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Lettre n° 34 – États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ?

  • Rencontre avec Colette Gaudin, professeur de littérature française à l’Université de Dartmouth, et Philippe Raynaud, professeur de science politique à l’Université de Paris II(*) –

L’achèvement de la révolution conservatrice américaine
Philippe Raynaud

La question qui nous est posée est simple : pourquoi les gens ont-ils voté pour George Bush ? Même si l’on considère que les raisons de ce vote sont de mauvaises raisons, elles ne sont pas nécessairement absurdes, elles ne correspondent pas à un pur mouvement de red necks, de « beaufs ».
Revenons sur l’élection de 2000, pour voir ce qui la différencie de celle de 2004. C’était une élection très disputée, dont le résultat est resté très incertain du fait du recomptage des voix en Floride. Plusieurs points étaient indiscutables. Même si Bush a été élu, Gore a eu des résultats légèrement supérieurs au niveau national en nombre de voix et c’est le système fédéral, c’est-à-dire la représentation des États dans le processus de désignation du Président, qui a assuré la victoire des républicains, qui avaient finalement plus de « grands électeurs ». D’autre part, le vote relativement significatif en faveur de Ralf Nader a très probablement enlevé des voix à Gore davantage qu’à Bush. Enfin, la campagne avait été modérée du fait même de Bush qui avait mis l’accent sur des thèmes relativement consensuels : le conservatisme compassionnel, une certaine modestie dans l’action internationale… En fait, il faut se souvenir que la campagne des républicains contre Clinton au moment de l’affaire Lewinski s’était soldée par leur échec au Congrès, ce qui explique en partie pourquoi la campagne de Bush en 2000 est restée mesurée.
Rappelons au passage une thèse courante chez les spécialistes de gauche de la Constitution américaine, comme Bruce Ackerman, qui avaient estimé que la proclamation de la victoire de Bush par la Cour suprême était l’équivalent d’un « coup d’état constitutionnel », non pas parce qu’une règle formelle de la Constitution aurait été violée, mais parce que la décision de la Cour d’arrêter le recomptage des voix revenait à contester les droits de la majorité du peuple américain dans un vote incertain et à donner la prééminence aux États. Cette idée avait été reprise par Olivier Duhamel en France, qui n’avait pas réalisé que s’il avait raisonné de la même manière sur l’élection municipale de Paris, il aurait dû dire que le véritable maire de Paris était Philippe Seguin qui avait eu davantage de voix que Bertrand Delanoë, lequel a été élu sur un mode de scrutin indirect, comparable en cela au système fédéral américain.
Si on se place la veille de l’élection, en 2004, la plupart des spécialistes s’attendaient à un scrutin disputé avec même pour certains un risque de réédition du scrutin de 2000, avec le même risque de blocage dans un autre État que la Floride et un recomptage des voix qui permettrait de contester le résultat. C’est pour cette raison que d’éminents spécialistes ont cru à la victoire de Kerry jusqu’au dernier moment en s’appuyant principalement sur une donnée : la forte mobilisation électorale. Pourquoi celle-ci devait-elle favoriser le candidat démocrate ? On pensait que le candidat Bush ferait le plein de ses voix, mais ne gagnerait pas davantage de sièges ; par ailleurs, on estime depuis longtemps que l’abstention touche surtout les classes populaires (les exclus, les Noirs…) : une forte mobilisation devait donc favoriser les démocrates. Or les résultats, dont il faut prendre la mesure, indiquent une victoire incontestable de Bush, sur le plan local et national. En outre, la campagne de Bush est assez radicale par rapport à celle de 2000, alors que Kerry n’a pas fait une campagne très à gauche, et cette situation rend possible à terme l’achèvement de la révolution conservatrice reaganienne, si les républicains sont assez puissants pour contrôler la nomination de trois juges à la Cour suprême.

Les faiblesses du Parti démocrate

On a dit que la force des républicains a été de présenter un candidat dans lequel le peuple américain s’est facilement incarné, alors que le candidat démocrate apparaissait comme un « crâne d’œuf », un intellectuel. Ce peuple a élu un milliardaire issu de Boston certes, mais aussi un leader populiste texan, car Bush est les deux à la fois : le vote Bush est un vote anti-bobo. Ce point de vue peut se défendre jusqu’à un certain point, mais la première raison du vote des Américains pour les républicains, c’est que les démocrates ne les ont pas convaincus de voter pour eux. Il y avait, en effet, trois véritables faiblesses du Parti démocrate.
Pour comprendre le résultat final, il faut d’abord revenir sur les primaires démocrates. Le favori initial, le sénateur du Vermont Howard Dean n’est certes pas un extrémiste de gauche, mais il est apparu dans un contexte de l’après 11 septembre, très marqué par la guerre, comme une sorte de pacifiste mou. La candidature du général Wesley Clark, qui a paru ensuite avoir des chances, n’était pas celle d’un bon candidat démocrate pour la bonne raison qu’il était républicain : Clarck était un républicain anti-Bush, qui a rappelé lui-même qu’il avait autrefois voté pour Nixon et pour Reagan. On arrive ainsi, par élimination, à Kerry dont l’échec s’explique en partie par un facteur sous-estimé en France, qui vient de la publicité négative faite par les républicains. Dans les spots télévisés américains, on ne se fait pas élire en démontrant qu’on est très bien, mais en affirmant que l’autre est très mauvais. Or, parmi les griefs qu’on a toujours opposés à Kerry, il y avait celui de n’avoir pas voté la guerre de 1991, alors qu’il avait voté celle de 2003, ce qui rendait assez improbables ses arguments de fin de campagne selon lesquels tous les malheurs des États-Unis viennent de cette guerre absurde dans laquelle le Président n’aurait jamais dû engager l’Amérique. Dès l’instant où les querelles de politique internationale prenaient de l’importance, Kerry devenait un candidat faible.
Plus profondément, ce qui fait la force du Parti démocrate, la plupart du temps, c’est une certaine capacité de synthèse entre des aspirations sociales très diverses. Ce qui a fait la force de Clinton pendant deux mandats, c’est ainsi qu’il a fait la synthèse entre la révolution libérale reaganienne et la révolution des mœurs des années 60. Cette synthèse devient plus difficile à opérer en période dite de guerre, si on n’est pas soi-même engagé dans le soutien à la guerre, car ceux qui apparaissent les plus rassembleurs sont les candidats qui se présentent comme nationaux et unissant la Nation américaine.
Remarquons aussi, parmi les désavantages des démocrates, le fait que beaucoup de divisions qui ont déchiré la société américaine sont aujourd’hui en fait surmontées. L’Amérique a derrière elle les deux grandes causes de division de ces vingt dernières années : l’héritage institutionnel du racisme et de la ségrégation (je ne dis pas pour autant que la condition des Noirs est excellente…) et la political correctness, c’est-à-dire cette espèce de radicalisme fondé sur la défense agressive des minorités avec le féminisme, les homosexuels, les Noirs… Clinton avait d’une certaine manière utilisé ces thèmes, mais c’était en fait pour mieux les étouffer, dans la grande tradition des grands politiciens américains, et la société américaine a fini par digérer tout cela. On le voit après le 11 septembre, où on a une Amérique où les deux personnalités les plus importantes dans la politique étrangère sont deux Noirs : Colin Powells et Condoleezza Rice. Je ne sais pas si tout cela est bon pour les républicains, mais ce n’est pas bon pour les démocrates, car la political correctness semble complètement périmée et la dénonciation du racisme n’est plus mobilisatrice. Restent les thèmes culturels sur lesquels les démocrates ont essayé de mobiliser, comme dirait Le Nouvel Observateur, « l’Amérique que nous aimons ». Or, même si on peut le déplorer, « l’Amérique que nous aimons » n’est pas nécessairement l’Amérique qu’aiment les Américains. Le Herald Tribune et le New York Times ont publié à ce sujet un article assez drôle après l’élection de Bush qui disait que les démocrates avaient perdu à cause des « quatre G » : God (Dieu), gays (les homosexuels), guns (les fusils) et grizzlis (les ours, la protection de la nature et le droit de chasser sans entraves). La campagne en faveur de la légalisation du mariage des homosexuels a été à cet égard tout à fait inopportune car elle a provoqué des référendums en divers endroits, dans lesquels les démocrates n’avaient rien à gagner. Bush a du reste joué assez fin en annonçant qu’il ferait un amendement à la Constitution qui ne dirait qu’une chose qui peut sembler acceptable pour beaucoup d’Américains : le mariage est une union entre un homme et une femme ; c’est là une idée qui ne scandalise pas grand monde aux États-Unis. Par ailleurs, on a vu, à la grande réunion républicaine de New York, d’habiles politiciens, comme Giuliano et Schwarzenegger, envoyer des messages aux homosexuels précisant qu’on ne leur voulait pas de mal.
Pour conclure cette comparaison entre les deux partis, je rappellerai qu’être « libéral » aux États-Unis, c’est, comme vous le savez, être plutôt de gauche et favorable à l’intervention de l’État dans l’économie – mais il existe un point commun entre la France et l’Amérique, c’est que « libéral » est une injure ! En France, c’est une injure de gauche, aux États-Unis c’est une injure de droite. Un livre a été récemment publié dont je traduis le titre de mémoire : « Comment faire pour parler à un libéral si on ne peut pas faire autrement ». L’opposé de « libéral » n’est pas s« ocialiste » ou « antimondialiste », c’est « conservateur », qui renvoie à tout un ensemble d’attitudes à l’égard du marché, de la religion, des valeurs familiales, etc. Il faut donc se demander, plus sérieusement que ne le font les Français, qui, aux États-Unis, est réellement libéral (dans tous les sens du mot), individualiste et universaliste.
Je pense pour ma part que le conservatisme américain file un mauvais coton, mais il est indiscutablement libéral en économie et profondément individualiste, même si c’est une forme d’individualisme que nous n’aimons pas. Les guns, c’est le droit du citoyen américain à se défendre lui-même avec son fusil, même si cela peut être dangereux, d’autant plus que des armes assez lourdes se trouvent amassées… Vus d’Amérique, en tout cas, les républicains apparaissent finalement comme les défenseurs des libertés du Common Man traditionnel, là où les démocrates défendent plutôt l’héritage des sixties. En schématisant, on peut dire, par exemple, que ceux qui sont partisans de la légalisation des drogues sont les adversaires les plus acharnés du tabac et réciproquement : l’idéal démocrate est plutôt d’autoriser le haschich et d’interdire la cigarette, l’idéal républicain, c’est l’inverse. Il existe donc des formes d’attachement à des libertés élémentaires qui sont également portées par le discours conservateur : c’est peut-être un discours de « beauf », ce n’est pas un discours fasciste.

L’hégémonie conservatrice

L’élection de Bush achève le cycle conservateur qui a commencé avec Reagan. C’est une transformation aussi importante que celle qui avait été impulsée par Roosevelt. Comme l’a montré Bruce Ackerman, la Constitution, contrôlée par la Cour suprême, ne change pas simplement avec des amendements en bonne et due forme ; elle change avec certaines élections qui modifient la nature des enjeux à l’intérieur de la société américaine. Selon Ackerman, le cas typique est celui de Roosevelt dont l’élection et la réélection ont fait que la Cour suprême qui jusque-là s’opposait à sa législation sociale a été obligée de céder et s’est engagée dans une évolution qui l’a poussée très loin, vingt ou trente ans après, dans le sens libéral.
Une série de réalignements ont déjà été effectués avec les trois mandats républicains depuis 1980, qui me paraissent confirmés par la réélection de Bush : en clair, l’hégémonie conservatrice est encore plus forte qu’auparavant et elle laisse très peu de possibilités à un parti démocrate qui essaierait de se ressourcer en gagnant à gauche.
La modification de l’importance de la question raciale a un effet remarquable qui est de multiplier les possibilités du conservatisme sudiste. Le Sud des États-Unis, en effet, ne doit pas être confondu avec le Klu-Klux-Klan : c’est une région qui a des vertus politiques et qui n’est pas uniformément conservatrice (Carter et Clinton étaient des hommes du Sud). Or, il s’est passé quelque chose d’important qui a commencé dans les églises du Sud. Des églises conservatrices, autrefois discréditées par leur attachement à la ségrégation, se sont libérées de ce poids et ont pu ainsi développer leurs valeurs, leurs affects, leurs passions fondamentales auprès d’un public beaucoup plus important. C’est vrai à l’intérieur des États-Unis, mais aussi dans tout le monde latino-américain et même dans le monde russe. On assiste à une expansion planétaire du baptisme. Des attitudes ou des passions, jusque-là assez liées à un certain type d’homme blanc du Sud, peuvent aller très au-delà : la preuve du déclin du racisme aux États-Unis, c’est qu’on a aujourd’hui au gouvernement américain un conseiller à la sécurité qui raisonne à peu près comme un planteur sudiste guerrier, mais qui est une Noire d’Alabama, Condoleezza Rice. Je ne dis pas que l’héritage de la question raciale a disparu, mais les frontières politiques ne sont plus aussi nettes. D’un autre côté, il y avait aussi autrefois dans le Sud des États-Unis un aspect paternaliste du conservatisme qui pouvait limiter les lois du marché et qui lui aussi en déclin. Roosevelt et le Parti démocrate de l’époque étaient soutenus par les élites libérales du Nord et par le peuple du Sud, y compris le peuple « petit blanc » qui à l’époque n’est pas fanatiquement attaché au marché mais aujourd’hui, le populisme du Sud est très différent : il est centré sur des valeurs presque exclusivement religieuses et culturelles (avortement, homosexualité, drogue…) et moins solidaristes qu’autrefois.
Sur la religion aux États-Unis, j’ai été très séduit par deux livres récents de Sébastien Fath [1] qui, pour l’un, analyse l’évolution du baptisme du Sud et, pour l’autre, défend une thèse originale : la religion de l’Amérique de Bush, selon lui, n’est pas un fondamentalisme chrétien, mais est une religion nationaliste. Durkheim disait que la religion, c’est la société qui s’adore elle-même. Sébastien Fath qui est protestant dit, avec de très bons arguments, que Clinton est un bien meilleur chrétien que Bush.
En matière de politique étrangère, il faut faire une différence assez profonde entre l’époque Reagan et l’époque Bush qui explique pourquoi quelqu’un comme Clark, qui avait voté pour Nixon et Reagan, est un adversaire de G.W. Bush. Même si les forces spécifiquement reaganiennes se retrouvent dans la coalition bushiste, à l’époque dans la coalition réelle autour de Reagan, elles sont beaucoup moins puissantes : les chrétiens sudistes, les fondamentalistes du Sud, les néo-conservateurs font alors des compromis avec les courants plus traditionnels du Parti républicain, beaucoup plus modérés. En outre, les circonstances ne sont pas les mêmes. À l’époque de Reagan, la fameuse formule sur l’« empire du mal » qui désignait l’Union soviétique était d’autant plus justifiée que l’URSS était sans aucun doute mauvaise et que c’était vraiment un empire. L’« axe du mal » de Bush est plus difficile à penser et l’idée que le type de stratégie utilisée à la fin de la guerre froide contre l’Union soviétique pourrait être transposée au Moyen-Orient me paraît peu convaincante : elle correspond pour moi à une idéologisation nouvelle du conservatisme américain.

La campagne électorale la plus longue, la plus chère, la plus agressive…
Colette Gaudin

Je vis aux États-Unis, je lis les journaux, je m’informe, j’écoute les gens. Je ne suis ni politologue, ni sociologue. Le Vermont où j’habite est un État qui illustre certains paradoxes des États-Unis. Il est profondément yankee : on y est indépendant et individualiste. On n’aime pas que l’État et le gouvernement viennent mettre leur nez dans les affaires des gens ; dans le Nord, par exemple, on veut pouvoir chasser quand on veut. Mais, en même temps, c’est un État qui a voté massivement démocrate (le plus gros pourcentage après le Massachusetts). C’est un État qui a le seul député « socialiste » (maintenant Indépendant) de tous les Etats-Unis, qui a deux sénateurs dont l’un est démocrate et l’autre a quitté le Parti républicain pour devenir Indépendant. Ce dernier (Jim Jeffords) est un républicain « traditionnel », qui ne se reconnaissait plus dans le parti de Bush et ne voulait plus cautionner l’« extrémisme » actuel. Enfin, c’est un État qui a élu un gouverneur républicain. On voit donc les clivages et les paradoxes.
Certains aspects de la campagne électorale peuvent surprendre les Français. Les volontaires qui ont travaillé pour un camp ou pour l’autre, se sont mobilisés avec une énergie que je n’ai jamais vue en France. Ils ont fait le porte-à-porte, ont téléphoné, se sont dépensés sans compter jusqu’à la fin. Mais les jeunes, sur lesquels les démocrates comptaient beaucoup, n’ont pas voté massivement pour eux. Ce qui a été une grosse surprise et une grosse déception.

Slogans, formules et images-choc

Cette campagne a été la plus longue, la plus chère (elle a coûté des sommes extravagantes) et la plus agressive, dès les primaires, quand il s’agissait de choisir les candidats à l’intérieur de chaque camp. À l’intérieur du camp républicain, il y a eu une campagne très violente contre John Mac Cain, un républicain modéré, de la part des partisans de Bush : la rumeur lui a même attribué un enfant noir pour le discréditer. Cette agressivité dans la campagne a donné beaucoup d’importance aux handlers, c’est-à-dire aux stratèges qui guident les candidats – le mot handler désigne également les entraîneurs d’animaux (les chevaux, les chiens…) -.
Les tactiques deviennent extrêmement importantes sur la longueur du parcours. Il faut sans cesse trouver du nouveau, trouver d’autres formules, d’autres images. À partir du mois de juin, les électeurs démocrates se sont lamentés parce qu’il semblait que les républicains avaient toujours de nouveaux slogans, de nouvelles attaques, et que leurs propres candidats prenaient les coups sans les rendre. Au début de l’été, Kerry a semblé se réveiller un peu. Il a commencé à contre-attaquer surtout au mois d’août, un peu tard, semble-t-il.
La campagne républicaine a été particulièrement « vitriolique », jusqu’à contester l’authenticité des médailles gagnées au Viêtnam par Kerry. Le journaliste Frank Rich a longuement analysé la haine, non seulement haine de l’autre, mais de soi, ainsi que la peur de la liberté et de la diversité qui se cachent sous les attitudes ultra-patriotiques (New -York Times, 3 septembre 2004).
En France, on ne verrait pas de la même façon jouer ces slogans, ou ces images-chocs. La vie personnelle y joue un grand rôle : les candidats doivent se montrer avec leur famille, leurs enfants, leurs petits-enfants… Il y a eu du reste un petit couac dans la campagne républicaine : Cheney, le vice-président, a une fille lesbienne qui vit en couple. Sur ce point, les républicains ont agi très habilement. Les démocrates ne pouvaient pas s’en servir pour attaquer la campagne des valeurs morales, ce qui aurait été par trop inélégant.
Les grandes conventions au début de l’été, la démocrate d’abord et la républicaine ensuite, ont été comme d’habitude une espèce de grand cirque qui dure plusieurs jours et qui est très suivi, car on attend les discours dans lesquels chaque candidat accepte son investiture, présente son programme et sa tactique de campagne. La mise en scène y joue un rôle énorme. Par exemple, la femme de Kerry était habillée en rouge, celle de Bush en bleu.
Vers le début de l’été, quand cela semblait aller assez mal pour les démocrates, les éditorialistes écrivaient qu’il fallait laisser Kerry « être lui-même », car les électeurs ne savaient pas qui il était. On rappelait en même temps que Truman avait gagné en 1948 « en étant juste lui-même ». D’un point de vue français, c’est un concept politique un peu étrange. Il me semblait qu’on savait en effet qui était Kerry, d’où il venait, ce qu’il avait fait, on connaissait ses idées essentielles. Mais les électeurs interrogés répétaient à satiété : « On ne sait pas qui il est ». J’ai eu beaucoup de peine à comprendre cela. C’est finalement quelque chose de l’ordre du contact, peut-être intuitif ou même un peu primitif… Bush est le type avec lequel on aimerait bien « prendre une bière ». On montrait Bush dans son ranch, sciant du bois, les manches retroussées. Kerry, tous les éditorialistes l’ont souligné, a fait une grosse erreur, celle de vouloir en faire autant pour donner cette image de force et de virilité. Il s’agissait en quelque sorte de savoir qui était le plus « macho ». À la Convention républicaine, Schwarzenegger en a rajouté, en évoquant très vulgairement les girlie men, « hommes femmelettes » (Frank Rich : « How Kerry became a girlie man », New York Times, 5 septembre 2004). Kerry s’est montré sur le plateau d’un show télévisé sur une grosse Harley Davidson. On l’a également vu faisant de la planche à voile, ce qu’il fait très bien d’ailleurs. Mais ce n’est pas son rôle. Il aurait mieux valu que ses handlers lui apprennent à faire des phrases simples !
Le public en effet se plaignait des phrases de Kerry dans lesquelles on se perdait aisément. Certes il ne se trompe pas, lui, dans la structure syntaxique, mais ses auditeurs s’y perdent. Quand il fait des répétitions, elles ne sont pas rhétoriquement fonctionnelles. Il a fait des progrès lors des derniers débats : une idée par phrase, et réitérée… Mais certains Américains ont une méfiance de l’intelligence, en tout cas d’une forme d’intelligence analytique qui semble condescendante. On préfère les convictions, et dans ce genre de campagne, Bush donnait l’impression d’avoir des convictions fortes, tandis que Kerry donnait l’impression d’analyser des idées, à distance de son public qui s’égarait un peu dans ses analyses. Cette attitude a joué en sa défaveur. Le chroniqueur du New York Times, Frank Rich, qui écrit dans la section « Arts et Spectacles » a pu analyser la campagne comme théâtre et dire que c’était le meilleur acteur qui l’emportait.

La religion, la nation, la sécurité…

Bush a eu une folle jeunesse jusqu’à la crise de la quarantaine et sa rencontre avec Billy Graham [2]. Cette image du pécheur repenti plaît beaucoup aux Américains, elle est conforme à une religion de la rédemption. Bush apparaît comme complètement réhabilité, on peut donc l’imiter et se transformer comme lui. C’est un modèle.
Le patriotisme est la religion de la Nation et non de l’État. Les Américains se méfient énormément de ce qui est gouvernement et État, mais ils ont la religion de la Nation, avec tous ses mythes fondateurs. L’idée de guerre des cultures, si elle est passée au second plan dans le discours public au cours de la campagne, était cependant évoquée dans des discussions politiques privées.
Le thème de la sécurité a été également essentiel : le 11 septembre était constamment rappelé et la crainte du terrorisme a coloré tout le langage de la campagne. Beaucoup d’interviews montraient que les gens étaient persuadés en majorité (environ 60%) que l’équipe Bush-Cheney garantissait mieux leur sécurité que l’équipe de Kerry.
Les valeurs morales (la défense de la famille, du mariage) sont venues tardivement dans la campagne. Kerry a rappelé qu’en tant que catholique, il était contre l’avortement, qu’il défendait le mariage traditionnel, mais qu’il considérait que ce n’était pas son rôle en tant qu’homme politique d’imposer ses croyances à qui que ce soit. Or cette position est apparue trop compliquée. Bush a dit simplement et clairement : « Le mariage, c’est entre un homme et une femme. J’en ferai un amendement de la Constitution ». C’est de plus une action conforme à sa croyance. La nuance consistant à dire : « Voilà ce que je crois, mais je ne l’imposerai pas » passe mal. Ce n’est pas le contenu de ce qui est dit qui est en cause. Mais cela ne marche pas dans le contexte d’une campagne électorale. Il fallait, contre des slogans martelés de Bush, des slogans plus simples, plus clairs et également martelés.
Le thème de l’économie, de la perte d’emplois, de la baisse d’impôts au bénéfice des classes les plus riches n’ont pas joué le rôle auquel on aurait pu s’attendre. Les sondages ont montré que 70% des électeurs étaient d’accord avec Kerry sur les thèmes de l’économie. Sur la santé, ils étaient, en grande majorité, également en accord avec le programme de Kerry. Mais ils n’ont pas voté en fonction de cela. Le populisme de droite a marché. Une grande partie de l’électorat hispanique a voté pour Bush. Les Noirs ont davantage voté pour Bush qu’on ne s’y attendait. Pourtant, la société américaine est moins unifiée qu’on ne pourrait le croire. La question raciale est loin d’être absente des préoccupations des hommes politiques. Il y a encore des ghettos lamentables. Les classes les plus pauvres (dont beaucoup de Noirs) fournissent le gros de l’armée puisqu’il s’agit de volontaires. Les jeunes qui ne peuvent pas payer leurs études, ceux qui ne trouvent pas d’emploi sont ceux qui s’engagent.
L’ignorance des faits a renforcé les arguments de Bush. Une des causes de ce vote tient tout de même au manque d’information réelle. D’après des sondages, une forte proportion d’Américains croient encore à un lien direct entre Al Quaida et Saddam Hussein. 30%, semble-t-il, croient encore qu’on a trouvé des armes de destruction massive en Irak. Les journaux qui donnent les informations réelles sont difficiles d’accès. Les gens préfèrent regarder Fox News plutôt que lire le New York Times. CNN, vers la fin, penchait plutôt du côté de Kerry, mais la presse n’a sans doute pas correctement joué son rôle. Arte a diffusé en octobre un documentaire d’Yves Boisset, intitulé « Le blues des médias », où l’on voyait la doyenne des journalistes américains, Ellen Thomas, dire que les journalistes américains étaient dans le coma depuis le 11 septembre et ne se sont un peu réveillés qu’au printemps. « Les media n’ont pas réussi à fournir la dose de réalité persuasive qui aurait fait antidote aux contes de fée de Washington, si bien que beaucoup d’Américains ont cru que les terroristes du 11 septembre étaient des Irakiens et non des Saoudiens » (New York Times, 19 septembre 2004).
C’était vraiment une campagne de temps de guerre, qui reflétait des passions très fortes, même si les horreurs de la guerre, qui se déroulaient à distance, y étaient rarement évoquées. Cette distance a peut-être joué en faveur de la propagande manichéenne de Bush.

