès des technologies, les questions posées vont plus vite que la réflexion.

Nous ne savons pas penser ensemble les trois révolutions qui font système

Nous ne vivons pas une seule révolution, mais trois en même temps, et personne n’est capable de penser ensemble ces trois révolutions. Nous apprenons à les critiquer une par une, isolément (et encore !) mais nous ne sommes pas encore capables, et c’est normal, d’élaborer une réflexion critique globale sur ces trois révolutions qui font système.
La première révolution, c’est la révolution économique, autrement dit les mutations du libéralisme qui congédie progressivement la politique, pour faire court, en faisant en sorte que le marché se substitue insensiblement à la démocratie. Le marché que nous étions parvenus à domestiquer est sorti de la bouteille nationale, comme le bon génie, et le politique ne peut plus le domestiquer. Cette révolution est immense dans ses effets.
La deuxième révolution, c’est la révolution informatique. Nous voyons naître un objet étrange, un continent nouveau, un continent virtuel. Le cyberespace est pour nous aussi énigmatique que pouvait l’être le nouveau monde à la fin du XVe siècle. C’est un continent neuf qui émerge, qui a pour particularité d’être nulle part, qui dissout la perception que nous avions de l’espace-temps, qui nous oblige à apprivoiser un concept nouveau, le virtuel, inatteignable par les codes habituels et qui prend à revers toutes les formes de régulation traditionnelles, qu’elles soient politiques, juridiques, pénales, etc. Et pourtant, c’est vers ce continent énigmatique qui échappe par définition à la politique et à la démocratie, qu’émigrent peu à peu une bonne part des activités humaines, le commerce, la culture, la communication… C’est un changement considérable qui est en cours et l’effort de la penser est loin d’être fait, parce qu’il va plus vite que la pensée. Il suffit de s’intéresser un peu aux lois technologiques qui régissent l’informatique, pour le mesurer : la capacité de mémoire des microprocesseurs double tous les dix-huit mois. C’est dire que les potentialités d’extension et d’application de la révolution informatique dans tous les domaines de la vie doublent tous les dix-huit mois, et cela depuis vingt-cinq ans. Pour avoir une idée mathématique de ce que représente cette vitesse, il faut se souvenir de la fable du sage qui a rendu service à un roi : ce dernier lui demande ce qu’il désire en échange et le sage lui répond : « Sire, je ne veux rien d’autre qu’un grain de blé, mais vous le doublerez à chaque case de l’échiquier ». Et le roi, généreux sans doute, mais ignorant tout des mathématiques, accepta sans se rendre compte que lorsqu’on double un grain de blé toutes les soixante-quatre cases de l’échiquier, on arrive à une production de blé supérieure à la production du monde, même aujourd’hui.
Cette deuxième révolution est concomitante de la première et encore plus radicale. Mais, l’une et l’autre ne sont rien comparées à la troisième révolution que nous vivons en même temps, la révolution génétique. Quelque chose de décisif et de définitif s’est passé dans notre rapport au monde, dans notre rapport à notre propre espèce, à notre propre identité, à notre propre perception de l’humanité. Demain, nous ne saurons peut-être plus définir l’humain. La révolution génétique confisque nos repères traditionnels dans la définition de l’humanité, de l’homme, au sens où l’entendaient Robert Antelme dans L’Espèce humaine, ou Primo Lévy dans Si c’est un homme ; l’humanité de l’homme qu’avaient essayé de détruire les nazis en ramenant l’homme au rang de l’animal, de la machine ou de la chose. Nous vivions, depuis la Shoa, selon des principes définis par le code de Nuremberg, un texte élaboré en 1948 dont nous avons oublié l’existence, mais qui définissait les contours de l’humanité de l’homme pour interdire à jamais les expérimentations sur l’humain. Ces repères sont brouillés aujourd’hui par la révolution génétique, d’où cet immense désarroi qui habite tous les comités éthiques de la planète, même s’ils comptent des intellectuels et des personnes remarquables. Nous ne savons pas encore penser cette révolution génétique, c’est-à-dire adopter une posture critique et exigeante à son égard, sans renoncer aux promesses dont elle est porteuse. Nous attendons par exemple la révision des lois dites de bioéthiques qui datent de 1994 ; cette révision tarde parce qu’elle pose des problèmes insurmontables qu’on ne sait résoudre : faut-il configurer l’éthique à la technologie ou faut-il assujettir la technologie à une éthique non évolutive ? C’est une immense question à laquelle personne n’a de réponse. Et je parie une chose : à peine ces lois seront-elles révisées qu’elles seront de nouveau jugées comme dépassées par les partisans à tout crin (ou les profiteurs) des biotechnologies.

