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Lettre n° 47 – Conflit dans le Caucase : que s’est-il passé ?

Michel Foucher (*)

Michel Foucher
  • Stratégies et enjeux-
    Au mois de juin 2008, j’avais rencontré la plupart des autorités géorgiennes, en compagnie d’analystes américains, et étais rentré en France avec l’idée qu’un conflit se produirait pendant l’été, mais en Abkhazie. Le président géorgien Saakachvili a eu pendant longtemps des contacts avec Poutine et ensuite avec Medvedev. Il se peut qu’il ait évoqué avec eux un scénario de sortie de crise à propos de l’Abkhazie, y compris de type chypriote, sous la forme d’un partage de l’entité, comme prix à payer à la Russie pour un rapprochement avec l’Otan.
    Au sommet de l’Otan à Bucarest, en avril 2008, la Russie a remporté une victoire tactique. La Géorgie et l’Ukraine, sous l’influence de la France et de l’Allemagne, n’obtiennent pas le MAP [1] première étape d’une intégration dans l’Otan. L’Allemagne a constaté l’absence d’accord politique en Ukraine pour un rapprochement avec l’Otan et l’instabilité politique en Géorgie, où les élections du mois suivant, en mai, furent suivies de protestations et d’actes de répression ayant fait des victimes. La France a pour sa part fait référence à la nécessité de préserver l’équilibre européen, en clair de ménager la Russie. Victoire tactique donc pour la Russie, mais défaite stratégique tout de même dès lors qu’il fut clairement indiqué dans la déclaration finale de la réunion à Bucarest que l’Otan se réjouissait des candidatures ukrainienne et géorgienne et que ces pays pourraient en devenir membres lorsque les conditions seraient réunies. Et cela au nom du principe de la liberté de choix des alliances. Les dirigeants géorgiens n’ont pas décoléré et ont cherché à provoquer quelque chose pour forcer la décision au moment de la réunion prévue en décembre 2008 sur le même sujet.

Le choix de l’escalade

Le président Saakachvili est entouré de cent trente conseillers militaires américains. Étaient-ils tous en vacances le 7 août ? Il reste à noter de fortes différences de points de vue, sinon des divergences, entre le Pentagone et le département d’État. Mme Condoleezza Rice se rend en juillet à Tbilissi, apparemment pour calmer le jeu, alors que se déroulent des manœuvres militaires américaines nommées « Réponse immédiate » jusqu’au 29 juillet, tandis qu’une délégation de conseillers néo-conservateurs du parti républicain visite le pays. Le président Saakachvili a probablement pensé qu’il avait sinon un feu vert, du moins l’absence de feu rouge de la part des centres de pouvoir aux États-Unis, même s’il sous-estimait les divergences internes.
Dans la nuit du 7 août, la décision est prise d’attaquer la « capitale » de l’Ossétie du sud, Tskhinvali, de manière extrêmement violente, avec des lance-roquettes multiples contre les populations civiles, en pleine nuit. Les Russes avaient probablement anticipé cette intervention. Ils menaient eux aussi une manœuvre militaire nommée « Caucase 2008 », commencée le 15 juillet et terminée le 2 août. 8 000 soldats étaient restés en alerte.
Des forces russes de « maintien de la paix », munies des téléphones satellitaires, ont passé le fameux tunnel de Roki que Saakachvili avait prévu de bombarder. Dans le Caucase, c’est la seule porte d’entrée depuis l’Ossétie du nord vers le Piémont ossète. En même temps, du côté ossète, ont eu lieu des provocations — un véhicule de police a sauté sur une mine —, alors que des tentatives de cessez-le feu étaient menées par le ministre de l’intégration, Timour Yakoubachvili. De fait, chaque partie avait fait le choix de l’escalade. La partie géorgienne pour indiquer que la Russie était dans une logique néo-impériale, la partie russe pour démontrer que ce président géorgien n’était décidément pas fiable. Les responsabilités du président géorgien ont été reconnues par presque tout le monde, sauf par l’administration américaine. Mon analyse est que le choix de ce conflit a été fait et assumé par les deux parties. En conséquence, ces deux États, membres du Conseil de l’Europe [2], institution créée en 1949 pour garantir la démocratie chez les pays membres, auraient dû être suspendus temporairement. Le Bélarus l’a bien été. Par une telle attitude contraire à sa raison d’être, le Conseil de l’Europe s’est discrédité.
L’armée géorgienne a été surprise de la rapidité de l’arrivée des forces russes et a reculé, non sans violents combats. Les forces spéciales russes ont eu raison des chars extrêmement modernes avec des viseurs pour tirs nocturnes, fournis par les américains. Il s’est écoulé exactement quinze heures entre le début de l’attaque contre la ville de Tskhinvali, dans la nuit du 7 au 8 août, et l’arrivée des troupes russes dans les faubourgs nord de cette même ville. Chacun était donc pré-positionné. Il y a eu des résistances et les forces russes ont perdu plusieurs avions, mais Saakachvili a donné l’ordre de décrocher et les troupes géorgiennes se sont dispersées vers Tbilissi sans même défendre les autres villes comme Gori et leurs abords. L’armée russe a continué alors en commettant l’erreur diplomatique d’aller au-delà des limites de l’enclave ossète. Elle est arrivée à Gori, en faisant croire qu’elle allait marcher sur Tbilissi. Poutine dans une conversation avec Sarkozy a dit : « Je n’ai pas encore décidé si on allait jusqu’à Tbilissi ». C’était de la propagande,— il n’avait aucun intérêt à le faire—, mais il est intéressant de remarquer que la population géorgienne a attendu de voir ce qui allait se passer.
On a pu lire beaucoup d’articles approximatifs sur l’enjeu énergétique lié à ce conflit. Les réseaux de pétrole et de gaz n’ont pas été bombardés par les forces russes. De toute façon, ils sont enterrés, du moins deux d’entre eux. Le train qui transportait du pétrole azéri et qui a sauté sur une mine n’a pas été victime d’une attaque russe. Le trafic a repris tout de suite après, alors que le terrain n’était pas encore nettoyé. Il existe trois tubes, deux pour le pétrole, un pour le gaz. L’un d’eux, l’oléoduc Bakou-Soupsa, fermé depuis deux ans pour des raisons techniques, est rénové et prêt à être rouvert. Le deuxième, dont on a beaucoup parlé, le BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui aboutit sur la côte sud de la Turquie, avec au maximum 850 000 barils/jour transporte environ 1% de la production mondiale. C’est un consortium occidental. Il a été fermé le 4 août à la suite d’un incident que le PKK [3] s’est attribué en Turquie. Mais le gouvernement turc ne l’a jamais considéré comme un attentat du PKK. Il a été remis en service le 25 août. Le BTE, Bakou-Tbilissi-Erzorum est un gazoduc parallèle au BTC. Il est sous contrôle d’un consortium azéri, avec des intérêts russes (Lukoil). Il a été fermé pour des raisons de sécurité. Mais le prix du pétrole a baissé pendant cette période. En économie, on peut dire qu’il existe un risque géorgien. Le risque géorgien s’est élevé, ce qui pose pour l’Europe la question du projet de gazoduc Nabucco. Mais l’Europe est coincée entre Moscou et Washington, puisqu’on n’a pas le droit d’importer de gaz d’Iran, alors que seul le gaz iranien permettrait de rentabiliser ce projet européen Nabucco.

Faut-il avoir peur de la Russie ?

De fait, géographiquement, la Russie a reculé ses frontières au sud de la ligne de crêtes du Caucase. C’est un gain stratégique. Même si la Géorgie entre un jour dans l’Otan, elle n’aura plus la même valeur stratégique, parce que les forces russes, nombreuses maintenant, stationnent sur les hauteurs et ont un droit de regard, comme on dit en stratégie, sur les axes routiers et ferroviaires de la Géorgie. Il n’y aura pas de retour au statu quo ante. D’ailleurs, Poutine l’a répété : il reconnaît la souveraineté de la Géorgie, mais pas son intégrité territoriale.
Localement, les Abkhazes et les Ossètes du sud ont obtenu ce qu’ils cherchaient depuis 1991. Ils avaient tout de même été extrêmement maltraités par les premiers présidents géorgiens. C’est une histoire ancienne. Dès les années trente, Béria, le chef du KGB sous Staline, a mené une politique de « géorgisation » de l’Abkhazie. En 1989, les Abkhazes représentent 18% de la population, les Géorgiens 45%, les Arméniens 25%. Avec l’expulsion des Géorgiens et le départ des Arméniens, une nouvelle majorité s’est installée.
La nature de la crise et les intentions russes marquent bien sûr un tournant par l’emploi de la force, mais c’est aussi une piqûre de rappel d’un certain nombre de pratiques russes, des pressions sur les anciennes républiques soviétiques. La Russie a réagi à chaque incident provoqué par les maladresses des pays en question. En Estonie, par des cyber-attaques après le déplacement en banlieue d’une statue représentant un soldat soviétique d’origine estonienne. Les Lituaniens ont subi des pressions, après avoir refusé de vendre à Gazprom une raffinerie, au profit d’un groupe polonais. En Lettonie, l’oléoduc de Ventspils a été fermé pour exercer des pressions comparables. Une action politique a été menée également en direction des « russophones », populations de langue maternelle russe mais qui ne sont pas des citoyens de la fédération de Russie. On peut relever aussi les tensions structurelles avec la Pologne, des interférences constantes dans la vie politique ukrainienne, en Moldavie, en direction de l’Azerbaïdjan et avec l’alliance arménienne. Depuis quelques années, Poutine a adopté une posture offensive dans tous les domaines. Ses outils d’influence les plus efficaces sont finalement la capacité d’acheter des allégeances ou des clientèles, par le financement de campagnes électorales… De ce point de vue, le pays le plus important est évidemment l’Ukraine. C’est un pays profondément divisé, au plan politique entre partis et groupes d’intérêt, plus qu’entre Est et Ouest, c’est-à-dire entre « Ukrainiens » et « Russes » lesquels sont en réalité des citoyens ukrainiens de langue russe. En français, nous n’avons qu’un seul mot pour dire « Russe ». En russe, l’on distingue entre « russkii », russes ethniques (la « nationalité » au sens ethnique) et « rassiskii », habitants de la Fédération (la « citoyenneté »).
La question : « Faut-il avoir peur de la Russie ? » souvent formulée en France est curieuse si l’on admet que ce qui est peut-être recherché est la peur, qui inspirerait le respect. Que veulent les Russes ? La normalité et le prestige et, pour les élites civiles ainsi que pour les classes moyennes, l’enrichissement. Le régime est populaire, parce qu’il était fondé, jusqu’à la crise actuelle, sur une hausse constante du produit intérieur brut. En 2007, le PIB avait rattrapé le niveau de 1990, après l’effondrement de l’époque Eltsine lié à la transition postsoviétique. Le PIB russe, avec actuellement 488 milliards de dollars, représente le quart de celui de la France. Le niveau de vie a augmenté de 55% depuis 1999. Il est équivalent à celui du Mexique. En ce qui concerne la démographie, le pays perd 700 000 personnes par an. La Russie est donc bien un pays émergent et doit résoudre certains problèmes. De fait, la population russe est extrêmement tolérante vis-à-vis du système autoritaire. La politique économique, pour parler comme en France, est une politique de champions nationaux avec une troisième génération d’oligarques qui tentent de construire, en accord avec le Kremlin, de véritables forces de frappe économiques. C’est vrai dans les industries navale et aéronautique et Medvedev accompagne ce projet. Les élites civilo-militaires veulent aussi l’enrichissement. L’Ossétie connaît le marché noir et en Abkhazie la Russie a des intérêts immobiliers, par exemple sur la côte. Ils veulent en même temps (mais c’est vrai dans tous les pays émergents et c’est encore plus vrai en Chine) transformer la puissance économique nouvelle, aux bases assez fragiles, en influence géopolitique et faire consacrer, en quelque sorte, un nouveau rapport de forces par les Occidentaux, notamment les États-Unis. Les États-Unis, c’est l’horizon de puissance, et le prestige est un élément important. En Russie, on a présenté l’opération militaire en Géorgie comme une victoire contre une armée entraînée par les États-Unis.
Cette restauration de puissance ou cette transformation en influence géopolitique se décline de différentes façons. Le concept de « zones d’intérêts privilégiées » de Medvedev vise à exercer des pressions telles que les pays de la périphérie se trouvent dans une situation de souveraineté affaiblie. Autrefois, on appelait cela la « finlandisation », exprimant une souveraineté limitée en termes de politique extérieure et de défense. L’objectif est d’imposer des statuts de neutralité, par exemple en Moldavie, où l’on rappelle que la constitution moldave comporte un article d’engagement à la neutralité. De la même façon, l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan est inacceptable pour les Russes, sauf s’ils obtenaient un droit de regard sur les décisions de l’Otan. Ceux-ci exercent une influence extrêmement forte sur certains pays qui viennent d’entrer dans l’Union européenne comme la Slovaquie, la Bulgarie ou Chypre. Même la Grèce préfère travailler dans un premier temps avec Gazprom plutôt que sur le projet européen Nabucco. Les Russes estiment qu’il faut occuper des positions diplomatiques intermédiaires, quand cela gêne les États-Unis (avec l’Iran ou le Venezuela, par exemple). Ils participent aux clubs comme l’OMC parce que ce sont des marqueurs de puissance. Au fond, ils n’ont plus de raison de vivre comme à l’époque d’Eltsine selon les règles occidentales. Il existe désormais d’autres règles du jeu.

La réponse de l’Otan et des États-Unis

Il n’est pas rare que des crises se déclenchent dans des périodes de pause diplomatique (août, dernière semaine de décembre). Avec la crise en Géorgie d’août 2008, le président français a réagi et agi très rapidement, au nom de l’Union européenne, mais avec ses méthodes bien connues et avec des effets certains. Dans le même temps, la crise russo-géorgienne a permis, comme c’est souvent le cas lors de crises précédentes, à certains acteurs de faire jouer un effet d’aubaine. Les États-Unis ont obtenu de la Pologne la signature d’un traité de déploiement de la défense anti-missiles, à la fin du mois d’août, alors que l’opinion polonaise y est opposée ainsi que le premier ministre. Mais celui-ci obtient, pour prix de son ralliement, l’ajout dans l’accord du déploiement de missiles patriotes, des missiles à courte portée (300 kilomètres). Un ministre finlandais en a profité pour dire qu’il était temps que la Finlande entre dans l’Otan. Les Géorgiens, après avoir un peu hésité, plaident de nouveau leur cause, notamment auprès de l’Otan ; Dick Cheney s’y est déplacé. L’Ukraine, lors du sommet de Paris du 2 septembre, a obtenu d’être considérée comme un « pays européen », donc pouvant un jour demander son adhésion à l’Union européenne.
Dans cette crise géorgienne, quelle a été la réponse de l’Otan et quelle est la politique américaine ? Ces événements ont été vécus aux États-Unis comme une défaite cinglante. Elle s’ajoute à la gestion catastrophique conduite par Bush de la plupart des affaires internationales. Le Monde a publié le compte-rendu du débat du 26 septembre, à Oxford (Mississipi) entre Obama et McCain. Ce dernier a déclaré : « J’ai regardé au fond des yeux M. Poutine, et j’ai vu trois lettres : KGB. » C’est la suite de ce que Bush avait confié : « J’ai vu Poutine au fond des yeux et j’ai vu son âme ». « Pas de retour à la guerre froide, mais il faut soutenir nos amis et nos alliés », ajouta McCain. Son interprétation est celle de Dick Cheney, qui a insisté sur les enjeux énergétiques, l’Ukraine et la Crimée. La position d’Obama était différente : « La Russie ne peut pas être une superpuissance du XXIe siècle en se comportant comme une dictature du XXe. En ce qui concerne l’Otan, il faut que l’Ukraine et la Géorgie accèdent au MAP [4] immédiatement, si elles répondent aux exigences de cette adhésion ». Sa position manifeste une certaine prudence, comme la position allemande. Il ajoute, ce qui est aussi la position française : « Nous avons avec la Russie des domaines d’intérêts communs » et il cite, à juste titre, la prolifération nucléaire et Al Qu’aida. Il conclut qu’il faut que les États-Unis aient leur propre stratégie énergétique face à la Russie et aux États voyous comme le Venezuela et l’Iran.
À mon sens la vision américaine des périphéries de la Russie considère qu’il faut intégrer les pays des anciennes républiques soviétiques dans l’Union européenne et dans l’Otan dès que possible. Vue de Washington, l’Union européenne constitue le volet civil et financier de l’Otan, dans une stratégie de roll back, de contention et de refoulement de la Russie, comme si les Russes n’avaient pas d’intérêts dans ces anciennes républiques soviétiques. Pour les différentes administrations qui se sont succédé à Washington, il s’agit de poursuivre le travail commencé le 6 juin 1944, pour libérer le continent de ses fâcheuses tentations fascistes, totalitaires et autoritaires. Ce travail a été relancé en 1989-1991. Malgré les errements de la présidence Bush, les Américains ont la mémoire longue. Ils constatent que les États-Unis sont engagés sur ce continent depuis plus de 60 ans et que leur travail ne se terminera que lorsque l’ensemble de ces États, Turquie comprise, seront dans l’Otan et dans l’UE, c’est-à-dire lorsque l’Union européenne coïncidera avec le Conseil de l’Europe, à l’exclusion de la fédération de Russie. Mon analyse est qu’un État comme la Géorgie ne peut pas intégrer l’Otan, parce qu’il a actuellement des contentieux territoriaux et parce que l’article 5 de la charte engage automatiquement l’organisation en cas de conflit.