Débat
Quels clivages ?

  • Q : On parle en France des deux Amériques. Cette division géographique recoupe-t-elle une division sociologique et culturelle ?
  • C. Gaudin : Je n’aime pas beaucoup cette idée des deux Amériques, ni sur le plan géographique, ni sur le plan social, ni sur le plan économique. C’est tellement mélangé. Si vous regardez la carte des résultats électoraux, on voit l’interpénétration du rouge et du bleu. Les villes ont en général voté démocrate. Mais de nouvelles villes technologiques, décentralisées, implantées pratiquement dans la campagne, à dominante bourgeoise, ont voté en majorité républicain. Les clivages sont très compliqués. Mais depuis 1974, les démocrates sont en recul. Clinton a, au fond, abandonné la ligne Roosevelt, Kennedy, Johnson.
  • Ph. Raynaud : Je ne voudrais pas être désagréable pour Clinton que j’aime bien, mais je dois dire qu’il a un peu le type d’habileté qu’avait François Mitterand. De même que celui-ci avait fait en 1988 un profond recentrage qui lui a permis de battre la droite, Clinton a su tirer les leçons de sa première élection, qui s’était faite sur un programme assez à gauche qui a échoué et l’a conduit à l’échecde1994. Et il a comprisqu’il fallaitreprendreà son compte unepartiedel’héritagereaganien,toutenstabilisantles acquis de la révolution morale des années 60.
    Je ne crois pas non plus qu’il faille exagérer l’idée des deux Amériques. Certains clivages se retrouvent partout.J’ai lu dans le New York Times un articlesur la campagne en Floride. Cette fois,on n’a pas eu besoin de recompter. La victoire républicaine est incontestable et elle a été acquise par un parti qui a très habilement choisi de renoncer à faire campagne dansles villes, sachantqu’il plafonnait, pour aller chercher, maisonparmaison,tous les électeurs des campagnes. La dualité des deux Amériques apparaît plutôt dans la capacité de mobilisation des républicains dans les milieux populaires.
    En 2000, Milton Friedman disait, dans une interview assez amusante, que si Gore était élu, il survolerait, s’il voyageait entre Washington et Los Angeles, uniquement des États ayant voté contre lui. Certains disent que l’Amérique des démocrates, c’est l’Amérique des côtes, l’Amérique ouverte, de la mondialisation, de la technologie…, le centre continental étant plus conservateur. Cela est vrai, mais un des États les plus conservateurs est très avancé technologiquement, c’est l’Utah : les Mormons sont très branchés en informatique !
    Il est vrai, comme l’a dit Colette Gaudin, que ce qui pouvait faire voter démocrate n’a pas joué. Les Américains ne sont pas forcément enthousiasmés par la politique économique de Bush, mais ce n’est pas suffisant pour qu’ils considèrent que cela est très important. Les démocrates n’arrivent pas à mobiliser sur leurs thèmes.
  • Q : Si l’on compare avec la multiplicité de candidats au premier tour en France, qu’en est-il du rôle du troisième candidat ?
  • Ph. Raynaud : Dans le mode de scrutin américain, quand un camp se divise de manière significative, il perd. On oublie que c’est comme cela que Lincoln a gagné l’élection présidentielle : les adversaires de Lincoln ont présenté deux candidats et, au lieu de soutenir le candidat démocrate du Nord qui pourtant leur était favorable, les Sudistes ont soutenu un candidat du Sud qui n’avait aucune chance. Lincoln a été élu alors qu’il était minoritaire.
    Le rôle du vote extrémiste en matière d’immigration constitue une différence entre la France et les États-Unis. Les républicains auraient pu se lancer dans de grandes campagnes anti-immigrés, comme certains d’ailleurs y étaient favorables. Ils ont eu l’intelligence de comprendre que c’était incompatible avec leur politique économique et qu’ils pouvaient se constituer un électorat même minoritaire chez les chicanos, ce qu’ils ont fait en utilisant les mêmes techniques et les mêmes thèmes qu’avec les Américains antérieurs : ceux qui travaillent réussissent, on arrive de Mexico avec une petite valise et, au bout de trois ans, on peut avoir son garage… C’est le rêve américain.

Le poids de la guerre en Irak

  • Q : On a reproché à Kerry d’être versatile et d’avoir voté pour la guerre en Irak. Or, à la fin de la campagne, il s’est de plus en plus prononcé contre la guerre. S’il avait voté contre la guerre, aurait-il eu une chance d’être candidat, étant donnée la vague de patriotisme dans le pays ? Au moment des investitures pouvait-il y avoir un candidat contre la guerre ?
  • Ph. Raynaud : Deux candidats, Howard Dean et Wesley Clarke, se sont déclarés contre la guerre et il aurait fallu, à mon avis, une synthèse des deux : quelqu’un qui aurait pensé à peu près comme Clark, faisant une critique conservatrice de la guerre sans pour autant être un ancien républicain. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, qu’une bonne partie des républicains étaient contre et le sont encore, à commencer, ce qui n’est pas rien par des membres de l’équipe de Bush père comme James Baker et probablement Bush père lui-même. Ces gens ont été battus dans le parti républicain, mais si le parti démocrate avait su susciter des candidats porteurs d’une ligne de ce type, il aurait pu gagner. Un Clinton, par exemple, qui est un véritable animal politique, aurait pu l’emporter.
  • Q : Comment se fait-il que les énormes mensonges de Bush soient considérés comme des péchés véniels comparativement à ceux de Nixon ? Peut-il y avoir une possibilité d’impeachment de Bush au cours du mandat qui vient ?
  • Ph. Raynaud : Dont’even think about it ! N’y pensez pas ! Ce qui a fait le Watergate et le Monicagate, c’est essentiellement une affaire de procédure judiciaire : à un certain moment, le faux témoignage est une entrave à la justice. Et comme le système judiciaire repose entièrement sur le témoignage, c’est très grave. Si une enquête était menée, Bush n’aurait qu’à mettre en cause les rapports sur la situation en Irak, dire qu’il ne connaissait pas la vérité ou que les rapports de la CIA étaient contradictoires, que la CIA se trompait parfois… L’Américain moyen a du reste envie de croire qu’il existe des armes de destruction massive, et il n’était d’ailleurs pas totalement invraisemblable qu’il puisse y avoir eu des armes de destruction massive. Les mensonges de Bush ne sont pas de même nature que ceux de Clinton qui n’était pas très sûr d’avoir eu des rapports sexuels avec Monica Levinski. Dans l’affaire Clinton, la presse française a du reste mal jugé le peuple américain qui n’a pas suivi les républicains, qui ont perdu les élections suivantes, directement pour cette raison. Les Américains n’ont pas reproché en bloc à Clinton ses fredaines et pardonné à Bush ses mensonges : les républicain ont essayé de monter une entreprise sur des bases juridiques, mais ils ont politiquement perdu.

L’influence de la culture protestante

  • Q : Peut-on savoir ce qui a été déterminant dans le vote démocrate ? N’y a-t-il pas, d’autre part, une contradiction à considérer que les Américains sont individualistes et que les valeurs morales doivent être réglées au niveau de l’État ?
  • C. Gaudin : Le Vermont a massivement voté démocrate, alors qu’il n’est pas sur la côte (à la différence de la Californie et du Massachusetts). Autrefois, on disait qu’il y avait moins d’habitants que de vaches. Aujourd’hui, c’est l’inverse, mais avec à peine un million d’habitants. C’est un État très conservateur en matière de mœurs. Quand Howard Dean, notre gouverneur d’alors, a établi l’union civile – à peu près l’équivalent du Pacs -, il a dû affronter une levée de boucliers. Un mouvement très conservateur s’est insurgé contre la possibilité d’homosexuels dans les écoles, contre la présence d’homosexuels des villes qui venaient se marier dans le Vermont. En matière de mœurs, on ne veut pas que l’État dirige, mais on ne veut pas non plus que l’autre vous dicte ce qu’il faut faire. « Vous les homosexuels, vous les féministes, ne venez pas nous dire ce que je dois faire… », cet esprit du Vermont se retrouve dans d’autres États, à quelques nuances près.
    Qu’est-ce qui a déterminé le vote démocrate ? La question de l’Irak, en grande partie, mais aussi la question de l’économie. Le vote démocrate a tourné autour des 1 600 000 emplois perdus dans les trois dernières années, avec de plus un déficit monumental.
  • Ph. Raynaud : On ne sait pas si la deuxième présidence Bush va pouvoir continuer la même politique économique, ni d’ailleurs la même politique internationale. La politique militaire active avec un déficit en expansion, accompagnée de réductions d’impôts, va finir par poser quelques problèmes. Certains considèrent qu’il s’agit d’un calcul cynique pour conduire l’État providence à la ruine. Si ce calcul cynique est à l’œuvre, c’est grave et il n’est pas certain que cela marche sans sévère retour de bâton. Je penche plutôt pour l’hypothèse d’une machine un peu folle.
    Quant aux motivations du vote démocrate, les identifications partisanes restent assez puissantes. Une partie des électeurs ne peut pas voter autrement que démocrate et dans certains milieux, les universitaires par exemple, on vote massivement démocrate. Les électeurs fidèles du Parti démocrate se sont bien mobilisés contre Bush, mais pas suffisamment pour qu’il soit battu. La question est plutôt celle des variations : pourquoi vote-t-on moins démocrate ?
    La question des valeurs est très complexe, car elle renvoie à une culture protestante qui est très différente de la nôtre. L’idée que la loi dit le bien et le mal est très profondément ancrée dans la mentalité américaine. La loi n’est pas la volonté de l’expression générale, on est dans une tradition ancienne, pour laquelle la loi a une signification morale forte et c’est encore plus vrai de la Constitution, mais la loi, ce n’est pas la même chose que l’État, car ce n’est pas le government. C’est pour cela que la question de l’avortement est si importante et d’une certaine manière si insoluble. Si on était resté dans le système fédéral, la logique voudrait que cela dépende des États, car ce sont eux qui font le droit pénal, mais on savait aussi que, si l’on procédait de cette manière, les États du Sud n’accepteraient jamais l’avortement et qu’ainsi toutes les femmes iraient avorter dans le Nord. On devait donc constitutionaliser la liberté d’avorter. Je trouve la décision de la Cour suprême excellente : elle ne parle pas d’un droit inconditionnel à l’avortement, elle dit plus sagement que la répression de l’avortement met en cause la privacy (la vie privée). C’est une décision intelligente, car ce sont les effets indirects de la répression de l’avortement qui sont dénoncés sans que soit invoquée une métaphysique des droits de la femme. Mais il n’empêche que c’est perçu par les conservateurs comme une monstruosité, parce que cela signifie pour eux que la Constitution justifie l’avortement.
    C’est ce type de débat qui est présent dans la société américaine et l’individualisme s’en accommode, du fait du modèle protestant. Ainsi, Bush fait des bêtises jusqu’à quarante ans, puis il rencontre Billy Graham et il arrête de boire… trois ans plus tard ; comme il dit : « Billy Graham avait semé une graine ». En fait, comme le montre Sébastien Fath, cette graine a poussé assez opportunément pendant une campagne électorale au cours de laquelle la femme de Bush a menacé de le quitter, s’il n’arrêtait pas de boire. Reste que le parcours du Président qui fait des bêtises, se repent et trouve la foi est le parcours classique baptiste, protestant. La seule grâce, la seule foi…, c’est très profondément individualiste : « One man with God. » La force du baptisme, c’est qu’il n’est pas incompatible avec le fait de se vivre comme individu, comme sujet : la motivation spirituelle est intérieure, inner, c’est la light within. De ce point de vue, les deux Amériques n’en font qu’une : l’individualisme libéral, démocrate, c’est aussi l’individualisme de l’expression intérieure.

(*) Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 9 novembre 2004.

Notes
[1] Sébastien FATH, Militants de la Bible aux Etats-Unis. Évangéliques et fondamentalistes du Sud, Autrement, Paris, 2004 et Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison Blanche, Seuil, Paris, 2004.

[2] Prédicateur de l’église baptiste évangéliste du Sud, né en 1918, qui a parcouru les États-Unis et le monde en organisant des réunions pour le renouveau de la foi (revival meetings), en appelant les fidèles à renaître en Jésus-Christ.

Lettre n° 33 – Quel avenir pour le PCF et l’extrême gauche ?

  • Rencontre avec Marc Lazar –

« Quelle signification du vote extrémiste ? Quel avenir pour le PCF et l’extrême gauche ? ». Ces questions sont à la fois liées et différentes. Liées, car il s’agit de réfléchir sur la situation présente du communisme quelles que soient ses formes d’expression. Différentes car le vote PCF ne relève plus du vote extrémiste alors que celui pour l’extrême gauche continue de relever de cette catégorie.
Pour examiner le vote extrémiste, il est intéressant de faire le détour par le Front national. Celui-ci a réussi à obtenir 14,9% au premier tour des élections régionales de 2004, contre 15% en 1998. Si on ajoute le score du petit mouvement de Mégret, on obtient 16,4%. Tout le monde a dit qu’il n’y avait pas de progression du Front national : sans doute, mais il y a une stabilisation. Et pourtant, le Front national n’a pas profité d’un contexte qui lui était favorable a priori : les affaires, les attentats, un malaise général à l’égard de la classe politique, une irritation contre la droite….

Le Front national a créé un clivage stable entre la droite et l’extrême droite

En analysant les choses de plus près, on remarque des progressions du Front national, au premier tour des régionales, dans des régions particulièrement marquées par la crise économique et sociale : en Lorraine (+3,2 points), dans le Nord-Pas-de-Calais (+3,8 points) et en Picardie (+4,4 points). Aux européennes, le Front National a enregistré un revers : il a obtenu 9,8% des suffrages, ce qui est un peu inférieur à ses résultats aux scrutins européens précédents (en 1999, il avait recueilli 5,7% des voix mais il avait fortement pâti de la scission de Bruno Mégret). Mais, à mon sens, enterrer le FN constituerait une lourde erreur. Le Front national continue de profiter de « l’insécurité sociale ». A l’occasion des régionales, on a souligné le fait que cette fois le vote ouvrier et le vote populaire est allé à gauche et en particulier au Parti socialiste. Cependant un tiers des ouvriers continuent de voter pour le Front national. Au deuxième tour, il a fait 12,8%. En tout état de cause, on constate, et c’est un élément important, que les électeurs du Front national ne votent pas pour la droite. Le mode de scrutin très particulier et très nouveau des élections régionales a fait perdre des élus au Front national qui se trouve dans une situation contradictoire : impuissant politiquement, il reste toujours apte à mobiliser des électeurs.
Ce qui est intéressant dans cet électorat, c’est qu’il est populaire et captif ; c’est l’électorat d’un parti enraciné dans certaines régions et qui refuse de voter pour la droite. Il existe donc dorénavant en France un clivage entre la droite et l’extrême droite. C’est un clivage stable, non seulement en termes de partis, mais en termes d’électeurs. Les enquêtes auprès des électeurs du Front national, sur leurs idées, leurs valeurs, leurs comportements, révèlent la césure qui est apparue au sein de l’électorat de la droite. Une partie de l’électorat du Front national s’oppose clairement à deux autres ensembles électoraux : la droite classique et la gauche. D’où la formule très en vogue aujourd’hui dans la science politique française, celle d’une « tripartition » au sein des électeurs. Sur des questions essentielles comme le devenir de la société, l’Europe, la France, l’immigration…
Le vote Front national est de type populaire, protestataire et/ou extrémiste.

L’échec des trotskistes aux élections

Après le résultat de l’extrême gauche au premier tour de l’élection présidentielle, les élections régionales constituaient un test. Assisterait-on en France, à une « quadripartition » de l’électorat, avec l’émergence d’un bloc de l’extrême gauche ? Aurions-nous l’émergence d’un nouveau clivage, stable et permanent, qui traverserait les profondeurs de la société et disposerait de son expression politique ? Le bon score d’Arlette Laguiller et d’Alain Besancenot à l’élection présidentielle de 2002 avait fait oublier le mauvais résultat de ces mêmes partis d’extrême gauche aux élections législatives de juin 2002.
Cette question était au cœur de la campagne des élections régionales de 2004. On peut dire que le mode de scrutin a incité les trotskistes de la LCR et de Lutte ouvrière à s’allier pour passer la barre des 5%. Mais, au-delà de cette nécessité, cette union visait, à mon avis, un objectif symbolique. Jusqu’ici, il n’y avait aucun problème pour LO de considérer que gauche et droite, c’était la même chose. La Ligue communiste révolutionnaire ne se reconnaissait pas dans cette position, pour des raisons liées à l’histoire de cette formation politique et à la sociologie de sa composition : elle avait tendance à appeler, au deuxième tour, à voter pour la gauche contre la droite. Ce n’était pas le cas pour ces élections régionales. L’opération symbolique consistait à démonter cette fois-ci qu’il y avait bien une séparation irréductible entre la gauche et l’extrême gauche. Par conséquent, il fallait véritablement affirmer qu’il n’y aurait pas un appel à voter au second tour. La seule condition de l’appel en faveur de la gauche était la menace que le Front national s’empare d’une région. Et si on regarde bien le contenu de l’accord entre LO et la LCR, il existait beaucoup de clauses restrictives à cette menace. L’opération symbolique consistait donc à démontrer qu’en France il y avait dorénavant deux gauches qui s’affrontaient : une gauche réformiste qui avait trahi et était vouée aux gémonies, et une autre gauche, radicale, voire révolutionnaire.
A l’examen des résultats électoraux, cet objectif n’a pas été atteint : 4,58% au premier tour des élections régionales, soit à peu près le score obtenu en 1998. Il faut cependant noter une légère progression aux élections cantonales qu’il ne faut pas négliger : les candidats trotskistes ont obtenu 2,8% contre 0,6% en 1998. En revanche, les trotskistes ont enregistré un échec flagrant aux européennes, avec 2,5% des voix contre 5,1% aux européennes de 1999, soit le plus mauvais score enregistré par l’extrême gauche depuis 1999 tous scrutins confondus.
Les organisations d’extrême gauche ont été déçues par rapport à la présidentielle (10% cumulés Laguiller et Besancenot), par rapport à leurs attentes et par rapport à une forme de complaisance médiatique qui a été assez stupéfiante.
En 2002, à l’élection présidentielle, trois types de votes s’étaient agrégés autour d’Olivier Besancenot et d’Arlette Laguiller. D’abord un vote de « convaincus », très minoritaire. Deuxièmement, un vote de type sanction d’une partie de l’électorat déçu par la gauche, en particulier par le gouvernement de la gauche plurielle, mais qui continuait de se situer à gauche. Enfin, un vote de protestation tous azimuts qui peut se diriger vers l’extrême gauche ou ailleurs, d’un tour à l’autre. Or, aux régionales de 2004, ces trois votes se sont réduits au premier cercle des « convaincus ». Le vote sanction et le vote protestation ne se sont pas dirigés vers l’extrême gauche.
Si on garde le modèle présenté plus haut pour l’extrême droite, nous n’avons pas à gauche d’opposition aussi nette qu’entre la droite et l’extrême droite. Les électeurs qui peuvent être intéressés par l’extrême gauche, à part les « convaincus », n’ont pas coupé les ponts avec la gauche. Plusieurs études le montrent et les résultats le confirment : lorsqu’il y a une bipolarisation gauche/droite, nombre d’électeurs qui avaient le 21 avril 2002 choisi l’extrême gauche peuvent repartir vers la gauche traditionnelle. Toutes les analyses qualitatives montrent qu’une large partie des électeurs séduits par l’extrême gauche restent fidèles aux valeurs de gauche et ne se sont point ralliés aux valeurs d’extrême gauche. De plus, beaucoup d’électeurs qui se disent sympathisants de l’extrême gauche considèrent que celle-ci n’est pas du côté de la révolution et de la radicalité, mais qu’elle représente une forme de réformisme. C’est une perception très fréquente. Par conséquent, il n’existe pas pour le moment de quadripartition, avec une ligne de clivage aussi nette que celle qui sépare la droite de l’extrême droite.

La vulgate « néo-gauchiste » influence toute la gauche

L’importance de l’extrême gauche est ailleurs. Elle dispose d’une influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle diffuse une « vulgate », qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de « néo-gauchisme » qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême gauche stricto sensu. Cette vulgate a contribué au tournant à gauche des Verts, au retour à gauche du Parti communiste et au déplacement du centre de gravité du Parti socialiste. Devant la pression de l’extrême gauche, une partie de ses revendications ou de ses critiques de la mondialisation sont reprises par les partis traditionnels de la gauche. D’autre part, l’extrême gauche influence une partie des jeunes et certains secteurs de la population, notamment dans la fonction publique et dans certaines classes moyennes urbaines fortement diplômées.
Ainsi l’extrême gauche manifeste une forme d’impuissance politique, puisque son électorat reste fragile et instable, mais elle exerce une capacité de séduction idéologique sur le reste de la gauche. Un certain nombre d’électeurs utilisent, sans doute, de ce que l’on appelait en Suède « le camarade 4% », ce qui désignait, dans le système politique de ce pays scandinave, le petit parti communiste qui a aujourd’hui disparu. Pour être élu, il fallait avoir 4% des votes et une partie de l’électorat social-démocrate votait pour « le camarade 4% » afin de s’en servir comme d’un aiguillon sur la politique sociale de la social-démocratie.
L’extrême gauche a-t-elle un avenir ? L’échec des élections régionales et européenne est à rapporter à l’accès de triomphalisme qui s’est manifesté dans la campagne des élections régionales, avec des meetings rassemblant beaucoup de monde, des déclarations euphoriques des dirigeants trotskistes et une large couverture médiatique. Certains sondages ont même été très favorables à l’extrême gauche, ce qui a alimenté le petit emballement médiatique. La déception est donc importante et elle a relancé les débats internes, comme c’est le propre des organisations minoritaires, encore plus des organisations d’extrême gauche et encore plus des organisations trotskistes… Le trotskisme se caractérise par sa tendance à la scission permanente, à plus forte raison en cas d’échec, avec des débats doctrinaux sans fin.
L’extrême gauche a un objectif et sa présence un effet pervers. L’objectif est clairement annoncé même s’il reste souvent purement ostentatoire, c’est la revanche sociale. Le vrai enjeu explique l’extrême gauche n’est pas les élections, c’est la rue, la grève, le troisième tour social. Il s’agit donc de pousser à l’agitation, au conflit, car c’est à l’occasion des conflits que l’extrême gauche espère révéler la trahison des réformistes. Reconnaissons qu’en dépit du fait que les trotskistes exercent de l’influence sur certains secteurs du syndicalisme, leur influence demeure limitée : leurs appels incessants à la grève générale tombent dans le vide pour l’instant. L’effet pervers de l’extrême gauche tient à ce que sa seule existence provoque une radicalisation de l’ensemble de la gauche. De ce point de vue, l’effet est déjà atteint. Le Parti socialiste, empêtré dans le choix de son futur candidat à la présidentielle de 2007, a décidé de faire dans un premier temps « À gauche toute ! » et de reporter à d’autres échéances la clarification de son orientation, l’élaboration de son projet et la redéfinition de ses alliances. Toutes les positions actuelles du Parti socialiste visent à couvrir l’ espace à gauche, comme on a pu le voir avec ses positions concernant la défense des acquis sociaux, la condamnation complète de toute réforme des retraites, sa solidarité donnée à l’ancien terroriste italien Cesare Battisti, ou encore ses hésitations à propos de la Constitution européenne. Sur ce dernier sujet, ses dirigeants étant divisés, en apparence du moins, le Parti socialiste s’est engagé dans la campagne européenne sans préciser quelle serait sa position et en la renvoyant à un référendum interne au Parti socialiste, à l’automne.
Le PS est le seul Parti socialiste en Europe qui cède à une telle pression à gauche. Le PSOE qui a reconquis le pouvoir en Espagne ne s’est jamais caché de sa position internationale sur l’Irak, mais avait, par ailleurs, un programme très clair. Il peut être discutable, mais il est très différent de celui du Parti socialiste. Sur le plan économique, le PSOE a expliqué pendant la campagne électorale qui l’a amené au pouvoir qu’il continuerait la politique d’austérité et de mise en accord avec les critères de Maastricht. Il a certes annoncé une politique sociale, en particulier l’augmentation du salaire minimum, une flexibilité du travail moins pénalisante pour les plus démunis. Cependant, son effort principal, en dehors de la politique internationale de rapprochement européen (avec approbation de la Constitution européenne bloquée par Aznar), porte sur l’approfondissement de la démocratie (la parité, des modifications institutionnelles) et les changements de mœurs dans la société (la législation sur les homosexuels ou les violences conjugales)… Ceci correspond au type d’électorat nouveau que le PSOE a cherché à conquérir, mais ce n’est en rien une concession à une extrême gauche d’ailleurs très faible en Espagne.
La gauche italienne est soumise, pour sa part, à une forte pression de l’extrême gauche ; néanmoins, le positionnement des Démocrates de gauche (DS) n’a été nullement de céder aux exigences de Refondation communiste, du mouvement altermondialiste ou des mouvements de protestation assez radicaux contre Berlusconi. Ces deux pays sont comparables à la France, parce qu’ont toujours existé la tentation de la radicalisation et la présence forte du communisme, à la différence des social-démocraties suédoise ou allemande, ou du Labour en Angleterre. Mais en France, le PS n’a pas adopté la même stratégie. C’est du, entre autres, à la présence des organisations d’extrême gauche qui ont là marqué un point incontestable.