Ce que nous refusons d’abandonner

Si l’on envisage ensemble ces trois révolutions et que l’on garde à l’esprit que le problème n’est pas seulement la radicalité de chacune d’elles, mais qu’elles font système, on se rend compte que le pouvoir est déjà confisqué sur toutes ces questions capitales par des mécanismes que mon ancien professeur, le théologien protestant Jacques Ellul, définissait comme « un processus sans sujet ». Attendons-nous à voir les politiques courir, essoufflés, derrière ces problèmes, sans jamais pouvoir les rattraper. Il faut accepter un minimum de modestie, accepter l’idée que nos débats idéologiques du passé sont déjà dérisoires et qu’ils paraissent à nos enfants lointains et archaïques. C’est une constance que les peuples ne comprennent jamais l’histoire qu’ils sont en train de vivre. Cela ne les empêche pas de faire un travail de théorisation, de critique. Nous sommes dans cette phase. J’allais dire dans ce trou d’air de l’histoire.
C’est pourquoi nous devons considérer comme un chantage inacceptable la vieille objection qu’on nous oppose chaque fois que nous nous livrons à une critique exigeante de la modernité : « Qu’est-ce que tu proposes en échange ? » C’est en gros ce que nous répondent nos amis de la deuxième gauche. Mais il est des moments dans l’histoire où l’urgence n’est pas d’avoir un programme de gouvernement dans sa poche, mais de retrouver l’énergie de dire non. « Penser, c’est dire non » disait Alain, le commencement de la pensée, c’est le refus, le refus des fatalités, de la démission, de la désactivation du politique.
Dans cet univers qui est devenu à penser et non maîtrisé, nous sommes provisoirement dans une tempête de l’histoire, un « grain ». Il s’agit de faire le point pour savoir exactement où nous en sommes et ce qui mérite d’être sauvé. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre, en recensant les valeurs fondamentales sur lesquelles nous n’acceptons pas de négocier, auxquelles nous n’acceptons pas de renoncer, quelle que soit la société qui s’annonce demain, quels que soient les séismes qui nous attendent.
J’en ai trouvé six – on peut discuter sur leur formulation – sans chercher à me placer dans une posture moralisatrice et défendre l’héritage, mais pour raconter d’abord leur histoire, dans un travail que les croyants appellent anamnèse, afin de retrouver leur origine. Aucune de ces valeurs n’est naturelle, aucune ne va de soi, chacune d’entre elles est le produit d’une histoire longue, d’un combat, d’une lutte. Leur histoire même montre pourquoi elles sont si fragiles. La liberté n’est pas naturelle, la justice ne l’est pas davantage, pas plus que l’égalité…, toutes ces valeurs sont anti-naturelles, elles sont le résultat d’une volonté.
Je ne m’intéresse pas aux querelles de bornage pour savoir exactement quelle est la part juive de notre héritage, ou la part grecque, ou la part chrétienne. Cet héritage est à la confluence de ces trois traditions qui se sont interpénétrées mutuellement, avec une influence plus forte qu’on ne le croit de l’Islam et une influence plus ancienne de l’Asie (notamment la Perse) qui a inspiré une partie de la gnose, de la tradition chrétienne et même du judaïsme. En revanche, je me suis intéressé à la généalogie de ces valeurs qui ont été depuis trois siècles laïcisées et universalisées et je me suis interrogé sur les raisons et les processus qui menacent chacune d’entre elles.

Nous croyons au progrès…

La première de ces valeurs que je soumets à la discussion et dont dépendent toutes les autres, à mon avis, c’est notre conviction que le temps est droit, qu’il n’est pas courbe. Nous croyons au progrès, pour aller vite, et, si nous sommes croyants, nous sommes habités par l’espérance. Les Juifs l’appellent le messianisme, les Chrétiens l’espérance, les hommes des Lumières le progrès, mais c’est la même chose. Comme le dit Levinas, « Nous sommes accoutumés, nous Occidentaux, à l’idée que le temps aille quelque part. » Cette conviction qui est fondamentale désormais pour tous les peuples de la terre, entraîne l’idée que nous nous sentons co-responsables du monde. Nous ne sommes pas dans la contemplation. « La politique, c’est le goût de l’avenir » écrit Max Weber. Si on ne croit pas à l’avenir, si on se place dans « l’éternel retour », comme dans la perception bouddhiste des choses, le concept de progrès n’a pas de sens et le concept de politique, comme volonté de transformation du monde, n’en a pas davantage. Aujourd’hui, cette conception du progrès est gravement menacée par l’ivresse de l’immédiateté, par l’effacement de l’avenir, par le fait que nous avançons avec plus de crainte que d’espérance, par ce que Zakhi Laïdi appelle le « sacre du présent » dans un essai qui vient de paraître [1]. Nous avons perdu cette vision valorisante du futur qui tirait nos sociétés vers l’avant.

La raison, héritage menacé

La deuxième valeur qui est à mes yeux aussi fondamentale, c’est la raison. C’est la part grecque de l’héritage, celle des premiers philosophes des cités ioniennes, cinq siècles avant Jésus-Christ ; c’est relativement récent. Elle est inséparable de la naissance de la démocratie. C’est la conviction qu’on peut raisonner sur la réalité, non pas en termes de pouvoir ou de magie, mais en termes de concepts. C’est l’émergence de la raison raisonnante et de la raison critique.
Or, aujourd’hui, la raison est menacée sur deux fronts à la fois, et d’abord par le retour, omniprésent, confus, irresponsable, de l’irrationnel. Notre modernité a un parfum du XIXe, on était alors assez passionné par l’occultisme, la théosophie, les tables tournantes… Aujourd’hui, dans la culture populaire ou dans le ronron médiatique, rôde à nouveau l’éloge de l’irrationnel. L’exaltation irréfléchie du paranormal dans une série comme X File ne m’enthousiasme pas. Je pense que c’est plus dangereux qu’on ne l’imagine. Dans les sociétés déboussolées de l’ex-communisme, on assiste à un retour massif de la pensée magique, du chamanisme, encore plus inquiétant.
Mais la raison, au sens grec du terme, est aussi menacée sur l’autre front si l’on peut dire, par le néo-scientisme contemporain, comme si le discours scientifique, comme au XIXe siècle était la dernière instance capable d’exprimer une utopie ; comme si les utopies idéologiques qui ont fait faillite sur le terrain de la politique, de la philosophie ou de l’éthique, s’étaient réfugiées sur les terrains de la science. Nous attendons désormais de la science qu’elle nous dessine un avenir radieux et nous avons à l’égard du savant une attitude de dévotion assez primitive. Nous trouvons naturel qu’on convoque à la télévision un prix Nobel de médecine, de chimie ou de physique pour lui demander ce qu’il pense du PACS, des homosexuels, de l’avortement ou du destin du monde. Dans cette relation à la science, nous sommes infantiles. Nous attendons de la science qu’elle se substitue à tous les autres modes de régulation. Qu’elle dise le Bien et le Mal.
Aux États-Unis, on attend de la génétique qu’elle règle les questions sociales. Les savants eux-mêmes, comblés par tant d’honneurs, renouent avec le scientisme dont s’était moqué Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. On n’ose plus les critiquer et on leur laisse dire des énormités, parce que nous sommes les orphelins de l’avenir radieux. On attend des merveilles de la génétique, du clonage, de la thérapigénie, et les médias amplifient cette attente. Aucune société n’a impunément joué avec le scientisme. Toutes les sociétés qui ont cru, pour paraphraser Heidegger, que la science était capable de penser ce qui était en dehors de son domaine, se sont trompées. Nous avons oublié que la science s’est toujours fourvoyée avec les idéologies les plus totalitaires. Dans les années 30, au moins six prix Nobel allemands de physique et de chimie ont adhéré au parti national-socialiste. Au XIXe siècle, les plus grands savants ont été eugénistes, racistes. Je ne sache pas qu’ils aient jamais fait repentance, puisque le mot est à la mode. En fait, la science n’a rien à dire sur le terrain de la morale et de l’idéologie. Lui demander de définir l’avenir et l’éthique de nos sociétés, c’est une démission. Castoriadis, qui a toujours défendu la raison, n’a cessé de dénoncer le scientisme comme une nouvelle imbécillité de la modernité. Mais personne n’ose contredire Jean-Pierre Changeux ou Claude Allègre, parce que nous sommes en deuil des autres modes de réflexion sur le réel. Le scientisme occupe donc le terrain aujourd’hui, aussi dangereusement que dans les années 30, et il faudrait réfléchir par exemple sur le consensus scientifique qui existait à cette époque sur l’eugénisme.
Tout cela constitue, à mes yeux, un naufrage de la raison et je suis assez d’accord avec Jean-Marc Lévy-Leblond qui est lui-même un physicien et dirige au Seuil la collection « Science ouverte », lorsqu’il dit : « Il faut libérer la raison des scientistes. » Il faut l’arracher à la superstition scientiste. Il suffit de lire les vrais scientifiques, comme ceux de l’école de Princeton, pour comprendre que la science est en train de devenir une superstition idolâtre. Son statut est plus proche du religieux néopaïen, celui-là même dont se moquait Saint-Paul dans l’« Épître aux Romains », que de la raison critique. Un livre passionnant écrit par deux chercheuses américaines et intitulé La mystique de l’ADN [2], a paru il y a trois ans dans l’indifférence générale. C’est une enquête passionnante qui démonte comment dans le discours politique, dans le discours médiatique, dans le discours universitaire, la génétique est en train de se transformer en superstition.

