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La nature du sacre de Nicolas Sarkozy (Stéphane Rozès – mai 2007)

« Les raisons de la victoire de N. Sarkozy et de la défaite de S. Royal : structurelles ou conjoncturelles ? »,
avec Stéphane ROZÈS, directeur général adjoint de l’institut CSA, responsable du département Opinion-Institutionnel, maître de conférences à Science-Po Paris, auteur de « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005 et « Comprendre la présidentielle », n° 141, Le Débat de septembre-octobre 2006.

  • Quelles composantes sociales et générationnelles pour les trois principaux votes en faveur de Sarkozy, de Ségolène et de Bayrou ?
  • La marginalisation des extrêmes est-elle conjoncturelle ou durable ?
  • Quelle signification donner au vote en faveur de François Bayrou ? Quel avenir ?
  • Que traduit le résultat de cette élection du point de vue des évolutions de la société française ?

Lettre n° 41 – Le communautarisme : mythe ou réalité ?

Débat avec Laurent Bouvet et Julien Landfried (*)

Ecouter (extrait) :


Sortir des faux débats
Laurent Bouvet

Avant même de définir les enjeux de cette question, je commencerai par une remarque. Je regardais l’autre jour à la télévision un débat entre Alain Finkielkraut et Tariq Ramadan, et je me disais que si les discussions sur le communautarisme, le multiculturalisme, les fondements des valeurs républicaines, le rôle de la religion dans la société… étaient traitées de cette manière, on n’arriverait jamais à progresser. On ne sortirait pas de cette opposition, termes à termes, entre deux personnages publics, aussi talentueux l’un que l’autre, chacun dans leur style, quoi qu’on pense par ailleurs de leurs positions. L’utilisation de certains arguments, l’absence de recul et de calme par rapport à l’actualité brûlante et à la réalité des bouleversements de l’ordre social sur ces questions rendaient plus confus encore les termes du débat. Avant d’affirmer son opinion, il faut considérer, le plus sereinement possible, les réalités de la demande sociale de reconnaissances d’identités, les réponses publiques de différents États, et notamment de la France.

Quelle définition du communautarisme ?

Le terme de communautarisme présente des difficultés. Comme d’autres termes qui appartiennent à la même famille, par exemple celui de multiculturalisme, il est étranger à l’oreille républicaine française. Il entre mal en cohérence avec nos repères historiques et philosophiques, avec notre conception du lien social, avec le vivre-ensemble républicain en France. Il nous est même difficile de le comprendre et il est donc difficile de l’utiliser. Lorsqu’on le fait, c’est avec beaucoup de prudence. Si le terme avait pu exister dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, il aurait eu comme définition : « Communautarisme : toujours le dénoncer ». On ne peut pas être « pour » le communautarisme. Ceci n’a pas de sens.
Mais, que met-on exactement derrière ce terme ? J’en propose une définition assez simple, assez neutre. Le communautarisme est un système social et politique, c’est un ensemble de règles qui privilégient l’intérêt de la communauté sur celui des individus qui la composent. La communauté subjugue l’individu. Mais alors qu’est-ce qu’une communauté ? En évitant les définitions polémiques, on peut essayer d’approcher ce terme de différentes manières. La sociologie allemande de la fin du XIXe siècle, à travers les travaux de Max Weber reprenant en cela ceux de Ferdinand Tönnies, avance une distinction entre la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) [1]. La communauté est une forme d’organisation sociale qui suppose un lien organique entre ses membres, qui s’ancre dans la vénération des ancêtres, la valorisation du passé, les liens de sang, ethniques ou religieux. Dans une communauté, ces liens nous unissent malgré nous, avant même que nous soyons considérés comme des personnes autonomes. Dans cette perspective sociologique, ces formes communautaires appartiennent au passé, c’est-à-dire avant la naissance de la modernité philosophique à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, celle qui débouchera sur notre conception de l’individu moderne comme sujet autonome de raison. Selon cette conception individualiste du sujet, l’individu précède toute appartenance sociale. Il est titulaire de droits avant même d’être en société. Il est sujet de droit par son existence-même avant d’entrer dans une relation de sociabilité avec les autres. C’est l’idée, notamment, du contrat social. Ainsi, dans la société au sens moderne du terme, l’individu l’emporte-t-il sur la communauté. Le lien est un lien volontaire d’association avec les autres déterminé par un choix rationnel fait par des égaux, autour d’intérêts communs. Il existe donc une différence essentielle entre une forme ancienne et une forme moderne de sociabilité des individus : la communauté est celle des anciens, la société celle des modernes.

Le tournant identitaire

Pour tenter de comprendre le communautarisme aujourd’hui, il est nécessaire de remonter dans les années soixante, plus précisément à ce que l’on pourrait appeler un « tournant identitaire ». À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, certaines aspirations nouvelles ont émergé dans les sociétés occidentales développées qui avaient pour trait commun la mise en exergue d’identités de nature ethnique, raciale, sexuelle (mouvements de femmes, mouvements homosexuels) ou régionaliste… Ce survenance identitaire a pu être analysée comme une revendication posée contre la société des individus libres, sujets autonomes de raison et titulaires de droits égaux, celle de la modernité libérale et démocratique, et de sa contestation marxiste par exemple, dans laquelle les enjeux étaient essentiellement liés aux rapports de forces socio-économiques ou à la lutte des classes. C’est à une véritable redéfinition du pluralisme que l’on a assisté, au passage du pluralisme « classique », celui de la diversité des intérêts, à celui de la différence des identités. L’identité et ses critères multiples venant se substituer ou du moins compléter les intérêts dans la détermination du comportement des individus et des groupes sociaux.
Des demandes identitaires nouvelles, particulières qui n’ont pas été traitées dans la question sociale, ni même dans la question nationale au XIXe sont ainsi apparues et devenues structurantes dans les débats de société contemporains depuis les années soixante-soixante-dix. Des groupes, que l’on appelle des « minorités », car leurs critères d’identification sont décalés par rapport à ceux qui « dominent » la société, sont les porteurs de ces identités et souhaitent voir reconnues ces identités dans l’espace public. Ils veulent que leurs membres soient reconnus en fonction précisément d’un critère précis d’identité : en tant que femmes, car historiquement dominées, en tant que noirs, en particulier aux États-Unis, car il y a eu l’esclavage et la ségrégation, etc. Il s’agit d’abord une revendication d’égalité qui peut se décliner ensuite de manière plus ou moins radicale.
Chaque société a une histoire particulière de la gestion de son identité et donc, aujourd’hui, de la revendication d’identités différenciées dans son espace public. En France, la construction de la Nation, de la démocratie dans le cadre national, de la République elle-même, conduit à ce que l’on peut appeler un modèle identitaire spécifique. En France, nous avons des revendications identitaires de ce type qui entrent plus ou moins dans le cadre des institutions construites dans la société pour gérer les différences et le pluralisme. Ces revendications posent des problèmes particuliers selon le niveau auquel on envisage d’y répondre au travers de politiques publiques par exemple. Ainsi faut-il distinguer, ce que l’on ne fait pas assez habituellement dans le débat sur ces questions, la lutte contre les discriminations et les procédures de discrimination positive…

Moderniser la tradition républicaine

Face à ces demandes identitaires, il existe deux attitudes. On peut dire, en premier lieu, que ces revendications de reconnaissance d’une différence identitaire dans l’espace public sont insignifiantes. Qu’il y en a aujourd’hui comme il y en a eu par le passé. Et qu’ainsi, le fait d’être noir ou de revendiquer publiquement son homosexualité ne sont que d’autres manières de revendiquer sa différence, comme il y en a eu dans toute l’histoire de France. Au XIXe par exemple, le débat national a en partie porté sur les particularismes provinciaux, notamment linguistiques. La République, ayant bien réglé ces questions à l’époque, le pourrait donc également aujourd’hui en usant des mêmes moyens : il existe un seul type d’homme dans la République, c’est le citoyen, l’identité individuelle de chacun disparaissant derrière cette personnalité publique commune à chacun. Des outils tels que la laïcité peuvent nous aider à régler ces questions aujourd’hui comme par le passé. La deuxième attitude consiste à considérer que cette explosion de revendications identitaires est merveilleuse. Ces cent fleurs qui s’épanouissent mettent en avant l’authenticité de chacun à lui-même. Chacun a ainsi le droit de se sentir femme ou homme, noir ou blanc, homosexuel ou hétérosexuel, etc. Toutes les identités étant valables, elles doivent légitimement être accueillies dans l’espace public. La tâche de la collectivité publique étant d’organiser la reconnaissance des différences et leur cohabitation harmonieuse. Même si le risque existe que cette reconnaissance des différences conduise à une sorte de morcellement de la société en autant de parties qu’il y a de possibilités de combiner les différents critères d’identité. A l’extrême, on aboutirait dans une telle perspective à un hyper-individualisme où chacun construirait son identité personnelle en composant les critères les uns avec les autres au gré des circonstances et des besoins, de reconnaissance notamment – mieux vaudrait dans certaines circonstances, par exemple, faire valoir sa féminité plutôt que le fait d’être noire, etc.
Ce que j’appelle un faux débat, c’est précisément l’opposition entre ces deux manières de voir le problème. Avec, schématiquement, d’un côté la République comme solution de surplomb qui résoudrait tout par la négation de la réalité sociale et individuelle de la revendication identitaire ; et de l’autre le « différentialisme » qui serait l’avenir indépassable de sociétés postmodernes dans lesquelles les identités minoritaires auraient toujours déjà raison contre toute idée de bien commun ou plus simplement contre la nécessité du vivre ensemble. Il existe selon moi, pour sortir de cette impasse, une manière proprement politique de comprendre la question en reconnaissant à la fois qu’il y a bien une impérieuse nécessité de reconnaissance identitaire chez ceux qui la revendiquent, c’est-à-dire que ces demandes ne peuvent être considérées comme nulles et non avenues, et de là que le discours républicain, tel qu’il est tenu classiquement, peut s’avérer insuffisant pour y répondre. Mais, dans le même temps, il me semble tout aussi essentiel de souligner, qu’en France, hors de la République et hors de la prise en compte scrupuleuse de la tradition nationale française, et notre manière particulière de penser le lien social, il n’y a pas plus d’issue à la question identitaire qu’il n’y en a eu par le passé à la question sociale ou à la question nationale. Nous ne sommes ni les États-Unis ni la Grande-Bretagne ni les Pays-Bas. Nous avons une tradition explicitement et expressément républicaine, incluant en particulier une conception de la laïcité que l’on ne peut pas plus ignorer que telle ou telle revendication identitaire puisque c’est précisément l’élément fondateur d’une identité française avec laquelle les autres, ethno-raciales, religieuses, de genre, etc. doivent composer pour pouvoir être pleinement reconnues.
Il faut, dès lors, utiliser les outils que nous offre notre modèle identitaire nationale, en les modernisant et en les adaptant aux nécessités de l’époque sans transiger sur les valeurs dont ils portent témoignage. La voie est certes étroite mais c’est la seule possible pour sortir de ce faux débat et des anathèmes.