Le PCF est devenu un parti éclaté

Les votes en faveur du Parti communiste français ne relèvent pas du vote « extrémiste » à proprement parler. On a dit partout que le score du Parti communiste français aux élections régionales n’était pas mauvais, car on le comparait à celui de 2002, c’est-à-dire au désastre de Robert Hue à l’élection présidentielle. C’est vrai qu’il n’est pas si mauvais, bien que les comparaisons soient difficiles car aux élections régionales précédentes il participait essentiellement à des listes d’union. Ce score n’est pas mauvais si on considère que le PCF se présentait seul. On a moins remarqué qu’il a fait un mauvais score aux élections cantonales. Il est à moins de 8%, c’est-à-dire deux points en moins par rapport à 1998. Si on regarde ses grands bastions aux cantonales (par exemple en Seine-Saint-Denis ou dans le Nord-Pas-de-Calais), on constate de nouveau de forts échecs. Il en va de même pour les européennes où le PCF a obtenu 5,25% des suffrages alors que la liste « Bouge l’Europe » avait eu 6,78% des voix en 1999, ce qui avait été considéré comme un désastre pour Robert Hue qui avait conçu cette opération.
Lorsqu’on parle du Parti communiste français, que j’ai longuement étudié, il faut arrêter de considérer ce parti comme on l’a pensé pendant de nombreuses années : un parti puissant, centralisé, voire monolithique. C’est tout au contraire un parti éclaté « en archipels », avec des îlots, des éléments de force dans un océan d’indifférence, des secteurs avec des vestiges d’appareil et un rôle important acquis par les derniers élus. C’est ainsi qu’on peut comprendre le positionnement très diversifié de ce parti qui n’adopte pas les mêmes attitudes d’une région à l’autre.
Le PCF s’est félicité de sa réussite relative enregistrée à l’occasion des régionales non confirmée aux européennes. Mais à quelle stratégie est-elle due puisque le PCF a présenté des listes de compositions différentes ? À celle de Marie-George Buffet qui a voulu un élargissement assez net à « la société civile » ? À l’affirmation de « l’identité communiste », position de Maxime Gremetz en Picardie, un communiste « traditionnel » fortement soutenu par sa position locale et qui a eu de plus la chance de ne pas avoir à affronter de liste de chasseurs qu’il a en partie attirés à ses côtés ? A celle d’Alain Bocquet dans le Nord, qui consistait à ouvrir à des associations et à des syndicalistes mais aux conditions du Parti communiste ? Ces hésitations se sont reflétées dans les listes proposées aux européennes.
Car le Parti communiste est confronté à différentes logiques, à différentes stratégies et il n’a pas décidé. La résolution de son dilemme identitaire n’est toujours pas tranchée. Marie-George Buffet présente le PCF comme étant un parti révolutionnaire responsable. Révolutionnaire pour essayer de capter une partie du vote de l’extrême gauche et se différencier du Parti socialiste ; responsable pour montrer l’inanité des propositions de l’extrême gauche, leur naïveté ou leur dangerosité en expliquant comme l’a fait à plusieurs reprises Marie-George Buffet qu’il fallait « se mettre les mains dans le cambouis », avoir des responsabilités et gouverner. Cette identité de parti révolutionnaire responsable est un peu difficile à comprendre. Par ailleurs, d’un point de vue sociologique, le Part communiste se caractérise depuis une vingtaine d’années comme un parti vieillissant, avec très peu de renouvellement, très peu de capacités à attirer les jeunes électeurs. On pourrait penser – c’est ce qu’espère le Parti socialiste, mais à mon avis il se trompe – que le Parti communiste serait en mesure de récupérer la charge protestataire qui s’est orientée vers l’extrême gauche. Le Parti socialiste préfèrerait qu’elle se dirige vers le Parti communiste, car c’est un allié avec lequel il peut négocier. N’oublions pas que cela s’est déjà passé. Dans les années 1970, le Parti communiste français a connu une embellie en combattant le gauchisme avec une dureté doctrinale qui a parfois basculé dans l’affrontement physique mais, en même temps, en attirant des gens passés par l’expérience du gauchisme et qui, se rendant compte de son impuissance, ont rejoint cette structure de protestation beaucoup plus solide qu’ils avaient critiquée de l’extérieur et qui assurait le lien avec la figure symbolique de la classe ouvrière. On estime de 70 à 80 000 les anciens gauchistes ayant adhéré au Parti communiste. Aujourd’hui, ce parti est totalement incapable de renouveler une pareille opération. D’abord parce que les forces d’extrême gauche sont nettement moins importantes que dans les années 70 ; ensuite parce que lui-même n’a pas la même capacité de récupération ; il n’a plus le poids qu’il avait encore dans les années 70. Son appareil n’est plus aussi efficace et il n’a plus de projet alternatif susceptible de mobiliser les énergies.
Le constat que je faisais dans Le communisme, une passion française [1] est très simple. Le Parti communiste français est mort comme acteur politique. C’est la tendance générale. Bien sûr, il continue d’exister comme tout parti qui disparaît. Le Parti radical a disparu après la Deuxième Guerre mondiale, mais il reste encore des radicaux avec des élus, des réseaux, des radicaux de droite, des radicaux de gauche, des fiefs locaux (La Dépêche du Midi exprime encore cette sensibilité). On aura cela encore pendant longtemps avec le Parti communiste, mais il ne pèsera plus comme un acteur politique déterminant pour la gauche. En revanche, il reste tout son héritage qui continue à travailler la société française. Pour le versant gauche, c’est cette propension à susciter des passions, la passion de la protestation, la passion de la radicalité, la passion de l’égalité. Exploitée par l’extrême gauche, elle influence le reste de la gauche. Même si cette extrême gauche a connu des échecs électoraux, même s’il n’y a pas de « quadripartition », elle exerce une influence dans le « forum des idées » qui a des effets sur tout le reste de la gauche.

Débat

  • Q : Le vote extrême représente durablement 20%. N’y a-t-il pas un phénomène de vases communicants entre l’extrême droite et l’extrême gauche ?
  • Marc Lazar : Je partage votre constat, mais il faut faire attention à la formule que vous employez de « vases communicants ». Pour des raisons historiques, qui tiennent à la structuration de la démocratie en France, une part non négligeable de l’électorat peut être classé « extrémiste ». Le Parti communiste français représentait, après la Seconde Guerre mondiale et pendant toute la IVe République, 25% des voix. En mai 1947, les communistes quittent le gouvernement. C’est le début de la guerre froide, les communistes comprennent – et Staline leur fait comprendre – qu’ils ne pourront plus revenir au gouvernement. Le Parti communiste français perd des effectifs. Les ventes de L’Humanité s’effondrent (124 000 exemplaires au début des années 50 contre 700 000 au lendemain de la guerre). Mais 25% des électeurs ! Un Français sur 4 ! Or le Parti communiste français, à l’époque, c’est le parti ouvertement lié à l’Union soviétique, revendiquant son inféodation à Staline, ne cachant pas ses intentions s’il arrivait au pouvoir, acclamant tous les procès dans les démocraties populaires. On dit souvent que c’est la même situation en Italie. Ce n’est pas exact, le Parti communiste italien connaît son grand développement dans les années 60-70, au moment où il prend peu à peu, non sans difficultés et multiples contradictions, quelques distances avec l’Union soviétique. La France est le seul pays, alors que le Parti communiste français est dans sa phase « extrémiste » où un électeur sur 4 vote communiste.
    Ceci en dit beaucoup sur le rapport à la démocratie en France et sur les formes de structuration sociale de notre pays. Les années 50 sont marquées par une conflictualité importante, des conflits sociaux particulièrement durs, avec un patronat souvent archaïque et autoritaire. Si on prend le discours de Lutte ouvrière aujourd’hui, c’est celui du Parti communiste français des années 50. Si on étudie les textes de discours d’Arlette Laguiller, c’est Maurice Thorez et Jacques Duclos des années 50, avec Trotski à la place de Staline et la référence mythique à un paradis terrestre qu’il s’agirait de construire… La particularité des trotskistes c’est d’être irresponsables, puisqu’ils n’ont jamais été au pouvoir, même s’ils oublient que Trotski a exercé le pouvoir de 1917 à 1924, et de quelle façon !
    Il existe bien une forme de permanence de contestation au cœur de la démocratie française qui se nourrit, entre autres, de nos difficultés à résoudre les questions sociales. Mais on ne peut pas parler de vases communicants. D’abord, le vote extrémiste actuel n’est pas le même que celui du passé. Ensuite, ce n’est pas le même type de profil d’électeur qui vote extrême gauche (ou communiste en admettant qu’il soit extrémiste) et celui qui vote Front national. Nous n’avons jamais pu identifier un passage immédiat, automatique, d’un vote à gauche (notamment communiste) vers un vote en faveur du Front national. Toutefois, nous avons pu identifier un électeur communiste qui tout à coup ne vote plus communiste mais vote Mitterrand contre Marchais en 1981 ; qui vote socialiste aux législatives de juin 1981 ; qui, déçu par la gauche, s’abstient pour une, deux, trois élections et qui, peut-être un jour, en vient à un vote pour le Front national. Il y a eu quelques cas, notamment dans le Sud-Est, de dirigeants du Front national venus du communisme, mais il ne faut pas généraliser.

Quel avenir pour les trotskistes ?

  • Q : Peut-on cerner les motivations des dirigeants d’extrême gauche ? Ils ne revendiquent pas le pouvoir, mais veulent obtenir 10% des voix. Pour en faire quoi, si ce n’est nuire à la gauche ?
  • Marc Lazar : Bonne question ! Récemment, un économiste, pour essayer de répondre à la question : « Comment peut-on être trotskiste au XXIe siècle ? », est parti de la théorie du « choix rationnel économique » en se demandant si elle est applicable aux trotskistes. Il ne m’a nullement convaincu. Selon moi, ce qui compte, c’est la croyance. Les dirigeants sont mus par la croyance et la passion révolutionnaire. Pour les adhérents, c’est autre chose. Les connaître se heurte à des difficultés. Lutte ouvrière conserve la structure de la clandestinité et ne compte pas changer. En, revanche, la LCR est plus facile et intéressante à étudier. L’organisation n’a, semble-t-il, plus la structure de la clandestinité et elle autorise des études. Avec un peu moins de 3 000 adhérents, c’est l’organisation la plus « jeune » sur le marché politique. Aucun parti n’a autant de jeunes que la LCR. Elle est très implantée dans le secteur public, notamment chez les enseignants et dans le secteur de la santé, elle est présente chez les étudiants. Mais elle est très faible dans les entreprises et chez les ouvriers. Quand on interroge ses adhérents, on voit que l’arrivée dans la LCR s’est faite en deux vagues, la campagne Besancenot de 2002 et les actions contre la réforme des retraites. C’est la motivation de la croyance qui permet aux dirigeants d’extrême gauche trotskistes de passer par des hautes phases et des basses phases. Le dirigeant trotskiste sait par expérience qu’il existe des moments favorables et de longues traversées du désert. C’est ainsi depuis 1924, avec la longue traversée de la nuit du stalinisme. On sait, par expérience, les vieux l’ont raconté, qu’à certains moments il faut de nouveau travailler dans l’ombre. Dans ce cas, il importe de sauver l’organisation et la pureté doctrinale. La LCR se distingue de Lutte ouvrière par la présence en son sein de jeunes adhérents. Ils n’ont pas lu Trotski, mais ils sont séduits par la capacité d’intervention de l’organisation. La LCR se retrouve devant un dilemme qu’elle a connu dans les années 70 : doit-elle rester fidèle au trotskisme ou épouser complètement les aspirations de ceux qui viennent vers elle ? Ce sont des aspirations protestataires, radicales, avec la recherche d’équité, de justice sociale, avec une capacité d’indignation, d’impatience… Olivier Besancenot porte en lui-même cette contradiction. Quand on lit son livre Révolution [2], on trouve cette volonté à prendre en compte les aspirations jeunes, égalitaires, passionnelles, très loin du trotskisme. On trouve aussi tout ce qui concerne le marxisme le plus traditionnel, enseigné dans toutes les écoles de formation trotskistes depuis la nuit des temps : programme de transition de 1938, etc. Rendez-vous compte que la LCR en 2004 a pris une décision fondamentale en renonçant à la dictature du prolétariat, après un sévère débat interne… Nous en sommes tous soulagés ! Les médias ont consacré de longs moments à cet « événement » d’une organisation de 3000 adhérents… J’ai été sollicité pour aller faire des commentaires sur de nombreuses radios à propos de cette décision fondamentale pour la France !
  • Q : Je trouve que Besancenot a une formule remarquable : « Les sentiments sont de notre côté ». Ce qui me frappe, c’est le mélange de la doctrine trotskiste avec des aspects qui collent avec le nouvel air du temps. Le programme de transition est là, mais relooké et il faut être un peu politique pour le repérer. Il y a nouveau terrain social et culturel sur lequel essaie de surfer la LCR qui est caractérisé par l’indignation, les sentiments et une morale infantile de la bonne intention. Si quelqu’un est authentique sentimentalement, et qu’il dénonce moralement en termes très généraux l’injustice du monde, alors il a des chances d’être entendu. L’opération Besancenot consiste à se greffer sur ce nouveau terreau.
  • Marc Lazar : Sur Besancenot, je conseille la lecture de l’ouvrage d’Henri Weber, Lettre recommandée au facteur [3] Henri Weber, ancien dirigeant de la LCR s’adresse à Besancenot en l’appelant « Olivier », en disant qu’il sait ce qu’est la LCR, puisqu’il l’a fondée. Certes Weber est dirigeant du Parti socialiste, il est fabiusien et ce livre entre dans la stratégie de Laurent Fabius. Vous disiez qu’il faut être politique pour entrer dans la tête de Besancenot. Il faut avoir été trotskistepourfairece que fait Weber. Son livre est un décryptage, page par page, des positions de la LCR. Il montre que derrière le mélange de sentimental et de « romantisme » revendiquépar Olivier Besancenot subsistent les élémentsles plus classiques du trotskisme qu’ilaconnuset qu’il avait lui-même contribué à mettre au cœur de la Ligue communiste, fondée en 1969 et qui prit la suite de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) fondée en 1965 et dissoute par le gouvernement en 1968.
    Il est vrai, qu’à la différence d’Arlette Laguiller, Olivier Besancenot joue beaucoup sur sa jeunesse, sa situation sociale de facteur, sa bouille sympathique et son style tranchant et un peu agressif ; c’est un personnage médiatique qui joue de la dimension affective, sentimentale, émotionnelle. De ce point de vue, c’est une réussite. Il illustre aussi les réussites de l’extrême gauche dans cette partie de la fonction publique à laquelle j’ai fait allusion. C’est quelqu’un qui a fait des études à l’université de Nanterre et décroché une licence en cinq ou six ans, sans doute parce qu’il faisait beaucoup de politique. À un moment donné, il est sorti du système universitaire pour passer un concours de l’administration publique, inférieur au type d’attente qu’il pouvait avoir avec ses diplômes. On sait que ce type de situation sociologique favorise la tendance à la radicalisation politique. Besancenot est emblématique de cette forme de radicalisation à laquelle on assiste dans certaines catégories de la fonction publique et qui se retrouve dans une partie du vote de l’extrême gauche.
  • Q : Est-ce que les électeurs de la LCR perçoivent son fond doctrinaire ? Il semble être plus « politiquement correct » de voter pour la LCR que pour LO…
  • Marc Lazar : Il faudrait distinguer les électeurs des adhérents. Le succès de Besancenot-Laguiller au premier tour des présidentielle, ne s’est pas fait par adhésion, par conviction, à un programme qui, en regardant de près, ne faisait aucune allusion au communisme. Comme on sait que les électeurs ne votent pas après une lecture attentive des programmes, on peut dire qu’une minorité a voté, en 2002, par conviction et les autres pour marquer un vote-sanction. Les électeurs de Jospin avaient préféré voter Besancenot ou Laguiller au premier tour pour ensuite voter Jospin au second tour. On sait que ces électeurs-là ont voté dès le premier tour pour le PS aux régionales de 2004, en se reprochant leur bévue de 2002 ! Ils se sont rattrapés en ne dispersant pas leur voix au premier tour. Mis à part le cas de LO, le plus troublant, c’est le fait que des adhérents de la LCR sont jeunes et ne connaissent pas le fond doctrinal ; ils sont là comme dans une structure d’accueil de la protestation, de l’indignation, du sentimentalisme. Ils sont là en tant qu’individu et ne sont pas prêts à se plier aux règles disciplinaires de la LCR. Le débat au sein de la LCR va se développer pour savoir s’il faut s’adapter à cette nouveauté ou s’il faut faire passer ces nouveaux adhérents par l’apprentissage du corps doctrinaire, de l’obéissance, de la discipline, dans une organisation qui se veut toujours « communiste » et « révolutionnaire ».
    Vous avez souligné à juste titre qu’il a existé, en 2002 plus qu’en 2004, un snobisme de certains milieux de gauche qui affichaient leur intention de voter Besancenot.
  • Q : La dévalorisation des diplômes des jeunes diplômés a-t-elle un effet sur le nouvel électorat de la LCR ?
  • Marc Lazar : C’est une hypothèse de travail. Une étudiante de Science Po a publié un remarquable mémoire de DEA de sociologie politique sur la LCR que j’ai utilisé dans un article du Débat4. A partir de 1 800 cartes d’adhérents, sur les 3 000, elle a identifié cette très forte présence de la jeunesse dans la structure sociologique des adhérents de la LCR. Son enquête consiste maintenant à analyser de près ces adhérents selon différents critères et notamment le niveau d’ études. D’un point de vue électoral, ce phénomène est très difficile à identifier, mais c’est une hypothèse de travail à vérifier.

Le PCF et la nation

  • Q : Quel rapport le PCF entretient-il désormais avec le thème de la Nation ? En 1934, il prend un tournant sous l’influence du changement de ligne de l’Union soviétique. Le drapeau bleu-blanc-rouge est mis à côté du drapeau rouge. On retrouve la révolution de 1789 juxtaposée à l’internationalisme. C’est un élément fondamental de l’ancrage du PCF, c’est un élément de son identité. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Vous disiez tout à l’heure que lorsque on entend Arlette Laguiller, on entend un peu Thorez. Mais Thorez, c’est tout de même la mise en avant d’une formule étonnante : « la République française des soviets ». Alors que LO et la LCR rejettent la Nation. Pour eux : Nation=nationalisme=chauvinisme=extrémisme….
  • Marc Lazar : Le Parti communiste français était effectivement totalement inféodé à Moscou. Mais on ne peut le comprendre si on ne prend pas en compte tout le travail qu’il a fait sur la Nation. Il a essayé de capter un héritage national. Il a même essayé d’incarner la Nation, pas simplement dans des discours, mais dans les rituels, la symbolique. Le Parti communiste, le 8 mai, rendait hommage à Jeanne d’Arc. Le Pen a repris cela bien plus tard. Jeanne d’Arc était l’emblème des femmes françaises. Par ailleurs, le Parti communiste français a défendu le vin contre le Coca-Cola. Cette campagne des années 50 n’était pas simplement anecdotique : le PCF était soutenu par les limonadiers français qui, dans le même temps, licenciaient dans les usines les délégués CGT et les communistes. Il existe un film de propagande que je vous recommande de voir. On le trouve dans le film d’Yves Jeuland « Camarades » Il était une fois les communistes. Nous sommes au début des années 50, on voit des gens dans un café, buvant du vin rouge. Un type apporte du Coca-Cola. Quelqu’un en prend et le recrache en s’exclamant, plus ou moins : « En France, on ne boit que du vin ! » N’oublions pas que la CGT, en 1946, dans le Nord, réclamait deux litres de vin par jour, pour les mineurs. On est alors persuadé qu’il faut boire deux litres de vins pour avoir les calories nécessaires et pouvoir travailler au fond de la mine. C’était dans les années de la « bataille de la production ». Ces mineurs sont morts de la silicose. Ils ont donné leur vie pour la reconstruction de la France.
    Nombre d’ouvriers immigrés, en particulier d’origine italienne, se sont insérés dans la société française, par l’intermédiaire de la CGT et du Parti communiste. Dans une région très étudiée, la Lorraine, les ouvriers italiens sont devenus communistes et parce qu’ils sont devenus communistes, ils sont devenus français.
    Aujourd’hui, c’est le brouillage le plus complet. Le Parti communiste n’arrive plus à définir son identité. Il veut continuer à protéger certains éléments de la France, en particulier les « services publics à la française », « l’exception culturelle française »,… Mais en même temps, les communistes se rendent compte que cette position risque de se recouper avec les positions du Front national. S’emparer de la question nationale aurait pu être une tentation du Parti communiste, comme dans certaines sociétés issues du communisme (en Serbie par exemple). Le Parti communiste a été autrefois dans une position souverainiste, il a refusé l’Europe au nom de la défense de la Nation. Il est aujourd’hui dans une position d’acceptation de l’Europe, pour une « autre Europe ».
    Maurice Thorez avait acquis, grâce au mouvement communiste, une immense culture personnelle. Il avait appris des langues mortes et vivantes, il entretenait une correspondance personnelle avec les intellectuels. C’était un dirigeant totalement inféodé à l’Union soviétique mais avec un grand sens de la tactique politique. Jusqu’à la fin de sa vie, il lit des auteurs importants, parfois dans leurs langues originelles. Marchais s’est glorifié de ne lire que des BD et de regarder la télévision le soir. C’est le signe de la décrépitude du Parti communiste. Thorez était un dirigeant issu d’une certaine classe ouvrière, qui respectait ses origines mais qui versait souvent dans l’ouvriérisme.
    Il y a chez les trotskistes un refus de la Nation. Mais en même temps, en particulier sur les questions sociales, ils en arrivent implicitement à expliquer qu’ils sont les meilleurs défenseurs des réalisations sociales et des services publics tels qu’ils ont été conçus en France (mouvements sociaux de ces dernières années), quand bien même ils avaient condamné leur mise en place…

Quelles courroies de transmission ?

  • Q : Qu’en est-il du rôle de courroie de transmission joué par certaines organisations ou certaines associations : la CGT pour le PCF, SOS-racisme pour le PS, le mouvement altermondialiste notamment ? L’idée étant qu’il est plus efficace de bloquer le système en s’opposant à toute réforme que d’avoir 3000 adhérents dans une association.
  • Marc Lazar : Je ne crois plus de nos jours à la théorie de la courroie de transmission, en tout cas pour le Parti communiste français. Je vais nuancer ensuite pour Lutte ouvrière et la LCR.
    Le Parti communiste français a renoncé à la courroie de transmission, y compris parce que la CGT tente de s’autonomiser par rapport à lui. C’est toute l’histoire des relations conflictuelles entre la CGT et le Parti communiste depuis ces dernières années. Certes, lorsqu’on regarde l’organigramme des dirigeants de la CGT, on constate que la présence des communistes y est très forte. Mais cette double appartenance qui singularise encore la CGT ne signifie pas, comme dans le temps, une forme d’obéissance et de soumission complète de la CGT au Parti communiste. D’ailleurs, ce dernier n’en a plus les moyens, même s’il avait l’intention de mettre au pas la Confédération. Il faut considérer que c’est une organisation de plus en plus éclatée. Et la CGT aussi… Par conséquent, ce jeu peut exister encore dans certains secteurs ou certaines branches, mais globalement la tendance est à la disparition de ce type de fonctionnement.
    La présence du PCF dans les mouvements altermondialistes, en particulier à Attac, est réelle. Elle existe comme une forme de reconversion de certains dirigeants qui sont passés par le communisme, comme Jacques Nikonoff, ou qui sont toujours communistes, mais qui ne sont pas pour autant dans la même logique d’action qui a existé dans le passé : une organisation de masse au service du Parti communiste. D’autant plus que ces mêmes mouvements se méfient énormément de la présence des politiques.
    LO et la LCR, à l’intérieur du syndicalisme, au contraire, poursuivent la tentative d’appliquer le principe de la courroie de transmission, de même que le Parti des Travailleurs au sein de Force Ouvrière. Il existe une tentative systématique d’occuper les postes dirigeants, de peser sur l’action des syndicats en fonction d’une certaine orientation politique, avec des succès incontestables dans certaines fédérations, régions ou branches. Les rapports LO-LCR avec le mouvement altermondialiste sont très complexes. LO a été contre le mouvement altermondialiste pendant toute une époque, jusqu’en juillet 2003 (le rassemblement du Larzac). Absolument contre : selon Lutte ouvrière, il s’agissait d’actions de petits bourgeois, la vraie lutte de classe étant dans les entreprises. Depuis cet été 2003, Lutte ouvrière a changé d’orientation, avec une tentative de participation qui se heurte au rejet très fort, quasiment épidermique, d’une grande partie des animateurs du mouvement altermondialiste. Pour la LCR, c’est plus subtil. Beaucoup de militants jouent un rôle important dans Attac, comme par exemple Christophe Aguitton qui ne cache pas son appartenance à la LCR. Cette forte présence de la LCR correspond à une stratégie politique précise. Néanmoins, elle est difficile à déployer dans des mouvements qui ont des convergences idéologiques incontestables avec certaines positions de la LCR, mais qui se méfient, en même temps, des partis politiques et veulent sauvegarder leur autonomie. On l’a vu avec les discussions au sein d’Attac pour la présentation ou non de listes aux élections européennes. On ne peut pas parler, à mon avis, d’un mouvement de masse dépendant des organisations d’extrême gauche. Il existe cependant une volonté de travail à l’intérieur du mouvement altermondialiste de la part des militants politiques et, de leur part, un nécessaire doigté pour se faire accepter ; d’ailleurs, leur expérience fait qu’ils occupent des places de pouvoir non négligeables au sein de ces mouvements.