Cette idée que les hommes sont égaux…

La troisième valeur menacée en grande partie à cause de notre démission et de notre lâcheté, c’est l’égalité. Cette idée que les hommes sont égaux entre eux, c’est-à-dire qu’un esclave a autant de droits qu’un citoyen, qu’un barbare venu du dehors a le même statut que l’habitant de la cité, cette idée d’égalité entre les hommes était absolument étrangère aux Grecs ; c’est la part judéo-chrétienne de notre héritage. Le concept d’égalité a une source biblique, juive et chrétienne, même si l’Église et la Synagogue, en tant qu’institutions, n’ont pas toujours été fidèles à l’héritage. C’est le moins qu’on puisse dire.
Cette égalité a été laïcisée depuis longtemps. Mais, pour des raisons assez faciles à comprendre, parce que le totalitarisme a déshonoré l’aspiration égalitaire, parce que c’est au nom de l’égalité qu’on a fait le goulag, nous sommes engagés dans un processus inégalitaire inquiétant. Je suis révolté de l’inattention des intellectuels devant la puissance de ce que j’appelle dans mon livre le « projet inégalitaire ». Nous sommes en train de nous accoutumer à un monde qui aurait renoncé à toute aspiration égalitaire. Cela prend des formes tellement démesurées qu’elles en deviennent risibles sur le plan superficiel. Mais, sur le plan socio-économique, l’accroissement des inégalités me paraît vertigineux. L’effroi des intellectuels américains, plutôt démocrates, devant l’explosion des inégalités aux États-Unis depuis trente ans, donne des indications inquiétantes. L’imprégnation puritaine de la société a toujours moralisé le débat politique américain, et on retrouve dans les textes, depuis le début du siècle, la même question lancinante : « Jusqu’où peut-on aller dans les inégalités pour qu’elles soient moralement acceptables ? » Quelle est l’ouverture du compas inégalitaire que peut accepter un bon protestant soucieux de son salut ? C’est une question récurrente et, comme les Américains sont pragmatiques, ils ont toujours chiffré leurs évaluations.
Au début du siècle, dans les années 10-20, on considérait aux États-Unis que le patron ne devait pas gagner plus de vingt fois que son salarié le moins payé ; ce n’est déjà pas mal, puisqu’en francs actuels cela donnerait un salaire de 5 000 francs pour le smicard et de 100 000 francs pour le PDG. Pour certaines sociétés, c’est déjà très inégalitaire. Je me souviens d’un temps, celui de ma jeunesse, où les intellectuels japonais trouvaient les sociétés occidentales très inégalitaires. Au Japon, on considérait que l’éventail acceptable devait aller de un à sept. Les sociétés asiatiques – elles ne le sont plus tout à fait – étaient de ce point de vueplus égalitaristesqueles nôtres. Cette évaluationdudébutdusièclen’aguèrechangé aux États-Unis jusqu’au milieu des années 60. Les statistiques nous indiquent que l’année 1967 constitue le commencement dugrandvirage.Je ne sais pas pourquoi, c’est ainsi. C’est en 1967 que la tendance s’est inversée et que le compas inégalitaire a commencé de nouveau à s’ouvrir, mais avec une rapidité foudroyante. Si j’en crois les statistiques que j’ai trouvées dans les livres de l’économiste Lester Thurow, au début des années 70, on était déjà passé à un rapport de un à quatre-vingt ; dans les années 80, on est passé à un rapport de un à cent soixante-dix ; et aujourd’hui on est dans un rapport de un à quatre cents. On peut discuter du choix des paramètres, mais on peut dire globalement que la tolérance sociale à l’inégalité a été multipliée par quarante aux États-Unis, en trente-cinq ans. En France, en Angleterre, en Allemagne, avec un rythme différent, nous suivons le même chemin.
Lorsque vous dites cela à des penseurs libéraux, ils vous renvoient à la lecture de John Rawls. Il se trouve que je connais très bien le travail de Rawls, je me suis occupé de sa publication en France, au Seuil. Sa thèse consiste à dire, pour simplifier, qu’une société peut accepter l’augmentation des inégalités à condition que les plus pauvres soient malgré tout bénéficiaires. Si l’augmentation des inégalités qui se fait en récompensant les gagnants, les performants, les battants, profite aux moins favorisés, l’aggravation des inégalités peut être moralement acceptable. Au fond, considère-t-il, il vaut mieux un monde inégal dans lequel les pauvres sont plus riches, qu’un monde égal dans lequel les pauvres sont plus pauvres.
Sauf qu’invoquer John Rawls, comme le fait abusivement Alain Minc, c’est tout simplement ignorer ce que disent les statistiques américaines. Je me suis intéressé à la question de savoir comment avait évolué le pouvoir d’achat des plus pauvres – je ne parle pas des misérables, mais de la catégorie des 20% des plus pauvres, des salariés du bas de l’échelle, c’est-à-dire le cinquième de la population américaine. Comment ont évolué leurs revenus pendant ces trente dernières années ? Les statistiques de l’année 1972 à l’année 1998, ont été publiées dans la presse française, en page 20 dans Libération et noyées dans les pages de la bourse du Monde. Elles montraient que, pendant ces vingt-six ans, le produit national brut américain avait augmenté de 87%. L’Amérique a connu un boum économique sans précédent, surtout dans ces dix dernières années. Dans le même temps où l’économie américaine avait presque doublé sa richesse globale, on constate les deux phénomènes suivants. Au milieu des années 70,1% de la population américaine possédait 8% de la richesse nationale ; aujourd’hui, 1% possède 27% de la richesse nationale. Premier indicateur faramineux, lorsqu’on y réfléchit bien. Deuxième indicateur : de combien ont augmenté les revenus des 20% les plus pauvres ? Pendant la même période, ils ont diminué de 14% ! La société la plus riche du monde, dans une des périodes d’expansion économique les plus miraculeuses de son histoire, appauvrit de 14% un cinquième de sa population. Je sais bien que ces chiffres sont contestés par certains économistes libéraux et qu’il faudrait introduire des correctifs (liés notamment à l’immigration). Il n’empêche que le mouvement général est bien celui-là.
C’est vrai d’autre part qu’il y a eu des débats aux États-Unis, qu’un nouveau militantisme est en train de naître chez les jeunes, que beaucoup d’intellectuels ont publié des livres sur ce sujet, il n’empêche que, pendant des années, nous n’avons pas beaucoup entendu agiter ce thème (la flambée des inégalités américaines) très souvent dans nos gazettes, même si c’est moins vrai aujourd’hui. Or, il donne une idée de ce qui est en train de se produire chez nous, dans les mêmes proportions. Lorsque nous entendons dire à nos hommes politiques, avec une certaine candeur attendrissante, qu’il faudrait éliminer quelques inégalités qui persistent, cela me fait bondir : elles ne « persistent » pas, elles explosent.
Notre passivité devant ce phénomène pose question. Avons-nous renoncé à toute aspiration égalitaire ? Avons-nous délibérément fait notre deuil de cette aspiration minimale de cette égalité entre les hommes ? Sommes-nous mûrs pour transposer culturellement un système de castes à l’occidentale ? Tout se passe comme si… Et si nous lâchons sur le terrain socio-économique, nous lâcherons sur le terrain génétique. Émergeront alors des phénomènes d’archaïsmes, des retours à des logiques d’esclavage ou de castes, au cœur de la modernité.