La stratégie russe

La Russie a constitué et constituera toujours un sujet de division pour les Européens, pour des raisons d’histoire et de géographie. C’est compliqué, parce que, pour l’Allemagne, pour la France, pour l’Italie, la Russie est un grand partenaire stratégique sur le continent, avec qui il faut parler de tout. Français et Anglais ont besoin des Russes à l’ONU, sur la question de l’Iran et de la prolifération nucléaire, ainsi que pour envoyer nos troupes en Afghanistan ou déployer des hélicoptères au Tchad.
Au-delà d’un discours de peur et d’inquiétude, les Polonais ont quant à eux une vraie politique orientale depuis les années 90, politique de reconquête d’influence en Biélorussie et en Ukraine, à la fois autonome et appuyée par les États-Unis. Sans évoquer l’ancien empire polono-lituanien, il est certain que la Pologne estime que la sécurité ne sera assurée définitivement que lorsque sera établi un cordon sanitaire bélarusso-ukrainien entre elle-même et la Russie. Polonais et Lituaniens sont engagés dans une compétition avec Moscou. Ils ont demandé à la Commission européenne de revoir les sanctions sur la Biélorussie, malgré le rapport critique de l’OSCE sur les élections du 28 septembre 2008, parce qu’il est plus important pour eux de contenir la Russie que de punir Alexandre Loukachenko pour un vote peu démocratique. Pologne et Lituanie ont proposé de supprimer l’interdiction de visa pour quarante et une personnalités qui sont des piliers du régime dont l’une d’entre elles a du sang d’opposants sur les mains. Pour les dirigeants, il faut maintenir le dialogue avec Loukachenko, parce que la Russie va faire pression sur Minsk d’ici la fin de l’année.
Dans les pays baltes, la Russie est un partenaire économique. Les banques russes placent des capitaux dans les banques baltes autant qu’à Londres, parce qu’on est proche de la zone euro et que c’est une sécurité économique. Simplement l’histoire, les stratégies, la géographie sont des éléments importants et des facteurs de division. L’intérêt de l’Union européenne est évidemment d’éviter que ces divisions ne paraissent au grand jour. Or, la Russie considère que l’Occident, globalement, est en déclin.
Les Russes ont une stratégie de division de l’Union européenne. Petit détail significatif : le ministère russe des Affaires étrangères n’a pas de département en charge des affaires de l’Union Européenne, mais des départements en charge des pays différents ou regroupés par régions, et les diplomates traitant de l’Union européenne font partie du département en charge des organisations internationales. Lorsque José Manuel Barroso et Nicolas Sarkozy ont rencontré Medvedev en août, il a fallu qu’ils insistent pour que le drapeau européen soit présent. Il n’y avait que les drapeaux russe et français. Le président russe ne traitait pas avec Sarkozy en tant que président du Conseil de l’Union européenne et la presse russe a relaté par la suite que Sarkozy ne s’était pas battu pour exiger le drapeau européen. On considère à Moscou que le moment de l’Union européenne est passé.
Il faut également noter une continuité dans la rhétorique et dans la représentation du monde. La Russie se vit toujours comme une forteresse assiégée. L’idée d’encerclement est un thème qui revient tout le temps à propos de l’Otan et qui existait déjà dans les années 20-30. Cette représentation n’est pas forcément fausse, mais, tout de même, un pays de cent cinquante millions d’habitants et de dix-sept millions de kilomètres carrés, étalé sur 10 fuseaux horaires, ne souffre pas spontanément d’un complexe d’encerclement. Hier, c’était le capitalisme, aujourd’hui, c’est l’Otan. La Russie a l’idée qu’elle est victime, humiliée. On a un peu tendance, en particulier en France, dans certains milieux politiques, à voir la Russie avec les termes de références que nos amis russes nous imposent, par exemple ceux de la « dépendance énergétique ». Tous les matins, certains se réveillent chez nous en pensant que nous sommes dépendants du gaz russe. C’est exactement l’inverse. Nous sous-estimons complètement le rapport de forces.

Que veut l’Union européenne ?

La politique de la Russie s’est toujours servi de la propagande, mais il est bon de prendre en compte son message, lorsqu’il nous dit : « Vous n’êtes pas préparés à la brutalité du monde qui se prépare ». Il faut sérieusement qu’on y réfléchisse. L’Union européenne a un déficit de solidarité géopolitique et stratégique. Un sondage du Financial Times, publié le 22 septembre 2008, est significatif de ce point de vue. La question première était : « Qui représente la plus grande menace pour la sécurité globale ? » Au mois de juillet, dans l’Union européenne, la Russie était à 2% ou 3%. Venaient d’abord les États-Unis, la Chine et l’Iran. Avec les Jeux olympiques, la menace chinoise a baissé de 10 points. La menace iranienne restait toujours la même à 14%, la menace irakienne était à 10%. En Europe, nous ne sommes pas très concernés par tout cela. Mais, en septembre 2008, la menace russe se trouve au même niveau que la menace chinoise. La deuxième question posée était la suivante : « Est-ce que vous êtes prêts à défendre les pays baltes, membres de l’Union européenne, en cas d’attaque russe ? Est-ce que vous êtes prêts à un engagement militaire ? » Et les réponses sont inquiétantes. En Allemagne, 50% des personnes interrogées répondent qu’elles s’opposeraient à l’envoi de troupes nationales pour aller défendre les trois pays baltes — où, par ailleurs, elles passent des vacances bon marché —, contre 26% des Allemands qui soutiendraient une intervention militaire allemande et perçoivent la Russie comme une nouvelle menace. Les Italiens et les Espagnols sont un peu plus partants. Le pays le plus engagé, c’est la France avec plus de 40% favorables à l’intervention, suivie par le Royaume Uni (38%). La troisième question est peut-être une des clés de la précédente, parce qu’elle révèle un manque de connaissances et de solidarité : « Si vous considérez qu’il existe une menace russe croissante, faut-il dépenser plus pour la défense, au détriment des dépenses de santé et de sécurité sociale ? » La réponse se situe partout entre 40% et 60% : « La sécurité sociale et les dépenses de santé doivent venir en premier ». Pour la défense on est partout à 5%. Ceci nous renvoie à nos responsabilités.
La question n’est donc pas : « Que peut l’Europe ? », mais « Que veut l’Europe ? » Voulons-nous, comme dirait Hubert Védrine, être « une grande Suisse » ? Nous n’avons pas conscience qu’à un moment ou à un autre, la qualité de vie qui caractérise l’Europe instituée, l’Europe démocratique, ne pourra pas s’affranchir de considérations plus anciennes qu’on aurait voulu oublier : des considérations de rapport de forces. En tout cas, ce sondage montre bien que, même à l’intérieur des vingt-sept, il n’y a pas de solidarité géopolitique, stratégique et c’est très inquiétant.
Nous avons intérêt à réfléchir à ce que nous voulons, à favoriser les stratégies d’européanisation. L’Ukraine, par exemple, a besoin d’un rapprochement avec l’Union européenne mais a-t-elle besoin de l’Otan à ce stade ? Ce n’est probablement pas la bonne réponse. Par contre, les oligarques russophones de l’Ukraine orientale qui sont à la recherche de débouchés en Europe occidentale peuvent être intéressés par un plus grand rapprochement. Il faut avoir une approche fine de ces périphéries. Poutine a le mérite de nous envoyer des wake-up calls, comme on dit dans les hôtels anglo-saxons : le 1er janvier 2006 sur le gaz, en août 2008 sur la Géorgie… Ceci nous oblige à réagir, après tout l’Union européenne est une partie du monde, elle a intérêt à regarder ce qui se passe dans le monde et mieux définir ce qu’elle veut.
Elle doit créer un rapport de force avec le partenaire-concurrent et voisin russe sur la base de ses propres atouts. La Russie dépend aujourd’hui du marché européen pour 57% de son commerce. Gazprom réalise sur le marché européen 68% de ses profits. Le vendeur dépend de son client et réciproquement. Le PNB de la Russie représente actuellement 4% du PNB de l’Union européenne. La population est trois fois plus nombreuse et ce pays n’a pas de pouvoir d’attraction, ce qui constitue une grande différence avec l’Union européenne. En revanche, il a un pouvoir de nuisance, une certaine solitude stratégique et diplomatique, un déficit considérable d’investissement dans toute une série de secteurs porteurs. À l’exception de ces secteurs, la Russie est dans une situation de sous-investissement. C’est un vieux problème russe : croissance extensive ou croissance intensive ? Déjà au XIXe siècle, les modernisateurs russes avaient cette question à l’esprit. C’est donc un pays qui a besoin de partenariat économique et technologique, qui a besoin de créer des groupes industriels de taille européenne, fondés sur l’innovation technologique. Même les réserves de gaz naturel de la région de Yamal n’arriveront pas à fournir ce qui est annoncé à partir de 2011. Pour l’exploitation du grand gisement gazier de Shtockman, Gazprom a compris qu’il fallait s’ouvrir aux capitaux de Total et de Statoil, le norvégien, à hauteur de 49%, pour récupérer des technologies de forage. La Russie a besoin de la base de Kourou en Guyane pour ses lanceurs. Elle a besoin d’investissements et elle doit investir à l’extérieur pour prendre des positions dans des entreprises qui peuvent ensuite faire des partages de technologies. La Russie contrôle déjà 5% de EADS, elle est très active dans Deutsche Telekom. Au lieu de se dire : « Est-ce qu’il faut avoir peur de la Russie ? », il vaut mieux se dire : « Quels sont nos intérêts ? »
Mais il faudrait d’abord limiter nos divisions européennes. On ne choisit pas ses voisins, on travaille en fonction d’intérêts mutuels, en fonction d’une réalité d’interdépendance stratégique, diplomatique, géopolitique et, bien entendu, économique. Surtout, il ne faut pas se laisser impressionner par la propagande de la Russie. Le moment de l’Union européenne n’est pas passé.

Débat
Le précédent du Kosovo

  • Q : Dans quelle mesure la déclaration d’indépendance du Kosovo et la reconnaissance presque immédiate par les États-Unis et les principaux pays européens a-t-elle pesé dans le conflit en Géorgie ?
  • Michel Foucher : En diplomatie, la culture du précédent est réelle, comme l’égalité des États est un principe de base aux Nations Unies. Cette affaire a été sans doute une erreur, mais probablement ne pouvait-on pas faire autrement. Pour l’instant, l’indépendance du Kosovo est reconnue par une cinquantaine d’États. Quelques états de l’Union européenne se sont abstenus (Espagne, Grèce, Chypre, Roumanie, Slovaquie). Jusqu’alors, la base juridique était la résolution 1244 des Nations Unies, qui reconnaissait l’intégrité territoriale de la Serbie. On justifie donc ce qui s’est passé — en fonction d’une décision américaine —, par les malheurs subis par le peuple albanophone du Kosovo dans le passé. J’ai été associé à la gestion de cette crise dans le cabinet d’Hubert Védrine, avec l’impression que la décision d’indépendance avait été prise, sur le principe, par Madeleine Albright dès 1999, en fonction de la vision qu’elle avait des affaires européennes, c’est à dire l’histoire de sa Tchécoslovaquie natale : éviter la répétition de l’accord désastreux de Munich en 1938. De ce fait, il est plus difficile de répondre à Poutine quand il invoque le Kosovo. En France, le ministre actuel des Affaires étrangères a été en charge des affaires du Kosovo pendant un certain temps. Il a expliqué à Medvedev qu’il comprenait très bien que les Ossètes du sud et les Abkhazes ne veuillent plus vivre sous la tutelle géorgienne. On a donc lâché sur ce point pour obtenir le cessez-le-feu immédiat. Mais, pendant 5 jours, après la signature d’un accord avec Medvedev, les troupes russes ont continué à avancer, à piller, à détruire, pour régler son compte à l’armée géorgienne, détruire ses casernes, voler du matériel. La situation du Kosovo nous ramène à la vieille question des contradictions de la charte d’Helsinki de 1975, avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la reconnaissance de l’intégrité territoriale. Sur ce point, nous avons fini par accepter les partitions yougoslaves. L’effet Kosovo a joué dans un certain sens, puisqu’on a accepté que cette affaire se réplique, après avoir dit que c’était un cas unique. Il s’est passé la même chose qu’au Kosovo en Abkhazie, mais personne n’en parle, notamment à l’Otan.

Jusqu’où la Russie est-elle prête à aller ?

  • Q : On entend beaucoup dire que les Russes seraient prêts à déstabiliser l’Ukraine, qu’en est-il en réalité ?
  • Michel Foucher : L’Ukraine est perçue comme le berceau de la nation russe, ce qui est vrai au plan religieux puisque l’influence de Byzance passe d’abord par Kiev avant d’aller en Moscovie. Mais la Russie a surtout le grand dépit d’avoir favorisé l’Ukraine en terme territorial. La Crimée a été offerte par Khrouchtchev en 1954, pour le 300e anniversaire du rattachement de Kiev à Moscou. Dans les années 20, tout l’est charbonnier et industriel a été ajouté à l’Ukraine rurale et koulakisée, pour modifier le rapport de force politique et avoir des prolétaires à côté des fermiers. En 1945, la Galicie a été incluse, aux dépens de la Pologne. Idem pour la Ruthénie subcarpathique. Le pouvoir soviétique, pour toute une série de raisons, a favorisé l’Ukraine, jusqu’au moment où elle lui a échappé. Parmi des tournants, les chocs subis par les élites russes, il faut rappeler le Kosovo. Non pas l’indépendance, mais l’action militaire de l’Otan en 1999, au moment où la Russie était dans la position la plus faible. Puis la Russie a subi la révolution orange. Le problème de l’Ukraine n’est pas d’abord géopolitique. Il ne faut pas le considérer à partir du point de vue des États-Unis. L’existence d’une ancienne république soviétique, aussi vaste, avec douze millions d’Ukrainiens de langue maternelle russe qui ne sont pas des citoyens de la fédération de Russie, est une menace pour elle. Ces russophones ne sont pas des ressortissants russes, même s’il existe des projets de distribution de passeports. Il faudra surveiller cette éventualité car la détention massive de passeports permettrait d’invoquer un droit d’intervention russe en cas de troubles. La révolution orange a été un très mauvais signal démocratique pour les dirigeants russes, même si ensuite les politiciens ukrainiens ont manifesté leurs capacités à se diviser. Mais ce régime est en place depuis peu et on ne peut pas tout lui demander. L’Ukraine a de grandes faiblesses politiques : le rapport à la Russie divise, beaucoup plus que le rapport à l’Union européenne. Des intérêts allemands, italiens, français se développent en Ukraine. Les oligarques de l’Ukraine orientale diversifient leurs partenariats. C’est un pays très intégré dans l’économie globale, parce qu’il produit des matières premières, des produits de base ; il vend en Chine, en Inde (Arcelor-Mittal contrôle une partie de la sidérurgie ukrainienne). Il faut aussi compter avec le défi agricole. Des intérêts économiques russes — en ce qui concerne l’énergie bien sûr —, peuvent donc être, à terme, menacés. Une compétition économique se manifeste incontestablement. La question n’est donc pas la Crimée, mais la capacité qu’ont les intérêts russes, eux-mêmes diversifiés, de peser sur le jeu politique en Ukraine même. Autrement dit, de susciter un gouvernement qui leur soit plus favorable.
  • Q : La Russie ne surestime-t-elle pas sa puissance ?
  • Michel Foucher : L’armée russe n’est pas aussi forte qu’elle le pense et elle n’est pas aussi faible qu’on le pense. Je ferais la même réponse pour la Russie. Pour paraphraser Clemenceau, ce pays « a l’inconvénient d’être là », sur une partie du continent européen et il faut travailler avec lui sur la base d’un rapport des forces et d’intérêts mutuels clairs, dans tous les domaines. Les liens économiques, culturels sont des leviers à utiliser en abandonnant notre « complexe d’infériorité » et en veillant à éviter ou à atténuer nos divisions. Il faut essayer d’avoir une position européenne intelligente. Parfois, l’impression se dégage d’un moindre intérêt russe pour les accords de partenariat et de coopération. Par exemple, Poutine soutient qu’on peut se passer aujourd’hui de l’OMC.
  • Q : Vous dites que l’armée russe s’est engagée au-delà de l’Ossétie du sud et que c’est une erreur diplomatique. Mais lorsqu’on voit la ligne de front sur laquelle les unités russes se sont arrêtées, installées, fortifiées, c’est tout de même une ligne qui contrôle le débouché sur la mer Noire.
  • Michel Foucher : Les troupes russes conservaient à l’automne des points d’occupation à l’extérieur des enclaves ; elles les ont quittés. Dans le document en six points signé le 2 août, on a accepté deux choses : le concept de zone adjacente et celui de mesure additionnelle de sécurité. Par ailleurs il s’est produit quelque chose d’assez notable d’un point de vue diplomatique et assez classique. Un papier a été signé. En français, c’était : « Il faudra assurer la sécurité de l’Ossétie et de l’Abkhazie. » Dans la première version russe (le russe est une langue à déclinaison), on employait un cas, appelé le prépositionnel : « Il faudra assurer la sécurité en Abkhazie et en Ossétie », autrement dit, les forces de médiation pouvaient entrer. Dans la deuxième version russe, le prépositionnel est devenu un génitif : un « de » a remplacé le « en ». Résultat, maintenant sont présentes des troupes russes (7 200 de chaque côté) avec quatorze points d’observation. Ainsi, globalement, la frontière stratégique de la Russie ne se trouve plus sur la ligne de crêtes du Caucase mais en bas, sur le piémont, avec droit de regard sur les corridors de transport.
    En ce qui concerne l’énergie, il me semble que l’importance du corridor Caspienne-mer Noire est surestimée. Les compagnies ont investi, elles ont des systèmes de sécurité, le pétrole coule et le prix du pétrole a baissé pendant ce conflit. C’est une illusion de croire qu’on peut se passer du pétrole ou du gaz russes, d’ailleurs Gaz de France achète du gaz à Gazprom depuis plus de trente ans, sans qu’il n’y ait jamais eu un seul jour d’interruption. Des compagnies russo-allemandes marchent très bien. Cette affaire a été idéologisée. Le problème reste celui de l’oléoduc Nabucco.
  • Q : Vous avez évoqué la liberté de choix des alliances, j’ai cru comprendre qu’il s’agissait de la liberté de choix de la Géorgie d’entrer dans l’Otan. Il y a aussi la liberté de l’Otan de faire entrer la Géorgie dans ce club des démocraties, sous réserve qu’un certain nombre de conditions soient remplies. Vous en avez évoqué une : il ne doit pas y avoir de conflit interne. Mais il y a d’autres conditions et notamment celle de la démocratie. Est-ce que la Géorgie est une démocratie ?
  • Michel Foucher : Ma vision de l’Otan est un peu différente de la vôtre. L’Otan est une alliance militaire. Qu’il y ait des pays démocratiques dans l’Otan, c’est certain aujourd’hui (ça ne l’était pas à l’époque de Salazar au Portugal ou des colonels grecs), mais ce n’est pas le but, même s’il y a des tentations de globaliser l’Otan, en lui donnant un rôle international avec l’Australie, la Corée, le Japon ou Singapour. Une des raisons de l’intervention de l’Otan, en tant que telle, en Afghanistan, est d’assurer la pérennité de l’institution. Mais l’Otan a fondamentalement un problème de raison d’être aujourd’hui. C’est d’abord une alliance militaire. Le choix de l’Otan est le choix américain d’intégrer tout ce qu’il est possible d’intégrer, autrement dit tous les États membres du Conseil de l’Europe à l’exception de la Russie. Le paradoxe c’est qu’il y a un conseil Otan-Russie qui fonctionne et que la coopération russe avec l’Otan sur l’Afghanistan n’a pas changé.