Le règne des minorités victimaires
Julien Landfried

L’essai que je viens de publier n’est pas un pamphlet. Il a une dimension polémique, mais il s’appuie sur un travail effectué pendant plusieurs années à l’Observatoire du communautarisme et sur un appareil de notes relativement serré. Au sens strict, mon livre n’est pas un essai de philosophie politique. Il ne vise pas à donner au lecteur des références, issues essentiellement du monde anglo-saxon, sur le multiculturalisme, même s’il s’attache à définir certains termes et en particulier celui de communautarisme. Il vise surtout à donner des exemples très concrets sur ce qui a pu se passer en France depuis une vingtaine d’années, sur des débats périphériques au communautarisme, comme la discrimination positive, l’augmentation des actes antisémites, la montée des revendications ethno-régionalistes… Il essaie de nommer des organisations, des responsables, des intellectuels qui ont fait avancer ces revendications. Mon ouvrage ne s’en tient donc pas à des déclarations de principe.
Je me reconnais globalement dans les définitions de communauté et de communautarisme données par Laurent Bouvet. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est la dynamique constituée par un triptyque, par la rencontre entre d’une part des entrepreneurs communautaires (organisations, associations comme le CRIF [2]
ou le CRAN [3]), d’autre part des médias nécessaires à ces entrepreneurs communautaires pour accéder à la notoriété, enfin des responsables politiques qui font passer dans la loi des revendications communautaires qui sans eux seraient restées telles. Je ne parle jamais des « communautés » sans utiliser des guillemets. Pour moi elles n’existent pas. Ce qui existe ce sont des entrepreneurs communautaires qui défendent des revendications dans l’espace public et qui rencontrent des médias et des responsables politiques.

Une logique camouflée

Tout d’abord, on ne peut pas comprendre la montée du communautarisme, si on ne réfléchit pas au rôle des victimes dans les sociétés contemporaines et en France en particulier. On ne peut pas faire comme si la revendication d’intérêts spécifiques, catégoriels, particularistes n’entrait pas directement en concurrence avec l’intérêt général et comme si l’un et l’autre n’étaient pas parfaitement incompatibles. Les exemples que j’apporte en ce qui concerne les lois mémorielles, les revendications de discriminations positives sont clairement attentatoires à la philosophie républicaine, mais aussi aux principes de la Ve République. C’est une rupture qui n’est pas assumée comme telle. C’est pourquoi personne ne se définit comme communautariste. Le communautarisme, c’est l’autre et tout le monde est contre le communautarisme. De la même manière, personne n’est pour l’inégalité et il existe pourtant des théories inégalitaires. Je rencontre peu d’hommes politiques et d’intellectuels qui font de l’inégalité le fondement de leur action. La plupart du temps, les arguments vrais des actions politiques sont cachés et utilisent le langage de la corruption idéologique. C’est sous l’argumentaire républicain que se déploient les revendications communautaristes. Dans une tribune parue dans Le Monde [4] , Patrice Lozès, président du CRAN, réclamait une discrimination positive sur la base de quotas ethniques et le faisait, bien entendu, au nom de la République. Cela ne lui est pas spécifique. Tous les intérêts catégoriels dans notre république se déploient toujours au nom de l’intérêt général.
Par ailleurs, une définition restrictive du communautarisme consiste à dire que c’est l’enfermement d’individus sur une base géographique, ethnique, sociale, religieuse, sexuelle… Cette définition ne convient pas dans ce qui se passe aujourd’hui. Nous sommes dans une société de liberté caractérisée par l’existence d’organisations communautaires plutôt tyranniques qui ne sont pas des communautés fermées. Il n’est pas demandé de ghettos et la discrimination positive n’est pas un enfermement dans sa communauté. C’est au nom de discriminations passées et de spécificités identitaires qu’on réclame pour soi et pour les siens des droits spécifiques et plus de droits pour soi que pour les autres. Dans une société atomisée, les organisations communautaires réclament des « sur-droits ».
Ma seconde hypothèse est que la gauche a changé de paradigme politique en trente ans. Elle est passée des prolétaires d’antan qui étaient le cœur de l’analyse des logiques intellectuelles de la gauche, aux minorités victimaires : minorités de sexe, minorités ethniques, minorités religieuses… Ce sont elles qui désormais concentrent toutes les attentions et sont dignes d’un respect inconditionnel qu’il n’est pas permis de questionner. Elles ont pris la place des ouvriers et des prolétaires dans la matrice intellectuelle de la gauche. En ce sens, le multiculturalisme politique n’est pas tant un système de juxtaposition qu’un système de substitution.
Si vous lisez le projet du Parti socialiste pour l’élection présidentielle, vous ne trouvez pas un terme comme « ouvrier ». Si vous cherchez ce qui se rapporte aux minorités victimaires, vous aurez du travail. Ce n’est pas neutre. En vingt ou trente ans, la gauche a changé de logiciel politique. Elle est passée d’un modèle assez marxisant à une logique centrée sur les minorités victimaires. Quand Ségolène Royal annonce que la première mesure qu’elle ferait voter serait une loi contre les violences faites aux femmes, elle est complètement dans cette logique. Aujourd’hui, les critères de réponse aux revendications victimaires vous placent à gauche du spectre politique.

Un terrorisme intellectuel

Parler de l’idée de communautarisme aujourd’hui implique également de prendre en compte une autre dimension : celle du terrorisme intellectuel qui s’exerce dans l’espace public au nom des minorités victimaires. Ce terrorisme intellectuel vise à réduire la liberté d’expression et à pénaliser des débats sur des sujets à dimension identitaire et communautaire. Dans des démocraties libérales, surgissent des groupes d’intérêts communautaires qui, au nom de la tolérance, demandent en permanence la réduction de la liberté d’expression. C’est au nom de la tolérance que l’on demande que les contradicteurs soient embastillés. L’exemple d’Olivier Pétré-Grenouillot [5] est frappant. C’est dans le cadre de la loi Taubira et au nom de la lutte contre le négationnisme que des associations communautaires afro-antillaises ont porté plainte contre lui. Son travail d’historien est jugé au nom du « bien ». Il est interdit de les critiquer sous peine d’excommunication, de diffamation, de procès. C’est pourquoi peu de monde ose s’élever contre les minorités victimaires.
Prenons l’exemple du projet de loi (finalement retiré) sur l’homophobie. Ce projet, à l’origine, a été pensé par des intellectuels du mouvement homosexuel, en particulier par la revue ProChoix, qui se pare pourtant de toutes les vertus du républicanisme civique. Depuis la loi créant le PACS en 1999, des responsables communautaires font en sorte que les députés se saisissent de ce projet et des projets de lois sont déposés à la fois par des députés de gauche et par des députés de droite. Début 2004, un événement dramatique survient. L’agression dont est victime dans le Nord un homosexuel, Sébastien Nouchet. C’est un acte épouvantable. Il est très grièvement brûlé. Il avait déjà subi des agressions auparavant. L’émotion est considérable. Le Président de la République, Jacques Chirac, appelle personnellement Sébastien Nouchet. Dès lors une revendication communautaire qui avait déjà pénétré l’espace public, devient une évidence : si vous ne voulez pas pénaliser des propos homophobes, c’est que vous êtes favorable à ce qu’on mette le feu à des homosexuels. Des débats ont lieu, un rapporteur pour un projet de loi est nommé, Brigitte Barèges. Elle reçoit certaines organisations, essentiellement des organisations homosexuelles, l’Observatoire du communautarisme qui est le seul à développer un regard critique sur ce projet de loi et des humoristes, Laurent Gerra et Jean-Marie Bigard qui disent : « Si vous faites passer cette loi, on va mettre la clé sous la porte. » La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui n’est pas connue pour être politiquement incorrecte a rendu, à la surprise générale, un avis défavorable à ce projet de loi. Cela n’est pas seulement dû au fait qu’au sein de la CNCDH, des responsables religieux des trois grandes religions monothéistes ont considéré qu’il leur était impossible de ne plus pouvoir considérer l’homosexualité comme un péché. Mais, inspirée par un certain libéralisme politique, la Commission a aussi considéré que dans une société pluraliste des opinions contradictoires peuvent circuler, tant qu’elles ne sont pas des incitations à la haine.
Le projet de loi est finalement retiré. Il est réintégré en partie dans la loi du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).
Pour la petite histoire, l’affaire de Sébastien Nouchet qui avait été agressé et dont l’émotion avait conduit à la nécessité de voter une loi, reste assez énigmatique, car un non lieu a été rendu en septembre 2006. Des doutes ont été avancés par les autorités judiciaires, non sur la réalité de l’agression, mais sur les auteurs et les motifs réels de l’agression.

Exogamie et inégalités sociales

Le multiculturalisme, s’il en reste à la sphère privée, à la mise en commun de ressources de réflexions, ne pose aucun problème à une tradition républicaine. C’est pure mauvaise foi de considérer que des particularismes privés, ne peuvent se développer dans la République, alors qu’ils sont parfaitement libres de s’exprimer. Chacun est libre d’avoir les pratiques religieuses ou les mœurs qu’il souhaite. C’est pourquoi il existe en France une tolérance à la différence plus importante que dans d’autres sociétés. Le puritanisme en France n’a aucun rapport avec celui des États-Unis. Même si le « retour de l’ordre moral » fait la couverture de Libération depuis vingt ans.
L’une des spécificités de la France contrairement aux sophismes des adeptes des discriminations positives, en particulier le CRAN, est que le taux d’exogamie, c’est-à-dire de mariages mixtes, de métissage, est important, beaucoup plus élevé qu’aux États-Unis par exemple. C’est pourquoi c’est une malhonnêteté intellectuelle de comparer la situation de la France avec la question noire aux États-Unis qui effectivement existe et mérite une réponse politique appropriée. Les États-Unis ont une cohérence historique différente de la nôtre. En France, cette revendication identitaire n’existe que depuis quelques années. Personne, il y a vingt ans, n’aurait eu l’idée d’écrire les textes du CRAN, bourrés de contre-vérités. Quand les Noirs américains étaient encore relégués à l’arrière des bus et ségrégués par la loi, nous avions en France des ministres noirs au gouvernement.
Un livre d’Eric Maurin [6] tend à montrer qu’il existe une dynamique inégalitaire en France. La localisation spatiale des ménages dépend effectivement de la connotation ethnique des quartiers et plus précisément de la proportion d’immigrés et de critères comme la maîtrise de la langue, le niveau de revenu… Ce phénomène a toujours existé, mais un processus d’aggravation est à l’œuvre. Toutefois est-ce qu’il peut compromettre des phénomènes puissants en France comme la scolarisation publique ou l’exogamie ethnique ? Dans Le Destin des immigrés [7], Emmanuel Todd, montre que les Français tolèrent mieux cette dernière que dans d’autres pays car, selon un fond anthropologique assez lourd, ils croient en un homme universel.
L’endogamie ethno-raciale plus faible que dans d’autres pays fait écho à une endogamie sociale historiquement lourde et qui a tendance à s’aggraver. Les revendications identitaires qui tendent à substituer de l’ethnique, du racial, du sexuel à du social ne font qu’aggraver la situation. Ce n’est pas en mettant des « minorités visibles » à la télévision ou à l’Assemblée nationale qu’on résoudra les problèmes fondamentaux de la société française. Je ne nie pas que la République française a des zones d’ombres. Mais la République comme ensemble cohérent d’institutions a plutôt eu tendance à réduire le développement des inégalités. Ce sont les inégalités de marché qui fragmentent la société française. La réponse ne consiste pas à substituer une inégalité en droit que constitue la discrimination positive au profit de groupes ethniques, religieux, sexuels…, à l’égalité en droit qui a tendance à contenir le développement des inégalités. De ce point de vue, la loi sur la parité a ouvert la voie à toutes sortes de revendications identitaires. De même, les lois mémorielles (loi Taubira, génocide arménien, loi en faveur des rapatriés), existent parce qu’elles ont été précédées par une loi Gayssot [8].
Dans le cas français la nation étant conçue comme une communauté civique qui rassemble au-delà des critères ethniques, religieux…, on ne peut pas faire comme si on pouvait injecter dans la nation de l’ethnique, du racial, du sexuel…, sans que cela n’ait aucun effet sur le système politique.
C’est au nom de l’égalité que l’on met de plus en plus de communautarisme. Or, quand on accorde aux uns ce que l’on refuse aux autres le système craque par tous les côtés. C’est pourquoi lorsque l’on résiste à la « corsisation des emplois [9] », on évite de se risquer à devoir le faire pour les Dom-Tom, des minorités ethniques ou religieuses… Ou alors on entre dans une logique nouvelle de fragmentation géographique. Pour les partisans de cette logique, on peut se demander si la nation est encore le cadre pertinent d’une communauté politique ou s’il ne faudrait pas lui substituer autre chose.