L’individu, la valeur centrale de référence

Je ne reviendrai pas sur la quatrième valeur que j’ai déjà abordée. J’ai déjà dit combien la notion d’universel me paraissait essentielle et menacée.
La cinquième valeur, c’est la question centrale de l’individualisme. Nous sommes les premières sociétés dans toute l’histoire de l’humanité à avoir fait de l’individu la valeur centrale de référence et, pour paraphraser la terminologie de Marcel Gauchet ou de Louis Dumont, nous avons rejeté assez largement toutes les conceptions holistes de la société, toutes celles qui font prévaloir le tout sur les parties. Nous avons refusé le holisme, de droite ou de gauche, c’est-à-dire la discipline du groupe, la capitulation de la liberté devant les disciplines familiales, ethniques, patriotiques, militaires…, pour ériger l’individu en tant que valeur référentielle. C’est une immense conquête des Lumières, qui a cheminé pendant trois siècles et s’est sans cesse heurtée à des contre-révolutions holistes. Les totalitarismes ont été holistes, et, de ce point de vue, le marxisme l’a été autant que le nazisme. Hitler disait de façon ingénue que le temps du bonheur individuel était fini dans l’Allemagne national-socialiste.
Mais, aujourd’hui, dans nos sociétés où l’individualisme a triomphé, l’individualisme se retourne contre l’individu. Nous avons fait naître un homme contemporain à la fois souverain dans sa liberté et orphelin ; nous avons fait naître ce que Marcel Gauchet appelle un « individualisme inquiet », une solitude du désarroi. Nous avons fait triompher la désaffiliation, la rupture avec l’appartenance au groupe et nous nous trouvons étrangement dans une culture troublée, parce qu’elle veut sauvegarder l’individualisme et la liberté individuelle et qu’elle essaie tout à la fois de retrouver des modes d’appartenance collectifs. Nous cherchons sans cesse à retisser le tissu social, à réinventer des cultures d’appartenance. Nos sociétés sont hantées par ce besoin obsessionnel de retrouver du « nous » en face du « je » triomphant. Le vocabulaire médiatique en porte trace, presque à son insu. Prenons l’exemple du terme « exclusion » : lorsqu’on parle des exclus, plutôt que des pauvres, on ne fait pas d’abord référence à une souffrance qui est le produit de la misère, mais à un sentiment d’exclusion du groupe. On retrouve la même connotation symbolique dans la lutte des « sans-papiers ». Le « sans-papiers » n’appartient pas à un groupe. Il incarne le comble de l’individu, sans affiliation.
Ce qui complexifie notre société, c’est que subsistent les restes de la culture soixante-huitarde qui continue de réclamer toujours plus de libération pour l’individu. D’autre part, le désarroi contemporain exige une ré-appropriation du collectif. D’où ces formes dangereuses de tribalisme, de communautarisme, qui sont au fond des quêtes de solidarités de substitution. Tous ces phénomènes que Michel Maffesoli a bien analysés – sauf qu’il s’en félicite alors qu’ils m’angoissent – tous ces phénomènes de tribalisme urbain sont au fond l’expression de ces individualités souveraines et désemparées. Nous avons un vrai problème avec l’individualisme, que personne ne sait résoudre. Comment éviter qu’il ne se retourne contre l’individu ? Comment prendre conscience que, dans notre succès même d’émancipation, nous avons franchi une ligne blanche et qu’une société ne peut pas être seulement une addition d’égoïsmes individuels, comme le souhaiteraient les « libéraux-libertariens » qui récusent toute forme de régulation sociale ?
Je n’ai pas de réponse à ce problème, parce que je ne suis pas prêt à renoncer à la liberté individuelle – le soixante-huitard qui est en moi s’insurge contre tout retour possible de l’autoritarisme, de la pudibonderie, du moralisme disciplinaire – et en même temps je ne suis pas d’accord pour que nos sociétés deviennent demain des jungles d’individus désaffiliés, de « particules élémentaires » pour reprendre le titre de Michel Houellebecq, qui ne seraient plus régulées que par le code pénal et le marché. Car tel est le destin des sociétés atomisées. Toutes les analyses sur la pénalisation des sociétés convergent : les sociétés dans le désarroi deviennent répressives. Jamais l’Amérique n’a connu une telle explosion pénitentiaire. Il y a deux millions de prisonniers dans les prisons américaines aujourd’hui, alors qu’il y en avait deux cent soixante mille à la fin des années 60. Le nombre de prisonniers a été multiplié par plus de huit en une génération. La perte de solidarité entraîne forcément la répression. Seuls les imbéciles peuvent croire encore que davantage d’individualisme et de transgression nous amène vers davantage de liberté. Cette aggravation de la pénalisation n’est pas propre aux États-Unis. Nous avons connu en France un alourdissement du système pénal dans tous les domaines.