La radicalisation de la gauche

  • Q : Comment expliquer la radicalisation de l’ensemble des partis de gauche actuellement en France, à la différence de l’Espagne par exemple ?

Autre question fondamentale : pourquoi les partis de gauche sont-ils saisis par ce coup de barre à gauche complet ? Il existe trois explications.
La première est tout simplement tactique. Ces partis se disent : « Nous avons payé en 2002, avec la cohabitation, l’absence de netteté de l’affrontement gauche/droite ; il faut donc le recréer ». En cela, la gauche est servie par la droite et par un gouvernement qui lui offre une multitude de cadeaux, lui permettant presque quotidiennement de montrer que la gauche existe. Elle pense donc que, tactiquement, il faut réaffirmer le clivage gauche/droite par tous les moyens possibles.
La deuxième raison provient du double héritage du Parti socialiste. D’une part, un héritage molletiste, très fort, qui consiste en une rhétorique la plus à gauche possible quand on est dans l’opposition, puis à procéder à un recentrage lorsqu’on est au gouvernement. D’autre part, joue l’expérience de François Mitterrand dans le cadre de la Ve République où l’exercice du pouvoir est déterminé par l’élection présidentielle. Les candidats actuels à la magistrature suprême au sein du Parti socialiste ont retenu la leçon : on gagne une élection d’abord en rassemblant la gauche, au moins jusqu’au premier tour. Laurent Fabius et ses amis l’expliquent volontiers. Le problème du Parti socialiste, disent-il, c’est de trouver un bon candidat apte à rassembler le parti dans un premier temps puis la gauche à la veille du premier tour. C’est la grande leçon de 1981. Entre les deux tours, poursuivent-il, il faut rassembler l’électorat modéré, en se distanciant de la gauche tout en gardant la dynamique du premier tour. Les législatives suivent immédiatement, depuis la réforme du quinquennat. La majorité présidentielle fait gagner les législatives. Et ensuite, concluent-ils, vient l’exercice du pouvoir sur la base du programme du candidat qui n’est pas celui du parti. Ce raisonnement est sensé, mais il est désastreux d’un point de vue politique, car il fera naître de nouveaux « déçus du socialisme » chez tous ceux qui vont revoter à la prochaine élection présidentielle en croyant ce que va promettre le Parti socialiste en matière d’emploi, de retraites, d’assurance maladie etc.
Troisième explication : l’impossible réformisme du Parti socialiste, son incapacité de l’assumer et d’être offensif sur ce sujet. Le PS se justifie d’être réformiste de manière honteuse, en s’excusant d’être réformiste : il est incapable d’assumer vraiment le saut du réformisme. Les élus sont sensibles au discours de « la gauche de la gauche ». Prenons deux exemples : la réforme des retraites et la politique au Moyen-orient. La réforme des retraites était dans les cartons du gouvernement Jospin et pourtant il s’y est opposé en 2003. En Italie la gauche doit s’affronter à Berlusconi, ce qui est autre chose que de s’affronter à Chirac et à Raffarin. Une réforme des retraites a de nouveau été engagée par le gouvernement de Berlusconi. Les syndicats italiens (10 millions de salariés) ont opposé un non complet. Les Démocrates de gauche (DS) ont condamné pour leur part tel ou tel aspect du projet, mais en admettant en même temps qu’il fallait réformer et en acceptant même certaines propositions du plan. Ils se sont fait dénoncer par les syndicats et « la gauche de la gauche ». Ils ont même pris des coups dans les manifestations (comme Nicole Notat en 1995). Mais ils ont du coup introduit un débat à gauche et dans les syndicats sur leurs propositions. C’est une forme de courage politique.
En ce qui concerne la politique israélienne et la lutte des Palestiniens, au cours de manifestations en France, il y a un an ou deux, avec – de mon point de vue – des critiques justifiées du gouvernement Sharon, nous avons assisté au débordement de petits groupes développant des slogans antisémites. Les organisateurs ont essayé d’isoler ces manifestants, mais on a poursuivi la manifestation ; d’où le malaise. Lors d’une immense manifestation à Rome, organisée par le maire, démocrate de gauche, pour protester contre la politique de Sharon, a surgi tout à coup un groupe déguisé en kamikazes palestiniens prêts à se faire exploser. Le service d’ordre a essayé d’expulser ces manifestants, sans y parvenir. Les organisateurs ont décidé alors immédiatement de disperser la manifestation. Ils ont refusé d’assumer une pareille ambiguïté et une utilisation de ces images par les télévisions. Ils condamnaient la politique de Sharon et aussi nettement les attentats palestiniens. Ils ne voulaient pas qu’au sein de la manifestation quinze ou vingt individus puissent laisser croire que la manifestation était favorable à ce type d’attentats. Ils ont préféré dissoudre une manifestation de 200 000 personnes. Ces deux exemples montrent que la gauche italienne et la gauche française ont deux démarches différentes.

Quel rôle jouent les verts ?

  • Q : La gauche des écologistes n’est-elle pas emblématique de la perméabilité entre gauche et extrême gauche ? Les Verts peuvent être parti de gouvernement dans la gauche plurielle et en même temps avoir des positions radicales ou même provocatrices. Je pense à l’annonce par Noël Mamère de célébrer un mariage homosexuel- quoi qu’on pense par ailleurs du mariage des homosexuels – alors qu’en tant qu’élu il est représentant de la loi et qu’il annonce son intention de la violer. C’est une attitude radicale et gauchiste. Dans le gouvernement Jospin, les Verts n’ont pas pesé beaucoup en nombre de ministres. En revanche, à l’Assemblée, pour qu’il y ait une majorité, ils ont pesé dans le programme effectif du gouvernement, davantage que leur poids électoral.
  • Marc Lazar : Vous avez raison. Une partie des Verts est sensible à cette « gauche de la gauche ». A dire vrai, cela pourrait être bénéfique à la gauche. Il ne serait pas absurde pour le principal parti de la gauche, le PS, d’adopter une ferme position doctrinale, expliquant avec netteté ses désaccords avec telles ou telles propositions ou méthode de l’extrême gauche, mais d’avoir des alliés qui servent de tampon avec cette dernière, qui récupèrent une partie de la charge protestataire, et avec lesquels il puisse négocier des accords et quelques concessions acceptables. Ces alliés, au lieu d’être des partis protestataire, seraient des partis tribunitiens et intégrateurs de la protestation radicale.
    En France, on se retrouve dans une situation assez paradoxale. On a un grand parti dominant à gauche, le Parti socialiste, toutes les élections le montrent. Mais en même temps, seul il ne peut pas espérer obtenir la majorité aux élections (législatives, municipales, régionales,…), sauf à l’élection présidentielle. Il a donc besoin d’alliés. Tout son problème aujourd’hui, c’est de savoir quels alliés il privilégie. Aujourd’hui, il est évident qu’il privilégie les Verts étant donné l’état de décomposition du Parti communiste. Il doit donc faire des concessions et intégrer certaines thématiques, en espérant en plus capter l’électorat des Verts. Le problème c’est que lui-même cède aux sirènes de « la gauche de la gauche » et n’assume pas clairement ses choix réformistes. L’ambivalence joue donc à fond.

Bibliographie
Sur le communisme et le PCF

  • Marc LAZAR, Le communisme, une passion française, Paris, Perrin, 2002.
  • Marc LAZAR, Maisons rouges. Les partis communistes français et italien de la Libération à nos jours, Paris, Aubier, 1992.
  • Stéphane COURTOIS, MARC LAZAR, Histoire du parti communiste français, Paris, PUF, 2000.

Sur le trotskisme

  • « Le trotskisme, une passion française », entretien avec Marc LAZAR, L’Histoire, n° 285, mars 2004.
  • Marc LAZAR, « Le discours de la gauche extrême. Vieilles passions et nouveaux défis », Le Débat, n° 127, novembre-décembre 2003.

Marc LAZAR est professeur des Universités à l’Institut d’Études Politiques de Paris et directeur de L’École doctorale de Sciences Po. Dernier ouvrage paru : Le communisme, une passion française, édit. Perrin, Paris 2002. Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu après les élections régionales de 2004. Ce texte a été actualisé par l’auteur après les élections européennes.

Notes
[1] Marc LAZAR, Le communisme, une passion française, op. cit.

[2] Olivier BESANCENOT, Révolution ! 100 mots pour changer le monde, Flammarion, 2003.

[3] Henri WEBER, Lettre recommandée au facteur, éditions du Seuil, 2004.

Lettre n° 32 – Quelle réalité de l’antisémitisme dans la France d’aujourd’hui ?

  • Rencontre avec Paul Thibaud –

Les chiffres du ministère de l’intérieur publiés dans le rapport annuel de la commission d’observation sur les droits de l’Homme illustrent un réel sentiment de tension, un climat de violence qui se manifeste d’abord à l’encontre des Juifs. Sont distingués d’un côté les actes (meurtres, coups et blessures, incendies, vitres brisées de synagogues ou d’établissements juifs…) et d’un autre côté les menaces (gestes, graffitis, tracts, injures…). En 1999, comme les années précédentes, les actions des deux catégories étaient à un étiage extrêmement bas : huit actes et cinquante menaces. Les actes et menaces racistes dirigés contre d’autres que des Juifs restaient également à un très faible niveau : trente deux actes et cent menaces. Fin 2000, pour le seul dernier trimestre, c’est-à-dire au moment de l’Intifada, on assiste à une explosion brutale : cent dix actes antisémites et cinq cent cinquante menaces. Ces mois de fin 2000 sont les plus chargés de manifestations d’antisémitisme jusqu’à présent. En 2001, les chiffres baissent, puis remontent en 2002 à un niveau supérieur à celui de 2000 pour l’année entière. Les actes racistes ont connu une augmentation plus continue : de 1999 à 2002, on est passé dans cette catégorie de trente deux à cent vingt trois actes et de cent à trois cent cinquante deux menaces.
Seuls les actes et menaces contre les personnes juives ou issues de l’immigration sont recensés dans ce rapport. Il faudrait faire des études sur l’évolution des injures, coups et blessures dans la société française en général pour replacer les chiffres publiés dans un contexte plus global. Par exemple, un incendie d’église a été commis à Limoges, il y a deux ou trois ans, mais on ne sait pas dans quel chapitre, sous quelle nomenclature il a été compté. On ne publie pas de décompte des déprédations causées aux églises. Quoi qu’il en soit l’augmentation de la violence antisémite est incontestable.
Ces actes sont le fait, en majeure partie, de la population d’origine maghrébine. Plus précisément, lorsque la police arrête des auteurs de ces actes, c’est dans cette population qu’elle les trouve. Par contre, on ne peut pas dire qu’il y a une montée globale de l’opinion antisémite. En 2002, 89% des Français déclarent que les Juifs sont des Français comme les autres. Ils placent régulièrement Simone Veil et Bernard Kouchner parmi les personnalités pour lesquelles ils ont le plus d’estime. L’opinion est globalement non raciste.

Quel impact du conflit israélo-palestinien ?

Mais peut-on dire qu’il existe « un antisionisme global » dans l’opinion et dans la presse françaises, comme le pensent beaucoup de Juifs ? De nombreux livres ont été écrits qui critiquent sur ce point la presse française. Ils sont souvent peu convaincants, trop remplis d’appréciations globales et affectives du type : « Cette presse m’exaspère, je ne peux pas la supporter ; ’atmosphère est irrespirable pour moi… ». On doit prendre ces propos au sérieux, quand ils sont prononcés sincèrement, mais ils ne font pas preuve.
Toutefois, des faits existent. Par exemple, le Nouvel Observateur a publié un reportage absurde sur les viols de Palestiniennes par des soldats israéliens. Il est vrai que l’hebdomadaire a fait son autocritique. L’image du petit Mohamed, devenue célèbre dans le monde, illustre la difficulté de parler rationnellement de l’information donnée sur Israël. Ce gosse a été tué, nous l’avons tous vu, dans les bras de son père. Ils se cachaient tous deux derrière un bidon placé entre eux et les soldats israéliens. D’où venait la balle ? Je ne sais pas, mais rien n’indique qu’il s’agissait d’autre chose que d’une balle perdue. Sur ce fond d’incertitude, il y a eu des discussions, des polémiques interminables. L’image du petit Mohamed mourant a été largement exploitée par la propagande palestinienne. Certains ont même exhibé une fausse interview d’un soldat israélien auquel on fait dire qu’il a fait exprès de tuer l’enfant et d’épargner le père pour que celui-ci souffre davantage… Délires. Mais, du coup, un certain nombre de Juifs qui lisent tout sur la question ont tendance à croire qu’une image pareillement utilisée est certainement depuis l’origine une falsification. Elle a été saisie par un journaliste qui travaillait avec Charles Enderlin, correspondant permanent de France 2 en Israël. Enderlin a attribué sur le moment (non sans vraisemblance, puisque c’est des Israéliens que le père et l’enfant se protégeaient) le tir aux soldats de Tsahal. Il a peut-être eu tort. Cette possible erreur a été aussitôt surinterprétée. Elle devient pour beaucoup révélatrice de l’attitude de la presse française en général. On aboutit ainsi à faire porter plus ou moins à la presse française la responsabilité de l’exploitation arabe de l’événement. Des postures, des habitudes se sont formalisées, en particulier on se garantit d’un possible procès par un contre-procès. Par exemple, dans le cas dont nous parlons, la scène a été filmée de côté, comme à partir du trottoir d’en face, perpendiculairement à la ligne de tir. Plus d’une fois, ceux qui croyaient à la manipulation ont affirmé que le téléspectateur moyen était amené à croire que le soldat israélien était placé à côté de la caméra, qu’il voyait sur quoi il tirait, qu’il était un tueur. N’est-ce pas là prendre les téléspectateurs pour des demeurés ou bien leur prêter une malveillance acharnée à l’égard d’Israël ? On voit comment, quand le climat est pourri, il devient impossible de discuter calmement d’un fait avéré.
Autre exemple : Libération a publié au début de l’Intifada la photo d’un homme complètement amoché, en le présentant comme un Arabe blessé par la police israélienne au moment des manifestations sur l’esplanade. C’était en réalité un Israélien qui avait reçu des coups, mais de l’autre côté. Libération a vite et clairement reconnu avoir été trompé par une agence, mais on se sert encore de l’épisode pour prouver que l’information de Libération est tendancieuse. Les préjugés pro-palestiniens de la presse existent, tout comme l’information déformée, mais les réactions qui s’en suivent sont souvent démesurées.
Au-delà des faits particuliers, beaucoup d’amis d’Israël pensent qu’il y a un préjugé global contre ce pays, un réflexe de condamnation a priori. Pour le prouver et pour le combattre, ils dénoncent des manières de parler et cherchent à en imposer d’autres : implantations et non colonies, barrière de sécurité et non mur. Pourquoi pas ? Évidemment des exagérations rhétoriques idiotes sont dénoncées (« mur de la honte », « mur d’apartheid ») comme exprimant de lourds préjugés. C’est vrai, mais il est ennuyeux que la critique des manières de parler paraisse parfois retarder indéfiniment le moment d’en venir aux faits. Or il existe bien une barrière, pour des raisons sans doute compréhensibles – je ne dis pas bonnes, car l’efficacité en est discutable – et elle est construite sur le terrain du voisin. Et il existe bien une tentative d’envelopper Jérusalem-Est dans la dite « barrière de sécurité ».
Ceux qui ne sont pas très favorables à Israël, en France, ont tort de ne pas mesurer le sentiment d’insécurité qu’éprouvent les Israéliens. Ils ont tort aussi de raisonner selon des critères qui ne peuvent pas s’appliquer à ce pays. La « loi du retour » qui offre la nationalité israélienne à tous les Juifs, d’où qu’ils viennent, est dénoncée comme raciste (par l’assemblée générale de l’ONU en 1975), alors qu’un peuple sans territoire n’avait pas d’autre moyen de constituer un État territorial que de sélectionner ainsi les immigrants. Que cette loi doive un jour disparaître, on peut le soutenir, mais il n’est pas possible de la dénoncer comme si la fondation de cet État ne s’était pas faite dans des conditions uniques. Comme si également ce n’était pas, encore maintenant, le seul État au monde dont tous les voisins désirent qu’il disparaisse.
Y a-t-il un lien entre les violences banlieusardes et l’opinion générale défavorable à Israël, telle qu’on peut la trouver dans la presse ou les associations humanitaires ? Un fait est certain, la violence de banlieue a brusquement éclaté au moment de l’Intifada. La connexion ne peut pas être niée. Cette violence a-t-elle été suscitée ou favorisée par une information biaisée ? La question est d’autant plus empoisonnée qu’il a effectivement existé ce que les Juifs français dans leur ensemble ont considéré comme un retard dans la dénonciation. Alors que leurs enfants étaient menacés dans les écoles, ils ont eu le sentiment que ce danger n’était pas pris au sérieux. Ce qui les a blessés profondément. Ce reproche n’est pas un reproche de complicité, mais d’insensibilité. C’est le genre de grief qui vient quand une amitié se brise ou se corrompt. On aurait tort de ne pas le prendre au sérieux.
Une enseignante d’histoire romaine à Saint-Denis me dit récemment qu’elle part pour plusieurs années aux États-Unis. « Je ne supporte plus la situation ». Il y a deux ou trois ans, elle faisait l’éloge de son université où des professeurs motivés et imaginatifs s’adressaient à un public atypique et réussissaient parfois à bousculer les fatalités sociales. Entre temps, il y a eu apparition sur les murs de la fac d’inscriptions antisémites. Mais ce qui l’a le plus heurtée, c’est une réponse du président de l’Université : « On comprend qu’étant donnée votre origine vous soyez affectée… ». En somme : « C’est votre problème, ce n’est pas le nôtre ». Ceci rappelle les « Français innocents » de Raymond Barre, qui, heureusement, sont devenus un sujet de plaisanterie. En tout cas, il y a eu blessure.

Le culte des victimes

Il existe, selon Pierre-André Taguieff ou Alain Finkielkraut, un nouvel antisémitisme issu de la gauche et des droits de l’Homme. Ce nouvel antisémitisme serait le lien entre les violences et les paroles déplaisantes, les préjugés contre Israël et contre les Juifs. Mais pour justifier des violences il faut plus que l’obsession du droit bafoué et de la victime, il faut une polarisation agressive, il faut qu’on voie le monde en deux volets, deux blocs, les entièrement victimes et les entièrement bourreaux, ce qui ne correspond guère à la situation, ni en France, ni en Israël.
Quels mécanismes de simplification peuvent donc expliquer que parfois le « victimisme » débouche sur la violence ? Il y a d’abord cette séquelle d’une culture révolutionnaire en déroute qu’est le préjugé anti-institutions. La culture démocratico-incivique actuelle est contre l’armée, contre l’État, contre la nation, contre la religion, donc contre Israël quoi qu’il fasse. Israël ressemble « diablement » pourrait-on dire, à tout ce qu’un sens commun révolutionnaire fatigué commande de honnir. Alain Finkielkraut a raison de dire que la culture des droits de l’Homme qui protégeait les Juifs, se retourne contre eux quand ils ont un État et une armée, mais cela ne peut justifier la violence que dans le cadre d’un gauchisme rémanent, d’une culture de la spontanéité irresponsable.
La fabrication de schémas manichéens peut s’appuyer aussi sur une culture de la Shoah qui porte à associer la vérité au jugement extrême. Ce réflexe de simplification et d’intensification, certains Juifs ont contribué à l’instiller. Au moment des lois Pasqua et des manifestations qui ont suivi, certains comme Guy Konopnicki sont allés à la gare de l’Est, avec une valise en carton ayant prétendument appartenu à leur père ou à leur grand-père, pour signifier : « Pasqua, c’est Hitler ! ». Comment s’étonner après cela que d’autres crient : « Sharon, c’est Hitler ! » ? C’est aussi stupide dans un cas que dans l’autre. Konopnicki écrit maintenant dans la presse juive des articles pour dénoncer Dieudonné qui est un provocateur de la même eau que lui il y a dix ans.
Si l’installation d’une culture, on dit parfois d’une religion de la Shoah, piège les Juifs, c’est parce que l’obsession de « tirer les leçons » est accompagnée d’un déficit de compréhension de l’événement, pour ne pas dire d’un refus d’essayer de le comprendre, surtout en ce qui concerne son noyau, l’hitlérisme. Il est difficile de tirer des leçons de ce qui vous terrifie et qu’on ne comprend pas. Une telle situation provoque des tendances négationnistes, en même temps qu’elle suscite des transpositions arbitraires des concurrences de victimes et des « retours à l’envoyeur » où transparaît une rancune antijuive.
Ces effets pervers sont plus graves chez des jeunes gens dont l’origine n’est pas dans la culture européenne et chrétienne. Les européens et les chrétiens sont conscients que leur culture est compromise dans le génocide, même s’ils ne savent pas de quelle manière et dans quelle mesure. Ce n’est pas le cas pour ceux qui sont d’origine musulmane. On peut douter qu’il suffira de les instruire des événements pour que la réflexion morale sur la Shoah devienne leur affaire. C’est en tout cas un autre discours que celui de la responsabilité générale de l’Occident qu’il faudrait leur tenir. En attendant, ils s’arrêtent souvent à une rhétorique sommaire : « On nous a fait la morale en leur nom, voyez ce qu’ils font maintenant ! ».
Je ne suis pas très favorable à l’expression « nouvel antisémitisme », car elle réunit un phénomène d’opinion et un phénomène de violences qui ne sont pas nécessairement connectés. Elle affirme une continuité qui n’est rien moins que sûre. Il vaut mieux essayer de distinguer les violences marginales et l’incompréhension plus ou moins hostile à l’égard des Juifs, qui est bien plus répandue et qui a d’autres foyers. Chacun de ces deux phénomènes mérite qu’on s’en inquiète, mais on n’a pas intérêt à les confondre, en dépit de leurs connections possibles.
Les politiques, les journalistes, les intellectuels n’ont pas réagi tout de suite contre les violences anti-juives ; on a constaté un retard dans la protestation. Notre première réaction a été : « Ce n’est pas nous ». Si c’étaient des Bretons, ce serait nous ; si c’étaient des bourgeois du 16ème, ce serait nous ; si c’étaient des prolos honnêtement gaulois ou à peu près gaulois, on dirait c’est nous. Au moment de Carpentras, tout le monde était mobilisé, la France s’attribuait collectivement ces actes. On ne peut pas en dire autant à l’occasion des agressions récentes. C’est une situation extrêmement gênante, parce qu’elle montre qu’il y a des jeunes nés en France, des citoyens français que, dans le fond, nous ne considérons pas vraiment comme nos compatriotes, dont nous ne nous sentons pas responsables, dont la situation sociale, morale, mentale nous est assez indifférente.