Quelles relations entre la Russie et la Turquie ?

  • Q : À propos de cet espace du sud Caucase, qu’en est-t-il des accords ou de l’axe Kaboul-Arménie-Géorgie-Turquie, dont il était question il y a dix ans avec les Américains et qui supposait le règlement de la question du Haut-Karabakh ?
  • Michel Foucher : Je me méfie du concept d’axe, mais il est vrai que la relation est forte entre Moscou et l’Arménie ; assez forte entre l’Arménie et l’Iran et, d’une certaine façon, entre l’Iran et Moscou, provisoirement ; elle est très forte entre la Turquie et Bakou, mais ça ne va pas au-delà. On note une autonomisation croissante de la politique extérieure turque, même par rapport aux États-Unis, à cause de l’Irak et du Kurdistan. La Turquie a son propre agenda et veut être entourée de voisins qui ne lui posent pas trop de problèmes. Elle a rendu des services à la Syrie (autrefois il existait de nombreux problèmes à cause d’un contentieux territorial). Elle se rend indispensable pour des médiations très indirectes entre les Israéliens et les Syriens qui se rencontrent dans des hôtels différents. Les Turcs ont des relations très fortes avec l’Iran, ils circulent sans visas, font beaucoup de business. Ils ne sont pas du tout sur la ligne américaine, ils achètent de l’énergie… Ils sont en train d’améliorer leurs relations avec l’Arménie. Ils sont un peu inquiets du revanchisme azéri, parce que ceux-ci essaient de transformer l’argent du pétrole en armement. La reprise de l’influence russe en Azerbaïdjan est tout à fait nette. Les Turcs mènent leur politique en fonction de leurs intérêts bien compris, pour calmer le jeu avec leur voisinage, en sachant que, théoriquement, la Turquie et la Russie devraient s’opposer, comme l’Iran et la Russie, ce qui reviendra peut-être un jour. Il y a eu une république soviétique d’Azerbaïdjan en Iran.
  • Q : Vous avez mentionné une baisse de la population de 700 000 habitants par an en Russie. J’ai lu que les populations de la Russie et de la Turquie en 2050 seraient équivalentes, autour de 115-120 millions d’habitants. Compte tenu de l’emprise de la turcophonie qui s’étend bien plus loin que les limites géographiques de la Turquie, qu’est ce que cela vous inspire ?
  • Michel Foucher : Sur la turcophonie et les projections démographiques, ce que vous rapportez est crédible à cet horizon. La Russie a un problème de surmortalité masculine, lié à toute une série de raisons et il est très compliqué de faire évoluer cette situation. Le déficit est en partie compensé par l’immigration. La Russie est en train de devenir un très grand pays d’immigration, mais, en effet, ce que vous dites arrivera. Autour de la Mer noire et du Caucase, vieille zone de rivalité entre la Russie et les Ottomans, il n’y a pas de tension russo-turque. Il y a des concurrences, surtout en Azerbaïdjan, mais les Azéris n’étaient pas très ravis du voyage sportif du président turc Gul à Erevan début septembre. La Russie et la Turquie coopèrent notamment sur le gazoduc Blue Stream qui traverse la mer Noire. C’est un commerce bilatéral florissant, avec beaucoup de chantiers accordés à des entreprises turques, ainsi qu’à des entreprises allemandes. Mais, il ne faut pas surestimer l’influence turque en Asie centrale. À Sotchi-2014, on trouve également des entreprises américaines et allemandes. Les pays d’Asie centrale sont malgré tout des satrapies autoritaires. Si les Turcs ont un œil particulier sur l’Azerbaïdjan et sur la Géorgie, ils ont tout de même été un peu gênés par la destruction d’un pont et le blocage de certaines routes. Ils avaient des centaines de camions qui attendaient, ils ont protesté. Mais il existe une sorte de respect mutuel entre la Russie et la Turquie.

Quelle stratégie de l’Union européenne face à la Russie ?

  • Q : Comment expliquer la spécificité du comportement russe ? Parmi les vieilles nations européennes, c’est la seule qui ne se soit pas démocratisée de l’intérieur. La Russie a été mêlée aux guerres européennes depuis au moins quatre siècles. Pourquoi la poussée démocratique n’a-t-elle pas eu lieu en Russie, comme dans les autres pays européens ?
  • Michel Foucher : On pourrait dire que de la Russie a encore un comportement d’empire. Pays européen ? Jusqu’à un certain point seulement. D’abord le servage s’est maintenu très longtemps, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Concert des nations ? C’était l’alliance franco-anglaise à la fin du XIXe et au début du XXe. C’est une partie du continent européen qui n’a pas participé à toutes les étapes de la civilisation européenne. Certains éléments manquent, la question foncière est très importante. La régression sous l’époque soviétique les a mis à l’écart de toute une série de facteurs de modernisation. Ils n’ont pas eu encore de véritable expérience démocratique et la mentalité impériale se maintient. Penser l’interaction avec la Russie, c’est leur permettre de participer à des programmes comme Erasmus. Il faut faire des programmes d’échange, de circulation, de coopération scientifique et technique, de traduction. Tout cela prend du temps. Selon une formule d’Hubert Védrine et d’Octavio Paz, la démocratie n’est pas du café instantané. Ce n’est pas la vision de Bush qui pensait l’introduire par la force militaire. Cela prend du temps, peut-être cinquante ans. Il faut continuer, suivre notre voie, sans complexe d’infériorité et travailler avec eux, quand c’est notre intérêt, dire quand on n’est pas d’accord, savoir marquer des limites, dans tous les sens du terme.
  • Q : L’Union européenne a-t-elle autre alternative que la simple coopération inter-étatique, même renforcée, qui existe déjà au niveau technocratique ? En théorie, l’Union européenne pourrait avoir une politique plus interventionniste, mais les textes sont rédigés de telle manière qu’ils l’en empêchent. Il faut notamment l’accord de la Commission européenne…
  • Michel Foucher : Plus la défense européenne se renforce, plus l’inter-gouvernemental s’affirme parce que seuls quelques États participent à la défense européenne. Cela avance mais les budgets restent faibles, sauf au Royaume-Uni et en France. L’engagement en Afghanistan pose et posera de plus en plus de problèmes. C’est une sorte de signal de bonne volonté que le président français a envoyé aux États-Unis, mais avec Barack Obama ce sera beaucoup plus délicat de dire non. Nous avons des problèmes de budget et de structures industrielles, mais nous progresserons par un marché commun de l’armement et des technologies. Après tout, cela s’est fait pour le charbon et l’acier. Il faut faire des économies, coopérer entre concurrents d’une certaine façon. J’observe, avec cette affaire géorgienne que, de nouveau, dans l’Union, des gens se posent la question de la force. C’est le message que nous envoient les Russes. Comment y répondons-nous ?
  • Q : N’existe-t-il pas une voie vers la formation d’un droit international, plus crédible que celui dont on dispose actuellement et qui a été un peu décrédibilisé par le comportement de l’Occident ?
  • Michel Foucher : Avec la construction européenne, nous avons inventé quelque chose d’unique, fondé sur la coopération, sur le non recours à la force pour promouvoir les intérêts, sur le compromis et sur une mythologie d’unification. Or, le monde ne fonctionne pas ainsi. Il faudrait changer d’attitude quand nous négocions à l’extérieur de nos frontières. D’où une sorte de schizophrénie et le défi pour l’Union européenne de négocier dans le vaste monde, promouvoir des intérêts sans renier ce qui fait la valeur de cette construction européenne, c’est à dire une expérience de recherche de compromis, de partage, non de souverainetés, mais de compétences régaliennes. Nous avons également de la difficulté à penser l’avenir de l’Union européenne par rapport aux États-Unis, en alliance avec eux, mais de façon autonome. L’Union continue à produire de la norme, mais c’est dans le domaine économique qu’elle peut surtout le faire actuellement. Elle est le premier marché du monde. Pour y accéder, les pays doivent donc de plus en plus respecter les normes européennes.
  • Q : Mais comment faire lorsqu’il n’existe pas d’unité à l’intérieur de l’Europe et que chaque pays a une vision différente de celle de son voisin ? La création d’un poste de ministre européen des Affaires étrangères ne changerait rien. Comment faire pour sortir de cette impasse ? Ne croyez-vous pas à la nécessité que se constitue à l’intérieur de l’Union européenne un noyau d’un certain nombre de pays ayant des visions communes pour débloquer cette situation. Je pense à la France et à l’Allemagne, par exemple… Si des pays peuvent avoir sur des points précis, une politique commune, n’y a-t-il pas là un moyen de relancer la dynamique ?
  • Michel Foucher : Les visions « nationales » en Europe existent depuis le début de la construction européenne. Chacun a défendu ses objectifs. Mais le grand frère américain imposait qu’on trouvât des accords. Je plaide pour une explicitation des intérêts européens. En partant de visions différentes — et qui le resteront à cause de l’histoire et de la géographie —, on peut avoir des politiques communes, résultat de compromis fondés sur des intérêts. Dans le cas de la Russie, par exemple, je crois que nous avons intérêt à sauvegarder les acquis de la relation euro-russe. On peut aussi, notamment du côté du noyau dur France-Allemagne, faire comprendre aux nouveaux membres frontaliers, les ex-démocraties populaires, qu’il est aussi dans leur intérêt que l’Union à vingt-sept ait une relation structurée, institutionnalisée avec la Russie. Pour cela, c’est une thèse que je défends depuis longtemps, sachons prendre en compte leur propre vision, leurs intérêts de sécurité et connaissons leur histoire. A Riga, Simone Veil disait qu’on ne peut pas créer une conscience européenne si on ne connaît pas l’histoire des autres. Et ce qui m’inquiète beaucoup, c’est l’ignorance dans laquelle on tient toute cette Europe centrale et orientale. On voit bien que, si on prend en compte leurs perceptions, leurs préoccupations, on peut plus facilement dialoguer avec eux et leur faire entendre qu’il est dans leur intérêt d’avoir une relation structurée, ferme, intelligente, réaliste avec le partenaire russe. C’est un travail pédagogique nécessaire et il revient probablement, en effet, d’abord à la France et à l’Allemagne de le faire.
    Vous plaidez pour une relation franco-allemande de qualité, mais malheureusement, pour Moscou, il n’y a qu’un État qui compte en Europe, c’est l’Allemagne. Ce n’est pas seulement du « diviser pour régner », c’est une appréciation. D’abord, à cause du rapport de force économique et technologique, mais aussi en raison de l’histoire. La chancelière Angela Merkel a une forte personnalité et on ne peut pas trop lui raconter d’histoires ; de plus, elle parle le russe. Ce que vous dites suppose qu’il y ait vraiment un dialogue franco-allemand approfondi, un équilibre franco-allemand, mais actuellement il existe des éléments de déséquilibre, d’asymétrie dans la relation franco-allemande. Jean-François Poncet est, à ce sujet, d’une lucidité vive [5] . Avant d’avoir une position à vingt-sept, il faut en arrêter une avec les Allemands, puis avec les Britanniques.
  • Q : Vous avez dit que la Russie souhaitait d’autres règles du jeu. Qu’entendez-vous par là et quelles pourraient être ces autres règles du jeu ?
  • Michel Foucher : La Russie dit qu’elle ne s’est jamais aussi bien portée que depuis qu’elle ne suit plus les prescriptions occidentales de l’OMC et de la Banque mondiale. C’est un peu illusoire, parce que cela repose largement sur le prix de l’énergie et encore une fois, elle a un sous-équipement considérable dans le secteur de l’énergie. Pour l’instant, les gens s’enrichissent, consomment, mais lorsque les prix baisseront, l’économie du pays deviendra problématique. Les classes moyennes représentent à peu près 25 ou 30% de la population, elles soutiennent le régime. Que se passera-t-il le jour où elles subiront un ralentissement de la hausse du niveau de vie ? On aura peut-être alors un risque de fuite en avant nationaliste. À présent, les Russes nous considèrent comme appartenant à un autre camp. Ils nous voient en déclin. Nous payons aussi en tant qu’Européens l’absence d’une politique russe des États-Unis. Nous devons avoir une stratégie intelligente et voir où sont nos intérêts. Nous devons choisir entre une ligne de restauration de puissance, un peu à l’ancienne, en reprenant les grands concepts des années 20-30, avec une restauration d’influence sur les marges, et une ligne qui est minoritaire, qui considère que l’intérêt de la Russie, à long terme, est de s’insérer dans le jeu global et l’économie globale. Nous avons besoin d’eux pour l’environnement, l’Afghanistan, l’Iran, toute une série d’enjeux globaux. C’est une ligne minoritaire, qui est plutôt celle de certains hommes d’affaires. En terme de diplomatie publique, ils ont été un peu inquiets tout de même de l’échec de l’offensive russe, au-delà des limites de l’Abkhazie et de l’Ossétie. Encore une fois, la réponse est « ce qu’on veut », et non pas « ce qu’on peut ».

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 30 septembre 2008 avec Michel Foucher, géographe à l’École normale supérieure, diplomate, conseiller au cabinet d’Hubert Védrine entre 1998 et 2002, ambassadeur de France en Lettonie entre 2002 et 2006, membre du Conseil des Affaires étrangères depuis 2007. Auteur, entre autres ouvrages, de L’Obsession des frontières, Éditions Perrin, 2007.

Notes
[1] Plan d’action pour l’adhésion : Membership action plan (MAP).

[2] La Russie depuis 1996 et la Géorgie depuis 1999.

[3] Parti des travailleurs du Kurdistan

[4] Plan d’action pour l’adhésion : Membership action plan (MAP).

[5] Jean-François PONCET, 37 quai d’Orsay – Mémoires pour aujourd’hui et pour demain, chapitre 2, Odile Jacob.

Lettre n° 46 – États-Unis : la victoire d’Obama

  • Rencontre avec Colette Gaudin, professeur de littérature française à l’Université de Dartmouth, et Philippe Raynaud, professeur de sciences politiques à l’Université de Paris II (*)-

Petit journal de campagne

Colette Gaudin

J’habite le Vermont, un petit État du Nord-est des États-Unis, qui a voté à 67% pour Obama, le plus fort résultat après Hawaï. La petite ville de Norwich (4 500 habitants) a voté pour lui à 86% ce qui constitue peut-être le record des États-Unis.
Une première remarque tout d’abord : cette campagne a été la plus chère de toutes les campagnes électorales américaines. Obama a dépensé la somme astronomique de cinq milliards de dollars [1]. Les fonds rassemblés sollicitaient moins les gros donateurs qu’un très grand nombre de petits dons de dix ou vingt dollars, recueillis par une foule de bénévoles.
Cette campagne a été extrêmement compliquée à cause d’un enchevêtrement de polarités. Plusieurs oppositions se sont manifestées, entre les démocrates et les républicains, les hommes et femmes, les blancs et les noirs, les riches et les pauvres, le nord et le sud, les élites et les couches populaires… Hillary Clinton a beaucoup reproché à Obama son élitisme par rapport à la majorité des Américains, et certains ont même remarqué qu’il mangeait de la salade de roquette, ce qui n’est pas un bon signe par rapport au goût populaire. On a assisté également à une opposition entre les générations : Obama a été considéré au début avec méfiance par la génération des leaders noirs qui avaient hérité de la lutte des années soixante, comme Jessie Jackson. Les deux principaux candidats se sont opposés aussi sur le passé et le futur, même si la notion de changement, lancée par Obama, a été reprise par la suite par John McCain et Sarah Palin. Dans son discours du 4 novembre, Obama s’est montré particulièrement éloquent. En rappelant l’héritage de Lincoln plus que celui de Roosevelt, il a su reprendre toutes ces polarités pour les fondre dans une nouvelle unité et redonner confiance à une Amérique plutôt déprimée.
La campagne a donné lieu à des échanges de propos hostiles, souvent au vitriol. Ils n’ont pas été le fait d’Obama lui-même qui s’est interdit les remarques négatives directes, mais son entourage ne s’en est pas privé. Les contrevérités ont été nombreuses. CNN a tenu un « baromètre de vérité » et il semble que les républicains aient menti beaucoup plus que les démocrates. Du côté démocrate, la fameuse histoire de Sarah Palin tuant des loups depuis un hélicoptère est sans doute fausse, même si Palin aurait très bien pu le faire. En réalité, elle distribue une prime pour chaque loup tué. Plusieurs accusations fausses ont été développées du côté républicain, comme celui d’un « Obama musulman ». C’était parfaitement faux, mais l’idée a fait son chemin. À la mi-juillet, le New Yorker a publié, à la une, une caricature le montrant en costume musulman avec un turban sur la tête, accompagné de sa femme tenant une kalachnikov, un portrait de Ben Laden au mur et un drapeau américain brûlant dans la cheminée. Cette caricature a provoqué un débat sur l’usage du « second degré » et sur le caractère sérieux de ce journal. Il est vrai que le New Yorker n’est pas lu dans tous les États-Unis. Obama a été accusé d’être socialiste et marxiste, ce qui est une autre forme d’insulte aux États-Unis. La portée en a été limitée. Elle venait trop tard, au moment où la campagne républicaine était désespérée. On lui a également reproché son manque de patriotisme : « Il n’est pas américain ».