Justice ou lapidation symbolique ?

La dernière valeur fondamentale pour moi, c’est la justice. Nous sommes en grande question avec notre appareil judiciaire pour plusieurs raisons. Sous l’influence de l’individualisme, sous l’influence de ce mode de récrimination de « tous contre tous », sous l’influence du système médiatique pris au sens large, nous sommes en train de voir réapparaître chez nous des formes très archaïques que le système judiciaire – en gros, le Droit romain – était censé avoir conjurées, je veux parler de phénomènes comme ceux du sacrifice ou de la vengeance. Il est possible que nous rentrions à nouveau dans des logiques sacrificielles, que nous retournions vers des sociétés de lynchage émotionnel dans lesquelles la revendication acrimonieuse de « chacun contre chacun » supplante progressivement l’équanimité de la justice et de l’État de droit.
Je ne prends pas à la légère ce qu’on appelle le lynchage médiatique, ce rapport empoisonné qu’entretient désormais le monde des médias avec le système judiciaire. On vient d’inventer une sanction qui n’était pas prévue par le code pénal : la lapidation symbolique. Dès qu’il se produit quelque chose dans nos sociétés, le premier réflexe est de désigner un coupable. C’est devenu un tropisme. Quelquefois, il y a de vrais coupables, comme dans les affaires du sang contaminé ou de la vache folle. En ce qui concerne les tempêtes qui ont dévasté nos côtes, je ne suis pas certain qu’il y ait de vrais coupables, de même que lorsqu’un terrain de camping est inondé en Haute-Savoie. Le premier réflexe est non seulement de trouver un coupable, mais de le désigner médiatiquement. C’est-à-dire de le lapider symboliquement. Et quelquefois ces lapidations symboliques aboutissent à un meurtre effectif, puisque les gens se suicident. La chasse aux pédophiles qui a été médiatisée de manière insensée en 1997 a provoqué sept suicides. Je connais assez bien trois dossiers, notamment celui d’un professeur de Bordeaux, indûment cité alors qu’il n’avait aucune tendance pédophile, et qui s’est jeté du pont d’Aquitaine parce qu’il n’a pas supporté qu’on salisse son honneur. Cette espèce d’hystérie qui a saisi la société française, alors qu’elle avait coupablement ignoré ce crime pendant trente ans, aboutit à des phénomènes qui, à mes yeux, sont très proches dans leur structure des phénomènes de bouc-émissairisation ou de lynchage victimaire que décrit René Girard.
Lorsqu’on désigne un coupable, il est médiatisé en deux jours, et il se produit alors inévitablement un décalage avec la justice qui doit être lente, car la dimension du temps est nécessaire à l’équanimité et à l’apaisement des passions. Le propre de la justice est de prendre ses distances avec l’émotion et avec la vengeance. Le lynchage symbolique est instantané et on nous apprend deux ou trois ans après, dans un petit entrefilet, que le lynché était innocent. Mais le mécanisme social a déjà rempli son rôle. Je souscris aux analyses de René Girard qui explique que les lynchages ont pour fonction de créer une unanimité de substitution et de ramener provisoirement la paix dans le groupe. Mais plus les sociétés sont travaillées par le démembrement ou le désaccord, plus elles ont besoin de victimes, parce que l’efficacité du mécanisme de lynchage s’exténue. J’ai l’impression que l’actualité s’accélère et que nous avons besoin de deux coupables par semaine à présent. Quelquefois avec raison, d’autres fois sans raison.
On peut dire aussi que, dans les entreprises, on accepte de sacrifier une partie des salariés pour le profit du plus grand nombre. Qu’est-ce que le fameux downsizing qu’on a massivement pratiqué dans les années 90, aux États-Unis, sinon une version douce du sacrifice ?

DÉBAT

« Dictature des marchés » ou démission des politiques ?