Une rupture morale

Les Juifs ont besoin d’admirer ou du moins d’estimer le pays où ils sont. Ils ont admiré la France de Clemenceau qui avait sorti Dreyfus du bagne et gagné la guerre de 1914. Malheureusement, aujourd’hui, nous n’avons rien fait de tel. Dans les années vingt ou trente, la France était un pays auquel on pouvait s’identifier. Cela devient de plus en plus difficile, en particulier pour les Juifs, en raison de l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes. Le judaïsme est tout de même la plus vieille culture de l’humanité en ligne continue, avec peut-être celle des Chinois.
Réciproquement, il existe dans l’opinion française un aspect que je n’aime pas beaucoup et que j’appellerai « Marre des Juifs ! ». « Ils font décidément trop parler d’eux… » Ceci renvoie entre autre à la culture de la Shoah. Le pays risque de se diviser en deux : ceux qui ne pensent qu’au judaïsme (en général les Juifs plus quelques autres) et ceux qui ne veulent plus en entendre parler, ceux qui culpabilisent et ceux qui attendent la prescription. Cette situation est extrêmement dangereuse. Elle peut conduire à une hostilité anti-juive et même à de l’antisémitisme. On est au bord de quelque chose d’inquiétant. Le livre d’Elie Barnavi, Lettre ouverte aux Juifs de France, [1] a été pour moi un choc. Barnavi était ambassadeur d’Israël à Paris sous le gouvernement d’Eoud Barak. En tant qu’ambassadeur, rencontrant des communautés juives, il a été époustouflé par l’éloignement intervenu entre les Juifs et la France. Des façons de parler l’ont choqué qui traduisaient le sentiment d’être à part : « Nous, les Juifs, et puis les autres ». Il en est arrivé à défendre la France devant les Français juifs.
Comment répondre à ces suspicions mutuelles, à ces globalisations perverses et exaspérantes (« la presse française », « l’opinion dans ce pays », « les Juifs », « la communauté juive ») qui disent et provoquent une sorte de rupture morale entre Juifs et non-Juifs en France. La réflexion sur la Shoah, y compris l’historiographie, y est sans doute pour quelque chose. Elle s’est dispersée dans trop de directions, s’intéressant moins au cœur du phénomène, c’est-à-dire à l’hitlérisme (sans Hitler, pas de Shoah), pour souligner les responsabilités secondaires : celles de Pie XII (qui n’a pas inventé les chambres à gaz), de Pétain, de Papon ; à l’occasion Churchill et Roosevelt parce qu’ils ont cherché à abattre Hitler, non à sauver ses victimes. Des travaux importants ont montré comment des Allemands ordinaires, des « hommes ordinaires », selon le titre de Christopher R. Browning, [2] ont pu massacrer massivement en Pologne, bien qu’ils ne fussent pas des nazis. Il faut comprendre quel mécanisme a conduit à cela ces gens-là. Mais sans Hitler, ils ne seraient même pas allés en Pologne.
Il faut donc revenir à la question essentielle : pourquoi Hitler s’en est-il pris aux Juifs ? Philippe Burrin [3] a récemment publié une réflexion synthétique sur ce sujet. Ce qui lui paraît central dans l’idéologie hitlérienne, bien qu’il ne soit pas étiqueté comme chrétien, c’est une explosion de ressentiment contre les voisins, contre l’Europe où l’Allemagne est maltraitée, déclenchant une révolte contre le christianisme, dont le massacre des Juifs fait partie. Pourquoi les Juifs et pourquoi le christianisme ? Les nazis ont voulu se libérer totalement du monde d’où ils venaient, d’où leur prétention d’être des Titans, des êtres sans précédent, se libérer de leur sur-moi d’Européens, de la loi de Moïse, des commandements de Dieu. Ils ont prétendu instaurer une humanité régie par le racisme biologique, sans devoirs vis-à-vis du prochain.
Cette révolte allemande contre le christianisme serait à comparer avec la révolte française au moment de la Révolution, même si elle n’est pas du même ordre. Il faut sans doute pour comprendre la catastrophe, relire l’histoire de l’Europe selon les rapports des différentes nations avec leurs sources chrétiennes. Si on allait dans ce sens, on approcherait d’une intelligence plus forte de l’événement. Une révolte contre le christianisme, formalisée par la lecture de l’histoire comme lutte entre races, a été pour certains Allemands une manière de répondre à l’insupportable humiliation de 1918, en poussant les enchères, en lançant un défi sans précédent. De cette ambition, de cette monstrueuse émancipation, la destruction des Juifs d’Europe a été l’emblème caché, la grande tâche non dite, le grand œuvre obsédant et inavouable, la trace que le nazisme a voulu laisser quand sa défaite s’est annoncée, la nouveauté qu’il voulait léguer, sa bonne nouvelle renversant l’autre. La façon dont cette négation du christianisme se greffe, s’enclenche sur l’histoire du christianisme est évidemment une question à quoi on ne peut répondre suffisamment en soulignant la permanence d’un enseignement chrétien du mépris des Juifs. Mais le sens de l’événement est flagrant. Il suggère plus qu’un incertain « devoir de mémoire ». La réponse à la Shoah, ce n’est pas la mémoire de la Shoah, les pèlerinages, les monuments…, qui peuvent même avoir des effets pervers.
Le malaise de l’Europe avec ses Juifs dont certaines accusations, souvent calomnieuses venues des États-Unis sont une manifestation indirecte, a pour fond une réponse insuffisante à la négation hitlérienne, à travers le peuple juif, de l’ensemble des valeurs européennes, aussi bien chrétiennes que libérales. L’Europe profil bas, l’Europe de la repentance et du marché, on lui reproche un antisémitisme rémanent, mais au fond ce dont il s’agit c’est de sa médiocrité, de sa permanente esquive, de n’être pas à la hauteur de sa terrible histoire. La commémoration peut très bien ignorer la substance du crime, que le peuple juif a été visé parce qu’il était celui qui avait apporté la Loi, qu’on voulait non seulement transgresser mais renverser. C’est à cela qu’il faut répondre. Et cette réponse ne peut être ni ponctuelle, ni rétrospective. Elle pourrait, elle devrait réunir Juifs et non-Juifs, pour mettre en pratique ce qu’Hitler a voulu abolir, assassiner dans la personne des Juifs d’Europe, dont nous savons tous quel est le coeur : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Répondre à la Shoah, c’est essayer de réunir l’humanité autour de ce qu’Hitler a voulu effacer. Sinon, il faudrait considérer que la Shoah appartient au passé, comme le massacre des Arméniens, et qu’on l’oubliera. Mais ce n’est pas possible, l’événement est trop au centre de notre culture pour qu’on puisse s’en débarrasser par l’oubli. Une nécessité en tout cas s’impose : il faut déplacer la réflexion sur la Shoah, la préciser, la lier à notre histoire et à notre idée d’avenir.

L’unité compromise

Le syndrome « marre des Juifs ! » est l’effet d’une défaillance dans la considération de l’Extermination, mais il exprime aussi un malaise quant au communautarisme, à la laïcité et à la République. On ne peut pas persister dans un républicanisme pour qui les particularités n’auraient en somme « qu’à se taire », mais on ne sait pas le dépasser. Les particularités n’étaient pas forcément moindres il y a cinquante ans en France. Mais elles ne réclamaient que de la tolérance, alors qu’aujourd’hui elles réclament de la reconnaissance. Les particularités sont devenues explicites. Les Corréziens qui se sont fait tuer à Verdun ne parlaient pas français, du moins pas seulement, comme nous l’a rappelé un livre de Claude Duneton. Il est probable que les pêcheurs de l’île de Sein qui sont partis pour l’Angleterre en 1940, ne parlaient pas français davantage. On parlait breton sur les bateaux, on parlait français à l’école. La particularité n’était pas niée, mais elle était tue. Elle était latente, implicite. La France était un pays de tolérance, donc de diversité discrète. C’était aussi le cas dans bien d’autres domaines, comme l’homosexualité. L’histoire de l’Américain qui demande : « Avez-vous des généraux homosexuels ? » est significative. En France, on n’en sait (savait) rien ; aux Etats-Unis, on le sait.
Comment l’unité peut-elle se maintenir, alors que les particularités, dans le cas des Juifs comme des autres, deviennent publiques et reconnues ? Il y faut deux conditions. La première est que les systèmes de valeurs secondaires, religieux par exemple (le judaïsme, l’islam, le christianisme), intègrent en eux-mêmes les valeurs communes, celles de la laïcité et de la devise républicaine. Être musulman, juif, chrétien avec « liberté-égalité-fraternité », entraîne en particulier d’accepter l’émancipation de la femme et le droit de changer de religion ou de quitter toute religion. Il faut aussi, c’est la deuxième condition, que les sociétés particulières que forment le judaïsme, le christianisme et l’islam pratiquent une meilleure intercompréhension, comprennent et fassent leurs les problèmes des autres.
On peut dire qu’il y a un potentiel d’agressivité dans l’idée d’une société où chaque groupe s’occuperait de ses affaires, de son côté. Pour que la République vive, il faut de la sympathie, de l’empathie, de l’intercompréhension entre concitoyens, entre les mouvances qui composent comme la diaprure du tissu commun. Il faut que nous apprenions à sentir les problèmes des autres, à les comparer avec les nôtres, à nous comprendre chacun mieux en comprenant les autres.
De cela, on peut donner un exemple à propos du sionisme, mot qui est souvent employé avec une nuance d’accusation. Pourtant, le sionisme n’est pas seulement la manifestation d’une particularité que les uns revendiquent et dont les uns se méfient. Le sionisme est un mixte de politique et de religieux, de l’amour juif de Sion et de l’aspiration à un État-nation à l’européenne. Il n’est pas sans rapport avec des phénomènes comme la laïcité et la démocratie chrétienne, autres manières pour une religion d’influencer le politique et d’être influencé par lui, avec ce que cela suppose de connexion et de tension.
Le sionisme est un projet politique qui n’est jamais totalement séparé du religieux. De la même manière, la laïcité a sa source dans le christianisme, tout en s’affirmant contre le christianisme. Le sionisme ne signifie donc pas nationalisme juif, mais valeurs politiques dérivées du judaïsme. Beaucoup qui sont sionistes, critiquent Sharon au nom de ces valeurs, comme par exemple Abraham Burg. Dans le sionisme, les Juifs après avoir créé un État juif, donné au judaïsme une zone de validité qu’il n’avait pas, celle de la politique et de l’État, rencontrent un problème que les chrétiens connaissent depuis longtemps, celui des rapports du spirituel et du temporel. Ce fait historique devrait être une occasion de rapprochement, un champ nouveau de discussion et de comparaison, non une occasion de méfiance.
S’intéresser aux problèmes des autres est sans doute une nouvelle dimension de la laïcité. C’est approfondir la République que de poser le devoir de compréhension mutuelle, de curiosité réciproque. On en finirait avec le « marre des Juifs ! » si l’on comprenait que les problèmes des Juifs sont utiles à considérer pour comprendre les nôtres. On a énoncé des valeurs communes qui justifient qu’on s’oppose aux particularismes fermés, il faut maintenant apprendre à partager ces valeurs plus concrètement, en partageant aussi les soucis des autres, des problèmes. Nous devons être capables de partager les soucis que les Juifs se font pour l’État d’Israël, menacé soit de l’extérieur, soit de l’intérieur, par une évolution politique qui inquiète beaucoup d’entre eux, même s’ils ne le disent pas volontiers. Si vous partagez cette inquiétude pour Israël, vous pourrez leur parler, mais s’ils ressentent dans votre attitude le « marre des Juifs ! » ou le « tu as vu ton Sharon ce qu’il fait ! », la discussion se bloquera en une soupçon réciproque ; on accusera l’autre, à mi voix, soit d’incompréhension malveillante et antijuive, soit de chauvinisme communautaire.

Débat
L’antisionisme en question

  • Q : Dans la revue Le Débat [4] , Elie Barnavi écrit : « Le nouvel antisémitisme est un antisémitisme d’importation qui sévit surtout au sein de l’immigration musulmane, même s’il est encouragé par un gauchisme irresponsable […] qui se nourrit des images quotidiennes de l’Intifada. Les actes antisémites qui se sont multipliés en France les trois dernières années sont le fait de ces Palestiniens par procuration qui trouvent dans les événements lointains dont ils comprennent mal les tenants et les aboutissants un exutoire facile à leur rancœur et à leurs frustrations ». Pourquoi la communauté musulmane en France, et en particulier ses jeunes, s’identifie-t-elle avec autant de vigueur à la cause palestinienne, avec parfois des raccourcis stupides ?
  • Paul Thibaud : Plusieurs phénomènes peuvent l’expliquer : une certaine catastrophe scolaire, un chômage de masse…, à quoi il faut ajouter un phénomène dont on parle peu, celui de l’inégalité générationnelle. Ces jeunes trouvent portes fermées. Les difficultés s’accumulent devant eux. Ils tendent alors à se découvrir une identité par opposition , agressive par rapport à la société française dont, pour eux, les Juifs sont un élément déterminant. Mais ils désirent aussi entrer dans la société française et, pour y entrer, ils doivent comprendre que cette entrée, à travers notamment l’école et le travail, suppose d’admettre des valeurs communes. Tel est le sens, dans le fond positif, de l’exigence de quitter le foulard à la porte de l’école publique. Si l’expression religieuse doit être réduite, c’est pour permettre que les valeurs communes aient leur lieu, qu’il soit compris que l’intégrationn’estpasseulementlajouissancededroitset de libertés, mais aussi la reconnaissance de ce quifonde les institutions.
  • Q : L’État d’Israël est critiquable, mais à partir d’une prise de position politique et non pas à partir d’une position « antisioniste ». Le sionisme correspondait à un projet politique qui d’ailleurs a abouti. Les partisans de l’implantation d’un foyer national juif, d’unÉtat, étaient des sionistes et les opposants des antisionistes. Mais aujourd’hui cet État existe, il est membredel’ONU. Au nom de quelle légitimité pourrait-on contester l’existence de cet État ? La terminologie de sionisme et d’antisionisme ne vous paraît-elle pas dépassée ?
  • Paul Thibaud : Je n’aime pas le mot « antisionisme ». Je ne l’emploie pas. Je parle toutefois de sionisme. Si l’antisionisme, c’est l’affirmation que l’État d’Israël n’a pas de droit à exister, je pense qu’il n’y a pas réellement d’antisionisme ou qu’il est extrêmement peu répandu. Mais je trouve gênant que l’on parle d’« antisionisme » à propos de la critique de la politique de l’État israélien.
    Mais il faut revenir, pour le comprendre, sur le sionisme. Ce mouvement a voulu fabriquer un État à partir des populations juives dispersées en Europe et en Afrique du Nord. Un idéal politique a été élaboré, à partir d’un mélange de traditions juives, en référence aux prophètes d’Israël, et des avancées du mouvement européen des nationalités. Il s’est formé en Europe de l’Est, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à l’époque où les Croates, les Tchèques, les Polonais se trouvaient dans un mouvement de restauration de leur propre identité. Des Juifs vivant en Europe de l’Est dans les empires russe, autrichien, ottoman, allemand, ont vu une Europe de nations se constituer à côté d’eux. Ils ont décidé à leur tour de constituer une nation, en référence à une source biblique, incontestablement. Ils ont choisi Jérusalem, plutôt que Johannesburg. Le sionisme est un idéal qui repose sur le choix d’un lieu. La loi du retour est donc très importante : tout Juif et descendant de Juif peut demander la nationalité israélienne. Le sionisme implique que l’État d’Israël privilégie certains immigrants qui deviennent d’emblée ses citoyens. Le sionisme est une laïcité relative, très intéressante. Sa définition n’est pas religieuse, mais sa racine est religieuse et les Juifs d’Israël ont de la peine à traiter ceux qui ne sont pas Juifs d’origine comme les autres citoyens.
  • Q : On a parfois du mal à comprendre la politique de l’État d’Israël. On a l’impression que les Palestiniens n’existent pas. C’est vrai qu’il faut se mettre à la place de l’autre pour dialoguer. Mais pour le sionisme, à l’origine, les Palestiniens étaient absents. Je pense que le sionisme existe encore et que l’extension des colonies correspond à un projet sioniste d’expansion. Par ailleurs, je ne comprends pas votre comparaison entre le sionisme et la laïcité.
  • Paul Thibaud : Je compare le sionisme et la laïcité quant à la mise en rapport du politique et du religieux, à la fabrication d’un mixte qui procède du religieux et s’oppose à lui. Il ne faut pas oublier que longtemps, le judaïsme religieux a été massivement hostile au sionisme. Mais on désigne couramment, polémiquement, par sionisme l’expansionnisme de l’Etat d’Israël et non le principe de son existence. Les antisionistes le font, de même qu’en face ceux qui parlent d’antisionisme pour qualifier toute critique d’un gouvernement israélien. Pourtant les Israéliens qui ont négocié les « accord de Genève » s’affirment eux aussi sionistes. C’est pourquoi ces accords me paraissent avoir clarifié et assaini certaines choses dans l’opinion française. Beaucoup de gens se sont alors aperçus que leurs amis juifs étaient comme eux : ils voulaient deux États qui fassent la paix, en gros sur la base des frontières de 1967, avec une reconnaissance commune, la fin du terrorisme. Tant que cette possibilité d’accord n’était pas formalisée, la tension entre Juifs et non-Juifs était latente sur cette question. Les accords de Genève ont permis que s’engage un processus d’intercompréhension de partage des valeurs et des soucis. Est-ce que l’accord aura une suite ? Y aura-t-il des gens pour le mettre en œuvre des deux côtés ? Rien n’est garanti. Mais il me semble que des gens qui paraissaient opposés se sont à cette occasion découverts plus proches qu’ils ne pensaient. En tout cas, il ne faut pas confondre sionisme et expansionnisme. Le sionisme ce n’est pas nécessairement de réclamer un État juif jusqu’à l’Euphrate.
    Cette distinction faite, il reste qu’il y a dans la France actuelle une vraie difficulté à comprendre Israël. Israël est le type d’une identité voulue et affirmée. C’est un projet très volontariste. Or l’Europe au contraire vit depuis 1989 dans l’utopie d’une fin des appartenances, des fidélités, dans les idées de fin de l’histoire, d’individualisme « cool », de justice internationale, d’absence de violence dans les rapports internationaux, d’antipolitique…, dérivant dans une direction contraire à celle d’Israël. Les idéologies européennes actuelles (mais peut-être sont-elles en train d’être dépassées) ressemblent un peu au pacifisme d’entre les deux guerres. Cela a entraîné une tendance à faire la leçon aux Israéliens et à leurs amis, au nom d’un irénisme plutôt mal fondé. Comment des gens qui prônent le dépassement des nations pourraient-ils comprendre ceux qui sont prêts à se battre pour la leur ou celle d’autres Juifs dont ils se sentent proches ? En l’occurrence, le partage des soucis des autres pourrait signifier admettre leur inquiétude, donc faire par personne interposée, une expérience civique, retrouver peut-être aussi pour soi-même le sens du civisme. Les appels actuels de beaucoup de Juifs à la République ont aussi ce sens : qui s’inquiète pour son propre groupe est conduit, s’il n’est pas sécessionniste, à se préoccuper de la cité entière.
  • Q : Je comprends parfaitement la population d’Israël qui vit dans l’angoisse des attentats suicides. Mais je ne peux pas comprendre qu’on construise ce mur qui empiète sur les territoires, qui exproprie, qui détruit les maisons, les vergers. Est-ce qu’Israël n’est pas en train de perdre son âme ?
  • Paul Thibaud : Beaucoup d’Israéliens le pensent. On parle d’évacuation à Gaza… C’est d’un certain côté une contrepartie du mur. Le fait de tracer un mur, même s’il empiète sur la propriété d’à côté, est une façon de signifier que ce qui est au-delà ne vous appartient pas. C’est ce qui embête certains colons. Je ne sais pas comment cela va se terminer, mais des gens d’extrême droite en Israël ne voient pas le mur (la barrière !) d’un bon œil. D’autre part, le mur est-il efficace ? J’en doute. Un accord avec le voisin vaut mieux qu’une ligne fortifiée (mais cet accord est-il possible actuellement ?) J’aurais tendance à ne pas trop moraliser la question du mur. Certes, construire chez le voisin est condamnable. Mais ce n’est pas le tout de la question. La question de fond, ce sont les colonies (implantations), ce n’est pas le « durcissement » matériel de la frontière, mais son tracé, tracé qui est en partie annexionniste.

Permanence et diversité de l’antisémitisme

  • Q : Dans ce que vous nommez le « marre des Juifs », vous distinguez les actes et l’opinion diffuse. Il y a eu bien avant la Shoa une opinion antisémite en France dans différents milieux populaires ou intellectuels, à quoi il faut ajouter tous les mouvements politiques d’extrême droite. Est-ce que l’antisémitisme traditionnel a disparu ? D’autre part existe-t-il un antisémitisme spécifiquement français et y a-t-il des pays sans antisémitisme ?
  • Paul Thibaud : L’antisémitisme ancien n’était pas non plus homogène et il était très différent selon les pays. Il y a une différence en Europe entre les pays qui ont mis les Juifs à la porte au Moyen-Âge (l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Portugal) et les pays où ils sont toujours restés, dans l’empire allemand, dans l’Europe de l’Est, où ils étaient expulsés d’une ville, puis revenaient. Sans compter l’Italie qui est un cas spécial, où l’antisémitisme est faible, ce qui suffit à prouver qu’il ne dérive pas entièrement du christianisme. Quand les Juifs sont revenus en Angleterre, en Hollande, en France, ce fut dans des pays beaucoup plus aptes à les intégrer que les sociétés d’Europe de l’Est à la même époque, notamment du point de vue économique. À Amsterdam, ils ont trouvé des gens aussi bons commerçants qu’eux. A Londres, de même. En Pologne ou en Hongrie par contre, les Juifs étaient presque les seuls à savoir manier l’argent. Les conséquences des écarts d’aptitude à la modernité ont été particulièrement visibles en Hongrie, où fin XIXe, toute la vie économique était régie par les Juifs et les Allemands, l’aristocratie monopolisant la politique, la masse des Hongrois étant paysanne. Quand un régime représentatif a été instauré, ce fut avec suffrage censitaire, ce qui a brouillé gravement la répartition des rôles. A Budapest, les ouvriers hongrois étant privés du droit de voter, les Juifs au début du XXe siècle non seulement avaient la richesse, mais constituaient la majorité des électeurs. Le retard politique hongrois et l’émergence d’une bourgeoisie juive se sont combinés pour créer une situation qui a été le terreau d’un ressentiment anti-juif qui a marqué le pays fortement entre les deux guerres.
    En France, les vagues d’antisémitisme sont liées aux déchirements de notre système politique depuis la Révolution. Il a existé au XIXe siècle un antisémitisme de gauche, ouvrier, anticapitaliste, obsédé par les Rothschild par exemple. Mais le courant antisémite principal était ancré dans le catholicisme. La « question juive », quand l’antisémitisme est le plus virulent entre 1880 et 1914, est étroitement enchevêtrée aux affrontements post-révolutionnaires. L’émancipation est considérée comme une faute et une cause de désordre par beaucoup de catholiques qui en font le symbole (et la cause) du recul de leur influence. Le lien entre l’émancipation et l’affirmation de la République explique que nous soyons le seul pays où la question juive s’est trouvée au centre de la vie politique. Le seul pays aussi où les antisémites ont été vaincus politiquement à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Non seulement Dreyfus a été innocenté, mais aucun homme politique antidreyfusard n’a fait carrière par la suite. Il y a eu un choix national en faveur de l’égalité civique des Juifs. Le cas anglais est très différent. Le système culturel-religieux-politique du Royaume Uni ne s’est pas brisé comme le nôtre en 1789 ; l’émancipation des Juifs participant de cette cassure, il s’est progressivement assoupli, élargi, démocratisé. La condition des Juifs dans ces circonstances, n’a jamais été un enjeu politique, mais une affaire de mœurs et de préjugés. En gros, cela vaut également pour les États-Unis. Quand des auteurs américains écrivent que la France est le pays par excellence de l’antisémitisme, ils ne pensent qu’à l’antisémitisme politique, oubliant qu’il a été vaincu et ne voyant pas leur propre forme d’antisémitisme, beaucoup moins visible que la nôtre, beaucoup moins combattue à domicile également et qui s’est manifestée jusque dans les années 50 par des quotas anti-juifs dans de grandes universités comme Harvard, ce qui aurait été impensable en France dès le XIXe siècle.
    Il faudrait évoquer aussi l’antisémitisme revenu dans les années trente, sous forme de xénophobie, à travers le pacifisme qui a été alors la voie de l’antisémitisme. « Les Juifs veulent que nous fassions la guerre pour eux ! ». Ce fut plus qu’une formule, une opinion répandue. D’anciens dreyfusards l’ont partagée, comme Félicien Challaye, des socialistes brillants comme Déat sont devenus antisémites, puis collaborateurs à travers le pacifisme. Il en fut de même pour Doriot. Inversement, le général Leclerc, antisémite en 1939, ne l’était plus en 1945. D’une manière générale, l’antisémitisme en France n’a jamais été séparable des enjeux politiques décisifs : pour ou contre la République, pour ou contre la résistance à Hitler.
    Peut-on sortir de l’antisémitisme ? Je ne le sais pas, mais ce que je vous dit du « bon usage » du souvenir de la Shoah avait pour but d’esquisser une utopie de ce genre, dont la réalisation exigerait un véritable ressourcement politique.

La décomposition du modèle français ?