Un candidat noir pas comme les autres

La victoire essentielle d’Obama a été sa nomination par le parti démocrate, contre Hillary Clinton. Cette victoire n’était pas gagnée d’avance. Au début des primaires, sa rivale menait de plus de vingt points parmi les noirs. On disait alors qu’Obama n’était pas connu et qu’il n’avait aucune chance. Les noirs le boudaient, surtout les anciens comme l’ex-maire d’Atlanta, Andrew Young, fidèle aux Clinton. Et puis, certains ont pensé qu’il fallait se détacher de cette histoire d’esclavage et se tourner vers une nouvelle génération. Ils ont admis qu’Obama n’était pas un noir comme les autres et que sa familiarité avec les milieux blancs lui donnait sans doute une chance. Ce n’est pas un noir comme les autres, parce que sa mère est blanche, mais surtout parce qu’il n’a pas fait campagne sur la question raciale. On n’a jamais vu de noir « radioactif » sur son podium, jouant sur le ressentiment et la revanche. Quand il a gagné les primaires de l’État d’Iowa, en janvier 2008, Obama dans ses discours de campagne n’a pas souligné sa couleur, son appartenance raciale, comme s’il voulait laisser les gens s’y habituer. Lorsqu’il a fait allusion à son histoire et à son parcours personnels, il n’a pas prononcé le mot « race ». Il a parlé des luttes des années soixante en termes de progrès et non comme des luttes pour la liberté des noirs. En mars 2008, au moment où a éclaté le scandale du révérend Wright, il a su garder une parfaite maîtrise de soi. Alors que Wright faisait des discours incendiaires contre l’Amérique — il ne disait pas « God bless America », mais « God damn America » —, Obama est parvenu à se distancier de lui, comme dans son discours de Philadelphie, une merveille de rhétorique, mais sans le renier complètement.

La tempête financière a relancé la campagne

Début juillet, il a semblé aux supporters d’Obama, qu’il y avait quelques palinodies de sa part. Il soutenait les actions de la Cour suprême à propos de la peine de mort, ainsi que les lois sur la surveillance par écoutes. Il semblait pencher vers les Républicains, vers une Cour suprême conservatrice. Or, c’est à ce moment-là que l’économie est venue au premier plan et qu’on s’est mis à parler du prix de l’essence et de la fiscalité. La commission du Congrès qui s’occupe du budget, a révélé que si l’on continuait les déductions d’impôt pour les riches, cela coûterait sept cents milliards de dollars dans les années à venir. On commençait à voir les limites des mesures de Bush consistant à donner aux riches pour que les classes moyenne et pauvre en bénéficient.
Fin juillet, McCain est présenté sous un aspect peu séduisant par les médias. Les journalistes commencent à dire qu’ils ne le trouvent vraiment pas drôle. Il rabâche le succès de la stratégie en Irak, son histoire personnelle de prisonnier de guerre au Vietnam, il s’enlise dans la critique mesquine de son rival, il ne propose rien pour l’avenir de l’économie. Dans le même temps, Obama voyage en Europe et fait son discours de Berlin qui a été reçu aux États-Unis de manière ambivalente. Mais, par contraste, McCain apparaît beaucoup plus terne, sans vision d’avenir. Inversement, Obama est perçu comme un orateur, un homme de discours.
Début août, il semble qu’Obama ait encore à gagner l’électorat blanc de plus de cinquante ans pour faire basculer le résultat. Pendant tout le mois d’août, les sondages ont fait alterner des hauts et des bas entre McCain et Obama.
Fin août, à la convention démocrate, on ne savait pas comment Hillary Clinton allait se comporter. Ses supporters étaient amers. En réalité, Hillary et Bill Clinton ont bien joué le jeu et ont fait de beaux discours, comme ils savent le faire, en faveur d’Obama. La convention républicaine a été gâchée par l’ouragan Gustav. McCain avait pris comme slogan Country first [2], il devait donc être sur place, à La Nouvelle-Orléans, pour se distinguer de l’attitude de Bush, absent lors de l’ouragan Katrina.
Et la désignation de Sarah Palin a été un soulagement dans le camp démocrate. Certes, elle a dynamisé la campagne de McCain, mais elle a aussi aliéné beaucoup d’électeurs républicains. Dans son discours à la convention, elle s’est présentée comme une hockey mom [3] en annonçant : « Vous connaissez la différence entre une « hockey mom et un pitbull ? Le rouge à lèvres ! » Elle a mené ensuite de vigoureuses attaques contre Obama, en prenant le rôle de candidate à la présidence ; elle a comparé ses capacités à gouverner et elle a reproché à Obama son manque d’expérience, faisant la joie des blogueurs et des humoristes.
Fin septembre, se déclenche la tempête financière. Or, tous les journalistes considèrent que si l’élection avait eu lieu deux semaines auparavant, McCain aurait probablement gagné. À partir du 1er octobre, il était à peu près certain qu’Obama l’emporterait. Inversement, un attentat terroriste aurait certainement joué en faveur de McCain.

L’achèvement du cycle conservateur

Philippe Raynaud

Malgré l’enthousiasme des Français qui ont voté à 80% pour Obama par procuration, je me suis senti moins directement impliqué que si j’étais Américain. En 2004, nous avions la même rencontre [4]. J’avais alors parlé de l’achèvement de la révolution conservatrice américaine. Aujourd’hui nous avons un achèvement du cycle conservateur. Ce qui ne signifie pas plus un retour à l’âge d’or des années 50 que le conservatisme reaganien n’avait annulé les résultats acquis des années 50-70.

Les raisons de l’échec d’Hillary Clinton

Avant le début des primaires, l’hypothèse majoritaire chez les commentateurs annonçaient une défaite des républicains dans un affrontement entre d’une part Hillary Clinton qui apparaissait la seule candidate démocrate possible, et de l’autre quelque cacique « modéré » bien connu comme Rudy Giuliani, ancien maire de New York qui semblait bien placé dans la compétition. Ce qui étrangement aurait fait un affrontement entre deux New-yorkais. Beaucoup pensaient que la question irakienne serait au premier plan. L’économie passait au second plan. Les commentateurs américains étant sérieux, il faut admettre qu’il s’est passé quelque chose d’important. Personne n’avait prévu la victoire d’Obama.
Que s’est-il passé pour que Clinton ne soit pas candidate et pour qu’émerge un candidat modéré, un peu atypique, du parti républicain ?
L’échec d’Hillary me parait dû à différents défauts. Le principal est qu’elle surestimait ses propres forces. Elle avait confiance dans son contrôle de l’appareil démocrate qui semblait à peu près parfait. Elle ne voulait pas voir par ailleurs qu’elle suscitait des antipathies très fortes dans des franges de l’électorat démocrate y compris chez les « mâles blancs » qui comptent un peu dans les élections, mais également chez des femmes, contrairement à ce qu’on pense. On ne se pose pas assez la question de savoir si cette antipathie n’était pas quelque peu justifiée. Hillary Clinton est une personnalité éminente qui a de grandes qualités, mais qui a des défauts comme candidate. Elle donnait une image castratrice et assez désagréable d’une candidate femme. Elle expliquait par exemple dans un meeting qu’en 1992 il avait fallu un Clinton pour se débarrasser du premier Bush et qu’en 2008 il en faudrait un deuxième pour en finir avec le deuxième Bush. C’était se mettre dans la continuité de l’action de son mari. Il y a eu une réaction à la machinerie Clinton. De plus, les Américains n’avaient pas envie d’avoir deux présidents en même temps. Elle répondit alors avec un sourire carnassier : « Faites-moi confiance, c’est moi qui porte la culotte. » J’ai trouvé cela atrocement vulgaire, surtout si on rapproche cette attitude avec la réaction de la femme vertueuse, outragée et magnanime, qu’elle avait eue au moment de l’affaire Monica Lewinski. Il apparaît qu’Hillary Clinton n’était pas cette femme aussi charmante qu’on le disait. Cette sympathie modérée qu’elle suscitait a encouragé au début des primaires, du côté des conservateurs, un comportement totalement irrationnel qui se réjouissait de ses difficultés, car ils la considéraient comme la candidate la plus dangereuse. Je me souviens d’un article totalement absurde de Bill Kristol, journaliste néo-conservateur, qui se félicitait des victoires d’un côté de Mike Huckabee et de l’autre de Barak Obama ; d’un côté, disait-il, c’est « la vraie Amérique que nous aimons » et de l’autre c’était le candidat qui allait débarrasser l’Amérique d’Hillary Clinton. Kristol considérait que Clinton était plus éloignée des valeurs des conservateurs que tout autre candidat, ce qui était faux, et la plus susceptible de gagner, ce qui semblait vrai. Il se félicitait alors d’une éventuelle investiture d’Obama dont on ne ferait qu’une bouchée.
Cette ambiance n’a pas favorisé Hillary Clinton qui est une personne intelligente et brillante. Mais elle a été noyée par l’extraordinaire maîtrise stratégique, militante et professionnelle d’Obama. La vraie Europe aujourd’hui est aux Etats-Unis ; ils ont de vrais orateurs, des gens qui savent parler. On peut apprécier les discours qu’Henri Guaino écrit pour Nicolas Sarkozy, mais les discours de Bill Clinton quand il était président ou ceux d’Obama dans la campagne sont d’un autre niveau. La campagne d’Hillary Clinton a été moins digne, moins impressionnante que celle d’Obama.
Au départ des primaires, Hillary Clinton était plus à gauche qu’Obama sur le plan social, avec un programme de couverture santé plus complet, avec un discours qui s’adressait plus directement aux cols bleus. C’était le parti démocrate de l’industrie, des ouvriers, des syndicats. Obama était un peu plus à gauche sur le plan international et sociétal. Elle l’a attaqué sur ce point en le considérant comme un intellectuel qui n’aimait pas la chasse, alors qu’elle, petite, allait à la chasse avec son père. Certes, elle n’a pas fait la campagne de Sarah Palin, mais elle a joué la carte populiste et cela n’a pas marché, car Obama a réagi comme un judoka. En privé, il avait dit que c’étaient les pauvres gens qui se rattachaient à la religion et à la chasse. Il a immédiatement rectifié le tir en passant sous silence les thèmes anti-conservateurs, un peu agressifs, et en se ralliant de manière ostensible à la position conservatrice sur la peine de mort et sur le port d’arme. Les Français qui attendent qu’Obama fasse tout, et notamment qu’il interdise les armes et supprime la peine de mort, risquent d’être déçus. En tout cas, ce n’est pas dans son programme. Pour finir, il a également récupéré le programme social d’Hillary Clinton, ce qui l’a beaucoup servi à la fin quand la question économique est venue au premier plan.

McCain, un bon candidat républicain

Du côté des républicains, pourquoi McCain qui est un bon candidat gagne-t-il les primaires et est-il battu à l’élection ? La manière dont il est devenu le candidat républicain est intéressante et ce n’était pas un très bon signe pour lui. C’était un bon candidat républicain et il n’aurait pas fait un mauvais président. De plus, il était sympathique et son discours au soir de l’élection était d’un grand fair play. Il a été investi alors qu’il était à Maverick, parce qu’il n’y avait pas, disons-le brutalement, de candidat républicain normal. Le seul possible, Giuliani, avait quelques « casseroles » derrière lui. Quand on pense qu’au départ les deux candidats qui émergent sont Huckabee, certes un brave homme sympathique et drôle et Mitt Romney qui avait, certes, la particularité d’être millionnaire mais également d’être mormon, ce qui n’est pas bien vu aux États-Unis. C’est tellement peu mainstream [5] de choisir un tel homme qu’émerge McCain. Mais il a contre lui d’être trop à gauche pour son parti, ce qui est le fond du problème. Or, dans cette élection, les républicains n’avaient une chance de gagner qu’en faisant une campagne modérée. Dans une telle élection, il y a toujours une prime pour le plus modéré. Obama et Clinton avaient fait des efforts très importants pour ne pas choquer l’électorat modéré. Du côté républicain, il existe une frange très idéologique, très agressive, beaucoup plus qu’au parti démocrate. C’est, pour parler comme les sociologues français, « l’invention » de Sarah Palin qui, de ce point de vue, est un coup de génie. Sa seule présence était une bonne raison pour ne pas voter pour ce ticket. Je n’ai pas de sympathie particulière pour ce courant des conservateurs purs et durs, mais c’est un courant qui existe, qui participe à la vie démocratique américaine et qui a le droit de s’exprimer. Il est désagréable de trouver des commentaires français qui excluent de la sphère politique des gens qui auraient des positions comparables. On peut avoir des gens de ce genre, mais il ne faut pas leur confier la possibilité d’accéder à la présidence des États-Unis au premier accident cardiaque d’un candidat très convenable, mais plus tout jeune et à la santé pas très florissante. Ce ticket McCain-Palin était en définitive un très mauvais choix.
Si j’avais une critique à faire au discours très honorable que McCain a fait après l’élection, c’est qu’il est trop généreux pour son parti. Il s’est adressé à ses militants en disant : « Cette défaite n’est pas la vôtre, c’est la mienne. » Je crois que ce n’est pas vrai. Cette défaite n’est pas la sienne, c’est celle du parti républicain. C’est la victoire d’Obama certainement, mais, si quelqu’un est défait, ce n’est pas McCain qui s’en tire très honorablement, c’est la politique de son parti qui a été battue.

Le vote des différents électorats

D’abord, c’est bien un noir qui est élu président des États-Unis. Tout le monde sait que 96% des noirs ont voté pour Obama, malgré le peu d’enthousiasme de certains dirigeants historiques comme le révérend Jackson. Mais Obama est un américain noir, ce n’est pas un noir-américain et c’est un noir qui reste minoritaire chez les males wasp [6]. Il obtient 45% des votes chez les blancs, étant bien entendu que les conventions américaines considèrent les hispanics [7] comme des non-blancs, ce qui veut dire — c’est une remarque qu’avait faite un jour Emmanuel Todd —, que l’imaginaire racial américain divise toujours les races en quatre : les blancs, les noirs, les jaunes et les indiens. Ces derniers sont les hispanics ; il peut y avoir des purs castillans parmi eux, cela ne change rien. Obama reste donc minoritaire chez les mâles blancs, mais 45%, c’est une minorité suffisamment décisive pour que l’on considère que c’est un événement important. Il y a 40 ans, il n’aurait pas été minoritaire, il n’aurait pas eu de voix.
Ensuite, c’est une victoire massive des démocrates chez les latinos. C’est très important. Bush en 2004 — c’est un mérite qu’il faut lui reconnaître —, faisait partie des gens qui, dans le parti républicain, ont eu l’intelligence et la générosité de ne pas jouer de carte nationaliste contre les électeurs d’origine latino-américaine. Ceci a facilité une bonne implantation des républicains, même s’ils y étaient minoritaires. C’est le « rêve américain ». L’immigrant arrive avec trois dollars en poche et dix ans après, il a un garage… La structure de classe joue en faveur des démocrates. C’est un élément important. Les deux candidats, Obama et McCain, ont fait assaut de patriotisme américain pour gagner les électeurs latinos. Si la politique française ressemble à la politique américaine, j’attire alors votre attention sur ce qui se passerait, si on élisait un Obama faisant assaut de patriotisme français et se servant du drapeau tricolore et de la Marseillaise pour gagner des voix dans les banlieues. Ce serait intéressant !
Les femmes restent très majoritairement démocrates, ce qui va dans le sens de constats assez fréquents. Le premier est qu’il y a un vote féminin, contrairement à ce que pensent beaucoup de mes collègues, et qu’il est plutôt de centre-gauche dans les grandes démocraties. Le deuxième est que le vote féminin n’est pas nécessairement — et c’est tant mieux — un vote pour les femmes. C’est un vote pour des candidats qui défendent des positions que les femmes approuvent, étant entendu que les femmes peuvent avoir des raisons de ne pas être attachées aux mêmes choses que les hommes. Cela me paraît tout à fait légitime au regard du fait qu’il y a toujours un gender gap [8]dans la politique américaine. En 2004, la ré-élection de Bush était due à un chiffre extrêmement élevé chez les mâles blancs. C’est encore le cas du candidat républicain de 2008, mais on se trouvait, à l’époque, dans un contexte de guerre, au moins sur le plan imaginaire, et il était assez normal que ces valeurs-là soient au premier plan. On n’est plus dans cette atmosphère d’imaginaire militaire, le gender gap se reconstitue assez normalement et il joue en faveur des démocrates.
Une question intéressante est l’attitude de l’électorat juif qui est important et qui n’était pas tout à fait gagné. L’électorat juif est majoritairement démocrate, mais, au départ, il était très largement gagné à Hillary Clinton, en raison de ses positions sur la politique étrangère qui, depuis qu’elle a décidé d’être sénatrice, ont toujours été ostensiblement favorables à la politique israélienne. C’était différent lorsqu’elle était first lady. C’est donc une question qui pouvait se poser dans certains milieux électoraux comme les intellectuels juifs de New York. On a vu qu’Obama a assez bien maîtrisé la situation, en faisant ce qu’il fallait — c’est-à-dire beaucoup —, notamment en allant faire un exposé à Hyde Park, l’agence internationale qui correspond à l’alliance israëlo-américaine. Il a pris des positions qui allaient au-delà de ce qu’on attendait, mais enfin il a obtenu des soutiens importants à New York. Par exemple, une revue comme The new republic, historiquement démocrate, mais qui s’était souvent rapprochée de l’administration Bush sur des questions de politique étrangère, a fini par soutenir majoritairement Obama, ce qui n’était pas gagné au départ. Il a réussi à faire en sorte que les questions politiques nationales et la solidarité spontanée de la majorité des juifs américains avec le parti démocrate l’emportent sur les préventions que son tiers-mondisme supposé pouvait engendrer. C’est d’autant plus une réussite qu’il a eu à un moment, outre l’affaire Wright, un autre boulet, c’était le soutien que lui apportait l’inénarrable Farrakhan [9]. Il a refusé publiquement ce soutien, ce qui n’a pas empêché les amis de Farrakhan de voter pour lui.