– Q : L’économie domine le politique. C’est un peu l’histoire de la poule et de l’œuf. Est-ce que ce sont les marchés qui dominent aujourd’hui ? Ou bien les politiques qui ne savent pas jouer leur rôle ?

– J.C. Guillebaud : La question est pertinente à un double titre et, en même temps, je la conteste un peu. Elle est pertinente parce qu’une bonne part de ce qu’on présente comme une fatalité a été le produit de décisions politiques. Toutes les décisions concernant la financiarisation de l’économie, la réforme de la conception même de l’entreprise, ce qu’on a appelé la « corporate governance », l’ouverture des marchés, l’importance donnée à la bourse, etc., toutes ces prétendues fatalités ont été le produit de décisions politiques à l’origine. Elles n’allaient pas de soi, elles n’étaient pas inévitables.
Deuxièmement, vous avez raison, je pense que le politique a, en réalité, plus de marges de manœuvre qu’il ne le pense et qu’il y a aussi dans cette démission une part de lâcheté, une part de renonciation d’agir sur les choses, et en ce qui concerne la France, sans faire de procès, c’est assez largement l’héritage des deux septennats mitterrandiens. Il a existé, sous Mitterrand, un discours de l’impuissance, qu’il s’agisse de la politique internationale ou de la politique intérieure, et cette culture de l’impuissance a contaminé l’ensemble de la société française : « On ne peut rien faire ! » On ne pouvait rien faire à Sarajevo, on ne pouvait rien faire contre les marchés financiers, et cet affaissement de la volonté politique, cette espèce d’exténuation fin de siècle ont assez largement contaminé le discours dominant. Par exemple, souvenons comment, il y a seulement quatre ou cinq ans, la presse avait pris l’habitude de nous désigner quotidiennement les marchés financiers comme le lieu de la raison, alors que la politique était désignée comme le lieu du populisme et de la démagogie, de la déraison et de l’émotivité… Nous n’étions que quelques-uns à soutenir que les marchés ne sont pas le lieu de la raison, mais de l’irrationnel, de l’émotivité et du court terme. Je me souviens avoir envoyé à un ami un article du Financial Times qui montrait que l’influence de l’horoscope sur la bourse de Tokyo était considérable. Une culture de la démission s’est nourrie de tout cela. C’est à cette époque qu’on a appris à sourire du volontarisme politique. On a laissé progressivement devenir hégémonique ce vieux projet libéral : depuis les pères fondateurs, depuis Adam Smith, existe ce projet de congédier la politique. L’utopie libérale, c’est un monde dans lequel le marché se substituerait à la décision politique. Il deviendrait une sorte de pilotage automatique de nos sociétés, avec comme seuls garde-fous la police et l’école. L’État n’est plus dans cette perspective qu’une superstructure intempestive, coûteuse, ringarde…
Au cours des quinze dernières années, nous avons laissé progressivement cette culture devenir idéologie dominante. Je suis d’accord avec Jean-Paul Fitoussi, lorsqu’il explique que les débats sur la mondialisation sont confus, parce qu’on confond la réalité de la mondialisation et l’idéologie de la mondialisation. La mondialisation est un phénomène historique, comme l’industrialisation, alors que l’idéologie de la mondialisation n’est au fond que ce stratagème qu’ont trouvé les politiques pour justifier la régression sociale ou se défausser de leur responsabilité. Autrement dit, l’industrialisation idéologique de la mondialisation va aboutir à l’abolition progressive du code du travail, sous prétexte que c’est la mondialisation qui l’exige. Beaucoup de nos décideurs, de nos « manipulateurs de symboles » confondent, sciemment ou pas, les deux choses.
En face d’une gauche en panne d’idées, incapable de dessiner une vision de l’avenir, le seul laboratoire d’idées existant aujourd’hui en France, c’est le MEDEF. C’est un symptôme historique extravagant. C’est symptomatique de la démission du politique, mais aussi de la démission des intellectuels qui ont déserté le social. Une bonne partie d’entre eux s’est désintéressée de la société française. J’ai un vieux compte à régler avec certains de mes amis. Ils prennent des postures sympathiques en défendant les Kosovars ou les Tchétchènes et ils ont raison, mais je les vois moins souvent protester contre la précarité du travail, défendre le mal-logé ou protester contre l’explosion des inégalités. La démission massive des intellectuels du champ social a fait la fortune de Bourdieu, parce qu’il est le dernier à avoir campé sur ce terrain et à y travailler. On peut être en désaccord avec lui, mais il est sur ce terrain du social.

Quelle fidélité à notre héritage ?

– Q : Au début de votre exposé, vous avez rappelé qu’il existe des cultures étrangères à la nôtre qui génèrent, comme les castes en Inde, des inégalités sociales et l’esclavage. Par ailleurs, vous avez rappelé que les valeurs fondamentales sont une création de l’esprit humain, et non pas des valeurs innées ou transcendantes, et qu’elles sont pour l’essentiel occidentales. Vous nous avez montré – et c’est notre contradiction – de quelle façon non seulement nous n’exploitons pas ces valeurs, mais nous en faisons un mauvais usage. Nous retrouvons dans nos sociétés les inégalités, et ce n’est pas nouveau. Depuis des siècles, nous avons fait au nom de la raison des aberrations dans le monde. Sommes-nous encore autorisés à prêcher des valeurs ou nous en servons-nous comme d’un alibi pour entretenir notre bonne conscience ?