Débat
Quelle responsabilité des politiques ?

  • Q : Je voudrais revenir sur un point de vos interventions : la différence entre la France et les Etats-Unis. La grande différence avec les États-Unis c’est que leur minorité noire a été l’objet d’une agression particulière pendant un siècle. Aux États-Unis, le cœur du problème, c’est celui des Noirs à partir desquels on a bâti une political correctness, une politique dans laquelle toutes les minorités se sont par la suite inscrites, y compris les femmes. Dans le cas américain, je pense que c’est une véritable imposture. Or, ce qui est vrai des Noirs aux États-Unis n’est pas vrai en France. Ce qui a eu lieu en France, c’est la colonisation qui, à bien des égards, a les aspects d’une politique d’oppression, mais qui ne s’est jamais traduite sur le territoire métropolitain par l’équivalent de la discrimination des Noirs aux États-Unis. Le problème essentiel aujourd’hui n’est pas le communautarisme, mais la crise politique française qui pour des raisons diverses se traduit par ce masochisme national par lequel le discours de la victimisation est une reconstruction de l’histoire de France, selon laquelle nous aurions toujours été infâmes. On ne peut pas éviter des demandes de reconnaissance. Que les politiques ne puissent pas s’y opposer c’est possible, mais au moins il ne devraient pas le flatter. Ils seraient bien avisés, au lieu de faire, tous, des discours contre le communautarisme, de ne pas entrer dans les logiques des uns et des autres…
  • Q : Au sein de la société civile existent de multiples associations culturelles, religieuses, voire ethniques… Leur existence est légitime dans le cadre d’un régime démocratique. Que des Noirs fassent une association ou un « parti », que des gens se déclarent « indigènes de la République », c’est leur droit. L’élément nouveau, c’est la posture victimaire dans l’espace public qui se trouve valorisée par les médias et la façon dont les politiques y répondent. Ne faudrait-il pas déplacer la question et s’interroger avant tout sur la responsabilité des politiques qui les valorisent comme partenaires et répondent rapidement et souvent de façon démagogique à leurs demandes ?
    Reste un problème propre au modèle républicain. Entre la sphère du privé et la sphère politique, n’existent guère d’organismes intermédiaires, tout au moins en principe. Quand on regarde la pratique effective de la République, les responsables politiques consultent les syndicats, ou encore les représentants des différents courants religieux. Cela ne me choque pas. Il existe des représentants d’association victimaires animés souvent par le ressentiment. Mais il existe aussi d’autres associations plus responsables dans la société civile. Dans l’élaboration d’une loi spécifique, la consultation des associations concernées est une pratique démocratique courante. Dans les comités d’éthique, les grands courants de pensée et les religions ont leur rôle à jouer. Ils ne sont pas pour autant décisionnaires. L’élaboration et le vote de la loi appartiennent aux représentants du peuple démocratiquement élus. Dans le nécessaire approfondissement de la démocratie, ne pensez-vous pas que des instances consultatives, sur le modèle du Conseil économique et social, impliquant des représentants d’associations culturelles, de grands courants de pensée… sont nécessaires ?
  • Julien Landfried : Si on répond si vite au CRAN, c’est parce que depuis des années la moitié du gouvernement se rend au dîner annuel du CRIF qui critique de manière ouverte la politique étrangère de la France au Moyen Orient. Or, ce n’est pas le lieu où se définit la politique étrangère de la France. Il faut bien noter que le CRAN s’est constitué en imitation complète de la matrice du CRIF pour son appellation, son dîner annuel, sa pratique du lobbying.
    Il est vrai par ailleurs que la République a du mal à considérer les organisations intermédiaires. C’est une question réelle et compliquée. Mais j’ai davantage confiance dans l’auto-organisation de la société civile qu’en la perpétuelle intrusion de l’État dans la société civile. Par exemple, des revendications, des associations mémorielles des travaux de recherche sont parfaitement légitimes. Qu’il y ait concurrence entre elles est tout à fait souhaitable. Le problème, c’est quand le politique s’empresse d’y répondre. Que la société civile s’organise et que l’État soit plus réservé.
  • Laurent Bouvet : Pourquoi le passage au politique se fait-il sous la forme victimaire ? Dans la société française, des discriminations existent avant même que ceux qui en sont victimes les portent sur la place publique : des discriminations à l’embauche, au faciès, sur le nom, sur le lieu d’habitation, des différences entre les salaires des hommes et les salaires des femmes dans les entreprises, une mise en cause de l’homosexualité avant sa dépénalisation… Il se trouve que tous les homosexuels, tous les Noirs, tous les Maghrébins ne se posent pas comme des victimes. Il y a bien des associations qui essaient de porter ces revendications, et ce n’est pas seulement pour apparaître dans les médias, même si c’est en partie vrai. Elles peuvent le faire parce qu’il y a des discriminations dans la société française et que la République n’a pas rempli, pour une part, sa mission en luttant aussi efficacement qu’elle le devrait contre ces discriminations.
    Il s’agit là, à mes yeux, avant tout de la responsabilité des politiques, notamment dans leur empressement à répondre aux sollicitations de ces acteurs de la victimisation. Chez les politiques français, il n’y a pas de véritable réflexion sur ces questions. Ainsi, par exemple, la gauche, et notamment le PS depuis son accession au pouvoir en 1981, ont-ils une responsabilité toute particulière. Il n’y a pas eu de gestion du tournant identitaire par la gauche de gouvernement en France. Or, ce tournant est un fait social majeur – et pas seulement l’œuvre d’« entrepreneurs identitaires » ayant investi dans ce secteur comme le déplore Julien Lanfried. C’est un fait de société, profond, lourd qui entraîne des conséquences considérables. Des personnes, très nombreuses, se sont sentis niées non seulement dans leur identité mais aussi dans leurs droits. Ces personnes sont bien sûr celles qui sont issues des différentes minorités dont on a parlé mais aussi de la majorité, celles des « mâles blancs hétérosexuels » qui sont également entrés, par réaction parfois aux revendications minoritaires mais pas seulement, en crise d’identité. Les difficultés du lien social aujourd’hui sont en grande partie dues à cette crise d’ensemble de la perception par chacun de son identité et de la manière dont la société renvoie à chacun l’image de celle-ci.
    La discrimination positive, traduction malheureuse en français de l’affirmative action américaine, est une des réponses, en termes de politique publique, à cette question majeure. Elle n’est pas faite en France, comme aux États-Unis, sur des critères raciaux ou ethniques mais sur des critères sociaux ou territoriaux, et c’est très bien comme cela. L’étape à ne pas franchir en la matière étant précisément celle de la reconnaissance de droits différenciés à partir d’éléments identitaires « prescrits », c’est-à-dire auxquels l’individu ne peut échapper : son sexe, sa couleur de peau… Mais il faut prendre les choses dans l’ordre, avant même la discrimination positive vient la lutte nécessaire contre les discriminations en n’oubliant pas que bien qu’on puisse le regretter et en dépit des principes affichés depuis la Révolution, la République n’est pas pourvoyeuse que d’égalité, elle l’est aussi de discriminations.

Quelles discriminations ? Quelle égalité ?