Le financement des campagnes et le fédéralisme

Pour terminer cette analyse électorale, j’évoquerai deux questions institutionnelles qui me paraissent importantes pour l’avenir du système politique américain. La première est la question de l’argent qui est importante, et on est là à fronts renversés. McCain était un des rares élus républicains qui avait défendu une position favorable à une certaine limitation des dépenses de la campagne électorale. Non seulement il avait défendu cette position, mais il avait joué le jeu en acceptant de faire campagne avec des fonds publics, ce qui lui interdisait de lever des fonds privés ; si bien que le candidat démocrate a été élu avec une très grande quantité de petits dons, sans aucun doute, mais qui laisse une situation un peu curieuse. L’élection montre, c’est certain, qu’on peut être élu sans être le candidat des gros, mais c’est une élection qui est quand-même un peu exceptionnelle. On n’est pas sûrs que les prochains candidats puissent mobiliser autant les petits électeurs et les petits dons. Cela risque de stabiliser quelque chose qui n’est pas très sain dans la politique américaine, c’est-à-dire des capacités de dépenses excessives. Le système français a d’autres défauts mais, pour une fois, on peut estimer qu’il est meilleur sur ce point que le système américain.
Il est très positif, en revanche, que cette élection soit bonne pour le fédéralisme américain. La situation la pire pour le système politique américain aurait été une situation — qui n’était pas absolument impossible —, dans laquelle Obama aurait eu la majorité des voix, sans avoir la majorité des grands électeurs. En soi, je ne trouve pas cela scandaleux. Je me souviens d’avoir dit à Olivier Duhamel qui était scandalisé par l’élection de Gore dans ces conditions : « Je suis d’accord avec toi, à condition que tu demandes qu’on destitue Bertrand Delanoë et qu’on dise que Philippe Séguin doit être maire de Paris. » Séguin avait alors eu plus de voix que Delanoë, mais c’est complètement oublié. Nous avons là des systèmes, dans lesquels il existe des pondérations sensées qui considèrent que ce qui est représenté — et c’est encore plus vrai pour un État que pour une municipalité —, ce sont des parties de la nation. Ce sont des composantes de la nation qui n’est pas composée uniquement d’individus. C’est un état fédéral composé d’États. Philosophiquement, je trouve cela meilleur. Politiquement aussi, parce que cela veut dire que ce n’est pas la victoire horizontale d’une Amérique contre l’autre. La victoire a été acquise avec beaucoup de patience et de militance dans des parties importantes de l’Union, y compris des parties dont on aurait pu penser qu’elles la refusent. C’est une base bien meilleure pour Obama et pour le système politique américain. Je m’en réjouis et je me réjouis aussi qu’une partie de la gauche américaine, qui a toujours trouvé qu’il fallait en finir avec le fédéralisme, soit battue. Le New York Times a toujours défendu des positions de ce genre, ainsi que des professeurs de droit constitutionnel, comme Bruce Ackerman qui, malgré ses qualités, n’est pas raisonnable sur ce point.

Conservateurs et libéraux : ce qui reste des clivages traditionnels

En 2004, j’avais dit qu’on voyait dans cette élection [10] la fin de la question raciale et l’achèvement de la révolution conservatrice. La fin de la question raciale ne voulait pas dire qu’il n’y avait plus de clivage entre les ethnies qui continuent d’exister, mais ce n’était plus le critère décisif de la vie politique américaine. La question est suffisamment dépassionnée pour que la question de l’affirmative action se règle au coup par coup par référendums locaux, par exemple, avec beaucoup moins de passion qu’il y a quelques années. C’est ce que confirme l’élection d’Obama et la manière dont elle se produit. Le discours de Philadelphie, même s’il n’emploie pas beaucoup le terme « race », est un discours sur les questions raciales. C’est un discours absolument magnifique, extrêmement habile. Contrairement à ce que disent les « républicains » français, il ne renie pas totalement la politique d’affirmative action. Il a simplement l’intelligence de faire sentir qu’à partir du moment où cette politique existe, on peut toujours dire, quand un noir est pris quelque part, que c’est à cause de cette discrimination. Obama, lui, avait des qualités tellement manifestes qu’il a gagné sur autre chose. La description qu’il fait des origines de l’affirmative action, dans la rhétorique américaine, est extrêmement modérée. Elle ne compense pas des inégalités en général, mais une oppression particulière, non seulement de l’esclavage, mais de la ségrégation très longue qui a suivi. Ce qui motive l’affirmative action, c’est une continuation de la révolution américaine. Ce n’est pas comme en France où la question est de savoir si l’on va représenter la « diversité » Obama a admis le fait que certaines critiques conservatrices étaient justifiées, par exemple, l’idée que le welfare state a contribué à déstructurer la famille noire, en favorisant les mères célibataires. C’est un thème reaganien d’origine dont il accepte la vérité avec beaucoup de fair play.
Ceci et d’autres choses me font penser qu’on ne peut pas dire qu’on va assister à un raz-de-marée qui va annuler tous les résultats des années Reagan. Ce qui va se passer a été très bien écrit dans deux bons articles de Fukuyama, excellent néo-conservateur devenu « obamacon [11] », position que je trouve assez sympathique. Avec un pragmatisme assez profond, il explique que l’Amérique étant ce qu’elle est, elle est capable de faire des grands changements à certains moments. De la même manière qu’il y avait un épuisement de la voie rooseveltienne dans les années 60 qui a provoqué la révolution Reagan, à partir d’un certain moment le reaganisme s’emballe dans l’idéologie, dans la politique étrangère et une politique économique de plus en plus abstraite avec laquelle il faut en finir. En ce qui concerne les erreurs de politique économique, si on voulait faire une charrette pour mettre tous les responsables de la crise, il y aurait pas mal de démocrates dedans.

Qu’est ce qui a gagné avec Obama ?

Ce n’est pas le gauchisme que dénonçaient certains de ses adversaires, ce n’est pas un progressisme traditionnel. Barbara Cassin a fait une remarque que je trouve très juste en comparant la rhétorique d’Obama et la rhétorique de Bush. Pour elle, la rhétorique de Bush était fondée sur des thèmes qui étaient good and evil [12] et Help me God. Cette fois, ce n’est plus good and evil, c’est a better America : avec Obama, ce n’est pas le bien et le mal, c’est l’amélioration des choses. Cette manière différente de percevoir la politique me paraît plus raisonnable. La religion est toujours présente, mais sur le mode God bless America qui implique moins un rapport direct du chef de l’État avec Dieu. C’est donc tout de même très différent. Ce qui a gagné sur le plan intérieur — et c’est peut-être un retour à Roosevelt —, c’est probablement quelque chose d’un peu industrialiste qui va devenir sans doute protectionniste. Adler disait assez justement qu’il y a des aspects réellement socialistes dans le discours d’Obama, comme il y en avait dans celui de Roosevelt.
Pour l’Europe, ce n’est pas une voie avantageuse. Contrairement à ce qu’on croit, les relations avec ce président ne seront pas forcément faciles, parce que ce type de démocrates, très convaincus et très audacieux, ne sont pas des partenaires faciles et ce ne sont pas toujours des gens absolument raisonnables. Je me souviens que parmi les partisans méconnus de McCain, Hubert Védrine parlait de lui avec une très grande sympathie dans une émission de télévision, disant que les démocrates étaient des idéologues et que les républicains, quand ils n’étaient pas fous comme Bush, étaient des gens tout à fait fréquentables et sensés ; on savait à qui ont avait affaire.

La France n’est pas l’Amérique

Pourquoi les Français ont-ils voté Obama à 80%, comme s’ils étaient Américains ? Pourquoi tant d’enthousiasme ? Nous avons eu un comité de soutien à Obama en France, y compris avec des hommes politiques de droite et, du coup, les quelques soutiens de McCain en France sont considérés comme des demi-fous. Par ailleurs, on nous a expliqué comment la France peut entrer dans la « diversité ». Je suis frappé d’abord par la couverture de presse des élections en France qui n’était pas mauvaise dans la presse de bon niveau, mais, dans les gros titres et certains commentaires, c’était un peu pénible. J’ai été très agacé notamment par la manière dont on a présenté souvent la campagne uniquement comme une question raciale. Si Obama n’avait pas été élu, et c’était quand-même possible, il n’aurait pas été démontré que l’Amérique était raciste. J’ai assisté à un débat où toute la salle était « obamiste », à l’exception d’une personne. L’animateur a demandé s’il y avait une personne qui était mécontente de la défaite de McCain et la personne a déclaré : « Moi, je ne suis pas content parce qu’on a eu un noir, et, du coup, on n’a pas eu une femme. »
J’ai été frappé par la comparaison entre la France et l’Amérique, construite à partir de deux positions choquantes. D’abord, une histoire des relations raciales en France totalement imaginaire. Si le problème était le même en France, nous aurions eu la même histoire qu’aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas. D’autre part, on a actuellement une situation curieuse où les mêmes qui refusent toute espèce de statistiques sur les minorités raciales en France, font des statistiques sur leur représentation dans les médias, dans les postes divers. Cela ne me paraît pas très raisonnable : ou bien on fait des statistiques, ou bien on n’en fait pas. Tout cela montre que les Français ont tort de se moquer de la political correctness américaine, parce que cela fait longtemps qu’ils ont dépassé et de très loin les États-Unis.

Débat
Une Amérique de moins en moins européenne

  • Colette Gaudin : Vous avez parlé d’Obama comme d’un homme de gauche qui va peut-être surprendre les Français par sa rigidité. Ce n’est pas un idéologue, tout le monde s’accorde à dire que c’est un homme qui veut « ratisser large », qui n’a pas de philosophie politique arrêtée, qui est pragmatique. Il va peut-être surprendre les Français par son centrisme qui va le faire naviguer, de façon surprenante, de gauche à droite.
  • Philippe Raynaud : Il est américain… Je pensais surtout aux relations avec l’Europe. Roosevelt a été un très grand président des États-Unis, mais il n’a pas été un très bon partenaire pour les Européens, à aucun moment. Les socio-démocrates ne sont pas toujours très commodes de ce point de vue. La victoire d’Obama, c’est la victoire de quelqu’un qui représente une Amérique de moins en moins européenne et de moins en moins atlantique. Le problème de l’Amérique, c’est qu’à force d’aller vers l’ouest, on arrive à l’est. Ce n’est pas seulement une puissance atlantique, c’est une puissance pacifique. Obama est quelqu’un dont la géopolitique n’est plus occidentale. Il peut, s’il décide une politique de type protectionniste dans l’automobile par exemple, mener des négociations avec le Brésil ou avec les Chinois. Il ne considèrera pas la question européenne comme très importante. Mais en même temps, comme les républicains d’aujourd’hui sont complètement convaincus que l’Amérique est le centre du monde, ce n’est pas non plus raisonnable. Ce qui pourrait arriver de mieux aux Européens, c’est comme le pensent certains, que la politique étrangère d’Obama soit un peu « brzezinskiste [13] »

Le déclin américain ?

  • Q : Obama arrive à la tête d’un pays qui a connu des revers notoires en politique étrangère. Vous connaissez la conscience du déclin français qui nous obsède. Apparemment, cette question est passée sous silence aux États-Unis, alors qu’elle aurait de fortes raisons de se manifester. Est-ce que le déclin américain ne va pas rattraper le triomphe américain que constitue l’élection d’Obama ?
  • Colette Gaudin : Lorsque j’entends autour de moi les Français parler de cette élection, je distingue deux sons de cloche. J’entends le son de cloche triomphaliste, mais j’entends aussi beaucoup parler de ce déclin américain. Beaucoup de pessimistes français disent qu’au fond, cette élection ne changera rien du tout, ce sera toujours la même chose, Obama ne pourra rien faire, car il est prisonnier d’une situation et de l’inertie de la machinerie politique. Le changement promis n’aura pas lieu, à cause du « déclin américain ». Je crois au contraire comme beaucoup de commentateurs qu’il existe, aux États-Unis, des forces, des ressources politiques, morales, spirituelles, intellectuelles. Comment vont-elles se manifester ? Personne n’en sait rien. Nous sommes dans un moment d’expectative, dangereuse peut-être, dans un moment difficile, mais je ne crois pas que ce soit ni le déclin, ni le triomphe. Obama ne fera pas de miracles : il le sait et personne ne le pense. Je crois cependant que l’élection de McCain aurait apporté des choses désastreuses. C’est un homme respectable, mais il aurait nommé des juges à la cour suprême dans la ligne des plus conservateurs, comme il l’avait annoncé. Les annonces économiques que le candidat républicain a faites pendant la campagne risquaient aussi d’avoir des conséquences catastrophiques. Je ne sais pas quelle option économique Obama va choisir : la prudence budgétaire pour sauver les finances ou les dépenses pour relancer l’économie en relançant les infrastructures, les communications… ? Les avis divergent sur ce point. Mais je ne parlerais pas de « déclin américain ».
  • Philippe Raynaud : Cela fait quarante ans qu’on parle du déclin américain, sous des formes différentes. À l’époque de Carter, on nous expliquait que les Soviétiques allaient manger l’Occident. À l’époque de Reagan, on nous a expliqué que l’économie était complètement délirante et qu’on allait vers la catastrophe, rapidement. Il y a eu quand-même vingt années de croissance très forte et un certain nombre de réussites. Je vois bien que des problèmes américains tiennent à une situation de rente politique qui leur donne une importance économique excessive. Il y aura des réajustements un peu difficiles. Peu d’acteurs sérieux ont envie de le faire très brutalement. Les Chinois ou les Brésiliens y réfléchiront à deux fois, à mon avis, avant de provoquer des crises. Quant à la France, elle devrait moins chanter qu’elle est en déclin et elle devrait affronter ses problèmes comme le font, peut-être, les États-Unis. Il est frappant de voir le patriotisme qui existe dans ce pays et son optimisme. Le look forward [14] et a better America sont de très belles trouvailles.
  • Q : Hubert Védrine s’est rendu célèbre avec la notion d’hyperpuissance. Est-ce que cette notion vous paraît-elle encore valable ?
  • Philippe Raynaud : Tout dépend de ce qu’on met sous ce mot et c’est la source des malentendus entre Hubert Védrine et les Américains, à ce sujet. Ce qu’il entendait par hyperpuissance, c’était super-superpuissance, c’est-à-dire une puissance inhabituellement grande. Ce concept a été considéré comme insultant aux États-Unis, car le mot hyper est, semble-t-il, péjoratif. J’ai assisté à des discussions délirantes sur la question. Hubert Védrine voulait dire que cette puissance atteignait un degré d’importance considérable. Mais je crois simplement que, tôt ou tard, le monde sera multipolaire et qu’on va bientôt voir des pôles se constituer.

« La fin des clivages du politiquement correct » ?

  • Q : Une chose est frappante dans l’élection d’Obama, c’est que ce n’était pas un noir américain. Pourquoi le clivage entre ceux qui sont venus volontairement aux États-Unis et ceux qui ne sont pas venus volontairement, est-il déterminant ?
  • Philippe Raynaud : Je crois que ce n’est pas seulement la différence entre ceux qui sont venus volontairement et les autres, c’est l’expérience qui est derrière. Obama en a parlé avec beaucoup de tact. Il a dit : « J’ai l’expérience d’un noir américain en ce sens que, quand j’étais étudiant, même si j’étais bien habillé, les chauffeurs de taxi ne me prenaient pas… » En revanche, il n’a pas l’attitude de ceux qui sont battus d’avance, il n’a pas la culture du ressentiment et de la défaite, ce qui est le grand problème des noirs américains. Je suis persuadé que la question la plus importante, ce n’est pas l’héritage de l’esclavage, mais celle de la ségrégation. La véritable tragédie américaine est là. L’esclavage est une tragédie, mais elle n’est pas spécialement américaine. C’est la grande différence, par exemple, entre l’Amérique et le Brésil.
  • Q : J’ai relu la lettre de Politique Autrement, publiée il y a quatre ans [15]. Elle contient l’anecdote des « quatre G » : God, Guns, Gays et Grizzli. Bush avait gagné sur ces points en réaction au politiquement correct. La question du mariage homosexuel, par exemple, était un élément de clivage. Cette question, a–telle la même portée que précédemment ?
  • Colette Gaudin : Trois États, dont la Californie ont voté pour bannir le mariage homosexuel. En Californie, c’est un choc. Tout le monde a été surpris, car c’est un état « ouvert ». Par contre, trois États ont refusé la proposition de rendre l’avortement illégal et ce sont des États qu’on croyait assez conservateurs. Les questions sociales sont en fluctuation.
  • Philippe Raynaud : C’est effectivement moi qui avait rapporté cette anecdote, il y a quatre ans. On peut reprendre les quatre mots. God a gagné, tout le monde est pour Dieu, y compris Obama, mais pas de la même manière. Le Dieu de Bush, c’est le Dieu des armées ; le Dieu d’Obama, c’est plutôt le Dieu de la sortie d’Égypte. C’est plus sympathique, mais dans tous les cas, c’est quand-même Dieu. Guns : il semble que les démocrates aient abandonné l’idée de changer la législation sur les armes, parce qu’il faudrait une réforme constitutionnelle et c’est une grosse affaire. Hillary Clinton a été le relais des thèmes conservateurs à l’intérieur du parti démocrate contre Obama et Obama a cédé sur ce point, en habile judoka qu’il est. Grizzli : ça n’a pas beaucoup réussi à Sarah Palin. Pour elle, c’était plutôt le loup, mais ça n’a pas très bien marché. Le côté chasseur, tueur de grosses bêtes sauvages, est moins à la mode. Gays : j’ajoute à ce qu’a dit Colette Gaudin que les États-Unis sont un État fédéral. Beaucoup de questions vont se jouer par référendum, justement parce que cela a cessé d’être un grand problème. À mon avis, à juste titre, car la légalisation du mariage gay était l’équivalent chez les démocrates de l’interdiction de l’avortement chez les républicains. C’était une espèce de symbole identitaire, un marqueur de gauche comme il y avait un marqueur de droite, alors qu’en fait, pour la vie quotidienne, les enjeux sont à peu près nuls dans un pays où on donne de l’argent à qui ont veut, comme on veut, librement. Je crois qu’on va vers un apaisement de ces questions qui a d’ailleurs été marqué par Obama lui-même dans son discours de victoire du 4 novembre. Il a habilement fait un recensement tout à fait « politiquement correct » de toutes les minorités et les majorités. On y trouve tout le monde, les homosexuels et les hétérosexuels, les handicapés et ceux qui ne le sont pas, les blancs, les noirs, les femmes, les hommes, il n’oublie vraiment personne et il met tout dans la thématique e pluribus unum. C’est la pluralité des factions qui fait l’unité américaine. Il a parfaitement compris, mais du coup cela signifie qu’on est sur un compromis assez acceptable, qu’on va cesser de se faire des guerres symboliques sur ces questions, et c’est plutôt une bonne nouvelle. La question décisive était celle de l’avortement, d’ailleurs le seul thème conservateur vraiment populaire, y compris dans les questions de religion et beaucoup plus que le créationnisme. Sur l’avortement, existe un côté compassionnel, il est possible de susciter des émotions — « les fœtus souffrent… » —, beaucoup plus que dans les autres causes abstraites. Ce n’est pas forcément un signe de prégnance du religieux fondamental. Sur ce plan-là, les quelques Français qui admirent le conservatisme religieux américain vont être déçus.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 18 novembre 2008.