– J.C. Guillebaud : Est-ce une contradiction ? J’ai écrit, il y a sept ou huit ans, un petit livre, La Trahison des Lumières, précisément pour répondre à cette question. Il ne s’agit pas de condamner ou non les Lumières, mais d’être capables de reconnaître que nous les avons trahies et que nous sommes infidèles à notre propre héritage. Aujourd’hui, la mondialisation sur le plan culturel peut s’analyser en ces termes-là. C’est une sorte d’imposture qui ressemble à mes yeux à celle de la conquête coloniale. Quand l’Occident s’est lancé dans la colonisation, il l’a fait au nom d’un discours de légitimation et au nom de prétendues bonnes raisons, pour civiliser la planète, pour apporter les Lumières, pour arracher les peuples lointains aux ténèbres de l’ignorance…, et il l’a fait pour l’essentiel au nom de l’Évangile. L’évangélisation a été concomitante et a servi d’alibi à la colonisation. Le missionnaire a ouvert la route au conquérant et au colon. On a instrumentalisé le message évangélique ou l’héritage biblique, pour justifier la conquête. Mais, dans ce processus, il n’y avait pas que des salauds, mais aussi des gens qui y ont cru pour de bonnes raisons. Ceux qui sont partis à l’époque de Jules Ferry pour alphabétiser ou fonder les hôpitaux et soigner les gens, n’étaient pas dans la mauvaise foi. Il n’empêche que, historiquement, la colonisation a été l’instrumentalisation de valeurs au service de la conquête.
Je pense qu’aujourd’hui nous sommes dans le même processus, mais nous n’osons pas le dénoncer. La mondialisation est en général justifiée par ses défenseurs grâce à l’invocation de l’universalisme : la mondialisation apporte les Droits de l’homme, c’est aussi le Tribunal pénal international, c’est aussi le rêve d’un droit international mondial, d’une éthique universelle, c’est la contestation du principe de souveraineté qui permettait aux tyrans d’opprimer leur peuple, autrement dit la mondialisation, ce sont les valeurs universelles apportées au monde. Tel est le discours ! Dans la réalité, la mondialisation, c’est Bill Gates, c’est Nike, les multinationales, c’est la mise en coupe réglée du monde. C’est la re-colonisation du monde sous d’autres formes. Et pour ce qui concerne la culture, dans ses grandes proclamations, la mondialisation prétend apporter la « culture humaine » aux peuples de la terre. Dans la réalité, elle apporte MTV ou Dallas, ou la sous-culture médiatique dont les Américains ont honte eux-mêmes. Les pays du Sud vivent la mondialisation comme une agression et, quand ils réagissent contre cette mise en question de leur culture et de leur identité, ils ont la tentation de se barricader dans la différence, ce que certains dénoncent comme de l’obscurantisme ou du fondamentalisme, comme des « identités meurtrières », pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf. Cette dénonciation, au nom de la posture morale, est aussi hypocrite que la posture missionnaire de l’époque de la colonisation.
Lorsqu’on met en cause la mondialisation avec sa logique conquérante, on se fait souvent accuser d’être archaïque, de refuser la modernité, d’être souverainiste. Pour beaucoup de ceux qui écrivent dans nos gazettes, la mondialisation est une nouvelle version de « Si tous les gars du monde voulaient se donner la main ». Pour eux, « la suppression des frontières, c’est tout de même mieux que tous les nationalismes qui empoisonnent la planète…. » Si vous commencez à critiquer cette analyse infantile de la colonisation, on vous reproche immédiatement de camper dans la nostalgie.
Distinguons encore une fois la globalisation toujours croissante de l’économie, grâce notamment aux technologies nouvelles qui facilitent le déplacement des capitaux à la vitesse de la lumière, – c’est un phénomène historique, irrécusable et qui ne présente pas que des inconvénients – et l’aspect inégalitaire, destructeur, agressif de ce phénomène. Acceptons donc la mondialisation, mais sous bénéfice d’inventaire, sans perdre une seule seconde notre sens critique. Sortons de la pensée magique et de l’injonction faussement moralisante.

Jean-Claude Guillebaud, écrivain, journaliste et éditeur est notamment l’auteur de La Trahison des Lumières (1995), La Tyrannie du plaisir (1998) et La Refondation du monde(1999). Cette rencontre a eu lieu dans le cadre d’un « Mardi de Politique Autrement », le 7 novembre 2000.

Notes

[1] Zakhi LAÏDI, Le Sacre du présent, Flammarion.

[2] Dorothy NELKIN et Susan LINDEE, La mystique de l’ADN, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel BLANC, préface de Jacques TESTART, Belin, 1998.


Lettre n°21 – novembre 2000 Christopher Lasch, analyste des évolutions de la société américaine

Christopher Lasch (1932-1994), historien et philosophe américain, a développé une analyse critique de la société américaine et de ses évolutions qui est demeurée largement inconnue en France. Ses livres : The Culture of narcissismAmerican life in an age of diminishing expectations et The Revolt of the elites and the betrayal of democraty sont parus aux États-Unis en 1979 et 1995. Ils sont publiés en France, sous les titres : La culture du narcissisme, Robert Laffont, 1981 et édit. Climats, 2000 et La Révolte des élites, édit. Climats, 1996.

École et inégalités dans la société américaine

« Les réformateurs, malgré leurs bonnes intentions, astreignent les enfants pauvres à un enseignement médiocre, et contribuent ainsi à perpétuer les inégalités qu’ils cherchent à abolir. Au nom même de l’égalitarisme, ils préservent la forme la plus insidieuse de l’élitisme qui, sous un masque ou sous un autre, agit comme si les masses étaient incapables d’efforts intellectuels. En bref, tout le problème de l’éducation en Amérique pourrait se résumer ainsi : presque toute la société identifie l’excellence intellectuelle à l’élitisme. Cela revient à garantir à un petit nombre le monopole des avantages de l’éducation. Mais cette attitude avilit la qualité même de l’éducation de l’élite, et menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »

La Culture du narcissisme, édit. Climats, p. 188.