  • Q : La question des discriminations en France me paraît être la retraduction d’un langage qui vient de la lutte de classes dans celui du conflit des minorités. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais de discrimination. Mais l’argument massif est de dire qu’il y a toujours, en dernière analyse l’inégalité des chances. On y revient toujours. Si vous venez de tel ou tel quartier, si vous avez tel nom, vous avez moins de chance de progresser sur le marché du travail ou dans le processus scolaire… Je ne vois pas la différence avec les raisonnements de Bourdieu dans les années soixante sur l’inégalité scolaire. C’était déjà le langage de l’exclusion et de la discrimination…
    Il me semble que les sociétés modernes, en particulier la France qui est une société particulièrement égalitaire, ont de la peine à accepter qu’une société comporte de l’inégalité des chances, car on n’est pas dans un système parfaitement fluide…
  • Q : Les revendications communautaires sont exacerbées par les crispations que nous vivons actuellement vis-à-vis de l’emploi. Le problème des banlieues n’est pas un phénomène ethnique. Mais le mot de « discrimination » est désormais employé par les responsables politiques. Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé de la notion d’inégalité à celle de discrimination ?
  • Julien Landfried : Qu’il n’y ait pas de malentendu. Il est vrai que des discriminations existent : des discriminations ethniques, des discriminations de sexe. Mais, c’est complexe et difficile à mesurer. On a affaire à beaucoup de victimisation. Il est très difficile de séparer ce qui est de l’ordre du ressenti de ce qui est de l’ordre de la réalité. C’est pourquoi les réponses politiques sont compliquées. On a eu l’étape de la pénalisation des discriminations, qui était une revendication récurrente, avec la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) Maintenant que cette institution existe, la plupart des associations disent que c’est insuffisant. C’est toujours insuffisant, il faut toujours aller plus loin.
    Je rapprocherai cela d’une extension infinie du champ démocratique qui fait que l’on n’arrive plus à accepter qu’il existe des différences. Je rappelle que le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen commence par « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Mais il se poursuit par : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Dans les discours sur les discriminations, pointe l’idée malsaine que les minorités sont victimes d’un mal voulu. Si des gens ne réussissent pas, ce n’est jamais de leur responsabilité, mais toujours de celle des autres. C’est d’autant plus facile à affirmer que les problèmes sociaux sont réels. Je comprends que des individus, dans un contexte psychologique compliqué, se ressentent comme étant des victimes. Mais la réponse de l’État républicain avec la HALDE, me semble bonne. Il serait dangereux d’aller plus loin au risque de contrôler les pensées et les gestes des uns et des autres pour y déceler des discriminations. Dans une société libérale, on ne met pas un policier derrière chaque citoyen, chaque patron ou chaque salarié.
    Dans les milieux de gauche que je fréquente, il y a une forme de réduction de la misère, du paupérisme, du déracinement à l’immigration. On a l’impression que seuls les immigrés ont connu le désespoir. Comme si 95% de la population ne vivait pas, il y a un siècle, dans des conditions extrêmement modestes ; comme si la majorité de la population n’avait pas connu l’exode rural. Tous ces processus, très lourds et difficiles pour les individus sur le plan émotionnel, sont actuellement niés. Et pour les gens qui ne font pas partie des minorités victimaires, existe le sentiment d’une immense tartufferie. Il y a ceux qui peuvent épancher leur souffrance, légitime ou non, et les autres condamnés au silence honteux, à la culpabilité et à la repentance perpétuelles. Cette situation aboutira finalement à nier les problèmes réels, par réaction, au lieu d’apporter les réponses adéquates.
    Dans cette situation, il faut noter le rôle particulier de la gauche et de l’extrême gauche qui préfèrent le discours de l’hyper-dénonciation, plutôt que de chercher des réponses concrètes adaptées. Il est plus facile de lutter en permanence contre le péril fasciste et contre l’homme blanc, mâle et hétérosexuel, que de chercher des réponses à des problèmes complexes. Il existe des actions très concrètes, pas très militantes, qui réussissent à produire des effets assez lourds. Elles se font en dehors d’une logique militante, dénonciatrice. La logique dénonciatrice, au bout du compte, a une responsabilité et ne participe pas à la résolution des problèmes.
  • Laurent Bouvet : Le tournant identitaire de la fin des années soixante et des années soixante-dix est concomitant de la fin des Trente Glorieuses. Le passage d’une préoccupation à dominante socio-économique, celle, grosso modo, qui regarde d’abord les rapports de force dans la sphère productive, à une préoccupation centrée autour de la revendication d’une reconnaissance de leur identité par certains individus puis par certains groupes dans l’espace social, vient en grande partie du fait que nous n’avons plus de fruits abondants de la croissance à partager.
    Les discriminations n’entraînent pas seulement des inégalités, ce sont avant tout des injustices ou, dit autrement, ce sont des inégalités qui portent toujours sur les mêmes en raison précisément d’un critère d’identification d’une différence qui autorise la stigmatisation. Le problème est là. Lorsque les inégalités ne s’appuient que sur des différences de nature socio-économique, si l’on peut dire, elles peuvent être combattues plus efficacement : on peut changer de statut social plus facilement que de couleur de peau par exemple. Le problème vient de ce que le statut social qui est attribué à chacun est plus ou moins fortement déterminé par sa couleur de peau ; c’est ça une discrimination. Depuis la fin des Trente Glorieuses, on peut ainsi avancer que les inégalités sociales sont davantage concentrées sur certaines populations faisant naître des discriminations et, de là, des revendications nouvelles qui articulent le social et l’identitaire.
    Ce qui est parfaitement critiquable, c’est en effet le passage à partir de l’inégalité et de la discrimination à la victimisation. Utiliser le passé, la domination masculine, blanche, hétérosexuelle par exemple… pour justifier des revendications aujourd’hui en disant « nous voulons plus que d’autres, nous sommes plus légitimes que d’autres » conduit nécessairement, si l’on pousse ce raisonnement au bout, à la destruction de tout lien social — et remet bien évidemment en cause, dans le cas français, toute idée républicaine.
    Il me semble, en revanche, qu’on peut envisager plutôt que la démultiplication de la victimisation comme mode de revendication, une mobilisation dans la sphère politique — c’est-à-dire en portant vers leur universalisation les revendications spécifiques — qui permettrait de s’intéresser aux populations qui sont plus discriminées que d’autres, qui multiplient les fardeaux, en donnant à chacun les possibilités de l’émancipation de soi, de l’accès à certains biens sociaux indispensables à la vie en commun, en favorisant pour tous un accès aux ressources essentielles de la société. On lierait ainsi étroitement la question sociale et la question identitaire. On voit bien que les populations concernées multiplient, dans une spirale cumulative, les handicaps. Ce qui n’est pas normal, c’est de s’appuyer sur la victimisation, c’est de risquer la dissolution du lien républicain en disant, par exemple, que le petit Mohamed doit avoir plus que le petit Jean-Christophe parce qu’il serait un « indigène » de la République ou parce que son père a combattu dans l’armée d’Afrique, et qu’à ce titre il aurait un automatique « droit à ». Ce qui me paraît normal en revanche, et c’est le contraire de la victimisation, c’est la République précisément, garantisse à Mohammed et à Jean-Christophe, quelles que soient leurs différences, capacités, besoins… les mêmes possibilités de les exploiter pleinement et d’en faire un atout pour la société dans son ensemble plutôt qu’un risque et une déception. C’est tout à la fois, entre autres choses, de la paix civile, de la qualité du lien social et la compétitivité de la France dont il s’agit. Chacun peut y trouver une justification à agir dans le même sens.
    Je terminerai par un article de foi en quelque sorte. Je suis favorable à ce que la République, à laquelle je suis très attaché, donne plus de moyens à ceux qui en ont le moins parce qu’ils vivent sur un territoire qui cumule les handicaps par exemple. Ainsi, si je suis profondément hostile à une discrimination positive de nature ethnique, si je suis contre les statistiques ethniques et contre l’idée même de quotas, je suis en revanche très favorable à ce que l’on concentre les moyens publics sur les zones et les populations les plus défavorisées — c’est-à-dire celles qui sont le plus éloignées de la République et du lien social — et non que l’on saupoudre, au nom d’un faux principe d’égalité, ces moyens (qui d’ailleurs ne sont pas extensibles à l’infini…) sur des populations larges. Il s’agit de justice et d’équité plus que d’égalité.

(*) Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 13 mars 2007 avec Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques à l’Université de Nice, auteur du livre Le communautarisme – Mythes et réalités, édit. Lignes de Repères, 2007 et Julien Landfried, directeur de l’Observatoire du communautarisme, auteur de Contre le communautarisme, Armand Colin, mars 2007.

Notes
[1] La Gemeinschaft renvoie à une unité morale, à l’enracinement, à l’intimité et à la parenté. Il s’agit d’un type d’organisation sociale qui réalise pleinement les valeurs d’historicité et de mutualité entre ses membres, et qui ne laisse qu’une faible place à l’autonomie individuelle. Les croyances et les institutions ne sont pas choisies ou délibérées, elles sont données, elles ont une valeur légitime intrinsèque. Tönnies utilise pour décrire la communauté l’image du corps (sur le modèle de la « solidarité organique » de Herbert Spencer que reprend Émile Durkheim pour l’opposer à la solidarité mécanique, De la division du travail social, Paris, PUF, 1973 [1893], p. 98-101 notamment) vivant par opposition à la machine que serait la société moderne, associée à la déshumanisation des grandes villes notamment. Dans ces conditions, les gens restent unis malgré tous les facteurs de division, alors que dans la Gesellshaft, ils restent divisés malgré tous les facteurs d’unification. Tönnies décèle dans ces deux modèles une manière spécifique de penser, de ressentir et d’agir : la Wesenwille pour la Gemeinschaft et la Kürwille pour la Gesellschaft. La première est issue d’une volonté naturelle ou spontanée (littéralement une « volonté issue de l’essence »), elle s’inscrit dans l’évolution historique et culturelle du groupe, elle insiste sur la continuité et sur la conformité de la personne à l’intérieur du groupe. La seconde est un choix arbitraire et rationnel qui vient d’une volonté réfléchie (littéralement une « volonté fondée sur un choix »). Les buts dans la Gesellschaft ne sont pas imposés par la tradition, ils sont adaptés aux circonstances et aux changements constatés par l’individu ainsi qu’à ses désirs. La Gesellschaft, c’est la société moderne, celle de l’âge de la domination « légale-rationnelle » décrite par Max Weber qui approfondit et perfectionne la distinction de Tönnies. Celle aussi d’une division en classes conformément à l’industrialisation de la production (voir notamment M. Weber, Économie et société, Paris, Pocket « Agora », 1995 [1921], vol. I, chap. 1er, B-9, p. 78-79, tr. fr. J. Chavy & E. de Dampierre).

[2] CRIF : Conseil représentatif des institutions juives de France.

[3] CRAN : Conseil représentatif des associations noires.

[4] Patrick LOZES, président du CRAN, « Écoutons enfin les Noirs de France », Le Monde, 1er mars 2007.

[5] Le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais avait déposé une plainte prenant appui sur la loi du 19 mai 2001 (dite loi Taubira) « pour révisionnisme » contre Olivier Pétré-Grenouilleau. Historien et universitaire, reconnu par ses pairs, sur le plan national comme international, pour l’excellence de son travail scientifique, il est l’auteur de Traites négrières : Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.

[6] Eric MAURIN , Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Seuil La République des idées, 2004.

[7] Emmanuel TODD, Le destin des immigrés, Seuil, 1994.

[8] La loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, vise « à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe ».

[9] La corsisation des emplois est revendiquée par les indépendantistes corses.

Le communautarisme, mythe ou réalité ? (Laurent Bouvet et Julien Landfried – mars 2007)

Lire  : Lettre n°41

 « Le communautarisme, mythe ou réalité ? »

avec Laurent BOUVET, professeur de sciences politiques à l’Université de Nice, auteur du livre Le communautarisme Mythes et réalités, édit. Lignes de Repères, 2007
et Julien LANDFRIED, directeur de l’Observatoire du communautarisme, auteur de Contre le communautarisme, Armand Colin, mars 2007.

Lettre n°40 – Faut-il avoir peur de l’Iran et de la Corée du Nord ?

François Géré (*)

Février 2007

Ecouter (extrait) :

Dans tous les pays du monde, on assiste à un phénomène assez classique, mais renforcé depuis la fin de la guerre froide, de repli sur les « affaires intérieures », particulièrement en Europe. Ceci s’explique par une conjoncture économique et sociale qui n’est guère prometteuse. Surtout quand on entre dans une séquence d’élection présidentielle.
Je n’aime pas produire de l’angoisse, mais je suis obligé de dire en regardant l’ensemble des indicateurs de la situation internationale que je n’ai pas le souvenir d’une situation aussi grave depuis 1973 avec la guerre du Kippour et la crise pétrolière qui s’en est suivi. En d’autres termes les candidats à l’élection présidentielle de mai 2007 vont se retrouver beaucoup plus vite qu’ils ne le pensent dans une situation internationale que je ne leur envie pas. Il existe des présidents heureux qui prennent leurs fonctions dans une bonne conjoncture internationale et ceux qui arrivent quand les choses vont mal.