Notes
[1] Le coût de la campagne 2008 est le double de celle de 2004, le triple de celle de 2000. Cette explosion est à mettre principalement sur le compte des démocrates, responsables de 60 % des sommes recueillies et dépensées.

[2] Le pays d’abord.

[3] Hockey mom est utilisé pour définir des mères ordinaires qui s’occupent de leurs enfants et les conduisent à leurs diverses activités (école, sport…)

[4] « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », Lettre de Politique Autrement n° 34, janvier 2005.

[5] En anglais, courant principal.

[6] WASP- white anglo-saxon protestant (homme blanc, anglo-saxon, protestant).

[7] Ce terme est officiel depuis 1978 pour l’administration américaine (directive n° 15 de l’Office of Management and Budget) pour désigner toute personne de culture mexicaine, portoricaine, cubaine, centre-américaine, sud-américaine ou, en général, espagnole.

[8] Un fossé des sexes.

[9] Louis Farrakhan, est le dirigeant de l’organisation politique et religieuse « Nation of Islam ».

[10] Philippe RAYNAUD et Colette GAUDIN, « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », lettre de Politique Autrement, n°34, janvier 2005.

[11] Républicain pro-Obama.

[12] Le bien et le mal.

[13] Zbigniew Brzezinski, conseiller politique au Département d’État de 1966 à 1968 ; il est aujourd’hui conseiller de Barak Obama.

[14] Regarder vers l’avant.

[15] Philippe RAYNAUD et COLETTE GAUDIN, « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », lettre de Politique Autrement, n°34, janvier 2005.

Discrimination positive et principes républicains (Anne-Marie Le Pourhiet – décembre 2008)

Après la victoire d’Obama aux États-unis, les médias français ont particulièrement insisté sur la couleur de la peau et la discrimination positive. Une bonne partie de la classe politique a suivi. La France est-elle en train de devenir un pays communautariste ?
Avec Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public qui enseigne le droit constitutionnel et les libertés fondamentales à l’université de Rennes 1.
Dernier ouvrage paru : Droit constitutionnel aux éditions Économica.

L’effet Obama en France

Comment s’est manifesté l’effet Obama en France ?

Les dangers du communautarisme

Existe-t-il des évolutions du droit français qui vont dans le sens du communautarisme ?

Effets de la discrimination positive

Peut-on tirer un bilan de la discrimination positive pratiquée aux Etats-Unis depuis 40 ans ?

Les enjeux de l’élection d’Obama (Colette Gaudin et Philippe Raynaud – novembre 2008)

Colette Gaudin est franco-américaine, professeur de littérature française à l’Université de Dartmouth

Le combat B. Obama/H. Clinton

Pourquoi Obama l’a-t-il emporté sur Hillary Clinton ?

Le ticket McCain/Palin

Comment le ticket McCain/Plain a-t-il été perçu ?

Obama et la question noire

Obama s’est -il présenté comme un candidat noir ?

Philippe Raynaud est professeur de sciences politiques à l’Université Paris II

La fin du cycle reaganien

Quelles sont les raisons de la victoire d’Obama ?

Un discours de la nation américaine

La question raciale a-t-elle été un enjeu de l’élection ?

Un contexte de crise

Quelles sont les marges de manoeuvre de la nouvelle administration ?

Un président plus « mondial »

Quels changements peut-on attendre dans le domaine international ?

Lettre N° 45 – La crise financière : séisme et mutations

Avec Jean-Luc Gréau, économiste (*)

Une crise financière était prévisible. Le scénario exact, la chronologie, les événements les plus récents, qui sont effrayants, ne l’étaient pas. À l’origine, on trouve une anomalie centrée sur les États-Unis, mais qui ne concerne pas que les Américains, constituée par le gonflement de la dette des ménages dans de nombreux pays occidentaux. J’avais appelé cela « l’anomalie américaine [1] » car les États-Unis représentent 300 millions d’habitants. C’est la première économie du monde avec encore 18% du PIB. Mais l’anomalie est aussi anglaise, espagnole, irlandaise, australienne. C’est même aujourd’hui quelque chose de repérable en Europe centrale, dans les pays baltes. Ce gonflement disproportionné, inconnu jusqu’à une date relativement récente, de la dette des ménages a représenté un facteur prépondérant de notre crise financière.

La dette des ménages américains

Nous avons été, vous et moi, bombardés de considérations sur les dettes publiques. L’État français, la France étaient ruinés. Sans doute souffrons-nous d’une dette publique excessive, mais ce n’est pas cette dette ou celle de l’Italie ou du Japon qui entraîne la finance mondiale dans la débâcle. Malgré son importance, elle n’est pas cruciale dans le processus financier que nous connaissons depuis trois ans maintenant. C’est mystérieux, mais c’est ainsi. La dette publique japonaise qui est la plus importante du monde, la dette italienne bien supérieure à la nôtre, l’allemande équivalente à la nôtre, la belge, la néerlandaise… n’ont joué aucun rôle dans cette débâcle financière. Bien au contraire, puisque maintenant, avec les plans de sauvetage américain et européen nous sommes en train de faire exploser ces dettes. D’ores et déjà, la dette française estimée à 66% dans les derniers chiffres de l’Insee est portée virtuellement à 83% du PIB par le plan de sauvetage décidé par le gouvernement français.
La dette des ménages américains n’a cessé d’augmenter depuis 30 ans. Elle est maintenant supérieure au PIB. On nous a dit, et c’était vrai, que l’économie américaine avait beaucoup bénéficié, surtout dans les années 90, de ce qu’on appelle les « nouvelles technologies ». Les États-Unis ont un important secteur informatique une très grande industrie aéronautique et spatiale, avec en complément une industrie d’armements. Ces secteurs très forts ne suffisent pas à expliquer la prospérité américaine de ces trente dernières années. Pour moitié à peu près, ce phénomène est expliqué par la dette des ménages. À titre de comparaison, les ménages français sont deux fois moins endettés. En proportion du revenu. Nous sommes donc de ce point de vue-là relativement vertueux. Mais a contrario, du fait même que nous ne nous sommes pas lancés dans cette aventure de l’endettement ou du surendettement, notre croissance en a subi les conséquences, de même qu’en Allemagne ou en Italie. Parmi les pays développés, ce sont ceux où la dette des ménages a le moins joué.
Cette dette des ménages a été un facteur de prospérité, mais c’est même un élément constitutif du modèle américain. L’Américain, même le plus modeste, ne répugne pas à s’endetter. Quand on dit que les subprimes sont un système qui a permis à des voyous d’entraîner les Américains dans un processus d’endettement qu’ils ne pouvaient pas supporter, c’est vrai, mais c’est en même temps une caractéristique sociologique de ce pays. La volonté d’aller de l’avant, de devenir propriétaire, a des conséquences pratiques.
En Angleterre et en Espagne aussi, s’est formée une dette hypothécaire contractée à l’occasion de l’achat ou la construction de logements pour soi-même. Des bulles se sont constituées : le prix de l’immobilier a été multiplié par trois entre 1997 et 2007. Les prix à Londres sont le double de ceux de Paris qui sont pourtant très élevés, comme vous le savez.
Mais le processus de crise financière lui-même resterait inexplicable sans une grande innovation apparue il y a trente ans environ, la titrisation (en anglais la « securitization »).

Rupture dans la tradition bancaire

Lorsqu’une entreprise émet des actions sur le marché, pour créer ou augmenter son capital, elle émet des titres, souscrits par des épargnants de diverses sortes. Les États pour financer leur dette émettent des bons du trésor ou des obligations qui sont également des titres. Or la « titrisation » de ces émissions est constituée dès le départ. La titrisation dont on parle depuis plusieurs mois est un autre phénomène. Depuis la fin des années 70 ou le début des années 80, à la demande des banquiers eux-mêmes, s’est opéré un grand tournant. Les prêts accordés par une banque aux particuliers, aux entreprises voire aux collectivités territoriales ont été titrisés. Ces prêts, qui sont au départ dans les comptes de la banque, sont coupés en petits morceaux, qui constituent des titres représentatifs, que le prêteur initial vend ensuite sur le marché à des « investisseurs » de toutes sortes, fonds de placement, compagnies d’assurances ou d’autres banques. Ainsi la banque se défausse du risque du prêt en reportant sa créance sur d’autres et se libère de l’insolvabilité de l’emprunteur. Ce mécanisme s’est développé sur une très grande échelle à la demande des banquiers. C’est une véritable rupture avec la banque traditionnelle. Oublions un instant les subprimes rates, les options ARM, les CDO, les CDS … [2] ou autres procédés dangereux. Sans le principe de la titrisation, ces procédés n’auraient pas pu être conçus.
Grâce à la titrisation, les risques liés aux prêts sont transmis au marché et le rendement potentiel de ces prêts est apprécié par lui. Les prêts ayant pris une valeur de marché sont considérés comme n’importe quelle action en bourse. Dans l’hypothèse favorable, on pensera qu’ils vont se valoriser pour différentes raisons : l’économie est prospère, les emprunteurs sont très solvables, les taux de la banque centrale sont à la baisse et les taux afférant à ces prêts se valorisent en conséquence. Les intervenants sur le marché du crédit spéculent avec ces titres.
Cette titrisation a donné lieu à des raffinements extrêmement toxiques — terme aujourd’hui convenu — avec les CDO et les CDS. Les CDO sont un cocktail, sur le marché hypothécaire, de prêts de qualité médiocre ou moyenne et de prêts jugés bons. C’est en réalité un trucage dans lequel de jeunes mathématiciens français, présents à Londres et à New York, auraient joué un rôle déterminant. En réalité, on essaie de vendre à un prix proche de celui de la couche supérieure, la meilleure, l’ensemble de la créance. On valorise donc ce qui est sous-jacent. C’est aussi simple que cela. Ce procédé s’est développé de manière importante à partir de 2001. Il était déjà connu avant, sous le terme de « mezzanines ». Les CDS, quant à eux, sont des primes d’assurance. Celui qui a prêté ou celui qui reprend un emprunt accordé par un autre, s’assure du risque de solvabilité de l’emprunteur en souscrivant un contrat, le CDS. Il paie pour que quelqu’un d’autre prenne le risque d’insolvabilité ou de faillite de l’emprunteur. De grands organismes comme Bear Stearns, Lehman Brothers ou AIG doivent leur faillite aux CDS et, par voie de contamination, tous ceux qui avaient des créances sur ces organismes sont menacés à leur tour.
Des CDO ont été construits sur les prêts aux entreprises, comme sur les prêts aux ménages. On peut en estimer le montant approximatif à 1250 milliards de dollars, et il se pourrait bien qu’un nouveau gisement de risques soit en voie d’apparaître de leur fait [3].
Si l’on veut comprendre l’importance de la titrisation, il convient de souligner à quel point elle déresponsabilise le processus de crédit. Une entreprise industrielle ou de service qui met ses produits sur le marché en est responsable. Un fabricant d’avions comme Airbus, Boeing ou Dassault est responsable de ce produit. S’il est défaillant, le constructeur est responsable de son vice sur le plan juridique civil et pénal et il encourt un préjudice commercial. Si Danone distribuait des yaourts avariés, cela ferait scandale et l’entreprise tomberait sous les critiques des médias et des pouvoirs publics et de l’opinion. En revanche, alors que nous sommes en présence de pertes massives dans le secteur financier [4], les banques qui ont émis ces prêts titrisés à l’échelle planétaire n’encourent aucune responsabilité. Une société de crédit comme la Countrywide Financial Corporation, le plus grand prêteur du marché américain de crédit au logement, en faillite au mois d’août 2007 et reprise depuis par Bank of America, n’encourt aucune autre responsabilité que celle de sa faillite. On a accepté l’idée que l’entreprise qui émet ce bien financier n’a aucune responsabilité. C’est la règle depuis 25 ans, à la demande des banquiers eux-mêmes.
Pour bien comprendre maintenant à quel point les promoteurs de la titrisation se sont leurrés sur ses bienfaits, je mettrai en opposition deux propos de banquiers, tenus à cinq années de distance. M. Daniel Bouton, PDG de la Société Générale, intervenant en 2002 en séance plénière de l’université d’été du Medef, se réjouit publiquement dans ces termes : « On vient de connaître en 2001-2002 une grave crise boursière à l’échelle américaine et mondiale, avec l’éclatement de la bulle Internet. Nous aurions pu connaître une grave crise économique internationale. Nous y avons échappé, grâce aux marchés titrisés où le risque est pulvérisé. » En septembre 2007, M. Axel Miller, patron de la banque Dexia, spécialisée dans les prêts aux collectivités locales, dit exactement le contraire — c’était honnête de sa part — en affirmant : « Nous ne savons pas localiser le risque [5] ». C’est bien pourquoi aujourd’hui on voit tomber différents acteurs, les uns après les autres.
Une innovation dans le domaine financier n’est pas comparable à une innovation dans les secteurs des biens industriels et des services. Schumpeter, le grand théoricien de l’innovation [6] parle de la « destruction créatrice » qui dans son esprit est créatrice de richesse et s’oppose à la notion d’accumulation du capital développée par Ricardo et Marx. Ces innovations financières ne sont pas des innovations schumpéteriennes. Avec elles, la destruction n’est plus créatrice de richesses.

La désinvolture de l’État face aux banques

Venons-en maintenant au surgissement de la crise au grand jour. La banque centrale européenne intervient dans la nuit du 9 août 2007 sur un marché qui fonctionne jour et nuit, le marché interbancaire. Les banques se prêtent et empruntent, les unes aux autres, pour leur trésorerie provisoirement déficitaire ou excédentaire, sur quelques jours ou quelques semaines. Les taux sont pratiquement ceux de la banque centrale. Si le taux de la BCE est de 4%, le prêt se fera à 4.1% environ. Si on voit subitement l’écart se creuser à 4.8% ou 4.9%, c’est que la confiance disparaît et que nous sommes en présence d’un krach du crédit. Cela signifie que les prêteurs ne veulent plus prêter aux emprunteurs. La banque centrale se substitue alors aux prêteurs défaillants.
98% de la population ignore l’existence de ce marché interbancaire et c’est pourtant là que s’effectue le graissage des rouages de la machine économique. Mais, en lisant mon quotidien anglais ou américain, je me suis demandé ce qui se passait pour que le 9 août 2007 la BCE intervienne massivement, à hauteur de 47 ou 48 milliards d’euros en l’espace de quelques heures. Elle a été suivie par les banques centrales américaine, suisse, anglaise, canadienne. Puis, nouveau krach du crédit à court terme le 18 décembre 2007. La banque centrale européenne met sur le marché jusqu’à 350 milliards d’euros en quelques heures, ce qui prouve une asphyxie totale de ce marché. Troisième épisode après la faillite de Bear Stearns, le 14 mars 2008, on transfère 30 milliards de passif vers la banque centrale américaine. Ce qui reste de cette banque est repris par JP Morgan, une concurrente. À partir de la fin juillet 2008, avec Fannie Mae et Freddie Mac, Lehman Brothers, Wachovia, Washington Mutual, Dexia…, on assiste à des faillites en chaîne de banques. La crise du crédit tend à se généraliser en quelques mois. Encore aujourd’hui [7], près de 500 milliards d’euros de la banque centrale américaine sur une période déterminée, lui permettent de racheter directement (comme si elle était une banque commerciale) le papier commercial qui permet le financement à court terme des entreprises. C’est tout à fait inédit. Les banques centrales sont normalement des prêteurs en dernier ressort qui viennent accompagner les prêts que les banques font sous leur propre responsabilité en les refinançant. Ce n’est plus le cas. Les prêteurs en premier ressort ne sont plus BNP-Paribas, la Société générale ou Bank of America ou City Group, ce sont la BCE, la FED. Se pose alors la question : que font les banques de l’argent qu’on leur donne ?
Les États interviennent quand l’opinion publique commence à s’inquiéter et que les gens envisagent de retirer leur argent de leur banque. Certains fonds de placement ont fait faillite en quelques semaines, car les épargnants ont retiré brusquement leurs fonds. D’où l’intervention des États pour garantir les dépôts à une certaine hauteur. Quand les faillites des banques se sont accélérées, ils sont intervenus pour garantir les emprunts des banques, ce qui est sans précédent dans l’histoire, sauf très ponctuellement. L’État irlandais est intervenu pour garantir près de 400 milliards d’euros des banques irlandaises, chose invraisemblable puisque l’économie d’un pays de 4 millions d’habitants ne semble pas pouvoir garantir ces sommes.
Dans l’état actuel des choses, de facto le processus d’établissement du crédit est étatisé par les banques centrales et les trésors publics qui se sont portés garants. Pourquoi ne décide-t-on pas, pour clôturer l’épisode, la nationalisation juridique des banques et des assurances ? Alors que je suis plus un libéral qu’un socialiste ou un dirigiste, je dois poser la question. Si l’État nationalise, cela lui évite de se porter garant. Par la nationalisation, l’État prend le contrôle effectif, il décide de remplacer les équipes dirigeantes, en donnant aux nouvelles équipes la mission d’orienter l’argent public des banques centrales vers l’économie productive. Or ce n’est pas fait. On vous dit que Gordon Brown, Bush, Paulson ont nationalisé les banques, ce n’est que formel. Ils prennent des participations au capital des banques, mais ils laissent les dirigeants libres de leur stratégie. La France se singularise par un degré supplémentaire de désinvolture à cet égard, puisque l’État vient de lâcher 10.5 milliards d’euros, alors que la caisse de refinancement créée par M. Fillon et Mme Lagarde ne s’avise même pas de participer au capital des banques. C’est une situation tout à fait singulière : des actionnaires privés qui ne mettent pas un centime dans l’affaire ont toujours le droit de vote et contrôlent juridiquement les banques. L’État qui engage le crédit public n’acquiert pas les droits de vote qui lui permettraient d’impulser une nouvelle stratégie. C’est parfaitement déconcertant.