  • Q : Est-ce qu’il est possible, dans le cadre de ce que Pierre Manent appelle la « démocratie agressive » dans laquelle la revendication se fait de plus en plus forte, de concilier à la fois le besoin de reconnaissance qui se fait sur le mode de la victimisation et l’avènement d’un monde commun ? Est-ce que derrière ce nouvel antisémitisme il n’y a pas une société qui évolue à l’américaine ?
  • Paul Thibaud : Ce que vous dites est peut-être vrai. Mais on doit remarquer qu’en France les ségrégations éventuellement violentes qui caractérisent les États-Unis ne sont pas admises ici. Aux États-Unis, quand des noirs pillent les boutiques chinoises on dit : « « Les Chinois et les Noirs se tapent dessus ». En France, on dit : « L’État ne fait pas son travail ». Nous avons tendance à considérer que la communauté nationale est plus responsable de ses différentes composantes qu’aux États-Unis. Mais les tensions qui sont plus violentes aux États-Unis, y sont équilibrées par un nationalisme infiniment plus fort que le nôtre. Nous n’allons pas vers le modèle américain, puisque cette garantie d’une « unité quand même » n’existe guère. Mais il se pourrait que nous allions vers pire que la situation américaine, la décomposition du modèle français.
    Si on est optimiste comme j’essaie de l’être, on peut essayer d’utiliser positivement la demande de reconnaissance, pour bâtir de la réciprocité. Une communauté ou un groupe doit non seulement chercher à exister, à « persévérer dans l’être » – faire que la Bretagne ou la Corse continue d’exister -mais aussi se poser la question : « En quoi est-ce que je sers à l’humanité ? ». Autant je comprends que l’on ait des politiques de conservation des espèces biologiques, afin que des informations spécifiques ne soient pas perdues, autant nous savons que l’histoire de l’humanité est pleine de cultures qui ont disparu et qu’un « conservationnisme » des cultures est indéfendable, car il nierait le caractère historique de la condition humaine. Cela entraîne que n’étant pas justifiée naturellement, la persistance d’une culture, d’une religion, d’une nation doit en permanence être justifiée.
    Cela veut dire que nous ne pouvons pas être une pure coexistence de particularités et que tout le monde doit essayer de répondre à la question : « A quoi tu sers ? ». En répondant à cette question, la particularité devient un point d’appui pour une dialectique qui va vers une communauté plus générale. On peut donc imaginer un échange positif entre le particulier et le général, alors que, dans l’hypothèse de la « démocratie agressive », tout le monde crie : « Et moi ! ! Et moi ! ! Et moi ! ». Et que celui qui crie n’ayant pas d’oreilles, ce sont des sourds qui exigent qu’on les écoute… criant même d’autant plus fort qu’ils sont sourds. C’est cette situation absurde que redoute à raison Pierre Manent. Son pessimisme, habituel, est-il nécessairement justifié ?
    Avec les Juifs en tout cas, on a un exemple intéressant. Ils sont habitués depuis longtemps à se poser la question de leur utilité, de leur signification pour les autres, puisque, d’après la Bible, la première phrase qui leur fut adressée est celle de Dieu à Abraham : « En toi seront bénies toutes les nations ». Soit le judaïsme n’existe pas, soit il a un rapport avec cette phrase. On peut donc toujours demander aux Juifs : « A quoi servez-vous ? »

Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 3 février 2004 avec
Paul Thibaud, président de l’Amitié judéo-chrétienne de France.

© Club Politique Autrement

Notes
[1] Elie BARNAVI, Lettre ouverte aux juifs de France, Stock, 2002.

[2] Christopher R. BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, traduit de l’anglais par Elie BARNAVI, préface de Pierre VIDAL-NAQUET, Paris, Les Belles Lettres, Collection Histoire, 1994.

[3] Philippe BURRIN, Ressentiment et apocalypse : essai sur l’antisémitisme nazi, Seuil/XXe siècle, 2004.

[4] Élie BARNAVI, « Où en est Israël ? », entretien, Le Débat, n°128, janvier-février 2004.

Lettre n° 31 – Histoire et signification du pacifisme

  • Rencontre avec Marc Ferro –

Un sondage, publié par Le Monde en décembre 2003, montre que parmi les thèmes auxquels s’identifie un électeur de gauche vient en premier le « refus des guerres » (47%). Les gens qui se disent de gauche, d’extrême gauche, altermondialistes, se veulent d’abord « pacifistes ». Le journal Les Echos distingue pour sa part, toujours en décembre 2003, sept familles d’altermondialistes (qui sont également pacifistes) : ceux qui sont hostiles à la mondialisation financière (ATTAC), les écologistes (Greenpeace…), les défenseurs de l’agriculture dans son authenticité (la Confédération paysanne), les défenseurs des droits de l’homme (Amnesty international…), les anti-marques (Nader aux États-Unis), les humanitaires (Médecins sans frontières…), les syndicalistes. On peut ajouter les révolutionnaires de l’ultra-gauche.
Début décembre, à Genève, autour d’un projet de paix israélo-palestinien s’est tenue une réunion qui ne regroupait pas des États, mais des personnalités qui avaient eu des responsabilités politiques et qui agissaient là en tant qu’individus. Ma curiosité a été de voir qui de ces « sept familles » de pacifistes était présent à cette réunion qui n’était gérée ni par Sharon, ni par Arafat, ni par les Américains, ni par Wall Street… Il n’y avait pas les « financiers », ni les « écologistes », ni José Bové, ni les « droits de l’homme », ni les « anti-marques… » Kouchner était présent, mais pas au titre d’« humanitaire »…
Il est tout de même étonnant que ces « masses » qui défilent au nom de la paix soient absentes de quelque chose qui se fait au nom de la paix. Les activistes de l’ultra-gauche sont même très réservés sur ce qui s’est passé à Genève. Il est extraordinaire que les « sept familles » de pacifistes soient absentes à Genève. Pas une n’a envoyé un télégramme pour dire « Vive la paix », alors qu’ils défilent partout « pour la paix ». Dans la réalité, n’ont-ils pas autre chose derrière la tête ? Pour certains, c’est la révolution, pour d’autres, c’est la lutte contre l’Amérique… Leurs objectifs sont autres que « la paix ». Le combat pour la paix n’est jamais pur, en dehors de l’utopie de Garry Lewis dans les années 50. Mon propos est donc de déceler pourquoi les mouvements pacifistes ont presque toujours échoué : comment se fait-il qu’ils émergent périodiquement et que chaque fois ils manquent leur but ? En réalité, ces mouvements recouvrent des forces divergentes et les divergences sont plus fortes que le mouvement pour la paix.
Les mouvements pacifistes internationalistes d’avant 1914 étaient également composés de plusieurs familles. Ce que nous voyons aujourd’hui est la reproduction en démultiplié de ce qui s’est passé au XIXe siècle, sous d’autres drapeaux et d’autres sigles.

Un mouvement composite

Ces mouvements sont nés à la suite de l’irruption des États-nations (Révolution française) et du nationalisme (Prusse). Le développement de la volonté de dominer le monde a suscité en contrecoup une réaction pacifiste des sociétés. Avec la constitution des États-nations, les guerres ont donné lieu à des coalitions. Dans le même temps, les philosophes des Lumières comme Grotius, Fénelon, Montesquieu, ont édifié des théories de la paix. Leur but était de substituer un monde de paix où les gens commerceraient intellectuellement à des États-nations dont les ambitions étaient irrépressibles. L’idée d’une paix qui ne serait pas seulement une paix d’« équilibre », mais une « vraie » paix, a émané des philosophes des Lumières : l’Europe qu’ils concevaient devait mettre fin à ces conflits. Cette idée de l’Europe sera reprise plus tard. Lucien Febvre a écrit un très beau livre, « L’Europe, genèse d’une civilisation » [1], dans lequel il montre qu’entre 1760 et 1789 la plupart des gazettes se référaient à l’Europe : L’Européen, La Gazette de l’Europe… et que cela a été balayé par la Révolution française. Pour les Français, l’Europe incarnait la coalition, les autres, l’ennemi. Du même coup, les gazettes se sont dénommées Le Patriote, Le National, La Nation… Au XIXe siècle, tout rebondit avec l’expansion de l’État-nation et du nationalisme. Les mouvements « par en bas » qui émanent sinon du mouvement ouvrier du moins du « monde ouvrier » vont s’organiser en estimant qu’il faut une « vraie révolution » pour mettre fin à cette montée des guerres. C’est un début d’alliance entre révolution et pacifisme, mais c’est la révolution qui en est le moteur. Les Internationales pacifiques et pacifistes, notamment la IIe Internationale à la veille de la guerre de 1914, sont nées non des « sept familles » d’aujourd’hui, mais d’au moins trois.
Une famille est purement révolutionnaire, celle qui est l’héritière de Blanqui, de Marx, dont l’argument principal est la lutte des classes. Un deuxième foyer est réformiste, car les révolutions de 1830 et 1848 ont tellement effrayé une partie de la société que l’idée de révolution a été amendée. C’est ce courant qui a donné naissance à la social-démocratie. Ce terme est en lui-même contradictoire, de même que Tocqueville a montré que, dans la Révolution française, liberté et égalité sont contradictoires. Quand on est libre, on ne peut pas être l’égal des autres. Social et démocrates sont contradictoires car le démocrate croit que le bien de la société émanera de la majorité, mais le socialiste croit qu’existe une route, une seule, que la science aura découverte. Dans un laboratoire de chimie, on ne vote pas sur la matière. Boukharine, le premier à avoir insisté sur ce point (« Nous sommes trop démocrates et pas assez socialistes ») reproche ainsi aux révolutionnaires russes de n’avoir pas su mener les événements avec la capacité de savants de l’Histoire et de s’être trop appuyés sur la volonté des masses. C’est pour ces raisons que le Parti social-démocrate de Russie a changé de nom pour devenir Parti communiste. Un troisième courant est composé de pacifistes humanitaires, le plus souvent athées. Ce sont les anarchistes et les partisans de Bakounine.
Lorsque se crée un mouvement pacifiste général, dans le troisième tiers du XIXe siècle, ces trois composantes n’ont pas les mêmes objectifs. Seuls les bakouninistes sont avant tout pacifistes. Au XIXe siècle, le concept de guerres justes et de guerres injustes est très fort : une guerre de défense est juste, une guerre d’agression ne l’est pas ; une nation qui se soulève (comme les Grecs contre les Turcs) est dans son droit. En France, on approuve les Grecs contre les Turcs ou les Belges contre les Hollandais, mais dans le même temps on occupe Alger. Nous ne sommes pas à une contradiction près.

L’effondrement du pacifisme en 1914

Comment analyser les échecs des mouvements pacifistes de masse ? Le premier grand échec est celui d’avant la guerre de 1914. Les rares images d’actualité montrent des masses entières défilant au cri de « Guerre à la guerre !, » en France, en Allemagne, en Autriche. Et on avait déjà ce mot d’ordre de « guerre à la guerre » en 1911 dans la guerre italo-turque ; des masses défilaient à Milan et à Istanbul. Et lorsque la guerre éclate, on a eu très peu de déserteurs. Ce « pacifisme hurlant » (nous aurons en 1937 le « pacifisme bêlant ») s’est évaporé, même s’il a survécu en profondeur chez les leaders. Comment a-t-il pu ainsi disparaître ?
Un livre de Georges Haupt, « Le Congrès manqué » [2], l’a bien montré, il y a une quarantaine d’années. Il s’agit en réalité des congrès de l’Internationale socialiste, la IIe Internationale, en 1907, 1910, 1911. L’objectif des socialistes est la révolution réformiste. Des radicaux comme Kautsky en Allemagne, Lénine en Russie, Guesde en France, pensent à la révolution, les uns par un coup violent (les héritiers du blanquisme par exemple), les autres par des procédures démocratiques (les sociaux-démocrates). Or les délégués de l’Internationale se réunissent par nations : Kautsky ne voit pas Lénine qui ne voit pas Guesde. Les Français restent dans leur coin et regardent les Russes de loin, avec un léger mépris condescendant. « Vous direz au Tsar que ce serait dangereux pour la France si la guerre éclatait », déclare Jaurès à un Russe. Les socialistes ne se situent que dans le cadre national, alors qu’ils sont dans une instance qui met en cause la légitimité de l’État-nation et ses abus au XIXe siècle. Ils reproduisent dans leurs congrès ce qu’ils contestent chez eux. Les socialistes français par exemple sont surtout anti-allemands, les socialistes polonais sont surtout anti-russes. Les socialistes serbes et autrichiens se querellent entre eux. Ceci en 1914, avant l’éclatement de la guerre. De fait, les socialistes reproduisent au sein d’une instance internationale les schémas nationaux. Ce qui prouve comme le disait Benedetto Croce qu’à cette époque « le socialisme est une idée, mais la patrie est un instinct ». L’instinct patriotique est un million de fois plus fort que le discours révolutionnaire, même s’il fait marcher les gens dans les rues. L’instinct révolutionnaire reprendra cependant le dessus pendant la guerre, du moins en Russie.
Ces pulsions patriotiques nationales – qui aujourd’hui se sont étiolées en France et encore plus en Allemagne, mais pas aux États-Unis – dominaient largement avant 1914. Pour quelles raisons ? Était-ce dû à l’école, à la volonté de défendre son pays ? C’est sans doute plus simplement la défense de la terre qui peut en rendre compte. Quand aujourd’hui en Irak on s’interroge sur les auteurs des attentats, (Al-Qaida ou partisans de Saddam Hussein ?) , c’est plus probablement le patriotisme qui en est la cause : on ne veut pas d’occupants chez soi. En 1914-1918, c’est la défense de la terre qui anime les Français, mais aussi les Allemands qui ont peur d’être envahis par les Russes. La pulsion est le patriotisme tout simple de la défense de la terre, même si on rêve d’une société juste et pacifique.

Les doctrinaires regardent les faits à la lumière de leur doctrine

Les idées socialistes, pacifistes, social-démocrates sont portées par des doctrinaires qui regardent les faits uniquement à la lumière de leur doctrine. Avant 1914, les doctrinaires ont des théories très convaincantes. En premier lieu, les socialistes et les pacifistes considèrent que l’intérêt des capitalistes n’est pas de faire la guerre, car elle coûte trop cher et détruit les richesses : ils ne peuvent donc pas faire la guerre. Et les doctrinaires ont un exemple à l’appui : la crise du Maroc. La politique de la canonnière, c’était pour le « spectacle ». La France et l’Allemagne avaient trop d’intérêts à ne pas se faire la guerre et se partager le Congo. Puisque la guerre va contre l’intérêt des capitalistes, elle est impossible théoriquement. Cette démonstration « irréfutable » était le fait de doctrinaires aussi éminents que Rosa Luxembourg. Quand les Japonais ont bombardé Pearl Harbor en 1941 et détruit la flotte américaine, les doctrinaires japonais considéraient que jamais les Américains ne répondraient, car cela leur coûterait trop cher. Ils ne pensaient pas que les Américains pussent avoir une réaction d’honneur. Selon eux, la défense de l’honneur était une idée japonaise et les autres ne pouvaient pas avoir autant qu’eux le sens de l’honneur.
Autre idée : la solidarité des travailleurs empêchera la guerre. Question : comment ? En France, en Angleterre, en Allemagne une seule réponse : la grève. Le mythe de la « grève générale » est la réponse aux agressions de tous les mouvements sociaux depuis un siècle et demi. Certains leaders cependant considéraient la grève générale comme un désastre, car elle permettrait la victoire de la réaction. En effet, dans certains pays, les ouvriers conscients obéiraient à la grève (en Allemagne, en France, en Angleterre), mais dans des pays « arriérés », comme la Russie, les peuples n’obéiraient pas à la grève et iraient à la guerre au son du clairon. Ce serait alors la victoire inéluctable du Tsar. Il ne fallait donc pas appeler à la grève générale. Ainsi, il n’a jamais pu être décidé, si on ferait grève ou non en cas de mobilisation. On en discutait encore en 1914 quand les premiers coups de canon ont éclaté.
Troisième argument irréfutable : les gouvernements ne feront pas la guerre, car ils craignent qu’elle ne fasse naître la révolution. Pourtant Plehve, ministre de l’intérieur de Nicolas II, considérait qu’une guerre permettrait de mater les indécis et les révolutionnaires. Les révolutionnaires ne pouvaient pas entendre ce discours venant d’un bourgeois, encore moins d’un ministre de l’intérieur de la Russie tsariste qui avait tout pour être haï. Une parole saine et raisonnable ne pouvait émaner d’un tel personnage.
Résultat : cet argumentaire s’ajoutant au patriotisme des peuples, le château de carte du pacifisme d’avant 1914 s’est effondré en une nuit.

Les repositionnements d’entre les deux guerres : « Plus jamais çà ! »

Après la Première Guerre mondiale, le discours unanime était : « Plus jamais çà ! ». Le pacifisme d’entre les deux guerres deviendra le « pacifisme bêlant » selon l’expression employée à l’époque par la revue Esprit à la fin des années trente. En 1919, les masses sont décimées et l’amour de la paix devient presque « agressif ». Le traité de Versailles, qu’on peut considérer comme injuste, est signé par la droite bleu horizon. Les communistes russes ne le signent pas. La gauche peut donc critiquer ce traité avant qu’Hitler ne l’attaque à sa manière dès 1923. Ce dernier est sûr d’avoir l’approbation de beaucoup de pacifistes en Allemagne, en Angleterre et même en France, car ceux-ci considèrent qu’on ne peut pas construire un monde juste sur une paix injuste et qu’il faut faire des concessions à l’Allemagne. Dans la conciliation menant à Munich, on a donc des gens de gauche et des gens de droite qui voient en Hitler un combattant contre le communisme.
De 1919 aux années trente, en gros, la droite est belliciste et la gauche est pacifiste. La droite veut faire payer l’Allemagne, prendre sa revanche. La gauche est pacifiste depuis la révolution russe qui a montré l’exemple : la révolution russe c’est la paix. Mais la prise du pouvoir par Hitler en 1933 commence à faire peur à la gauche. Elle se demande si le pacifisme est la bonne stratégie. La droite qui était belliciste devient peu à peu pacifiste : la montée d’Hitler peut arrêter l’URSS et les progrès du communisme. L’inversion des positions gauche/droite vers 1933-1935 est suivie de la prise de position de Staline qui juge que la France doit savoir s’armer contre le fascisme. Les chantres du désarmement et du pacifisme, les communistes, se transforment en partisans du réarmement qui renoue avec la germanophobie et le bellicisme d’avant 1914. Les pacifistes durs ne veulent pas voir à l’époque qu’Hitler ce n’est pas seulement l’Allemagne, mais un régime spécifique et nouveau. Les pacifistes ne voient pas non plus que l’URSS préconise le réarmement de la France, non pas seulement par « anti-fascisme » mais dans une conception stratégique de l’histoire de la construction d’un monde nouveau. À cette époque, on prend connaissance des premiers procès staliniens de 1935-37. Les gens de gauche ne comprennent plus ce qui se passe. Depuis l’affaire Dreyfus, être de gauche, c’était défendre le droit de l’homme à ne pas être jugé de façon inique par un tribunal militaire. C’est ce qu’ils disaient et ils étaient sincères à 99%. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que, dans une certaine mesure aussi, les dreyfusards étaient pacifistes et souhaitaient abaisser l’armée pour qu’elle ne nous entraîne pas dans une guerre. Mais il ne fallait pas le dire. En 1935-36, on se retrouve dans la même situation. Les gens de gauche soutiennent l’URSS contre le nazisme, mais eux qui étaient dreyfusards se retrouvent pris à contre-pied par les procès de Moscou. Les procès sont-ils vraiment truqués ? L’URSS se conduirait-elle comme les militaires anti-dreyfusards ? Dans le même temps, la droite est agressivement pacifiste dans une situation pathétique qui conduit à Munich en 1938.
Les authentiques pacifistes, comme le philosophe Alain, n’admettent absolument pas qu’on refasse la guerre au nom de la lutte contre le nazisme. La lutte contre la guerre doit passer avant tout. Ils veulent ignorer les premiers crimes du nazisme et refusent la germanophobie qui nous a menés à la guerre de 1914. Ils considèrent même que si l’on refait la guerre, il en sortira un fascisme encore plus fort. Les pacifistes mettent en cause l’alliance entre les communistes, les socialistes et les radicaux. Mais les frontières se sont brouillées. Avec les communistes, on trouve une droite révoltée contre le pacifisme de Flandin, tel Paul Reynaud. Blum devient l’allié de Paul Reynaud. D’un autre côté, il existe des socialistes comme Marcel Déat, des communistes comme Doriot et des radicaux comme Bergery qui sont des pacifistes issus de la gauche passés à l’extrême droite. Les cartes sont entièrement faussées.
Avant 1939, la vraie scission n’est pas entre la gauche et la droite, mais entre les pacifistes et les bellicistes. Certaines phrases sont à retenir. Alain écrit en août 1940 : « Enfin la guerre peut finir. J’espère que l’Allemand vaincra, car il ne faut pas que De Gaulle l’emporte chez nous. Il est remarquable que la guerre redevient une guerre juive qui aura ses Judas Maccabées. [3] » Drieu La Rochelle écrit : « Les nazis ne sont pas un parti, mais un ordre. Ils seront cet été à Londres, l’été prochain à Moscou et ensuite à New York. » Georges Dumoulin, syndicaliste, ex-ultra-gauche et pacifiste, pense la même chose et se rallie à Pétain. Ce n’est pas seulement la droite ou l’extrême droite qui rallient Vichy, c’est aussi une extrême gauche pacifiste, car en 1940 la victoire d’Hitler apparaît inéluctable et semble pouvoir déboucher sur la paix éternelle.
Munich a profondément humilié la société française : alors qu’entre 1918 et 1939 on disait « Plus jamais la guerre ! », après 1945, on dit : « Plus jamais Munich ! ». Dans une certaine mesure, l’affaire de Suez, en 1956, a constitué la revanche de Munich. Principalement, il s’agissait de frapper Nasser qui était le soutien du FLN d’Algérie. Mais il y avait aussi l’idée de ne pas céder devant ce « nouvel Hitler ». L’équivalent de la Tchécoslovaquie du temps de Munich, c’était Israël que Nasser menaçait et il ne s’agissait pas de l’abandonner aux coups que voulait lui donner Nasser. Il fallait sauver Israël, alors que nous n’avions pas su sauver la Tchécoslovaquie. C’est dit, écrit, répété, assumé. On peut croire qu’à la suite de l’échec global de Suez, Guy Mollet est sincère lorsqu’il dit que Suez est certes un échec, mais aussi un succès car nous avons su effacer Munich. La peur que la France se conduise à nouveau comme à Munich conduit alors à « ne plus céder ». Aujourd’hui, la hantise de Munich existe toujours, mais ce sont les Américains qui la jettent à la tête des Français. Lorsque les Américains, il y a quelques années, ont eu un conflit avec Kadhafi et qu’ils ont voulu bombarder la Libye, la France a refusé le survol de son territoire. Les Américains ont alors dénoncé le « retour de la France de Munich ». Actuellement, les Américains de Bush reprochent à la France une attitude munichoise dans le conflit irakien.

L’instrumentalisation du pacifisme par les communistes

Des mouvements pacifistes ont été suscités par les Soviétiques au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. On retrouve alors un mouvement de masse. Les mouvements d’avant 1914 sont des mouvements de masse organisés. Le mouvement de l’entre-deux guerres est un mouvement de masse inorganique, au point que le pays s’en est décomposé. Après 1947, avec le Mouvement de la Paix, les Soviétiques vont réanimer des mouvements de masse et les instrumentaliser en s’appuyant sur une vision doctrinaire de l’Histoire.
Jusque-là, la vision soviétique de l’Histoire n’avait pas massivement pénétré les esprits. Or, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les soviétiques remportent des victoires, sans l’aide américaine : Moscou au début 1942, Stalingrad en février 1943, Koursk en juillet 1943. La guerre froide nous a fait croire que ce sont les armements anglo-saxons qui ont aidé les Russes, mais ce n’est vrai qu’après la bataille de Koursk. Les succès et les victoires de l’URSS ont redonné au communisme et au stalinisme une aura extraordinaire. La vision de l’Histoire incarnée par le stalinisme a peu à peu gagné le monde occidental.
Dans les années 1946-1955, il existait une sorte de dictature d’opinion exercée par les intellectuels communistes en France. Selon eux, les victoires de l’armée soviétique et la révolution bolchevique de 1917 vérifiaient la véracité de l’analyse marxiste selon laquelle l’Histoire passe par des phases : le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et le communisme. L’histoire semblait confirmer les thèses de Staline : la Chine était devenue communiste, les colonies s’étaient émancipées de l’impérialisme, le monde anti-capitaliste et anti-impérialiste se développait et gagnait. Ainsi, à Prague en 1948, il n’y avait même pas eu besoin d’une révolution pour que les communistes prennent le pouvoir. Cette marche de l’Histoire était inéluctable ; il suffisait de laisser agir l’Histoire et le monde entier deviendrait socialiste, puis communiste. Ce n’était qu’une question de temps, d’étape : la Corée du Nord devait progressivement absorber la Corée du Sud et l’Allemagne de l’Est l’Allemagne de l’Ouest. Pour laisser agir l’Histoire, il fallait empêcher la guerre et donc agir pour la paix.
Ce discours avait une grande prégnance et s’appuyait sur une opinion publique en France, en Italie, en Scandinavie. Pendant cette période, on craignait le réarmement de l’Allemagne, assumé par les États-Unis, qui avait pour fonction de faire de l’Allemagne avec le Japon les deux pôles de résistance à la montée du communisme. Cette aide apportée aux Allemands semblait donner raison à l’argumentaire communiste. En France, on protestait quand on voyait des trains américains entiers transporter du sucre ou d’autres marchandises vers l’Allemagne, alors que les Français connaissaient encore le rationnement en 1946-1948. Il existait donc un ressentiment contre les Allemands et surtout contre ces Américains qui leur envoyaient toute cette nourriture, cet équipement. Cela ne pouvait qu’alimenter l’idée que les États-Unis avaient pris la relève de l’Allemagne, du fascisme, de l’impérialisme… Par conséquent il fallait lutter par la paix contre cette volonté des États-Unis d’arrêter le progrès de l’Histoire.
Le Mouvement de la Paix s’est développé, en croyant à ce qu’il faisait. J’en ai moi-même été président en Algérie. Au bout de deux mois, j’ai compris. J’ai vu comment ce mouvement était entièrement instrumentalisé, non seulement par le Parti communiste, mais aussi par l’Union soviétique. Le tournant se situe au moment de l’affaire Rosenberg [4]. Sauver la vie de Rosenberg serait une victoire pour la paix, mais on pouvait considérer que sauver Slansky [5] du procès de Prague serait aussi une victoire pour la paix. Mais sur ce point, il y a eu, au sein du Mouvement de la paix, un interdit absolu en provenance d’instances que j’ignore. Puis, le mouvement pacifiste s’effondre avec les événements de Budapest en 1956.
Ce pacifisme ne connaît une nouvelle renaissance qu’en 1983 avec l’installation des missiles SS20 par l’URSS. Face aux manifestations, François Mitterrand a alors déclaré : « Les pacifistes sont à l’ouest, mais les missiles sont à l’est ». Formule bien ciselée qui dit la naïveté de ceux qui préconisent un désarmement ou un non-armement unilatéral. Ce jugement modernisait la formule antique des Romains : Si vis pacem, para bellum. Mais est-il politiquement correct aujourd’hui de tenir de tels propos ?