Éducation et thérapie

« La pratique thérapeutique et pédagogique actuelle, qui est toute empathie et compréhension, espère fabriquer la bonne opinion de soi sans risque. Même des sorciers ne sauraient pratiquer un miracle médical de cette ampleur. Les premiers freudiens mettaient en garde contre de mauvais usages « prophylactiques » de la psychanalyse pour reprendre le mot d’Anna Freud. Ils savaient qu’une lecture superficielle de Freud encourageait la notion selon laquelle des méthodes éclairées d’éducation de l’enfant pourraient éliminer souffrance et névrose. Ces premiers disciples de Freud répliquaient à cet optimisme béat en rappelant qu’il n’est jamais facile de grandir, que les enfants n’arrivent jamais à la maturité s’ils ne résolvent pas des choses par eux-mêmes. Mais les professionnels de l’aide psychologique ne prêtèrent aucune attention à ce réalisme. Afin de justifier l’expansion de l’autorité thérapeutique sur la famille, l’école et de vastes domaines de prise de décision publique, ils élevèrent des prétentions extravagantes au nom de leur compétence d’experts. Ils s’érigèrent en médecins non seulement de patients individuels mais d’une société malade. »

« L’abolition de la honte », La Révolte des élites, édit. Climats, 1996, p. 210.

Obsession du respect et violence chez les jeunes Noirs des ghettos

« Ils [les jeunes Noirs] se servent de leur condition de victime comme d’une excuse pour toutes les sortes d’échec et ils perpétuent par là l’une des sources d’échec les plus profondes : la difficulté qu’éprouve la victime à acquérir le respect d’elle-même. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les jeunes Noirs des ghettos, les jeunes hommes en particulier, aient l’obsession du respect et qu’ils pensent qu’un affront à leur honneur – « dissing » qui est la marque ouverte de mépris ou de « manque de respect » [disrespect] – justifie des représailles violentes. Quand on a du mal à avoir du respect pour soi-même, il est tentant de confondre ce respect pour soi-même avec la capacité à provoquer la peur. La sous-culture criminelle du ghetto ne sert pas seulement de substitut à la mobilité sociale, l’argent facile (même avec tous les risques qui lui sont associés) offrant une solution de rechange séduisante aux petits boulots galères, mais aussi de terrain pour faire ses preuves et gagner le respect qui est si difficile à obtenir par les moyens légaux. La canonisation rétrospective de Malcom X peut se comprendre comme la version politisée de cette focalisation déplacée sur la violence, l’intimidation et le respect de soi-même. »

« Politique et race à New York », La Révolte des élites, édit. Climats, 1996, p. 145-146.

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000

Lettre n°21 – novembre 2000 Parents sur les bancs de l’écoleImpression d’irréalité 

Nous voici, parents assis de nouveau sur les bancs de l’école face à des enseignants sur l’estrade. Dix d’entre eux (neuf femmes et un homme) viennent un par un nous exposer ce qu’ils pensent du niveau de la classe, de son état d’esprit et leur méthode pédagogique… La professeur principale assène sur un ton un peu sec une série d’informations : la classe n’est pas mauvaise, la « participation » et la « communication » y sont bonnes, les élèves prennent la parole volontiers et il n’y a pas d’énormes problèmes de discipline… Nous voici quelque peu rassurés. Mais aussitôt commencent quelques litanies qui semblent bien s’adresser à nous. L’enseignante s’indigne et s’étonne quelque peu : les jeunes ne savent plus compter sans leur calculette et tout le monde s’en plaint, il y a des jeunes grands et costauds, mais qui sont restés de « gros bébés », il va falloir leur faire comprendre qu’ils doivent se prendre en main… Au passage, on nous signale que nombre d’enseignants sont débordés, font des heures supplémentaires et qu’il y a sûrement un problème d’effectifs… On ne comprend pas très bien ce que nous pouvons y faire. Chaque enseignant, qui a naturellement tendance à ne considérer que sa propre discipline, vient tour à tour charger la barque, sans trop se poser la question : trente-trois heures de cours par semaine, n’est ce pas beaucoup ?
Mais le plus frappant, c’est le mot « réussite » qui revient en leitmotiv dans tous les discours. On tient à nous dire et à nous répéter que tout sera fait pour la réussite de nos enfants, il faut que nous en soyons assurés, mais, attention, si vraiment nous la voulons (la réussite), il va falloir que chacun se sente concerné et y mette du sien. On compte sur nous et on nous le fait savoir : rien ne peut se faire de valable sans la mobilisation de l’enfant et des parents. Nous, parents, sommes fortement invités à vérifier dans le détail si notre enfant a bien assimilé les cours. Ne pas oublier les leçons à apprendre et les devoirs à faire, ne pas oublier de regarder tous les soirs le carnet de correspondance. La professeur principale convoquera les parents dans l’ordre des difficultés rencontrées : les derniers parents convoqués, indique-t-elle, n’auront pas trop de soucis à se faire. En ce début d’année, il est trop tôt pour savoir encore le sort qui nous est réservé.

Modernisme et désuétude

Étrange réunion qui n’est pas sans rappeler les réunions de mobilisation pour cadres ou les stages de formation. Un jeune enseignant, frais émoulu des IUFM, nous présente fièrement son outil d’autocontrôle. L’enseignante de français nous fait part des objectifs et des compétences : « savoir transmettre des émotions », « savoir nommer ses sentiments ». L’enseignante d’anglais, bavarde infatigable, semble quant à elle très attachée à la notion de « cursivité ». Il y a aussi les « paliers d’orientation » et les « choix stratégiques d’option », ainsi que le fameux stage d’une semaine en entreprise qui nécessite aussi un plein investissement… Ces nouveaux mots se mêlent à un langage plus connu : on nous parle de cahiers et de classeurs divers, de pastilles rouges et vertes pour le rangement. Et puis ces quelques mots de l’enseignante de français : « J’aimerais tant qu’ils découvrent la lecture-plaisir ». Curieux mélange de modernisme et de désuétude.

Doux fond sonore

Sommes-nous encore à l’école ou dans une entreprise de formation visant à adapter au mieux les enfants à un monde en plein bouleversement ? L’école dite de la « réussite pour tous » n’a plus grand chose à voir avec celle de notre enfance. Les sociologues et les pédagogues de la modernisation ont beau dénoncer le moindre signe de nostalgie, notre esprit est ailleurs et musarde du côté de la cour de récréation. Les discours des enseignants comme un doux fond sonore. Étrange climat, dans cette salle de classe où l’on peut voir par la fenêtre les feuilles des grands arbres tomber. Nos enfants ont-ils encore le temps de rêver ?

M. de Landemer

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000