Extension et accélération de la crise

L’impact sur l’économie productive est d’ores et déjà perceptible. La récession est acquise au Japon, aux États-Unis, au Canada, dans l’ensemble des économies occidentales. Elle va s’étendre sur la planète dans les mois à venir. La question est de savoir si nous irons jusqu’à la dépression. Les enquêtes auprès des ménages et des chefs d’entreprise, dans tous les pays, sont très parlantes. Sur le site de l’Insee vous pouvez consulter la note de conjoncture. Vous trouvez deux chroniques, l’une les « comptes nationaux trimestriels » et une autre « informations rapides ». La France est entrée en légère récession dès la fin du printemps, si l’on tient compte des stocks. La récession américaine, d’abord très lente, s’est accélérée depuis quelques semaines. L’Espagne s’effondre. Le Royaume-Uni peut s’effondrer. Nous Français sommes très menacés, car nos grands marchés d’exportation sont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne. Il n’y a pas à se réjouir du malheur de nos voisins. Il présage le nôtre. L’accélération de la récession est d’autant plus rapide que le crédit se tarit pour les ménages, les PME et les collectivités territoriales. Le 21 octobre, le gouvernement a dû annoncer l’avance de 5 milliards d’euros aux collectivités territoriales, car il faut bien trouver un substitut à Dexia, leur banque traditionnelle, tombée en faillite.
Le marché du crédit interbancaire, malgré les actions des banques centrales, est toujours dans une situation critique. Les taux d’intérêt restent très éloignés de la normale et les montants échangés sont très faibles. C’est-à-dire que le marché central de la sphère du crédit est toujours proche d’une situation de blocage. Le marché du crédit à moyen et à long terme des entreprises également. Fin octobre, Fiat a été obligé d’émettre des obligations à 14%, soit 10% au-dessus du taux des obligations du Trésor allemand et 9% au dessus du taux des obligations du Trésor italien. C’est dire la défiance des opérateurs. Les collectivités territoriales sont d’ores et déjà étranglées. Avec la moitié de crédit en moins sur le territoire européen, elles vont devoir limiter leurs dépenses.
Le nouveau grand danger qui se profile est la dette des pays émergents. Actuellement deux pays sont au bord de la faillite, la Hongrie et l’Argentine. On croyait ce problème évacué depuis 2001 avec les dernières faillites de l’Argentine et de la Turquie. On n’avait relevé jusque là aucune catastrophe. De nombreux pays avaient même vu leur notation s’améliorer, notamment les pays producteurs de matières premières. On pouvait penser que les dettes et les faillites à répétition nombreuses entre 1982 et 2001 étaient révolues. Or, ce spectre se manifeste de nouveau à l’horizon. L’Ukraine et l’Islande ont fait appel au FMI. Celui-ci devra s’occuper sans doute prochainement de la Colombie, du Mexique, du Pérou…
Dernière mauvaise nouvelle : le krach des matières premières est à redouter. Nous avons eu un pétrole à 147 dollars le baril le 11 juillet 2008 et toutes les matières premières ont augmenté. C’est troublant, car l’offre et la demande ne sont pas les mêmes sur tous ces marchés. Depuis les années 70, les cours des matières premières sont fixés essentiellement par les traders. Ce n’est pas un prix d’équilibre entre les producteurs et les consommateurs. Les prix des matières premières sont devenus ainsi aussi volatils que celui des actions à la bourse. Elles ont grimpé jusqu’à des niveaux anormalement élevés. Quelle que soit la consommation, 147 dollars pour le baril de pétrole, c’était anormalement exagéré. Goldman Sachs, première banque d’investissement mondiale, prévoyait un pétrole à 200 dollars en fin d’année, alors que nous sommes fin octobre à 65 dollars et que l’on transige à terme autour de 50 dollars. Aujourd’hui , on assiste à l’effondrement du cours de l’huile de palme, l’huile consommée en Asie dont les principaux producteurs sont l’Indonésie et la Malaisie, avec 90% du marché. Les traders jouent à la baisse ce qu’ils jouaient à la hausse quelques semaines plus tôt. Le krach des matières premières va toucher des pays qui bénéficiaient de prix élevés et qui vont souffrir des prix bas. Ils ont lancé, entre temps, la construction d’infrastructures et ils ont augmenté, à juste titre, leurs dépenses pour développer leurs économies. Ils vont donc se trouver pris à revers.
Simultanément, la grande banque américaine Wachovia, qui vient d’être reprise par sa concurrente Wells Fargo, avec la bénédiction de l’État américain, a annoncé le 22 octobre une perte sur le troisième trimestre de 24 milliards de dollars, soit un rythme annuel de près de 100 milliards de dollars. Ceci signifie que sont concernés non plus seulement les subprimes, mais les prêts hypothécaires de premier niveau. Cela signifie un élargissement de cette crise et nous sommes au milieu du tunnel.

Quelles sont les solutions possibles ?

Il faut avoir le courage de nationaliser, provisoirement ou même durablement, le système du crédit-assurance. La Suède l’a fait entre 1990 et 1994. Les trois grandes banques étaient alors en faillite. L’État en a pris le contrôle et a demandé aux actionnaires privés de remettre de l’argent et de l’aider à renflouer ces banques. Des règles ont été fixées pour encadrer les pratiques de ces banques. Il faut adopter un dirigisme de bon aloi, pendant une certaine période, pour permettre à ce secteur vital pour l’économie de fonctionner normalement.
Les bourses baissent et ce n’est qu’un début. La situation qui s’est produite au Brésil, en Indonésie et en Russie, risque de se répéter : les autorités publiques ont été obligées alors de fermer les cotations. Si la situation l’exige, les États ne doivent pas avoir peur de suspendre les cotations. Avec un boom, les cotations des valeurs sont excessives et avec un krach les valeurs intrinsèques des entreprises deviennent minimes. Tous les détenteurs de ces actions (particuliers, fonds de placement, entreprises, banques…) sont obligés d’inscrire la moins-value dans leurs comptes, ce qui concourt au désastre général. C’est donc une mesure d’urgence à envisager. Je ne suis pas sûr que les gouvernements des pays développés y aient encore pensé.
Pour l’avenir il faut encadrer la titrisation. Ce n’est pas du dirigisme, c’est le rôle des États, en tant que producteurs de normes. Les marchés financiers, avec leur souplesse, leur fluidité, leur mobilité, ne peuvent pas résoudre ces problèmes, ils les aggravent plutôt.
Il faut également aller vers un monde multipolaire, avec de grandes régions, relativement autonomes sans être autarciques. Nous sommes en situation de compétition asymétrique, avec l’Asie émergente en particulier. Dans la conjoncture actuelle, les entreprises vont délocaliser encore plus vite et les consommateurs vont acheter de plus en plus des produits à bon marché, fabriqués au-delà de l’Union européenne.
On parle d’un nouveau Bretton Woods. Dans son principe, c’était un système assez simple, un système de monnaies stables, reliées à un étalon, le dollar en l’occurrence. Il faut retrouver un système de ce genre, sans le dollar comme étalon. Il n’est pas normal que l’euro lancé à 1.18 dollar tombe à 0.82 pour se retrouver à 1.60 quelque temps plus tard et revenir en quelques semaines à 1.30 dollar. Où est la vérité ? La vérité est à 1.20 dollar. Ceux qui connaissent l’industrie et les services le savent. Il faut que les États s’entendent pour établir une compétition loyale à l’échelle internationale. Les entreprises ont besoin de monnaies stables. Pour que l’entrepreneur (aéronautique, informatique, BTP…) fasse ses prévisions dans son activité internationale, il doit connaître la valeur des monnaies en jeu.
L’endettement des ménages a joué un rôle essentiel dans l’équilibre de l’économie mondiale. Les salaires ont augmenté moins vite que la productivité du travail dans les pays développés et même dans les pays émergents. On aurait donc dû voir éclater une crise de la demande, de type keynésien. Elle n’est pas apparue, car le surendettement méthodique des ménages dans certaines régions du monde a provisoirement rééquilibré le système. Mais la corde sur laquelle on a tiré est cassée. La solution passe par une meilleure rémunération du travail productif, quelles qu’en soient les modalités (salaire, intéressement ou autres). Cependant l’obstacle auquel nous nous heurtons est qu’on serait encore moins compétitifs avec l’Asie émergente, où les salaires sont très inférieurs aux nôtres. Autant dire qu’il faudrait rompre avec la mondialisation des échanges telle qu’elle est conçue, si l’on veut prendre les moyens de surmonter la crise économique qui s’est installée dans le sillage de la crise financière. Mais rien de tel ne se profile, tout particulièrement du côté européen, où le libre-échange a pris le statut d’une vache sacrée. La crise économique et financière pose aussi la question de la raison d’être de l’Union européenne. Celle-ci veut-elle protéger ses peuples et ses entreprises ou ne le veut-elle pas ?

Débat
L’attitude des banques en question

  • Q : D’où vient l’argent que les États prêtent aux banques ? Est-ce de l’argent virtuel ?
  • Jean-Luc Gréau : On risque d’avoir la situation de déflation qui s’est produite au Japon. À ceci près que le Japon est chroniquement excédentaire ; c’est un épargnant net à l’échelon mondial. Les Japonais peuvent conserver de l’argent dans les coffres-forts et en même temps souscrire des bons ou des obligations de l’État le plus endetté du monde avec 160% du PIB. La France l’est à 66%, Italie à 100%, les États-Unis à 53%.
    L’argent créé par les banques centrales est en effet virtuel, tant qu’il ne se ressource pas dans l’économie pour produire quelque chose. Actuellement, la thésaurisation est pratiquée par les banques et les États et les banques centrales n’arrivent pas à faire bouger le système. Ce sera peut-être différent dans quelques jours ou quelques semaines.
  • Q : Que devient l’argent que des clients retirent de leur banque ?
  • Jean-Luc Gréau : Le Japon est entré en crise à la suite d’un double krach en 1989-90. Il est entré en déflation, c’est-à-dire que les prix ont baissé massivement (c’est le contraire de l’inflation), alors que pendant quinze ans la banque centrale japonaise a eu des taux à 0.25%. C’était difficile d’aller plus bas. Les Japonais ont acheté des millions et des millions de coffres-forts. C’est ce qu’il faut éviter et c’est pourquoi il faut nationaliser le système. Ce n’est pas bon d’entasser des billets. La thésaurisation n’est pas bonne pour l’économie. Les billets sont faits pour être dépensés.
  • Q : Est-ce que, à terme, passée la crise, l’économie américaine va évoluer vers une autre conception ? Les banques vont-elles jouer le jeu ?
  • Jean-Luc Gréau : Pendant que le crédit se tarit en direction des particuliers et des entreprises, les salles de marché sont toujours là et fonctionnent avec l’accord des chefs de stratégie financière. Henry Paulson, l’ancien parrain de Wall Street, exhorte les banques à prêter et elles ne le font pas. Le marché du crédit est un marché coopératif. Lorsque les banques font un prêt, elles savent qu’elles en font bénéficier également les autres banques, car leurs clients bénéficient de la dépense de ce prêt. Une entreprise qui emprunte a des fournisseurs et des salariés qui ne sont pas clients de la banque prêteuse. Quand tout va bien et que la confiance règne, toutes les banques prêtent, ce qui profite aussi à leurs concurrents. Mais nous sommes dans la situation rigoureusement inverse. On ne sait ni quand, ni comment en sortir. Les banques accumulent donc des liquidités avec l’espoir de racheter les banques concurrentes au tapis dans quelques semaines ou quelques mois. C’est une situation particulièrement malsaine. C’est ainsi que Wells Fargo a repris Wachovia. C’est pourquoi l’intervention dirigiste de l’État dans cette situation est devenue un impératif de circonstance.
    Le taux des retards de paiement des ménages américains (qui comptent presqu’autant que les défauts de paiement) s’accroissent. On va donc voir des pertes s’accumuler. A contrario, des gens sortent de leur endettement, parce qu’ils ont terminé leur remboursement. Mais très peu y entrent, car les banques et les sociétés de crédit ne leur prêtent plus. L’endettement proprement dit devrait donc se réduire. Mais derrière ces problèmes, se profile la montée du chômage qui réduit la masse des revenus et contracte l’activité. La dette est toujours proportionnée aux valeurs économiques sous-jacentes. Il n’est pas sûr que le désendettement forcé de certains ménages américains aboutira à un désendettement proportionnel de la dette de ces ménages.
  • Q : Faut-il revoir les règles comptables qui plombent les bilans ?
  • Jean-Luc Gréau : Le plan Paulson dispense les banques américaines d’appliquer la règle du mark-to-market qui consiste à appliquer la valeur de la créance telle qu’elle est cotée sur le marché. Cette règle n’a pas été décidée par les États. La réglementation qui oblige les entreprises ou les banques à inscrire dans leur bilan la valeur d’un bien – telle que le marché la reflète –, n’est pas une loi internationale, même si l’Union européenne dans son « immense sagesse » l’a adoptée… C’est une règle établie par une société privée anglaise. On en comprend aujourd’hui les dangers. Prenons l’exemple d’une créance hypothécaire qui vaut 100 facialement et dont les emprunteurs représentés commencent à être défaillants. Elle vaut alors 80, mais les marchés la cotent 60 ou 50. On est donc obligé de défalquer une perte supérieure à la perte effective. Dans ces conditions, les différentes pertes annoncées par des banques ou des sociétés de crédit depuis 2007 sont directement les effets de cette règle. M. Paulson reconnaît implicitement que c’est une mauvaise règle. En matière comptable, il n’y a pas de règle très bonne, mais celle-ci a été très nocive.
  • Q : Quels sont les effets de cette crise sur les fonds de pension et donc les retraites aux États-Unis ?
  • Jean-Luc Gréau : Je n’ai pas de réponse. D’ailleurs, on ne nous en parle pas. Or il existe deux catégories de fonds de pension aux États-Unis et dans les pays qui ont adopté ce système : les fonds à prestation définie et les fonds à cotisations définies. Les fonds à prestation définies fonctionnent dans l’esprit comme nos retraites. Vous cotisez pendant votre activité et vous recevez une pension, en proportion, au moment où vous faites valoir vos droits. Les fonds à cotisations définies fonctionnent de manière obligatoire ; vous n’êtes pas libre de ne pas y entrer et on vous verse une pension en fonction de ce qui est en caisse. Les entreprises américaines ont fait passer le maximum de personnes des fonds à prestation vers les fonds à cotisation définies. Par exemple, IBM a décidé de passer d’un système à l’autre. Les salariés s’y sont opposés, sont allés devant les tribunaux par une class action et ils ont perdu. C’était pourtant de la part de l’entreprise un déchirement du contrat. Maintenant la majorité des fonds de pension est à cotisation définie ; les salariés cotisent, mais ils ne savent pas ce qu’ils toucheront. Dans le contexte de crise financière actuelle, ils ne devraient pas espérer grand-chose.

Les entreprises prises au piège

  • Q : On nous dit que la crise est financière et que l’économie réelle va trinquer. Quels sont les effets de cette crise sur les entreprises ?
  • Jean-Luc Gréau : Les grands constructeurs d’automobiles américains subissent des pertes de part de marché depuis 28 ans. General Motors avait 50% du marché américain en 1980, il en est péniblement aujourd’hui à un peu plus de 20%. Trois entreprises, GM, Ford et Chrysler, sont vouées à la faillite avec des pertes considérables. Les indices financiers, les fonds prépondérants sur les marchés boursiers n’ont pas vu venir cette situation, pourtant visible même pour quelqu’un qui n’a pas de culture financière. Il suffit de regarder les pertes de parts de marché et les créneaux de produits qui n’ont pas d’avenir, car ces entreprises produisent des voitures très consommatrices d’énergie. Elles ont de plus une dette considérable qu’elles ne sont pas en mesure de rembourser. Néanmoins, elles continuaient de se tenir très bien sur les marchés boursiers jusqu’à une période très récente où elles se sont effondrées.
    Depuis plusieurs années et il y a quelques mois encore, les entreprises et les banques faisaient des rachats d’actions, c’est-à-dire qu’elles rachetaient à leurs actionnaires une partie des actions qu’ils détenaient, au-dessus du marché, elles les neutralisaient dans un compte, afin de faire monter la valeur du cours, puisque le nombre d’actions en circulation était plus faible. Les actionnaires qui vendaient, s’enrichissaient ainsi et pouvaient replacer leurs gains sur le marché. M. Pébereau qui a rédigé le rapport sur la dette publique française, a fait un rachat d’actions de 4 milliards d’euros, il y a trois ans pour BNP-Paribas. Cette pratique perverse a été introduite en droit français en 1998 à l’initiative d’un ministre socialiste de l’économie et des finances, Dominique Strauss-Khan. L’assemblée nationale, à droite et à gauche, a voté cette loi qui introduisait en France ce qui se pratiquait en Angleterre, aux États-Unis et dans d’autres pays.
    À ce niveau, on peut accuser les États d’avoir manqué de vigilance, de gouvernance au sens propre du terme, en acceptant la titrisation non contrôlée, les rachats d’actions et plus généralement la subordination des grandes entreprises cotées, et à travers elles tous leurs fournisseurs, aux exigences des opérateurs boursiers. Maintenant ces entreprises sont prises au piège et doit servir de « secouristes ».
  • Q : La suspension des cotations ne risquerait-elle d’ouvrir des marchés parallèles ?
  • Jean-Luc Gréau : Le marché gris est peut-être préférable… On a bien vu que les agences de notation sont à côté de la plaque. Les fonds de placement qui sont normalement outillés pour connaître la valeur des entreprises changent d’avis toutes les semaines. La valeur d’une entreprise se détermine par son bilan et son activité. Prenons l’exemple d’une entreprise familiale non cotée, que ses propriétaires veulent vendre car ils ne souhaitent plus détenir le capital. Des personnes se présentent pour poursuivre son activité. Il faut bien sûr déterminer un prix de cession. Elle n’est pas cotée en bourse. Que vaut-elle ? Des spécialistes analysent les éléments de l’actif et ceux du passif, le chiffre d’affaire, l’excédent brut, la valeur ajoutée, le profil de l’entreprise…, bref ils appliquent des règles avec des coefficients selon le secteur d’activité. On fait cela tous les jours pour les entreprises non cotées, et elles ne sont pas plus mal évaluées par des experts-comptables que par les personnages étranges que sont les traders et les analystes financiers qui décident de la valeur des entreprises.