Débat
Quelle signification du pacifisme aujourd’hui ?

  • Q : Les pacifistes sont manipulés par des forces qui ont des objectifs variables. Vous avez dit que le combat pour la paix n’est jamais pur en dehors de l’utopie de Garry Lewis dans les années 50. Lutter pour la paix, défiler pour la paix, personne a priori ne peut être contre, d’où l’idée que la désapprobation du pacifisme ne peut être le fait que du mauvais camp. Que pensez-vous des manifestations contre la guerre en Irak ?
  • Marc Ferro : Dans les manifestations contre la guerre en Irak, tous les manifestants n’avaient pas les mêmes objectifs. Il faut tenter de rendre compte des données de cette guerre. Les Américains, devant un ennemi insaisissable, devaient trouver une parade à la hauteur du choc qu’ils avaient subi. C’était la traque en Afghanistan, une reprise par la force du Moyen-Orient. Il fallait quelque chose de très fort. Quand on se rend compte que les Américains nous entraînent dans une crise du Moyen-Orient dont ils ne mesurent pas les effets, par un aveuglement et une arrogance incroyables, on peut être en colère. On sait que le gouvernement Sharon appuie l’intervention américaine, mais il est simpliste d’associer dans des slogans juifs, Israéliens, Sharon et Bush.
    La renaissance du pacifisme est liée à la renaissance des guerres. Les guerres ont diverses origines : haines raciales, ressentiment, différences de niveau de développement, retournements de positions… Quand un peuple dominateur devient dominé, on va vers des décennies de guerres. Dans « Le Choc de l’islam » [6], je cite une phrase d’un écrivain arabe : « Comment avons-nous pu devenir les esclaves de ceux qui avaient été nos esclaves ? ». Au XVIe et XVIIe siècle, il y avait des esclaves européens à Alger, des Géorgiens au Caire. Avec la colonisation du XIXe siècle, tout s’est retourné. Ce phénomène n’existe pas en Afrique noire dont les peuples n’ont jamais dominé d’autres peuples. Du coup, pour l’essentiel, les violences sont internes. Le monde islamique est différent. Il a été dominateur avant d’être dominé. Les inversions de domination sont des causes irréversibles de guerres, on le vérifie au Kossovo. Les mouvements pacifistes ne traitent pas du tout de ces problèmes, parce qu’ils se situent dans une vision globale du mouvement de l’Histoire.
  • Q : Quelle est l’efficacité réelle des mouvements pacifistes pour arrêter les guerres ?
  • Marc Ferro : S’il n’y a pas eu la guerre pendant la guerre froide, ce n’est pas spécialement grâce aux pacifistes, mais au surarmement de deux superpuissances voulant dominer le monde. Pendant cette période d’ailleurs, il y a eu beaucoup de conflits locaux : la Corée, la Palestine, etc.. Les rares époques sans guerre ne sont pas du tout dues aux mouvements pacifistes.
  • Q : Les pacifistes en ont-ils jamais fini de régler des comptes avec l’idée même de l’État-nation assimilée au chauvinisme, au bellicisme…? Pour eux, l’État-nation ne porte-t-il pas en lui-même la guerre ? Pour les jeunes d’aujourd’hui, cette idée d’État-nation a-t-elle du reste encore un sens ?
  • Marc Ferro : Nous avons vécu en Occident à l’intérieur de l’idéologie de l’État-nation et de la patrie. Aux yeux de beaucoup, c’est au nom de l’un et de l’autre que des excès, voire des crimes, ont été commis. L’État-nation le plus extrémiste, l’État nazi, a commis les crimes que l’on sait ; l’État le plus « socialiste » a commis les crimes que l’on connaît. La France et l’Angleterre, pays démocratiques, ont commis des crimes coloniaux. L’État-nation rouge, brun ou bleu-blanc-rouge est frappé d’opprobre. Ses serviteurs, l’armée et la police, sont devenus l’incarnation du mal. De l’idéologie de l’État-nation, on est passé à l’idéologie des droits de l’homme qui pointe non seulement les totalitarismes, mais aussi les démocraties. Celle-ci récuse tout appel renouvelé à cette identité tricolore qui està l’origine des maux passés.
    Les jeunes qui n’ont pas vécu l’idéologie nationale, ni l’Occupation et la Résistance, ont manifesté bruyamment deux fois dans l’Histoire. En 1968, ils manifestaient pour la première fois en tant que jeunes. Auparavant, il y avait eu les jeunes communistes, les jeunes chrétiens. En 1968, ils étaient tout simplement jeunes, avec une remise en cause de la famille, du travail, de la patrie…Ils avaient des slogans novateurs,avec des revendications spécifiques, non liées à celles des partis. Tous ces « jeunes » ont satisfait leur intérêt propre depuis…
    Deuxième manifestation bruyante : le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2001. Les jeunes ont alors manifesté de manière totalement désintéressée pour les « droits de l’homme ». Ils ne demandaient rien sur les examens, ni que la famille les laisse en paix comme en 1968. En 2001, ils ont manifesté contre un mythe dangereux, Le Pen, puis ils ont disparu. On peut penser qu’ils réapparaîtront, comme la mauvaise conscience des plus âgés.
  • Q : Après la guerre, la construction de l’Europe s’inscrivait dans la volonté de construire la paix et il existait chez les promoteurs de l’idée européenne la volonté d’une réconciliation franco-allemande. L’Europe peut-elle constituer selon vous une nouvelle puissance qui puisse peser dans le sens de la paix dans le monde ?
  • Marc Ferro : Le drame de la construction de l’Europe, c’est qu’elle s’est construite en tapinois, non à ciel ouvert. Maurice Faure a signé le Traité de Rome pendant que les esprits étaient occupés par l’affaire algérienne… Elle s’est construite avec des produits (le charbon et l’acier, les produits agricoles, l’atome…), jamais avec des projets humains, sociaux, culturels… Maintenant, on en parle, mais cela a été hors champ pendant quarante ans. Claude Cheysson m’a un jour raconté qu’Adenauer, Schuman et Gasperi (dont on oubliait qu’il était du Tyrol et qu’il avait donc des racines allemandes) s’isolaient pour préparer leur projet européen et parlaient allemand entre eux. Personne ne comprenait…
    Ce qui ne s’est pas fait en tapinois, c’est la réconciliation franco-allemande. Et ce fut une réussite extraordinaire. Cette réussite est due à Schuman, Adenauer, De Gaulle, Mitterrand, Kohl, mais aussi aux peuples. Tous les Français, prisonniers de guerre, ne sont pas revenus anti-allemands, comme en témoigne l’esprit du film Le Passage du Rhin d’André Cayatte, avec Charles Aznavour. Les prisonniers de guerre ou les travailleurs du STO dans les fermes et dans les usines ont été normalement traités. Ce n’était pas les camps de concentration. Dans les années cinquante, le rapprochement franco-allemand qui s’effectuait par en haut trouvait ainsi un écho populaire. Aujourd’hui, la connivence franco-allemande est un gros succès européen. L’idée de ne plus se faire la guerre est une bonne chose. Mais la construction européenne a eu successivement plusieurs objectifs autres que la paix : s’opposer au communisme, puis à l’Union soviétique, puis aux Japonais, puis aux Américains. Aujourd’hui on ne sait plus, tant sont imbriquées et concurrentes l’économie américaine et celles des États européens.
  • Q : Vous avez fait référence au projet de paix israélo-palestinien de Genève. Quelles sont les conditions selon vous à mettre en œuvre pour aboutir à la paix ?
  • Marc Ferro : Quand les Israéliens et les Palestiniens se sont rencontrés à Belfast fin novembre 2003, ce n’est pas par hasard s’ils étaient en Irlande. La crise irlandaise a plusieurs siècles d’épaisseur, mais depuis cinq ans on ne compte que de minuscules incidents par rapport aux drames qui ont précédé. Si la conciliation a réussi à l’emporter en Irlande, cela tient au miracle des négociations de 1997 qui avaient un secret : les deux leaders d’Irlande du Nord, le catholique et le protestant, ont décidé de n’exclure personne d’une négociation qui se voulait globale et notamment de ne pas exclure les extrêmes, si bien qu’il ne pouvait plus y avoir ensuite de mise en cause des accords, alors que dans les négociations israélo-palestiniennes, jusqu’à maintenant, les extrêmes sont toujours restés à l’extérieur et on veut procéder par étapes. Quand la France a négocié avec Algérie, c’était avec les extrêmes, avec le FLN, et non avec Ferhat Abbas, ni avec les Algériens qui voulaient devenir Français. Les deux négociateurs irlandais n’ont exclu personne. Ils ont amené à la table les Anglais d’un côté, les Américains de l’autre et ils ont décidé de trouver une solution globale, à la différence de la feuille de route que l’on connaît pour le conflit israélo-palestinien. À Genève, la structure adoptée est celle d’une négociation globale, mais les négociateurs ne représentent qu’eux-mêmes.
    L’Irlande n’est certes pas un succès total, mais quand on compare avec ce qui se passe depuis 1949, on comprend que les négociateurs Israéliens et Palestiniens se soient rendus à Belfast pour en tirer des leçons. C’est un exemple de négociation pacifique qui a en partie abouti.

Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 2 décembre 2003 avec Marc FERRO, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages, il a publié Le Choc de l’islam, Odile Jacob, Paris, 2001, nouvelle édition 2003 et, sous sa direction, Le livre noir du colonialisme, édit. Robert Laffont, 2003.
Le style oral de l’intervention a été maintenu.

© Club Politique Autrement

Notes
[1] Lucien FEVBRE, L’Europe, genèse d’une civilisation, Paris, 1999 (cours du Collège de France, dit en 1945).

[2] Georges HAUPT, Le Congrès manqué, Paris, 1965.

[3] Extrait de son journal intime

[4] Julius et Éther Rosenberg furent accusés d’avoir livré des secrets atomiques à l’URSS et le procès déclencha une vaste campagne d’opinion en leur faveur aux USA et partout dans le monde ; condamnés à mort en 1951, ils furent exécutés en 1953.

[5] Rudolf SLANSKI (1901-1952), secrétaire général du Parti communiste tchèque de 1945 à 1951, a été condamné à mort et exécuté.

[6] Marc FERRO, Le Choc de l’islam, Odile Jacob, Paris, 2001, nouvelle édition 2003.

Lettre n° 30 – La crise de l’hôpital public : dysfonctionnement et déshumanisation

– Rencontre avec Marie-Ange Coudray –

La surmortalité pendant la canicule et le problème récurrent du financement du système de santé ont de nouveau fait apparaître les difficultés et les graves dysfonctionnements existant au sein des hôpitaux. Les signes de la crise de l’hôpital public sont manifestes : pénurie d’infirmières, attentes dans les services d’urgence, « grèves » et manifestations, démissions de chefs de service… Si tout le monde s’accorde pour dire que l’hôpital public va mal, encore s’agit-il d’essayer d’en cerner les causes. Deux types d’explication sont souvent mises en avant dans les débats : le manque de moyens ou le manque de rigueur dans la gestion.
Le texte de Marie-Ange Coudray, infirmière, directrice de l’Institut de Formation des Cadres de Santé Île-de-France [1] que nous publions, montre que ces facteurs bien réels ne peuvent, loin s’en faut, expliquer le mal-être et les dysfonctionnements des hôpitaux publics. Ils doivent en fait être resitués dans des évolutions sociales et culturelles qui mettent directement en jeu la conception même de la santé. La revendication de l’autonomie individuelle, la notion d’« acteur » de sa propre santé et leur traduction en termes de « droit à » sont désormais présentes dans le rapport à la maladie. Tel n’est pas le moindre des paradoxes dans un domaine où les individus se trouvent confrontés à la limite, à la souffrance et à la mort, et qui implique précisément l’aide et les soins des autres. On glisse facilement de la notion de « patient » avec ce que ce mot implique de rapports de dépendance, à celle de client avec ses « besoins » et ses exigences qu’il faudrait satisfaire dans l’instant. Au sentiment fataliste de résignation devant la maladie et la mort a succédé la volonté de repousser sans cesse les limites du possible. Le modèle de la jeunesse éternelle, le culte intériorisé de la performance, le modèle du client roi… entraînent un type de rapport à la vie et à la santé impossible à satisfaire. Si des réformes sont nécessaires, encore s’agirait-il d’aborder frontalement ces questions, plutôt que de « surfer », là aussi, sur les évolutions et la « demande sociale » en essayant d’y répondre dans une optique étroitement gestionnaire et comptable.
Ces évolutions culturelles, peu abordées dans les discours sur l’hôpital, constituent une dimension essentielle de sa crise. C’est aussi en portant le débat et la contradiction sur ce plan qu’on peut garder figure humaine aux pratiques de soins qui engagent une conception de la condition humaine. L’hôpital est en train de vivre des changements avec des effets de déshumanisation dont il importe de prendre la mesure.

Politique Autrement

Quelle « demande » de santé ?

Inflation de la demande et restrictions budgétaires

L’hôpital est placé dans une situation paradoxale : il se trouve confronté à une inflation de la demande croissante des patients, alors que les responsables politiques ne cessent de répéter qu’il est de moins en moins possible d’y répondre sur le plan économique. L’exemple des urgences est très révélateur. Lorsque quelqu’un a mal aux dents à minuit, – je caricature à peine -, il ne va pas voir un dentiste. Sachant désormais qu’il a le « droit » de ne plus souffrir, il va à l’hôpital. Si quelqu’un glisse au même moment sur le verglas, le patient qui a mal aux dents devra attendre deux, trois ou quatre heures. Depuis quinze ans, on ne cesse de répéter qu’il faut un médecin traitant entre le patient et l’hôpital, pour s’occuper de la « bobologie », certes importante pour le patient, mais qui n’est pas du ressort des urgences d’un centre hospitalier.
Les hôpitaux sont surchargés. Aujourd’hui, 70% des gens meurent à l’hôpital. Il est arrivé qu’une personne atteinte d’un cancer en phase terminale ait dû attendre sept heures aux urgences avant d’être prise en charge. Nous sommes confrontés à une logique terrible. Que faire de cette personne en fin de vie, lorsqu’on n’a pas de place pour les autres, lorsqu’on n’a pas les moyens financiers pour l’accueillir, lorsque le médecin ne peut pas s’en occuper et que l’infirmière n’a même pas le temps de lui parler ? On aimerait aider cette dame en train de mourir, mais il ne nous est pas possible de le faire. C’est un exemple extrême, mais fréquent et significatif.
Sur le plan financier, le déficit ne cesse de se creuser. Les dépenses de santé augmentent régulièrement d’année en année. Les médicaments, les soins ambulatoires et l’hôpital jouent, dans cet ordre, un rôle essentiel en volume dans la croissance de la consommation de soins et de biens médicaux. Toutefois, en valeur, ce sont les soins hospitaliers suivis des médicaments et des soins ambulatoires qui ont contribué aux plus fortes augmentations.
_ En 2003, le déficit prévu du projet de loi sur la Sécurité sociale est de 3,9 milliards d’euros. Mais on sait que le déficit de 2002, de 3,3 milliards d’euros, est dû essentiellement au déficit des recettes envisagées. Une diminution d’un seul point du PIB réduit les recettes de 1,5 milliards d’euros. Par contre, un seul point d’augmentation de la masse salariale en France réglerait le déficit actuel de la sécurité sociale. Jean-François Mattei, ministre de la santé, exclut une augmentation des cotisations qui serait forcément impopulaire. Nous sommes confrontés à un phénomène classique : les dépenses augmentent de 5 à 7% par an, tandis que les recettes augmentent beaucoup moins rapidement. Un contrôle plus serré des dépenses est nécessaire. Même si elle n’est pas du tout dans la culture médicale, cette idée commence à faire son chemin.
Ces tendances à l’augmentation des dépenses de soin ne vont que s’accentuer, comme dans tous les pays industrialisés. Le progrès technique est coûteux et les transformations du rapport au corps et à la maladie pèsent sur les comptes. Le vieillissement est un facteur supplémentaire : des études ont montré qu’on dépense beaucoup plus dans les cinq dernières années de sa vie et bien des personnes ont accès à des soins qu’elles n’auraient pas eu autrefois. Il faudra bien se poser les vraies questions : soit rationner le système, soit y mettre le prix.

Les nouveaux droits du malade

C’est dans ce contexte difficile que, depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, un nouveau pouvoir trouve une légitimité dans l’hôpital : le pouvoir des patients. Le changement introduit est considérable. Il ne tient pas tant au fait que le médecin doive informer le patient de sa maladie (il le devait déjà en théorie), ni que le patient puisse refuser les soins (il le pouvait déjà, sans toujours le savoir). D’après le texte de loi, il convient de trouver un nouvel équilibre des relations soignants-soignés pour instituer un véritable partenariat : « Toute personne prend, avec le professionnel de santé, et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé ».
Il s’agit bien d’un changement culturel auquel les médecins ne sont pas préparés et qui nous vient directement de la culture d’« autonomie » des États-Unis. Traditionnellement, notre culture médicale – suivant en cela la culture de la société française -, était fondée sur la protection et le paternalisme : « C’est bon pour ce que vous avez. Je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous ». Ces idées ont bercé les études de nos médecins, voire de nos infirmières, de tous ceux qui savent pour les autres. Rien, jusqu’à maintenant, ne troublait ce discours. Ce qui est nouveau à présent, ce n’est pas seulement l’état d’esprit de plus en plus revendicatif et exigeant des patients, mais la légitimation de cet esprit revendicatif sous forme de droits. Tout le monde le comprend quand il est dans la position du soigné, mais cela engendre des modifications profondes de comportement pour le corps médical dans son ensemble, pour les structures de soins, et remet en question la reconnaissance sociale de ces professions et le statut du « savoir ».
On reconnaît ici l’influence des groupes de patients et en particulier des groupes de malades atteints par le SIDA. Ce sont eux qui ont induit ce grand changement. Il a fallu, en effet, leur dire la vérité, alors qu’on avait pu cacher le diagnostic pendant longtemps à ceux qui étaient atteints de cancer. Ils se sont regroupés et ont exigé d’en savoir davantage. Ils ont fini par mieux connaître leur maladie, ce qui a modifié les rapports de pouvoir et fait réfléchir les autres catégories de malades atteints en particulier des maladies dites chroniques.
À ceci s’ajoute un autre changement exprimé par les patients, le désir du non-acharnement, c’est-à-dire à la fois la volonté d’être soigné, mais de ne pas l’être trop, ou dans des proportions qui maintiennent la qualité de la vie. Le temps où quantité et qualité se rejoignaient est déjà loin et on sait que la prolongation de la vie peut se faire au prix d’une existence non seulement médiocre, mais carrément inhumaine. D’où le choix de certains de « mourir dans la dignité », ou en tout cas de refuser parfois pour leur parent des soins qui confinent à l’acharnement thérapeutique. Pour le corps médical, cette évolution ne va pas de soi.
Ces phénomènes marquent un changement culturel profond. Les patients ont des droits : le droit de décider pour leur propre santé, ce qui constitue une vraie révolution pour le corps médical ; ils revendiquent le droit de pouvoir profiter du maximum de la science, mais aussi de ne pas en profiter lorsqu’ils ne le souhaitent plus. Les médecins ont des responsabilités : ils se doivent d’être efficaces tout en étant soumis d’une certaine façon aux désirs des patients. Ils doivent apprendre non plus à « ordonner » ou à « faire des ordonnances », mais à convaincre, persuader et apporter des informations contradictoires pour que le patient puisse décider. Les médecins voient donc leur position traditionnelle remise en cause par des gens qui ont moins de savoir médical et scientifique, mais qui se connaissent et veulent poursuivre ou non un traitement, avec ce médecin ou un autre, en fonction de leurs intérêts personnels.

Un principe de précaution effrayant

La question du risque jette également le trouble dans les repères concernant les rapports entre les médecins et les patients. Auparavant, c’était le médecin qui prenait le risque de pratiquer une thérapie et, si celle-ci ne marchait pas, on savait que le risque zéro en médecine n’existe pas. Mais les questions du sang contaminé et du risque nosocomial à l’hôpital ont montré comment le patient pouvait attraper dans l’établissement hospitalier, du fait même des structures, un germe ou une affection qu’il n’avait pas à l’entrée. Cette question de l’aléa thérapeutique a été prise en compte par la loi en mars 2002 et a donné lieu à des ruptures de contrat de la part des assurances.
Il existe donc une contradiction entre l’application d’un principe de précaution qui n’a pas de sens dans un milieu hospitalier, car il peut ralentir l’avancée scientifique, et un dédommagement des risques, alors même qu’ils ont été pris dans l’intérêt du patient. Le médecin est tenu de prouver qu’il a bien informé celui-ci de l’ensemble des risques encourus et on voit fleurir des documents de « prévention » expliquant que pour tel type d’anesthésie l’opéré a « x » chances de mourir ou d’avoir une hémiplégie, mais que si l’intervention n’a pas lieu, il a « x » chances d’y rester. J’ai vu distribuer ces documents de deux pages, effrayants, écrits en petits caractères, à des personnes devant être traitées par sismothérapies (électrochocs), ce qui démontre bien le ridicule de l’affaire. La médecine devient-elle un simple calcul de probabilités ? Ces papiers d’autre part n’ont aucune valeur juridique et le fait de les signer ne change rien. Les rapports de clientèle se transforment en rapports de contractualisation et ceux-ci mettent mal à l’aise les médecins qui n’ont pas réfléchi à ce type de questions. C’est pourquoi un nombre de plus en plus important d’entre eux suivent des formations en droit médical et en éthique. 
Comme les médecins, mais de façon moindre, les infirmières sont effrayées par les responsabilités qu’on leur attribue. Se développe chez elles une sorte de crainte, pas toujours justifiée, que les patients portent plainte et qu’elles aient à produire des preuves et des documents pour justifier ce qui a été fait ou non. Le formalisme atteint parfois des sommets. Il arrive malheureusement que les mises en cause ne s’avèrent pas toujours fausses ; dans ces circonstances, les infirmières ne peuvent pas attendre une aide du médecin, au contraire ; s’il est lui-même impliqué, il cherchera à se défausser sur les paramédicaux. Plusieurs affaires le prouvent. C’est pourquoi les infirmières demandent à être formées elles aussi dans le domaine du droit et refusent de prendre des responsabilité à la place des médecins, ou même de les couvrir.

Quelles réformes ?

Il est important de comprendre les pressions nouvelles en termes d’évaluation, de répartition de moyens, de coûts médicaux qui pèsent sur les professions de soins. Il s’agit d’un changement profond qui entre culturellement en contradiction avec la formation médicale traditionnelle.
On manque de moyens en personnel médical, mais on souffre surtout d’une très mauvaise répartition de ces moyens. Il existe une contradiction entre l’autonomie médicale et la nécessité d’un équilibre et d’une bonne répartition. Si l’on étudie la répartition de l’offre de soins par rapport aux besoins des années à venir, on peut dire aujourd’hui qu’elle est largement inadaptée tant du point de vue de l’installation médicale que du nombre de médecins spécialistes. Les psychiatres sont en PACA (Provence – Côte d’Azur) et les suicides dans le Nord ; les dermatologues sont sur le littoral méditerranéen et les maladies de peau sont liées à la misère et à la pluie… Par ailleurs, il existe un manque important de structures pour s’occuper des soins de suite et des problèmes sociaux qui sont à la frontière entre le sanitaire et le social, surtout dans certaines régions comme l’Île-de-France.
Nous sommes dans l’incapacité, en France, d’élaborer une politique de santé publique, à la fois en raison du déficit des indicateurs et surtout du manque d’une réelle volonté politique dans ce domaine. La difficulté à réorganiser le système est aggravée par le frein des pouvoirs locaux. Les maires ont des positions différentes, selon qu’ils votent des lois (quand ils sont également députés) et selon qu’ils doivent les appliquer chez eux. De leur côté, les syndicats sont sur la défensive et les personnels unis dans la colère…

De nouveaux outils de calcul des coûts

Depuis quelques années, pour tenter de contrôler les dépenses de santé et mieux répartir les crédits, on cherche à connaître la productivité des hôpitaux en France, à l’instar de ce qui se passe aux États-Unis avec le système Fetter. Il a d’abord fallu trouver un système pour normaliser l’activité et rechercher le « coût d’un patient » ou plutôt d’une « pathologie » donnée. Des outils ont été progressivement mis en place, à travers le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Les patients ont été classés dans des « groupes homogènes de malades » en fonction de leur pathologie, de leur âge, d’éventuelles pathologies associées et des traitements. Puis, on a examiné le coût du traitement des ces patients. On constate une grande disparité entre les établissements. Elle peut s’expliquer par la différence de prise en charge médicale, mais aussi par les modalités particulières des traitements. Il faut aussi être attentif aux coûts induits qui ne sont pas calculés ou pris en compte : paiement et formation du personnel, prise en compte de personnel diplômé, système de protection du personnel de la fonction publique… Chaque année, sont publiés, tout à fait officiellement, ce qu’on appelle les points ISA (Indice synthétique d’activité) calculés en fait à partir d’une division entre les dépenses de l’hôpital et les activités produites, chaque type d’activité ayant été affecté précédemment d’un certain nombre de point par la méthode du PMSI.
Un énorme progrès a été réalisé au cours de ces dernières années. Il représente un changement culturel auquel personne n’était habitué, mais il n’existe pas encore de lien réel entre ces analyses et l’attribution de moyens, sans doute parce que, pour le moment, elles ne sont pas encore bien validées. Ceci devrait progresser prochainement, mais les conséquences peuvent être rudes. Les outils statistiques, de plus en plus performants, sont loin d’être parfaits et sont encore très contestés. Ils pourraient cependant être utilisés davantage. C’est le constat que vient de faire la Cour des comptes : elle dénonce la lenteur dans la connaissance du fonctionnement et de l’organisation du système hospitalier dont on ne mesure ni la performance ni les coûts. Il n’existe pas, en effet, de comptabilité analytique correcte dans ce domaine. Pour le moment, la liaison entre ces informations sur la productivité des hôpitaux et l’attribution des moyens n’est pas directe et totale. C’est un des points du programme « Hôpital 2007 » de Jean-Pierre Raffarin qui veut aller jusqu’au bout de la démarche.