Deux crises de nature différente

Nous avons deux crises nucléaires ouvertes, celle de la Corée du Nord et celle de l’Iran. Ces deux crises sont de nature fondamentalement différentes, en terme de capacité, d’objectif politique et de puissance régionale. Mais nous avons assisté, ces trois dernières années, à un phénomène très préoccupant d’interrelations entre les différentes crises. La Corée du Nord et l’Iran ne peuvent pas être taxés d’une connivence très étroite, même s’il existe des liens réels entre les deux pays en matière de coopération dans le domaine des missiles et des échanges de données en matière nucléaire. Rien ne permet de dire aujourd’hui que ces deux pays avancent du même pas de manière concertée. Mais tout se passe comme s’ils avançaient ensemble. Ils sollicitent les mêmes instances internationales : les Nations unies, le Conseil de sécurité (avec le problème des sanctions), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; ils mettent en question la validité du traité de non-prolifération nucléaire de 1970 [1].
L’Iran ayant aujourd’hui une place centrale dans les relations au sein du Proche et du Moyen Orient, le dossier iranien ne peut pas être dissocié de trois autres dossiers : d’abord la Syrie, avec laquelle l’Iran a passé des accords de défense en février 2006, ensuite le Liban compte tenu de la capacité d’influence de l’Iran par rapport au Hezbollah et enfin, si on peut employer ce mot, la « stabilité » de l’Irak dont on peut discuter longuement pour savoir si ce pays est en situation de guerre civile ou de guerre interconfessionnelle ou de guerre interethnique. Quand on examinera la situation de l’Irak de manière rétrospective, on constatera une véritable abomination. Ce qui se passe depuis trois ans est une horreur permanente, payée par des dizaines de vies chaque jour.
Outre ces trois dossiers régionaux, il faut prendre en considération la question israélo-palestinienne vis-à-vis de laquelle l’Iran avait adopté, jusqu’aux dernières élections présidentielles qui ont amené au pouvoir Mahmoud Ahmadinejad, un profil relativement bas, plutôt modéré. Ce nouveau président en a fait un thème majeur de sa diplomatie, avec la victoire du Hamas.
La situation au Proche et au Moyen Orient est donc extraordinairement grave. Nous ne voyons que les débuts d’une crise profonde. Ce qui s’est passé cet été au Liban n’est qu’un avant-goût de ce qui va se développer dans les mois qui viennent, avec une force des Nations unies qui va se retrouver très probablement prise en otage d’ici quelque temps. Il faudra se poser la question de savoir comment on s’en sort, avec qui on passe des alliances.
La Corée du Nord dont le contexte régional est évidemment différent a instauré un système de relations très opaque, de prolifération et d’exportation d’armements. Elle est toujours présente un peu partout, avec des relations avec l’Iran, le Pakistan,… Ces pays composent une nébuleuse d’une grande diversité et d’une grande complexité. Ils n’ont pas les mêmes intérêts, ni les mêmes raisons de s’opposer à la communauté internationale ou de la mettre au défi. George Bush a eu la très mauvaise idée, en février 2002, de regrouper ces pays dans « l’axe du mal », c’est-à-dire l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord et implicitement la Syrie. Quelque temps plus tard, les Étas-Unis, contrairement à la position du Conseil de sécurité de l’ONU, avec certains pays alliés, ont attaqué l’Irak. Les Iraniens et les Nord-coréens se sont alors sentis les prochaines cibles. Il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a rien pu faire. Les Irakiens avaient accepté des inspections sur leur territoire, sans résultat – et pour cause – et ils n’ont pas été protégés de sanctions pour autant. L’Iran et la Corée du Nord se sont donc sentis en danger et se sont demandé ce qui pourrait les protéger. Les Nord-coréens ont pensé immédiatement au développement d’une arme nucléaire. Les Iraniens ont élaboré un système beaucoup plus sophistiqué, mais la question s’est posée du développement des activités électronucléaires. Tel est le contexte depuis le début de l’année 2003.
Même s’il n’y a pas de lien entre les activités de prolifération nucléaire et le terrorisme, même si tout ce qui avait été raconté sur Saddam Hussein et Al Qaida relève de la pure fantaisie, depuis la fin de l’année 2003, la dégradation de la situation de l’Irak a fait que ce pays est devenu le substitut à ce qu’avait été l’Afghanistan, c’est-à-dire une base d’entraînement, de formation, pour des centaines ou peut-être des milliers de gens, motivés d’abord par la volonté de lutter contre les Américains et leurs alliés en Irak même. Ils viennent pratiquement du monde entier, de pays musulmans mais aussi de groupes dans les pays européens. Un jour ou l’autre ils reviennent vers leurs pays d’origine, en Europe ou en Arabie saoudite ou ailleurs. L’Irak se trouve aujourd’hui au centre de ce processus de formation de menaces potentielles. Comme les États-Unis ne sont pas en mesure de trouver une solution politique, l’Irak devient une carte dont jouent les uns et les autres, les Syriens et les Iraniens. En septembre 2005, l’administration Bush avait, par la voix de son ambassadeur à Bagdad Zalmay Khalilzad, demandé aux Iraniens d’ouvrir un dialogue sur la stabilisation de l’Irak. Ceci n’a pas marché car on peut difficilement demander d‘un côté de discuter pour stabiliser l’Irak et d’un autre côté menacer de sanctions devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Quel gouvernement serait assez schizophrène pour donner des garanties d’un côté et supporter des ennuis de l’autre ?

Iran : programme nucléaire depuis 1972

L’Iran, sous le règne du Shah, en 1972, a considéré qu’il devait développer un programme industriel électronucléaire. La première question venant à l’esprit consiste à dire que l’Iran est le troisième détenteur mondial de pétrole, le deuxième de gaz et qu’il n’a donc pas besoin de se doter d’une industrie électronucléaire. La réponse iranienne est celle de tout pays en voie de développement doté d’énergie fossile : ces énergies fossiles sont par définition non renouvelables et les besoins d’énergie électrique en Iran sont immenses. Ne vaut-il pas mieux préserver l’avenir, c’est-à-dire diversifier les sources d’énergie ? Plutôt que consommer en Iran les énergies fossiles, ne vaut-il pas mieux les réserver pour l’exportation ? Elle rapporte une manne importante qui représente environ 60% du PIB iranien ? D’où le choix de se doter, progressivement d’une industrie nucléaire civile.
Depuis la chute du Shah d’Iran, il ne s’est pas passé grand chose. Tous les programmes qui avaient été développés avec les pays occidentaux ont été arrêtés. L’Iran a connu une guerre de huit ans contre l’Irak, de 1980 à 1988. Au sortir de la guerre, les Iraniens ont voulu développer les installations de la grande centrale de Bouchehr qui avait été construite d’abord avec les Allemands. Les Iraniens ont demandé à l’Allemagne de reprendre les travaux dans une situation désormais pacifiée. Les Allemands ont refusé. Il faut dire que l’on avait, entre temps, découvert que l’industrie allemande avait abondamment approvisionné l’Irak dans son programme nucléaire militaire clandestin. Le gouvernement, dès 1990, a pris une série de mesures visant à interdire l’exportation de technologies sensibles, en particulier dans le domaine nucléaire. Les Iraniens font valoir, à juste titre, le paradoxe qui consiste à dire que les Allemands ont vendu de la technologie à l’Irak et que c’est à l’Iran d’en faire les frais.
Les Iraniens se sont alors tournés vers d’autres pays. C’est la Russie qui a contribué au développement du complexe nucléaire de Bouchehr. La reprise du programme par les Russes en 1995 n’a pas été une merveille de développement industriel. En effet cette centrale ne devait entrer finalement en service que fin 2006. Cette coopération n’a pas enchanté les Iraniens qui préfèreraient avoir d’autres partenaires. Ils se sont tournés vers la Chine. Elle s’est finalement décommandée en raison d’une très forte pression américaine. Sous l’administration Clinton, les Chinois ne voulaient pas trop faire de peine aux États-Unis. Les Iraniens se sont alors tournés vers le Pakistan, à travers une sorte de consortium international créé plus ou moins clandestinement par le patron de l’agence pakistanaise de l’énergie atomique, Abdul Qadeer Khan qui leur a donc vendu des centrifugeuses pour l’enrichissement de l’uranium. Ces achats ont été réalisés d’une manière semi-clandestine. L’Iran, membre signataire du traité de non-prolifération, a le droit de développer une activité électronucléaire civile pour laquelle il existe deux filières, l’uranium enrichi ou le plutonium. Comme les Pakistanais ne maîtrisaient pas le plutonium, les Iraniens ont acheté les moyens de la filière uranium enrichi. Un pays qui veut développer son industrie en a parfaitement le droit en se procurant ce genre de matériel. Pour enrichir de l’uranium, l’un des procédés est la centrifugation. Pour tout programme civil, on a créé des centrifugeuses qui permettent d’enrichir l’uranium à 3 ou 4 % et qui fournissent du combustible pour des réacteurs nucléaires civils. Tout est parfaitement légal et peut être contrôlé par l’AIEA. C’est le cas de l’Iran puisque ses installations sont sous le contrôle de l’agence.
Bien entendu, à partir du moment où l’on maîtrise complètement le cycle de l’enrichissement de l’uranium, se pose la question de la décision d’enrichir à un taux de 90% pour avoir une matière dite « de qualité militaire », pouvant servir à la fabrication d’une arme nucléaire.
L’acquisition de ces centrifugeuses par l’Iran est dite « semi-clandestine » car elle était connue. Certes ce n’était pas à la une des journaux, mais on savait en 1995,-non seulement dans le secret des services de renseignement, mais aussi dans les milieux spécialisés, les milieux scientifiques et industriels – qu’un peu plus de quarante scientifiques et ingénieurs iraniens étaient partis se former au Pakistan, bien entendu aux techniques de l’enrichissement. À l’époque ceci n’avait pas fortement perturbé. On constatait simplement l’effort des Iraniens pour développer des compétences.
Pourquoi la crise démarre-elle en 2002 ? À l’été 2002, les États-Unis, ayant quasiment achevé les préparatifs de l’invasion de l’Irak, ont décidé de rendre publics certains éléments accusant l’Iran de développer un programme nucléaire clandestin. Il faut faire très attention aux dates, car elles jouent un rôle considérable. En août 2002, le groupe dit des Moudjahiddines du peuple iranien (OMPI) [2] , lors d’une conférence de presse à Washington a présenté des photos satellites – qui venaient bien sûr des services de renseignement américains – montrant certaines installations, notamment des installations préfigurant une centrale d’enrichissement. On s’est rendu compte qu’effectivement, depuis un certain temps, les Iraniens construisaient un programme de centrifugation sans l’avoir déclaré à l’AIEA. Si c’était purement civil, il eût été préférable de lui en faire part. La crise est née de là. L’AIEA a demandé des explications à l’Iran. Elles ont tardé à venir. Au début de l’année 2003, les inspecteurs de l’agence ont pu procéder à une série d’inspections sur les sites qu’ils n’avaient pas vus. Ils ont constaté la mise en route d’un programme d’enrichissement de l’uranium. Mais quand on voit une usine d’enrichissement de l’uranium – on m’a très aimablement promené dans les installations nucléaires iraniennes – on y voit un programme identique à ce que l’on trouve dans tous les pays qui font de l’enrichissement de l’uranium. Il faut bien commencer par le commencement. On ne peut que constater qu’ils font de la conversion pour obtenir de l’hexafluore d’uranium, qu’ils essaient des tubes pour la centrifugation,… Pour aller vers quoi ? C’est la question.
À partir d’octobre 2003, trois pays de l’Union européenne, la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne ont entamé des négociations très compliquées avec l’Iran pour obtenir dans un premier temps la suspension des activités d’enrichissement, ce que les Iraniens ont accepté à la fin de 2003. La suspension a été réelle jusqu’à l’été 2005. Ces négociations ont été très difficiles. Elles ont achoppé sur un problème fondamental. Pour les Iraniens, la suspension devait permettre d’instaurer un régime de contrôle permettant de continuer les activités d’enrichissement de telle manière que les divers pays de la communauté internationale et l’AIEA puissent avoir confiance et vérifier le caractère pacifique du programme iranien. Pour les pays de l’Union européenne, et derrière eux les Étas-Unis, cette suspension ne devait être que le préambule à un arrêt total du programme d’enrichissement d’uranium. Or, les Iraniens, depuis le départ, avec une constance qu’il faut leur reconnaître, ont toujours dit que ceci n’est pas négociable. Pays souverain, membre du TNP, l’Iran reconnaît des pratiques peu claires avec l’AIEA, mais estime avoir le droit à la technologie de l’enrichissement.
Les deux ans de négociation, entre les Européens et les Iraniens auxquels on a offert beaucoup de choses intéressantes pour leur développement économique, ont été un véritable dialogue de sourds. Il s’est interrompu avant même l’élection d’Ahmadinejad. J’ai rencontré en mai 2005 les négociateurs iraniens qui se sont plaint de l’attitude de l’Union européenne lui reprochant de gagner du temps pour arrêter le programme d’enrichissement, leur reprochant d’être le cheval de Troie des États-Unis. Ahmadinejad a été élu un mois et demi plus tard. Même si celui-ci exprime un changement de ton et d’attitude sur la scène internationale, il n’y a pas de rupture entre un avant et un après Ahmadinejad.
Une tentative de reprise des négociations a eu lieu. J’ai le sentiment qu’en août 2006 on n’était pas loin d’une espèce d’accord. Les Iraniens disaient être prêts à internationaliser leurs activités d’enrichissement en créant un consortium international où participeraient les différents pays intéressés, avec des ingénieurs et techniciens du monde entier. Pour des raisons que je ne m’explique pas très bien, cette affaire a finalement capoté. On en revient à la case départ, l’Iran ne veut pas céder sur son droit à enrichir et se prépare à des sanctions.