Quelles barrières commerciales ?

  • Q : N’y a-t-il pas inversement une crise de la demande qui a provoqué le dégonflement et la crise financière. La baisse du pouvoir d’achat en occident peut-elle être relayée par une armée de secours de consommateurs chinois ?
  • Jean-Luc Gréau : Les exportations représentent 45% du PIB chinois. Elles sont en train de s’essouffler en raison de la contraction de la demande sur le marché mondial. La Chine a en effet la possibilité d’augmenter sa demande intérieure, d’augmenter les salaires, de créer un système d’assurance maladie… Elle va le faire, le gouvernement chinois a annoncé un plan de soutien de sa consommation intérieure [8]. Ils sont bien plus intelligents que nous. Après 25 années d’apprivoisement de la « pensée anglo-américaine », pendant que nous avons été crétinisés, ils ont bien vu les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de nos marchés encore riches. Maintenant, sous la contrainte des faits bien sûr, ils se réorientent vers le développement de leur marché intérieur. Ce n‘est pas facile, il leur faudra du temps, au moins trois ans, mais les Chinois ont compris cela.
    Or, l’impératif de la production commerciale n’est à l’ordre du jour d’aucun agenda, ni de Nicolas Sarkozy, ni d’Angela Merkel, ni a fortiori de Gordon Brown et de la Commission européenne. Il faut réanimer le consommateur européen et laisser les pays émergents développer leur marché intérieur, en établissant en même temps des cloisons protectrices à l’échelon de chaque grande région économique mondiale. Tout cela va se faire dans le désordre et dans la confusion. Mon espoir porte sur les États-Unis, pas sur l’Europe. Barak Obama n’aimera pas faire cela. C’est un libéral (au sens économique du terme), mais il est un peu moins dogmatique que la moyenne. Le budget américain commence au 1er octobre et finit le 30 septembre. Or ce budget 2008-2009 est affecté d’un déficit de 1 000 millions de dollars. Le nouveau président va devoir prendre des décisions exceptionnelles. Un sénateur américain, le jour où l’on a annoncé que l’État prenait le contrôle de Fannie Mae et Freddie Mac, s’est exclamé : « Aujourd’hui j’ai eu l’impression de me réveiller dans un pays socialiste, j’étais en France. » Un autre : « Nous glissons vers la pente fatale où se trouve la France. » C’est vous dire le décalage profond entre les hommes politiques américains et les Européens au sens large. Obama sera obligé d’en tenir compte et les États-Unis peuvent établir des barrières commerciales.
  • Q : Va-t-on vers des espaces commerciaux protégés ?
  • Jean-Luc Gréau : Ce serait une révolution, si on allait vers des espaces commerciaux protégés. Je suis libre-échangiste. J’ai commencé à bouger il y a quinze ans, non par doctrine, mais en raison de l’évolution des économies à l’échelon planétaire. Il est peut-être prétentieux et polémique de parler de « trahison des économistes
    [9] », mais on a le droit de changer de point de vue, quand les faits l’exigent ou quand quelqu’un vous montre de façon argumentée qu’il faut emprunter une autre voie.
    Le théoricien européen de la protection commerciale s’appelle Frédéric List [10]. Il était libre-échangiste et voulait que les principautés allemandes fassent tomber les frontières pour introduire le libre-échange dans l’espace économique allemand. Il a eu bien des difficultés, car les droits de douanes constituaient des recettes fiscales. Au cours d’un voyage aux États-Unis, il a rencontré le théoricien du protectionnisme américain, Henry Carey. De 1787 à 1945, les États-Unis ont été un grand pays protectionniste. Henry Carey a indiqué à Frédéric List que l’espace ainsi libéré devait être protégé. C’est ainsi qu’est apparu le Zollwerein à l’initiative de la Prusse. En 1878, ce pays était à la tête du protectionnisme européen qui resurgit après une période de libre échange.
    Le protectionnisme n’est pas une question de choix entre le bien ou le mal, mais une question de vie ou de mort. On ne peut pas tenir durablement, si on reste en compétition avec des sites de production où la main d’œuvre est bonne, avec une matière grise qui progresse, des infrastructures qui commencent à être suffisantes, où les entreprises se développent et où pourtant le coût du travail reste très inférieur à celui que nous connaissons, alors même que nous avons considérablement freiné les salaires.
    J’ai intitulé un chapitre de mon livre « Comment être attractif et compétitif ? ». La protection commerciale est assimilée à une réaction irrationnelle, une réaction pathologique fondée sur la peur. Deux critiques de mon livre, sérieuses et fouillées, dans Les Échos et dans Alternatives économiques, se terminent en considérant que Jean-Luc Gréau est « emprunt de frilosité », qu’il a « peur de la mondialisation ». Mes arguments ne servent à rien.

Une volonté politique commune en Europe ?

  • Q : Dans les ensembles régionaux dont vous avez parlé, les États peuvent trancher entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs. Ils peuvent modifier des règles économiques contingentes. Au niveau mondial, avec les règles actuelles, on arrive à des catastrophes. Mais le problème reste celui de la démocratie au sein de l’Europe.
  • Jean-Luc Gréau : La dernière négociation à l’OMC qui a heureusement avorté, en est une illustration. Le commissaire européen au commerce, Peter Mandelson, fait une proposition – sans qu’on le lui ait demandé –, d’une baisse drastique de la protection agricole européenne. C’est d’ailleurs le seul domaine où l’Europe soit protégée. Il est évident que M. Mandelson est très lié, pour des raisons historiques, à des pays comme l’Australie et la Nouvelle Zélande. Formellement, il n’avait aucun mandat. Nicolas Sarkozy a « rué dans les brancards », selon sa méthode de réaction immédiate. Il avait raison, mais le processus de décision est vicieux. Il faudrait un mandat précis de ce qui est négociable et de ce qui ne l’est pas. Or, à l’abri de discussions sur lesquelles nous n’avons aucune prise, des personnages aux pouvoirs considérables décident à la place des gouvernements.
    La question dépasse celle de la démocratie au sein de l’Europe. Elle pose celle de son existence politique. Il faudrait déjà commencer par un réarmement politique des États. Il faut que l’État ait un pouvoir, qu’il soit un producteur de normes, un gardien de l’éthique des affaires et un protecteur des populations. S’il n’assume pas ces missions essentielles, qu’il disparaisse…
  • Q : Dans un cadre européen, quels pays seraient susceptibles de s’associer à la France dans ses initiatives ?
  • Jean-Luc Gréau : Je suis devenu un Européen très modéré. J’étais très Européen dans ma jeunesse et je considérais que les gaullistes se montraient trop frileux. Ils avaient en partie raison. Un grand débat opposa Georges Pompidou et François Mitterrand, alors chef de l’opposition, à la fin de 1966. L’argumentation de Pompidou était la suivante : « Vous êtes Européens, nous le sommes aussi, mais nous ne voulons pas d’une Europe atlantique ; nous voulons une Europe européenne. » Ce propos était prémonitoire, Pompidou avait raison de souligner ce risque. Les Allemands, du fait de la Deuxième Guerre mondiale, sont tombés sous la tutelle morale des États-Unis, sinon économique. Les Italiens ont tourné leurs regards vers les États-Unis, du fait notamment de leur immigration.
    La grande évolution économique de ces trente dernières années qui a inclus tous les présidents américains (Reagan, Bush père, Clinton, Bush fils), a éloigné intellectuellement les États-Unis de l’Europe. Pendant ce temps, l’Europe s’est élargie et a perdu son identité. Elle doit devenir une entité douée d’une réflexion, d’un diagnostic et d’une volonté politique commune. Sinon, elle ne sert à rien. En fait, elle désarme les États, elle les dépossède de leur pouvoir, en l’annihilant. La Commission et la cour de Justice se veulent les gardiens de la grande doctrine de la concurrence et du libre-échange dont on voit ce qu’ils deviennent dans la crise actuelle. Elles se situent au niveau des principes supérieurs qui ne sont pas des principes politiques. Or, rien n’existe au-dessus des États – à l’exception de Dieu dans les États théocratiques –, si ce n’est le corps souverain auquel ils commandent par ailleurs. Si les États européens ne se réarment pas, rien n’est possible. Par ailleurs, il faut qu’au moins trois ou quatre pays se rassemblent. Lesquels ? Laissons l’Angleterre de côté. Angela Merkel a compris qu’il y avait une certaine distance entre le capitalisme américain et celui des Allemands. En Italie, Berlusconi et son ministre des finances, Giulio Tremonti, se posent aussi la question d’une politique italienne ou européenne. Aux Pays-Bas, un pays traditionnel de négociants, Donald Kalff, ancien dirigeant de Shell et de KLM, considère, dans un livre passé presque inaperçu [11], que les traditions européennes ne sont pas celles du monde anglo-américain. Cet homme d’entreprise que je ne suis pas, qui a connu de grands groupes, parvient au même diagnostic que moi.
    Est-ce qu’à l’occasion de cette épouvantable catastrophe des personnalités aussi différentes que Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, Silvio Berlusconi, dirigeants des pays fondateurs de l’Europe, peuvent s’entendre pour essayer d’inventer quelque chose de nouveau ? Pendant qu’ils font des plans de sauvetage des banques, les pays d’Europe centrale, comme la Pologne ou la Roumanie, rappellent la vérité du marché et condamnent une intervention excessive des États. Il faut qu’émerge une volonté européenne. C’est une nécessité, mais personne ne peut dire si ce sera le cas ? En attendant, les politiques contredisent tous les jours par leurs positions initiales, ce qui n’est pas une mauvaise chose, et les peuples perçoivent ces revirements, comme les épisodes d’un feuilleton vaudevillesque. Mais, dans ce contexte très grave de crise économique, alors qu’un chômage massif risque d’exploser, le scénario n’est pas écrit.

Quelles critiques altermondialistes ?

  • Q : Selon certains altermondialistes, tous les flux financiers sont de la spéculation Or, on constate actuellement que les banques bloquent leurs échanges entre elles. Si c’est pour échanger des titres pourris, ce n’est pas bien grave, mais elles ont besoin au jour le jour d’emprunter ou de prêter de grosses sommes. Dans ces flux financiers peut-on faire la part des choses entre ce qui est purement spéculatif et ce qui est vital pour l’économie ?
  • Jean-Luc Gréau : Ce qui se passe à l’échelon interbancaire est très important. Mais ce sont des sommes qui reviennent. Les prêts sont des prêts d’une journée, de quelques jours ou de quelques mois parfois. Mais il ne faut pas additionner les milliards échangés. La somme importante est celle de la trésorerie du système économique lui-même. Bien sûr, sur le marché interbancaire, les banques ne s’échangent pas des titres, c’est du cash. La titrisation vient en aval et se greffe sur le système et produit ses effets détestables.
  • Q : Est-ce que les critiques altermondialistes de ces dix dernières années sont validées par la situation actuelle ?
  • Jean-Luc Gréau : Je ne suis pas du tout un altermondialiste, mais j’ai été plusieurs fois invité par eux et ils me témoignent une bienveillance qui parfois m’inquiète. Il existe deux courants. Le courant gauchiste, proprement dit, qui attend la grande crise et compte actuellement les semaines ou les mois pour construire un socialisme d’État, mais démocratique. L’autre courant critique ce capitalisme fou et souhaite le remettre sur ses rails, en limitant la part spéculative ou marchande de l’activité humaine, mais il n’envisage pas de quitter le capitalisme, après avoir tiré quelques leçons des expériences soviétique et maoïste. Ce courant estimable est dans l’argumentation. Il n’apparaît pas dans le champ politique, mais la réflexion y est pertinente et encourageante. Bien sûr, à l’échelon des grands médias, on ne voit toujours que les mêmes.

La fascination pour le modèle anglo-américain

  • Q : Il y a eu, notamment parmi les élites européennes, une fascination pour un type de modèle qui n’est pas particulièrement lié à son histoire. Vous parlez dans votre livre d’un modèle « introduit par les Anglais et les Américains que nous avons cru devoir célébrer même dans ce pays étrange qu’est devenu la France dont les élites admirent l’Angleterre et les États-Unis contemporains, sans parvenir à adopter leurs schémas dans leur intégralité. » Vous parlez aussi de la « fascination pour le risque ». Nous ne sommes pas seulement renvoyés à des facteurs économiques, mais aussi politiques et culturels qui font que des élites ne veulent pas voir ce qui est en train d’advenir. Comment l’expliquer ?
  • Jean-Luc Gréau : C’est en effet une énigme. Une chose me paraît sûre pour la France, c’est que le modèle keynésien, modèle américain avec Roosevelt, a été battu en brèche par les difficultés non négligeables des années 70. Les populations à cette époque étaient traumatisées par une très forte inflation. L’Italie et l’Angleterre sont montées à plus de 20%, la France a atteint 14%. Au printemps 1974, l’inflation y est de 17% sur un trimestre. Mais les salaires ont augmenté plus rapidement et il n’y a pas eu de baisse du pouvoir d’achat. En réalité, on distribuait trop. On n’a pas géré le modèle keynésien avec prudence. On aurait pu faire un simple aggiornamento en replaçant l’entreprise au cœur de la dynamique économique, en soutenant les créateurs et les développeurs, en acceptant de maîtriser la dépense publique et en la rendant aussi productive que possible. Mais on a basculé vers un système qui subordonne les marchés économiques aux marchés financiers. On a agi sur l’impulsion des Anglais et des Américains. On parle toujours de Reagan et de Thatcher, mais ils n’ont pas été les seuls cerveaux pensants de cette bifurcation économique et financière, commencée depuis une trentaine d’années.
    Pourquoi les élites françaises ont-elles été fascinées par ce modèle ? La droite et la gauche françaises ont beaucoup bougé. Il faut tenir compte de l’échec du « socialisme à la française » après les revers de la politique menée en 1981-1982. Cette période a été suivie d’une politique très classique, avec une politique de redressement qui ne devait rien à l’idéologie et qui a été une simple remise des compteurs à zéro : décélération salariale qui a permis la décrue des prix, assainissement du déficit budgétaire, amélioration du commerce extérieur.
    C’est précisément le moment où la propagande anglo-américaine nous atteint, relayée par des médias, assez imprudents, et par les économistes. La droite triomphe alors et se dit que le libéralisme est l’antithèse du socialisme mitterrandien et, a fortiori, du socialisme soviétique. Ce tournant de 1983 a profondément traumatisé la gauche. Encore aujourd’hui, dans la préparation du congrès de Reims, la plupart des socialistes sont encore prisonniers de cet épisode. Ils craignent d’aller à leur perte, s’ils font du socialisme comme en 1981-1982. Il faut savoir tout de même que, depuis cette date, l’État français ne crée plus d’emplois. C’est dans la décennie 70, sous Pompidou et Giscard, qu’il en a été créé le plus nombre depuis la guerre.
    Les hauts fonctionnaires ont eu aussi à cœur de s’écarter de l’image de la technocratie française, celle des grands commis de l’État. Ils ont cru qu’à l’occasion de la grande Europe, de la mondialisation des échanges, ils devaient changer de statut. Le pantouflage a sévi. Pébereau et Bouton sont d’anciens directeurs du Trésor. Nombre de grands organismes internationaux, comme l’OMC, sont occupés par des Français. Ils ne viennent pas de l’entreprise, mais de la haute administration. Ils sont devenus des agents de la mondialisation en route.
  • Q : Il y a eu la politique Reagan-Thatcher, puis la chute du communisme qui a fondamentalement décrédibilisé l’action des États, y compris en France. Après Reagan-Thatcher, on a eu Blair-Clinton qui ne sont pas revenus sur les « réformes » réalisées par leurs prédécesseurs. On a assisté à l’échec d’une nouvelle forme de gauche qui consistait, avec Blair, à combiner la solidarité et la compétitivité. N’arrive-t-on pas au bout d’un processus historique ? Y a-t-il une réponse au cynisme anglo-saxon qui au fond a vaincu historiquement ?
  • Jean-Luc Gréau : Vous élargissez la perspective. En effet, le mur de Berlin est tombé. Je ne vois pas resurgir une gauche classique ou une social-démocratie très amplifiée. La droite, pour sa part, a abandonné la Nation en oubliant que sans elle l’État avait du mal à survivre. L’activisme de Nicolas Sarkozy est tout de même celui d’un homme d’État, mais, dans les rangs des parlementaires, j’ai croisé un nombre incroyable de gens qui manifestent non seulement une absence de réflexion, mais une absence de connaissances basiques de ce qui se passe dans l’économie et la finance, alors qu’ils prétendent en être les connaisseurs. L’appauvrissement intellectuel de notre représentation parlementaire est inquiétant et ceux qui veulent se démarquer du PS et de l’UMP ne réussissent pas à se faire entendre.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 22 octobre 2008 avec Jean-Luc Gréau, économiste qui vient de publier La trahison des économistes, Gallimard-Le Débat et un article « L’irresponsabilité des marchés », Le Débat n° 151, septembre-octobre 2008.

Notes
[1] Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Gallimard.

[2] ARM : Adjustable Rate Mortgages. CDO : collaterised debt obligation. CDS : credit default swaps.

[3] Octobre 2008.

[4] Près de mille milliards de dollars recensés vers le 20 novembre 2008.

[5] Je souligne ce point dans un chapitre de mon dernier livre écrit en août 2007.

[6] Joseph SCHUMPETER, Théorie de l’évolution économique (1911).

[7] 22 octobre 2008.

[8] Le 10 novembre 2008, la Chine adopte un plan de relance de 455 milliards d’euros.

[9] Jean-Luc GRÉAU, La trahison des économistes, Gallimard-Le Débat, 2008.

[10] Économiste allemand (1789-1846).

[11] Donald KALFF, L’entreprise européenne. La fin du modèle américain, Vuibert, 2005.