Quelle évaluation et quelle répartition des moyens ?

Depuis les ordonnances de Juppé du 24 avril 1996, ont été mises en place deux instances très importantes : l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) et les Agences régionales d’hospitalisation (ARH).
L’ANAES a pour mission de mener les hôpitaux à l’accréditation. C’est une sorte de label évaluant la qualité des pratiques qui permettra finalement aux hôpitaux de survivre ou pas. Il s’agit d’un Établissement public administratif (EPA), organisme d’État, qui doit examiner l’ensemble du parc hospitalier public et privé. II a pris pour le moment beaucoup de retard, compte tenu du temps et des moyens dont il dispose et de l’énorme difficulté de mettre en place des indicateurs. Ce type de procédure est complètement nouveau dans les hôpitaux et il a mis sous pression à la fois les directions et les personnels, produisant certains modes de management jugés trop stricts par les personnels concernés. Les rapports de l’ANAES sont publics et bien entendu cette publicité pèse davantage sur les directions d’établissements.
Les Agences régionales d’hospitalisation (ARH) sont des Groupements d’intérêt public (GIP). Elles prennent connaissance des dossiers d’évaluation des pratiques des établissements de santé et ont pour mission de proposer et de mettre en oeuvre des restructurations régionales visant à faire autant ou mieux en matière d’offre de soins, mais de façon plus équilibrée. Par exemple sur l’Île-de-France, le rapport de l’ARH, que l’on trouve sur Internet, est fort instructif sur les actions développées par l’agence et les difficultés qu’elle a dû affronter : augmentation des lits de suite (déficit de 4 850 lits) et diminution des lits de chirurgie, ce qui signifie le remplacement des uns par les autres et cela n’a pas manqué de provoquer des heurts entre les personnels et les politiques. Sur ce dernier point, ce sont surtout les cliniques qui en ont fait les frais : entre 1997 et 2001, sur 238 cliniques de médecine, chirurgie et obstétrique (MCO ) existant, cinquante d’entre elles ont fermé leurs portes et douze ont été reconverties en soins de suite. Pour le moment, la jonction avec les enveloppes financières n’est pas totale. Mais on voit bien que le pouvoir a changé de lieu, puisque ce sont les ARH qui ont pour mission de répartir les enveloppes régionales, même si elles ne décident pas encore de l’ensemble des finances. On voit donc que le système est encore très centralisé pour ce qui concerne les nominations, les règlements et les attributions de certaines enveloppes financières, alors que la volonté affichée est de régionaliser la restructuration de l’offre et la répartition des crédits. Les ARH se plaignent de n’avoir pas suffisamment de pouvoirs pour effectuer leurs missions et d’être même en contradiction avec le pouvoir national à propos de décisions contradictoires ou d’attributions d’enveloppes ciblées.

L’hôpital mis à mal

Les trois pouvoirs : l’administratif, le médical et le soignant

L’hôpital est un milieu très hiérarchisé et très cloisonné. Ceci peut étonner, alors que chacun est censé travailler à la même oeuvre. Mais il se trouve que chacun croit dans l’utilité de sa fonction, sans forcément se rendre compte de l’importance de celle des autres. Traditionnellement, on dit qu’il existe deux pouvoirs à l’hôpital : celui des médecins et celui des administratifs. Mais on oublie de préciser que ces deux catégories de personnels sont les moins nombreuses et qu’il existe d’autres groupes qui revendiquent leur utilité à faire marcher l’ensemble. On pourrait donc dire qu’il n’y a pas deux pouvoirs à l’hôpital, mais trois, l’administratif qui serait le plus gestionnaire, le médical, le plus scientifique, et le soignant, le plus quotidien.
Les directions des établissements publics de santé en France sont administratives et non médicales. Le personnel des hôpitaux publics (soit 600 000 personnes) est géré par le statut de la fonction publique hospitalière et dépend, hiérarchiquement, de la ligne administrative. Les directeurs d’hôpitaux sont formés à l’École de santé publique à Rennes. Ils sont recrutés souvent parmi les diplômés de Sciences politiques ou les facultés de droit. L’école leur dispense une formation strictement administrative qui entre en contradiction avec la culture médicale. Ils deviennent des directeurs gestionnaires qui savent surtout appliquer des règlements, mais moins prendre des risques, à leur côté on trouve de plus en plus fréquemment des jeunes pleins d’allant, sortant d’écoles de commerce ou de grandes écoles comme l’ESSEC, mais qui ignorent totalement le milieu hospitalier dans ce qu’il a de quotidien et peuvent entrer en rupture avec le personnel soignant. Ceux-ci s’identifient à l’image du jeune cadre dynamique, portable à la main, et viennent vous faire de brillants discours dans le domaine de la qualité, agrémentés de PowerPoint, sur des choses que vous faites depuis vingt ans…
Les médecins ont une autorité scientifique, disposent d’un pouvoir technique et fonctionnel, mais ils sont dans une position particulière. Leur nomination échappe au directeur de l’hôpital, puisqu’ils sont nommés par le ministre. Ils ne donnent qu’un avis pour la notation des personnels, et la nomination de ces derniers ainsi que celle des cadres peut se faire sans leur aval. Parmi les médecins, les psychiatres occupent une place spécifique, le traitement de la folie bénéficiant d’une valorisation symbolique importante. Sans les médecins, l’hôpital ne pourrait pas fonctionner, mais ils n’ont pas de place officiellement dans l’équipe de direction d’un établissement.
De son côté, l’« infirmière générale » en a une dans cette équipe. Depuis avril 2002, elle est dénommée « directeur des soins ». Certaines catégories de médecins ont formulé un recours contre cette dénomination : si les infirmières « dirigent » les soins, que font donc les médecins ? Le management au quotidien, dans les services de soins hospitaliers, contrairement à ce que croit le public parfois, n’est pas confié aux médecins, mais aux paramédicaux. Officiellement il existe treize professions paramédicales recensées, les infirmières sont les plus nombreuses, avec les trois spécialités : puéricultrices, anesthésistes, bloc opératoire ; puis viennent les manipulateurs d’électroradiologie, les kinésithérapeutes, les orthoptistes, les diététiciens, les techniciens de laboratoires, les ergothérapeutes, les psychomotriciens [2]… Les médecins gardent leur fonction technique et scientifique, la connaissance et le traitement des pathologies, mais la fonction d’organisation des soins est partagée. Cette contradiction existe depuis longtemps, mais elle devient plus sensible depuis que les paramédicaux revendiquent leur part officielle dans le management.
Les infirmières craignent une évolution de leur profession allant dans le sens de ce qui existe déjà en Angleterre et au Canada : faire des prescriptions légères pour soulager les médecins. Les paramédicaux, – qui d’ailleurs ne veulent plus se faire appeler ainsi -, refusent ce rôle exclusif et demandent une meilleure prise en compte de leur profession.

Pénuries et dysfonctionnements

La pénurie a pris de plein fouet les structures sans que l’on ait les moyens de les réorganiser dans le même temps. Quand un service ne tourne plus qu’avec des intérimaires qui ne connaissent pas les règles de fonctionnement, les pathologie de ce service, voire les personnes avec qui elles travaillent, cela peut devenir catastrophique. Et on se rend compte alors que la compétence des soignants ne se limite pas au dialogue en direct avec le patient. Une foule de choses dysfonctionnent parce qu’on ne connaît plus les circuits, les modes d’organisation, les gens ; on ne sait plus qui prévenir, ni pourquoi celui-là mérite d’être réveillé la nuit et l’autre pas… La réalité de certains hôpitaux, en région parisienne particulièrement, est catastrophique. Par exemple, un cadre de neurochirurgie d’un centre hospitalier dont le service s’est déjà vu amputé de plus de la moitié des lits, ne sait pas qui va venir travailler le soir comme infirmière pour s’occuper de six lits de réanimation, alors qu’en temps normal, pour ce genre de service, il faut au minimum une infirmière et une aide-soignante par lit, ou à la rigueur pour deux lits.
On ne trouve plus d’infirmières en dehors des intérimaires. On peut se demander pourquoi, alors qu’on en cherche partout pour des postes fixes ? En fait, ces infirmières qui exercent en intérim sont les mêmes que celles qui exercent à l’hôpital. Certaines préfèrent travailler quand elles en ont envie, ce que ne leur permet pas un poste fixe. D’autres profitent des 35 heures pour travailler dans plusieurs endroits et, dans la conjoncture actuelle, les contrôles se font légers, puisque tout le monde y trouve son compte, sauf les patients qui ont affaire à des infirmières bien fatiguées. Avec les 35 heures, les services sont de douze heures, soit trois jours par semaine. Il reste du temps pour s’inscrire dans une boîte d’intérim. C’est tentant pour un jeune qui a besoin d’argent …
La pénurie de candidats pour la profession d’infirmière n’est pas nouvelle. Elle a toujours existé. Ce qui change actuellement, c’est son ampleur en nombre et son étendue géographique. Parmi les causes possibles de cette pénurie, il faut prendre en compte plusieurs questions : existe-t-il un « savoir soignant » différent du savoir médical ? Quelle est sa compétence spécifique ? Quelle reconnaissance sociale est-elle en droit d’attendre ? En fait, qu’est-ce que la société attend d’une infirmière ?
Du point de vue des représentations, il existe deux grands décalages : entre l’image sociale traditionnelle de l’infirmière et la façon dont les infirmières se pensent elles-mêmes ; et d’autre part entre leur niveau, leurs connaissances nouvelles et leur activité quotidienne à l’hôpital. De ce point de vue, la France paraît très en retard dans la reconnaissance de ses professionnels de santé. Les infirmières ont des idées sur leur profession, elles se forment à l’université, suivent des congrès internationaux, font des recherches, écrivent… Et pourtant, l’écart grandit entre la volonté des infirmières de renouveler leur métier et leur incapacité à faire passer cette évolution dans le quotidien des établissements de soins.
L’ensemble du personnel est aujourd’hui plus exigeant sur ses conditions de travail. Les 35 heures n’ont rien arrangé. On croyait par exemple que leur application ferait baisser l’absentéisme. Il semble au contraire que non. Au Centre hospitalier Trousseau par exemple – hôpital plutôt très bien doté en personnel, très technique et valorisant pour ceux qui y travaillent -, sur 2 400 personnes, 100 sont absentes chaque jour. Il faut savoir que le statut de la fonction publique hospitalière est extrêmement protecteur et que, malheureusement ou heureusement selon le point de vue qu’on envisage, il existe un traitement social du personnel hospitalier qui coûte cher aux hôpitaux.
On exprime souvent de l’admiration pour les infirmières qui ne peuvent pas prendre leurs jours de congés lorsqu’elles le souhaitent, qui restent après le travail ou qui reviennent la nuit. Mais, dans le même temps, on se plaint que de plus en plus de jeunes ne veuillent plus travailler dans ces conditions. Elles s’absentent ou exigent de prendre leurs repos. Il est certain que la valeur « travail » telle qu’on l’entendait il y a vingt ans n’est plus la même aujourd’hui et, dans cette période de crise, la génération présente n’accepte plus ce que les générations précédentes ont accepté. On revendique ses droits sociaux sans trop se demander parfois si ceux des patients sont respectés.

Des situations limites

L’encombrement des services d’urgence aboutit à des aberrations. Dans le privé, on donne actuellement des « certificats d’aide opératoire » à des gens qui aident les chirurgiens dans les cliniques. Ils sont peut-être compétents au bout de quelques années, mais ils n’ont au départ aucune formation, alors qu’une infirmière de bloc opératoire est formée en trois ans, plus dix-huit mois de spécialisation. Six cents dossiers de « régularisation » sont arrivés à la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS). Ces aides opératoires n’ont pas été recrutés pour des raisons de pénurie, mais par économie. L’école d’infirmières d’Argenteuil, par exemple, n’a recruté que treize personnes cette année, pour trente cinq places offertes. Un directeur ne tient pas forcément à envoyer une infirmière suivre une formation de bloc opératoire pendant dix-huit mois, payée à plein temps, alors qu’on distribue par ailleurs des certificats sans formation.
D’autre part, beaucoup de médecins étrangers exercent à l’hôpital. Certains sont très bons, d’autres très mauvais. Mais il peut exister des problèmes culturels importants. Lorsqu’aux urgences un médecin ne manie pas très bien la langue française, n’a pas un très bon contact avec les femmes, cela crée des problèmes. Certains de ces médecins ont obtenu une revalorisation et des équivalences, certains ont un niveau remarquable, mais le soin n’est pas seulement une question technique, c’est aussi de la culture.
Il existe également un manque de cadres de santé en poste actuellement et certaines équipes sont un peu perdues sans « chef ». On confie à une infirmière, en sus du reste, la bonne marche générale du service, alors que la gestion du personnel ne s’improvise pas vraiment. Lorsque, dans une maison de retraite, il n’y a plus qu’un médecin algérien pour faire office d’infirmier et des agents de services hospitaliers (personnel sans qualification) pour faire office d’aides-soignantes, il ne faut pas s’étonner que les élèves infirmières constatent des violences commisescontrelespersonnes,commelefaitdemettredupapierhygiénique dans la bouche de ceux qui crient pour les faire taire. Ceci s’est passé récemment en région parisienne. Quand on ferme des lits en grand nombre, comme en ce moment, il ne faut pas s’étonner non plus que des patients en fin de vie passent tout un week-end dans un taxi, pour retourner finalement mourir chez eux après qu’on ait cherché vainement un hôpital pour les accueillir. Ce sont là des situations réelles racontées récemment.

Prendre en compte la limite et la finitude

Lorsqu’on s’inquiète des changements de mentalités à l’hôpital, on passe souvent pour une sorte de « ringard » qui pense que l’âge d’or est derrière nous, que les valeurs ne sont plus ce qu’elles étaient, que « tout fout le camp » et singulièrement le désir de s’occuper de son prochain… Soignants et soignés baignent dans un univers culturel qui n’est plus celui des années 50.
Chacun connaît la nouvelle image du corps donnée par les médias : on gomme les imperfections sur les photos des magazines, on enlève la laideur, la saleté, la vieillesse, on supprime les mauvaises odeurs. Bref, tout ce qui fait chair est effacé pour laisser place à un monde idéal, virtuel, transformable et éternellement jeune. Dans les hôpitaux aussi, on s’est arrangé pour enlever les traces de l’humanité malade et vieillissante, mais il en reste toujours malgré tout. Et si on met moins de personnes difformes au monde, il demeure que la médecine crée paradoxalement davantage de personnes handicapées ou vivant une vie diminuée. Même les pathologies dites aiguës se chronicisent, puisqu’on meure moins de maladies qui étaient autrefois rapidement mortelles. Mais ce temps gagné n’est pas toujours si simple à vivre, et c’est ce qui donne le plus de travail aux infirmières. Sensibles à l’« air du temps », elles se sentent plus valorisées lorsqu’elles soignent des malades en réanimation ou des grands blessés, que lorsqu’il s’agit de personnes âgées ou de malades chroniques qui ne seront jamais plus « comme avant ». 
L’image de la réussite, du défi que l’on vous pose et du résultat qu’on obtient, est aussi vouée à relecture. On peut mourir malgré une superbe réussite médicale. Dans la fonction d’accompagnement, il faut parfois, et même souvent, « accompagner vers le moins », alors que, lorsqu’on a vingt-cinq ans, on se croit « programm » pour soigner toujours vers le plus.
Les personnes soignées sont plus exigeantes et les infirmières sont plutôt satisfaites qu’on dise de plus en plus souvent la vérité sur leur maladie. Elles les soutiennent lorsqu’ils veulent quitter l’hôpital ou changer de lieu de soin. Mais elles subissent aussi de plus en plus les propos outrageants de ces mêmes patients, leur violence, leurs gestes qui font peur. Ces comportements reflètent l’état d’une société qui est forcément présente à l’hôpital, comme dans d’autres administrations et institutions.

ANNEXES

Quelles dépenses de santé ?

En 2001, 149 milliards d’euros ont été dépensés pour la santé, soit 2 439 euros par habitant, c’est-à-dire 9,5% du PIB, contre 9,4% l’année précédente. Ce chiffre compte les soins, les indemnités journalières, la recherche, la formation, la gestion de l’administration sanitaire. 
128 milliards d’euros (841 milliards de francs), soit 86%, sont dépensés pour la consommation de soins et de biens médicaux (hôpital, soins ambulatoires, transports sanitaires, et biens médicaux), soit 2 098 d’euros par habitant (13 800 F), ce qui représente pour l’année 2001, une augmentation de 5,8% en valeur et 5,2% en volume, soit 8,7% du PIB.
L’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM), désormais voté par le Parlement, a été fixé en 2003 à 5,3% de hausse, soit 123,5 milliards d’euros. Ceci est plus que précédemment pour les dépenses de maladie. Ce qui conduira sans doute à un déficit de 6,9 milliards d’euros de la branche maladie, alors que les accidents du travail, la vieillesse seront excédentaires. Le secteur hospitalier a dépensé 57 milliards d’euros soit 44,9% de la consommation des soins et biens médicaux. En 2001, ce secteur croît de 4,1 en valeur et 1,9% en volume, contre 3,5% et 1,6% en 2000. Avec une évolution plus forte dans le secteur public : 4,5% en valeur contre 2,1% dans le secteur privé.
Les hôpitaux tant publics que privés sont financés par l’argent de la Sécurité sociale. Pour le moment, il n’y a pas encore de lien direct entre l’activité réelle d’un établissement et les subventions qu’il reçoit. En effet, la loi du 19 janvier 1983 a institué ce qu’on appelle le budget global, c’est-à-dire une tarification globale annuelle sous forme de financement par douzième donné par les organismes de sécurité sociale. Le montant de cette enveloppe est calculé par différence entre les recettes estimées et la totalité des charges d’exploitation.
Le budget est donc prévu en fonction de celui de l’année précédente avec un coefficient de majoration régionale, une estimation de crédits correspondant à des transferts d’activité ou de moyens. Il en est de même pour les mesures salariales, à quoi s’ajoutent une estimation de mesures nouvelles, ainsi que quelques corrections liées au Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Ce mode de calcul favorise les établissements qui stagnent puisqu’il ne prend pas en compte les développements d’activités nouvelles sauf quand elles en remplacent d’autres.

La pénurie d’infirmières

D’après une étude faite par l’ARH, il manque 5 131 infirmières en région parisienne (ceci correspond à 2697 postes vacants, plus l’impact de la mise en place de la réduction du temps de travail soit 2 434 postes), sur 49 583 postes budgétés. Il manquerait en France 12 000 infirmières sur 210 000 infirmières en exercice dans les hôpitaux. C’est donc environ 5% de postes vacants en France et 10,35% en Île-de-France. L’enquête de l’ARHIF montre que sur les cinq prochaines années, malgré l’augmentation des quotas, le nombre des entrées prévisibles n’équilibrera pas complètement le nombre des départs attendus dans la même période et du coup ne rattrapera pas le retard. Cette étude ne tient pas compte du secteur médico-social.
La prévision qui semble établie aujourd’hui indique que 6 000 postes d’infirmières seront vacants en Île-de-France pour plusieurs années. L’Île-de-France, traditionnellement, a toujours formé des infirmières venues d’ailleurs et en particulier, des régions de Bretagne et de Pays de Loire qui ont envoyé leurs jeunes filles à Paris. Sauf qu’elles y restaient quelques années et parfois s’y fixaient. Actuellement, les jeunes repartent dans leur province (12% des élèves avant de prendre leur poste).
Comme pour la crise des hôpitaux et en cumul avec elle, les causes sont multiples. Il s’agit d’abord de questions matérielles. En Île-de-France, elles sont importantes. Si les études sont à peu près gratuites, il faut se loger quand on vient de province ou d’une banlieue éloignée ; les logements des hôpitaux sont peu nombreux et se font presque uniquement à l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. Il faut se nourrir et les situations sociales des élèves infirmières sont de plus en plus difficiles. Le salaire de début des infirmières tourne autour de 1 220 à 1 370 euros. Ce qui est peu lorsqu’on le compare à celui d’autres professions.
Le manque d’infirmières est général dans les pays dits « développés », notamment dans presque tous les pays européens, sauf l’Espagne. Dans les pays anglo-saxons, la crise est encore plus profonde et dure depuis longtemps. En France, elle se double d’une mauvaise gestion prévisionnelle des pouvoirs publics qui ont cru dans les années 97-98 que nous aurions trop d’infirmières. On a donc diminué les quotas d’entrée et même fermé quelques écoles. Heureusment, certaines n’ont pas eu le temps de fermer leurs portes, puisqu’il faut trois ans pour écouler le flot des étudiants.
Très vite, on s’est aperçu que les départs à la retraite (qui se font à 55 ans pour les infirmières du public) n’allaient absorber que les arrivées de jeunes infirmières. On a donc, à partir de l’année 2000, ré-augmenté les quotas d’étudiants infirmiers dans les IFSI, à raison de plus de 8 000 par an, pour 26 000 candidats. Les premières promotions plus nombreuses sortiront en décembre 2003, la durée des études étant de trois ans et trois mois. Enfin, personne n’a envisagé avec sérieux l’application des 35 heures à l’hôpital qui s’est faite dans la précipitation, sans aucune préparation ou presque. Jusqu’au 31 décembre 2002, alors que l’application était prévue pour le ter janvier, on s’est dit qu’un texte sortirait pour repousser l’échéance…

Comment sortir de la crise de recrutement des infirmières ?

La crise des professions de santé dans le monde dit « développé » est globale et l’Espagne reste le seul îlot où l’on peut encore s’« approvisionner » en infirmières. Une délégation du ministère du Québec est venue en novembre dernier recruter des infirmières au salon infirmier à Paris ; quatre cents se sont inscrites ; l’an dernier, sept cents sont parties s’y installer. Le Québec semble bien représenter une avancée car il a été le premier à créer des facultés des sciences infirmières. En France, la formation est difficile et le métier n’est plus socialement valorisant. Les formations professionnelles sont gérées par le ministère de la Santé et non par celui de l’Éducation nationale. Les infirmières n’auront d’avancée de carrière que si elles changent de fonction et s’investissent dans la gestion ou la formation. Il faudrait développer des facultés en soins, différentes des facultés de médecine, ouvertes aux professions médicales et paramédicales, dans lesquelles elles pourraient mener un travail universitaire sur la notion de soin et sur le rapport à l’autre. Ce projet, déjà évoqué il y a une dizaine d’années, a été abandonné, car il s’est heurté à l’opposition des facultés médicales.
Pratiquement tous les pays européens ont déjà évolué dans ce sens en créant une véritable discipline infirmière, de façon plus ou moins affirmée selon les pays. Certains ont opté pour une formation universitaire, comme l’Espagne, la Grèce ou l’Italie. En Grèce par exemple, on trouve un grand nombre d’infirmières doctorantes en sciences infirmières. En Suisse, les écoles d’infirmières viennent d’être transformées en Hautes Écoles de Santé sociale, avec des partenariats possibles avec les universités, afin de sortir de la tutelle des hôpitaux et permettre aux infirmières de poursuivre des carrières au-delà du diplôme d’État.
Au Québec, il existe depuis de très nombreuses années des facultés de sciences infirmières et les recherches en soins infirmiers sont nombreuses. Des infirmières françaises vont même y passer des DEA et des thèses. Ces évolutions démontrent parfaitement la complémentarité de la science médicale et de la science infirmière, lorsqu’il s’agit de soigner des personnes.
En France, où les tentatives pour créer des diplômes universitaires en soins infirmiers se sont heurtées aux médecins en général, la situation est peut être en train de changer grâce à l’ouverture globale des universités aux professionnels. Chacun peut y trouver son intérêt. Si l’on baisse au contraire le niveau d’entrée dans les écoles d’infirmières, sous prétexte qu’il faut les remplir, on va à l’encontre de la formation d’une profession qui cherche à s’autonomiser dans son fonctionnement et à œuvrer pour la création d’une discipline forte.

Notes

[1] Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 7 janvier 2003.

[2] On peut remarquer ici que des professionnels comme les assistantes sociales ou les éducateurs, en général sont considérés sociologiquement comme des paramédicaux, mais non officiellement répertoriés comme tels.