Corée du Nord : stratégie de « bord du gouffre »

La situation de la Corée du Nord est totalement différente. Elle a un seul objectif : sauver le pouvoir de la caste militaro-féodale qui détient l’essentiel de la richesse du pays. Cette caste ne vit pas trop mal tandis que la population vit entre la disette et la famine. Les Nord-coréens n’ont absolument pas besoin de l’arme nucléaire en tant que telle. Elle ne servirait aucun but régional, contrairement à l’Iran pour qui on peut dire qu’elle pourrait être une arme de prestige afin de rayonner dans la région et de se poser en grand État du Moyen Orient. Rien de tel en Corée du Nord. Depuis la fin de la guerre froide, les Nord-coréens utilisent le nucléaire comme une espèce d’arme de marchandage diplomatique et économique. « Nous n’avons pas d’argent, financez-nous ! Nous avons de vieux réacteurs plutonigènes, remplacez-les par des réacteurs modernes non proliférants ! ».
L’administration Clinton entre 1992 et 2000 a réussi à établir une structure de dialogue – avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud – qui a permis pendant sept ans de stopper le programme nucléaire militaire de la Corée du Nord. Ensuite l’administration Bush qui avait considéré par définition que tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs était nul et non avenu, surtout en matière de prolifération, a annoncé des changements spectaculaires et il ne s’est rien passé, si ce n’est la rupture avec les Nord-coréens. En avril 2002, des photos américaines ont montré que la Corée du Nord avait arrêté son programme de plutonium, mais commencé un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium. Les Nord-coréens l’ont reconnu et décidé de le maintenir. Les Américains ont alors cessé leur approvisionnement énergétique et ils ont rompu l’accord-cadre qui avait été signé en 1995 avec la Corée du sud, le Japon et la Chine. On est entré dans une période de crise rampante avec l’ouverture d’une conférence dite des six (Corée du Nord, Corée du Sud, Chine, Japon, les États-Unis et Russie). Après cinq tours de négociation, le 19 septembre 2005, on arrive à un accord. Les Nord-coréens déclarent qu’ils arrêtent toutes leurs activités nucléaires militaires. Ils acceptent le programme de soutien économique qui leur est proposé en contre-partie. Pendant quatre jours on a cru que c’était terminé. Quatre jours plus tard, les États-Unis dénoncent la Corée du Nord pour contrefaçon de monnaie et blanchiment illégal de faux dollars. Ces faits exacts devaient-ils être un prétexte de rupture ? Tout le monde n’est pas nécessairement d’accord. Toujours est-il que l’accord de septembre 2005 est caduc, pratiquement dès sa signature. On entre alors dans la période de confrontation qui culmine avec « l’expérience » nucléaire baptisée par la Corée du Nord « essai nucléaire » du 9 octobre 2006.
Nous sommes dans une double impasse. La première avec l’Iran car on ne voit pas quel type de sanction pourrait fonctionner. L’Iran est loin d’avoir l’arme nucléaire mais pourrait d’ici quelques années fabriquer suffisamment d’uranium hautement enrichi pour l’acquérir. Quant à la Corée du Nord, des sanctions la mettraient dans une situation tellement catastrophique qu’elle pourrait jouer de la stratégie du « bord du gouffre ». Ce discours s’adresse aussi aux Chinois qui approvisionnent le pays en denrées alimentaires et en énergie. « Si vous nous poussez à la mort, nous avons l’arme nucléaire. Si nous devons périr, d’autres périront avec nous ». Quand les Nord-coréens considèrent les sanctions économiques comme un acte de guerre, il y a bien sûr une part de provocation, mais ce n’est pas totalement faux. Prendre des sanctions économiques contre ce pays qui n’a pas d’économie, c’est le condamner à relativement court terme (entre un an et un an et demi). Aucun pays de la région (ni la Chine, ni le Japon, ni la Corée du Sud) ne veut pousser à bout le régime nord-coréen. Là encore on ne voit pas très bien ce que pourrait donner une politique de sanctions.
La Corée du Nord et l’Iran ont en tout cas en commun que toute option militaire déboucherait sur une catastrophe. Personne ne le souhaite. Toutefois dans le cas Nord Coréen on a des risques de « dérapage militaire » avec une armée extrêmement agressive. Un enchaînement de petits événements au départ pas trop graves peut déclencher l’ensemble d’un processus allant très vite et pouvant faire très mal.

Débat

Quelle prolifération ? Quel risque nucléaire ?

– Q : Dans les négociations avec l’Iran intervient la distinction entre le nucléaire civil et militaire. On tourne en rond avec hypocrisie car on peut accéder au militaire par le civil. Cette distinction est-elle opératoire dans une négociation ? Dans le cas coréen, les pays européens ne sont pas des acteurs directs et la situation est différente. Sommes-nous vraiment concernés par la Corée du Nord ?

– François Géré : La distinction entre nucléaire civil et militaire est la base même de l’ordre international depuis au moins le traité de non-prolifération de 1968, mais déjà auparavant. L’AIEA [3]a été créée en 1956 et je rappelle – ce qu’on oublie trop souvent – qu’elle avait pour but de promouvoir le développement du nucléaire civil à travers le monde dans tous les domaines possibles : médical, agricole,…
Le TNP est venu apporter la garantie suivante : les pays signataires, en tant que pays non dotés de l’arme nucléaire, non seulement ont le droit de développer leur industrie électronucléaire civile mais les pays membres du TNP en tant qu’États dotés de l’arme nucléaire ont le devoir d’aider les autres à développer leur industrie civile. Si on commence à dire que le nucléaire civil et le nucléaire militaire reviennent au même, on détruit tout ce système. Si on ne parvient pas à trouver une solution pour la Corée du Nord – et je pense que ce pays est tout à fait disposé à se débarrasser de ses matières militaires – et si on ne trouve pas une solution pour que l’Iran puisse s’insérer dans la communauté des pays qui ne disposeront pas de l’arme nucléaire mais ont le droit à une industrie électronucléaire civile, cela signifie que les institutions qui ont été mises en place ne fonctionnent plus. Le TNP est signé par 189 pays, dont cinq disposent officiellement de l’arme nucléaire. 
Prenons l’Iran au mot et mettons son industrie nucléaire civile sous contrôle de l’AIEA. Parce que les sanctions dures (à supposer qu’elles soient efficaces) ne sont voulues ni par la Russie, ni par la Chine, ni par le Japon ni par l’Inde. Ne parlons pas du Pakistan. D’éventuelles sanctions ne fonctionneront pas car, en rétorsion, l’Iran refusera les inspections de l’AIEA et sortira du TNP [4] pour n’être en contravention avec aucun traité. Quand le programme nucléaire iranien deviendra totalement opaque, je serai alors vraiment préoccupé ! Je ne saurai plus ce qu’ils font. Or, je préfère savoir.

– Q : L’opinion a très peur de la bombe atomique. Nous assistons à des phénomènes inquiétants, mais en même temps le déséquilibre n’est pas si grand. Tout le monde sait qu’Israël a une arme nucléaire et n’est pas démuni face à l’Iran. Pendant la guerre du Golf en 1991, l’Irak a envoyé des missiles sur Israël. Qu’aurait fait Israël en matière de riposte nucléaire si l’Irak avait utilisé des armes chimiques ou bactériologique ? Qu’en est-il techniquement des possibilités nucléaires d’Israël ?

– François Géré : Dans le raisonnement stratégique iranien, il y a le souvenir très fort de la guerre contre l’Irak : « Si on avait eu l’arme nucléaire les Irakiens n’auraient jamais osé nous attaquer et n’auraient jamais utilisé d’armes chimiques contre nous. » Par ailleurs Israël a fait clairement savoir qu’en cas d’attaque, ne serait-ce que chimique, venant de l’Irak en 1991, la riposte aurait été « dévastatrice et disproportionnée ». Le message a été nettement entendu. Les Irakiens ont tiré des missiles Scud avec des charges purement conventionnelles.
Finalement, si on introduit l’arme nucléaire dans le jeu, les principes de dissuasion mutuelle ne vont-ils pas se mettre à fonctionner ? Dans ce genre de situation, en raison et en logique, on est tenté de répondre par oui. Inversement on est obligé de se dire qu’on n’a pas envie d’en voir la preuve. Il est préférable de ne pas avoir d’arme nucléaire. Les responsables iranien, avec lesquels j’ai discuté, savent parfaitement ce qu’est la dissuasion nucléaire. Les déclaration selon lesquelles ils promettent de se doter de l’arme nucléaire pour « vitrifier » Israël ne me paraissent pas réalistes. Mais s’ils ne le proféraient pas, ce serait mieux aussi. Certains soutiennent que ce sont de simples propos de surenchère dans le monde musulman, mais cet argument ne me satisfait pas non plus. Si l’on voyait défiler, à Téhéran ou ailleurs, des missiles balistiques portant l’inscription : « Mort à la France » et « La direction de nos missiles, c’est Paris », nous aurions raison de prendre la chose au sérieux. Certes, on saurait quoi répondre en évoquant nos sous-marins et en incitant à la réflexion avant l’action. Il est tout de même préférable de ne pas arriver à ce genre de situation, autant que possible.

– Q : Les pays qui ont l’arme atomique ne l’ont pas tous de la même façon. Les États-Unis n’ont pas les mêmes capacités que la France ou le Pakistan. Depuis Hiroshima, il y a eu des évolutions technologiques, qu’en est- il des rapports de force dans ce domaine ?

– François Géré : Dans tout ce que j’ai dit à propos de l’Iran et de la Corée du Nord, on raisonne sur des armes de fission, c’est-à-dire des armes dont les dégagement d’énergie sont de l’ordre de 10 à 50 kilotonnes. Les cinq grandes puissances nucléaires reconnues ont des armes thermonucléaires, c’est-à-dire des armes de fusion. Cette arme de fusion est amorcée par une arme de fission. Les dégagements d’énergie sont de l’ordre de 100, 500 kilotonnes, voire une mégatonne ou plus. Les Soviétiques avaient mis au point une arme de 23 mégatonnes, je n’ai jamais compris pourquoi, si ce n’est dans la pure logique du développement de l’arme nucléaire. Entre les cinq grands, il n’y a pas vraiment de différence en termes de savoir-faire et de capacité des armes. Les États-Unis et la Russie ont la panoplie complète depuis le tout petit jusqu’au très gros. Il existe aussi des différences en matière de rayonnement des énergies, de sélection des rayonnements… Mais on entre ici dans une sophistication dont la nécessité n’est pas évidente, si ce n’est le but de faire travailler un grand nombre de scientifiques dans de grands laboratoires. En terme d’effet final, il n’y aurait pas de résultats très différents. Mais j’insiste : pour les cinq grands et je pense que c’est vrai aussi pour Israël, l’Inde et le Pakistan, ces armes nucléaires reste des armes de dissuasion.

Terrorisme et prolifération : quels dangers réels ?

– Q : Le traité de non-prolifération nucléaire a son origine dans une période d’affrontement des deux blocs. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité maîtrisaient ensemble la situation en se contrôlant mutuellement de manière assez rigoureuse. Entre temps une prolifération a eu lieu, vous l’avez évoquée. Mais plus récemment un nouveau danger est apparu, celui du terrorisme. La France l’a connu dans les années quatre-vingt. Il s’est largement développé depuis. On dit qu’il pourrait y avoir une alliance objective entre les terroristes du type Al Qaida et les États dit voyous. Dans la politique internationale actuelle des grands du Conseil de sécurité, quelle est la part relative du danger qu’ils accordent au nucléaire qui prolifère et au terrorisme qui prolifère également ?

– François Géré : Dans ce domaine, il faut être aussi rigoureux que possible. À propos de la prolifération nucléaire, je rappelle qu’en 1960, au début de l’administration Kennedy, un grand mouvement a donné lieu ultérieurement à un traité de non-prolifération. Les services américains prédisaient à l’époque que vingt ou vingt-cinq États seraient dotés de l’arme nucléaire dans les vingt ans à venir. Or, il faut être catégorique sur ce point, la prolifération nucléaire en tant que telle a été incroyablement faible. En 1960 il existait quatre États nucléaires : la France venait de faire son premier essai, à la suite des Étas-Unis, de l’URSS et de la Grande-Bretagne. La Chine allait le faire en 1963. On peut considérer qu’Israël avait accès à une capacité nucléaire à la fin des années soixante. Soit cinq plus un. Jusqu’en 1998, on est resté à cinq plus un. Entre temps on a eu le petit épisode de l’Afrique du Sud qui s’est dotée, clandestinement, officiellement de six armes nucléaires et qui, en 1993, les a confiées à l’AIEA pour leur démantèlement. En 1998, ont lieu les essais nucléaires indiens et pakistanais. C’est tout. Ce n’est pas monstrueux. On peut considérer que c’est regrettable, mais on doit constater que la relation entre l’Inde et le Pakistan est bien plus stabilisée qu’elle ne l’était voici dix ans. Ces deux pays font extrêmement attention. Ils ont signé toute une série d’accords. Ils s’avertissent quand ils font des essais de tirs. La situation du Cachemire n’est pas réglée, mais elle n’est pas prétexte à une escalade militaire.
La prolifération nucléaire n’est pas aussi catastrophique qu’on le pense. Alors, la Corée du Nord ? On sait que depuis 1994, la Corée du Nord a retraité du plutonium. Elle dispose de la capacité à faire des « expériences » nucléaires militaires. Je suis prudent sur les termes car ce qui a été testé le 9 octobre 2006, c’est plus de l’ordre de « l’expérience » ouvrant la voie à d’autres « expériences ». Ceci nous montre que ce pays n’a pas encore la capacité d’assembler une arme. Il est incontestablement sur le chemin, mais s’il n’y a pas de dérapage malheureux, à mon avis, la Corée du Nord va vendre sa capacité nucléaire militaire. La question est de savoir si on veut bien l’acheter. Je répète encore une fois que c’est un affreux régime, mais acheter sa capacité nucléaire ne serait pas une mauvaise opération. Ceci permettrait de renforcer le TNP [5], même si cela doit coûter quelques milliards de dollars.
Je n’aime pas vendre de l’angoisse, mais je ne cherche pas non plus à vous rassurer. En ce qui concerne le terrorisme, il faut faire très attention. Un État comme la Corée du Nord a retraité du plutonium, il a des matières de qualité militaire et a fait une expérience qui n’est pas encore au niveau d’une arme. Réaliser une arme nucléaire suppose une infrastructure scientifique et technique. Il faut au minimum 3000 à 5000 personnes formées à un haut niveau. Il faut les connaissances de l’assemblage d’une arme et les compétences pour la faire détonner. On vous dit qu’il est possible de fabriquer une arme nucléaire en consultant Internet. Essayez et on en reparlera. Quand un journal vous montre le schéma d’une arme, il ne montre pas tout le processus. Il reste de sérieux verrous technologiques. Un certain nombre d’États peuvent les franchir. Une organisation terroriste ne le peut absolument pas. On ne fabrique pas de bombe atomique dans son garage, ni dans les grottes pakistanaises de Tora Bora.
On dira que des terroristes peuvent acheter des armes nucléaires. Mais à qui ? Depuis seize ans, avec la chute de l’URSS, on répète que les Russes sont prêts à en vendre. Mais les trafics qui ont eu lieu portent sur des volumes de matières absolument ridicules dans la plupart des cas. Il y a eu un incident grave sur 300 grammes de matière de qualité militaire, d’uranium hautement enrichi. Mais on ne peut pas faire grand chose avec 300 grammes. La Russie, c’est une de ses grandes qualités, continue à faire attention.
La solidarité islamiste ? Les Pakistanais ont vendu des technologies nucléaires utilisables pour le civil qui peuvent être développées dans le domaine militaire. Mais les Pakistanais ont vendu de la technologie civile que les Allemands, les Français, les Canadiens ne voulaient plus vendre. Si vous dites à un responsable pakistanais que son gouvernement est disposé à offrir sur un plateau une arme nucléaire à une organisation terroriste aussi islamiste soit elle, il vous regardera vraiment comme un amateur. Il existe une loi fondamentale dans le domaine de l’arme nucléaire : il est difficile de l’acquérir, de la fabriquer et une fois qu’on l’a, c’est pour soi, on ne la donne pas aux autres. On n’en fait pas cadeau. Je ne vois aucun pays disposé à prendre le risque de céder, au non de je ne sais quelle idéologie, une arme nucléaire à une organisation terroriste dont personne ne sait dans quelles conditions elle l’utiliserait. Les États ne plaisantent pas avec le nucléaire. Il ne veulent pas s’en séparer.
Toutefois, pour se donner un vrai petit frisson, il faut noter qu’il est possible de fabriquer une arme conventionnelle dans laquelle on introduit des matières de déchets radiologiques. C’est ce qu’on appelle une « bombe sale ». Si elle explose dans le centre d’une grande ville, ne seront tués que les personnes dans le périmètre du souffle de l’explosif conventionnel. Au-delà les victimes seront légèrement contaminées mais n’en seront pas tuées. Néanmoins l’impact psychologique d’un événement de ce genre serait certainement épouvantable. Il faudrait que les populations y soient un peu plus sensibilisées qu’elles ne le sont actuellement. Il faudra peut-être prévoir dans quelque temps chez soi des ampoules pour contrer les effets du césium afin d’éviter d’être incommodé pendant trois semaines ou un mois. Ceci se fait actuellement autour des centrales nucléaires, on pourrait peut-être le généraliser à toute la population. Mais je ne suis pas convaincu du degré d’opportunité de telles mesures actuellement. Si une tentative terroriste de ce genre avait lieu en Europe, on procéderait immédiatement à de telles protections. Dans l’entre-deux-guerres, on avait des masques à gaz familiaux dans un placard, puis au bout d’un certain temps on a fini par oublier l’endroit où ils avaient été rangés. Il ne faut pas dramatiser, mais une bombe radiologique n’est pas trop compliquée à construire et l’impact psychologique et politique serait très nuisible. En réalité ça perturberait un peu la circulation dans le centre ville pendant quelques heures, mais ce ne serait pas plus grave.

Que veut l’Iran ?

– Q : L’Iran veut s’affirmer en tant que puissance régionale. Les déclarations d’Ahmadinejad sur la destruction d’Israël font partie d’une stratégie consistant à enfoncer un coin dans le monde arabe. L’Iran chiite voudrait obtenir la sympathie des sunnites en visant Israël, au moins en parole pour l’instant. N’est-ce pas dans ce but que l’Iran veut-il devenir une puissance nucléaire ? Vous parliez d’un prestige régional. Mais dans le cas où l’Iran en disposerait, on peut craindre son utilisation.

– François Géré : Un président des Étas-Unis dit : « Vous êtes l’axe du mal », et passe à la phase n° 1 en Irak. Indépendamment du caractère non sympathique du gouvernement concerné – personne n’aime Kim Jong Il et personne n’a un amour débordant pour Ahmadinejad et les mollahs iraniens -, à partir du moment où un pays est désigné par la première puissance militaire mondiale comme leur ennemi, il est obligé de se poser des questions. L’Iran doit se demander quel est le meilleur moyen pour assurer sa sécurité. Les Iraniens, même s’il réfutent cette idée en affirmant : « Nous n’avons pas besoin de l’arme nucléaire pour assurer notre sécurité, nous sommes un grand pays avec une grande armée… », ont bien sûr cette idée en tête. Selon moi, ils veulent pouvoir, s’ils l’estiment nécessaire, être en mesure un jour de réaliser l’arme nucléaire. À l’heure actuelle, ils se mettent dans une position, certains le disent explicitement, à peu près équivalente à celle du Japon. Ce pays est une puissance nucléaire civile d’un tel niveau qu’en six mois il pourrait avoir l’arme nucléaire s’il le décidait. Les Iraniens veulent se mettre dans une situation où ils pourraient aller vers l’arme nucléaire.
Ahmadinejad, ce n’est pas nouveau, veut se mettre dans les bottes de Khomeyni. C’est en effet Khomeyni qui a introduit l’agressivité à l’égard d’Israël avec une propagande véritablement antisémite. Ahmadinejad se présente comme le pieux héritier du grand guide suprême de la révolution. Il reprend la même rhétorique agressive et un peu de la manœuvre de Khomeyni, étouffée dans l’œuf avec la guerre contre l’Irak. Il se présente comme le meilleur défenseur de la foi, en transcendant à la fois les critères étatiques et religieux, de manière à dépasser la division entre chiites et sunnites. Ahmadinejad instrumentalise Israël au service de cette stratégie, de la même façon que c’est lui qui a lancé la crise à propos des caricatures de Mahomet. L’Arabie saoudite n’y avait pas prêté une attention particulière ; seules quelques organisations pieuses avaient protesté. C’est Ahmadinejad en visite en Arabie saoudite qui a ressuscité cette affaire quasiment morte. Les autorités iraniennes veillent avec le plus grand soin à tout ce qui pourrait être perçu comme des attaques contre l’islam ou contre la foi avec la volonté de se mettre en avant comme le grand gardien de la foi par-dessus tous les clivages.

– Q : Quelles sont les sources réelles du pouvoir en Iran ? Vous avez cité des autorités que vous avez rencontrées. Le président élu Ahmadinejad fait des déclarations hostiles à Israël qui heurtent la communauté internationale au risque de se voir freiné dans son accession au nucléaire civil. Si sa motivation n’est que le développement d’un nucléaire civil, pourquoi tient-il un tel discours idéologique et politique ?

– François Géré : Il faut distinguer deux aspects. Le premier c’est qu’Ahmadinejad développe un discours extrêmement agressif et hostile à l’égard d’Israël et, parallèlement, continue à dire qu’il n’est absolument pas question que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On a parfois du mal à intégrer cette donnée, mais officiellement, pour les autorités religieuses iraniennes, l’arme nucléaire est considérée comme proscrite. Une fatwa explicite déclare que l’arme nucléaire est contraire à la religion musulmane. J’ai tendance à dire, avec notre mécréance occidentale, que les discours théologiques peuvent être changés par les théologiens en fonction des besoins de la situation. Si on étudie la logique du discours d’Ahmadinejad, on voit que d’un côté il faut éliminer le sionisme et qu’Israël doit être rayé de la carte du Moyen-Orient et d’un autre côté l’arme nucléaire est malfaisante par nature.
Ahmadinejad est président élu, c’est vrai, mais le pouvoir réel est entre les mains du guide suprême Khamenei autour duquel existent une série d’instance politiques comme le Conseil du discernement présidé par Rafsandjani. Ahmadinejad lui-même est extraordinairement dépendant du Conseil des gardiens de la révolution dont il est un peu l’émanation. Dans ce conseil, certains sont beaucoup plus puissants que lui. Le fait que ce soit un président élu ne joue qu’un rôle très limité dans l’équilibre des instances de pouvoir et leurs relations réciproques. Je passe sur tous les services de renseignement et de sécurité d’État… Ahmadinejad ne dit et ne fait rien sans l’accord des autorités qui lui sont supérieures ou qui l’entourent. Le jour où on lui demandera de dire autre chose, il le fera ou on se séparera de lui.

– Q : Aux États-Unis, on assiste à des campagnes sur la nécessaire guerre à l’Iran, dénonçant la lâcheté de l’inaction, comme à la veille de la guerre en Irak. Les États-Unis sont-ils vraiment prêts à déclencher une nouvelle guerre avec l’Iran ?

– François Géré : Il y a toujours aux États-Unis un groupe très agressif et qui continue à dire qu’on a eu tort de s’arrêter à Bagdad qu’il aurait fallu aller en Syrie, la prochaine cible étant les Iraniens, car il faut les arrêter dans leur prolifération nucléaire. Ce sont toujours les mêmes : Dick Cheney, Donald Rumsfeld,… George Bush les avait gardés pendant son second mandat. Il s’est trouvé dans la situation très désagréable de l’Irak et a subi la défaite électorale des élections de mid-term du 7 novembre 2006. Malgré la défaite des Républicains, malgré le remplacement de Rumsfeld, il ne faut pas s’attendre à un discours très différent de l’administration Bush pendant les deux prochaines années. Mais ces discours se heurtent à la réalité des difficultés rencontrées par les États-Unis aujourd’hui en Irak. Dire « On va attaquer l’Iran » n’a pas de sens.

Quel rôle peuvent jouer la France et l’Union européenne ?

– Q : Qu’en est-il exactement des relations de la France avec l’Iran ? Il y a eu des contrats anciens concernant l’uranium. J’ai entendu dire qu’il y avait eu en France des attentats à cause de conventions qui n’avaient pas été suivies par un gouvernement de la gauche.

– François Géré : Les Iraniens ont reparlé récemment d’Eurodif. C’est un feuilleton extrêmement compliqué. Brièvement, en 1972 le Shah d’Iran qui était un grand ami de la France offre un accord. Eurodif est une usine d’enrichissement de l’uranium implantée dans le site nucléaire du Tricastin, à Pierrelatte dans la Drôme. L’Iran prête un milliard de dollars US pour la construction de l’usine, afin d’avoir le droit d’acheter 10% de la production d’uranium enrichi du site. Mais c’est le dernier gouvernement du Shah lui-même, celui de Chapour Bakhtiar, qui dénonce cet accord considéré comme beaucoup trop onéreux. Khomeyni qui arrive au pouvoir trouve une situation mal engagée. Les Iraniens avaient payé mais avaient décidé de se désengager. Il y avait bien une clause de pénalités de désengagement, mais sur fond de révolution Khomeyni disant ne pas reconnaître les dettes du Shah, voulait que la France rende purement et simplement en totalité le capital versé par les gouvernements précédents. La France a différé le règlement de cette affaire. La situation a viré à l’aigre et à des actions malveillantes des services secrets iraniens contre notre pays. Après quoi, François Mitterrand a nommé un ambassadeur extraordinaire pour régler le problème avec les Iraniens. Les sommes dues ont été rendues. Mais les Iraniens ont aujourd’hui une position un peu bizarre. Considérant que l’accord n’a pas été formellement dénoncé, ils estiment qu’il serait possible de le réactiver. Par ailleurs il existe un phénomène bien plus sérieux. Les Iraniens ne sont contents ni de la coopération avec les Russes ni de la qualité des équipements fournis par les Pakistanais. Ils seraient bien plus satisfaits avec une technologie de bonne qualité comme celle des entreprises françaises. Au début de l’accession de l’Iran au nucléaire, étaient engagés beaucoup de pays de l’Ouest : les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique. Il manquait les Britanniques car les Iraniens, pour des raisons historiques, ne les aimaient pas trop.

– Q : Quelle est la position spécifique de la France ? Vous avez dit que les sanctions économiques sont loin d’être efficaces pour la Corée du Nord et les sanctions militaires encore moins dans les deux cas. La diplomatie doit jouer son rôle. Quel peut être le rôle de la France face aux États-Unis qui ont une position très dure sous l’administration Bush ?

– François Géré : Dans cette affaire la France joue un double rôle. D’une part, elle a une position importante sur le plan industriel et technique. Nous avons potentiellement les moyens de passer des accords de coopération avec les Iraniens, de favoriser la création d’un consortium international qui « encagerait » le programme électronucléaire iranien. Cet atout technique n’est pas négligeable. D’autre part, la France considère depuis le début qu’il faut éviter une rupture avec l’Iran. On ne voit pas raisonnablement d’autres options. L’option militaire est totalement hors de question, en terme d’efficacité. Nous recherchons depuis le début une solution négociée qui soit acceptable par tout le monde. Cette solution permettrait de se rapprocher de l’Iran, non pour des histoires de « gros sous », mais parce que l’Iran est incontournable dans le processus de stabilisation d’un Moyen-Orient qui va très, très, très mal. Dans l’immédiat je préfèrerais un Iran qui contribue à la lutte contre le terrorisme plutôt qu’un Iran qui contribue à l’attiser.

– Q : L’Europe peut-elle vraiment jouer un rôle déterminant ?

– François Géré : L’Europe aurait beaucoup à gagner en se dotant d’une personnalité internationale, ce qui la renforcerait dans l’état actuel des choses. Mais si l’Europe ne parvient pas à apporter une solution dans cette affaire, car elle s’est beaucoup impliquée, elle montrera une fois de plus qu’elle est incapable de mener une négociation à son terme. Malheureusement il ne faut pas se faire d’illusion. Les Iraniens préféreraient négocier avec les Américains plutôt qu’avec les Européens. Ils se demandent,quand ils parlent avec M. Solana, qui ils ont exactement en face d’eux. D’ailleurs tout le monde préfère discuter avec le plus fort et il y a tout de même une vieille préférence pour les relations bilatérales. Les Iraniens m’ont dit : « Si on arrive à un accord avec M. Solana qu’est-ce qui nous garantit qu’il aura une valeur auprès de la France et de la Grande-Bretagne puisqu’il n’est pas votre ministre des affaires étrangères ? »

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 24 octobre 2006 avec François Géré, enseignant à l’université Sorbonne-Nouvelle, président de l’Institut français d’analyse stratégique, spécialiste des questions internationales (nucléaire, armes de destruction massive, stratégie militaire, terrorisme et guérilla). Il vient de publier La Nouvelle géopolitique , éd. Larousse, Paris, 2005 et L’Iran et le nucléaire, les tourments perses, éd. Lignes de repères, Paris, 2006.

Notes

[1] Le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), signé le 1er juillet 1968, est entré en vigueur le 5 mars 1970, après avoir été ratifié par les gouvernements dépositaires (États-Unis, Royaume-Uni, URSS) et quarante autres États signataires. À ce jour, 189 États ont ratifié ce traité. Trois États ne l’ont pas ratifié : l’Inde, le Pakistan et Israël.

[2] Connu aussi sous l’appellation Mujaheddin-e-Khalq c’est un groupe d’opposition au gouvernement officiel iranien. Il est par ailleurs considéré par les États-Unis comme un groupe terroriste.

[3] Les idées qui ont donné naissance à l’agence étaient dans le discours « l’atome pour la paix » prononcé par le Président des États-Unis Eisenhower devant l’assemblée générale des Nations unies le 8 décembre 1953. Ces idées ont contribué à donner forme au statut de l’AEIA, que 81 nations ont approuvé à l’unanimité en octobre 1956. Ce statut définit les trois piliers du travail de l’agence : contrôle et sûreté du nucléaire, sécurité, transferts de technologie.

[4] Le TNP comporte une clause de retrait au nom des intérêts de sécurité nationale. Cette clause a été appliquée par les États-Unis en juin 2002 quand ils sont sortis du traité anti-missiles balistiques. La Suède est le seul pays à avoir protesté.

[5] La Corée du Nord s’en est retirée en 2002, est revenue en 2005 et fait des expériences en 2006.

Lettre n° 39 – Du journalisme de référence au journalisme de destruction massive – La presse écrite a-t-elle un avenir ?

Avec Bernard Poulet (*)

Novembre 2006

Les médias sont toujours le produit d’un moment de la société et d’une histoire. Il faut insister sur cette évidence qui ne va pas de soi quand on parle des médias, et cesser de réfléchir comme s’ils se développaient à l’intérieur d’une bulle fermée, dans une sphère quasi autonome, ayant sa propre logique, sa force ou sa capacité de nuisance. Ceci n’est pas faux, mais c’est insuffisant pour comprendre ce qui se passe. Il y a une dialectique entre la manière dont les médias évoluent, le rôle qu’ils jouent dans la société et la société elle-même.

Quelle évolution?

Je ne reprendrai pas ici une histoire des médias, il existe de bons livres [1]. Je me contenterai de marquer les grands moments qui permettent de comprendre la crise actuelle.
On peut situer la naissance de la grande presse de masse dans la deuxième moitié du XIXe siècle : agences de presse, Reuter et Havas, le quotidien à un sou, etc., en parallèle avec l’accession au suffrage universel, la création des organisations de masse, partis et syndicats et le parlementarisme. Ce mouvement s’accélère dans l’entre-deux-guerres, avec le développement de la radio, des grands journaux d’opinion et des partis qui ont tendance à se radicaliser avec la montée des totalitarismes. Quand on relit les journaux de l’époque, on est stupéfait par la violence de leur ton. Elle correspond à l’ère des masses. Cette presse acquiert un énorme pouvoir. Elle est le plus souvent au service de partis, de courants politiques ou d’opinions ; elle mène des campagnes, parfois violentes, au point de devenir, pour une part, une presse de chantage, souvent elle-même corrompue. C’est à cette époque que l’on peut vraiment parler de « presse de destruction massive ». Il suffit de rappeler le triste épisode du suicide de Salengro après une campagne de presse extrêmement violente déchaînée contre lui. À cette époque, les médias s’inscrivent dans une réalité politique dominée par de grands partis politiques de masse, les polémiques idéologiques très vives, la montée des totalitarismes, la dévalorisation de la démocratie parlementaire. La radio qui prend son essor est souvent une radio de propagande, de masses et de foules. Les totalitarismes ont compris son importance. De grands orateurs comme Hitler, Mussolini et même Jacques Doriot en France se sont servi de la radio.
L’après-guerre est marquée, en France, par la renaissance d’une presse diverse et riche, alimentant un grand débat démocratique encore fort virulent, surtout dès le déclenchement de la « guerre froide ». Elle enregistre aussi le début d’une volonté de professionnaliser, sinon de purifier, ce métier. Des journaux compromis dans la collaboration sont interdits de reparution et les excès et la corruption de l’entre-deux-guerres sont critiqués. Le Monde se crée sur les cendres encore chaudes du journal Le Temps, interdit parce qu’il avait continué de paraître après novembre 1942 (fin de la « zone libre »). Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, définit un journalisme qui doit être à la fois honnête, équilibré et au service de la société. Il veut faire du Monde un véritable « service public ». Mais il y a toujours, à côté, une presse de parti, forte, polémique et impliquée dans les combats de la guerre froide. 
C’est également après-guerre, avec cette volonté de professionnaliser le journalisme afin d’en éviter les dérives, que la génération arrivée aux commandes décide qu’il faut former les journalistes. Car, jusqu’à la création du Centre de formation des journalistes (CFJ), en 1946 à Paris par Philippe Viannet, la presse française n’a pas d’école de journalisme, à la différence du monde anglo-saxon. Depuis le XIXe siècle, en caricaturant à peine, le journaliste était soit un écrivain raté, soit un politique qui n’avait pas réussi à se faire élire, même si la grande diversité du recrutement pouvait parfois permettre au coursier de devenir grand reporter. 
La diversité qui résultait de ce recrutement aléatoire donnait une richesse non négligeable à cette presse, ce qui contraste avec l’uniformisation que l’on peut connaître actuellement. Aujourd’hui, les nombreuses écoles de journalisme sont des écoles de formation professionnelle, mais elles n’ont pas pour vocation de donner une culture générale. Elles offrent une formation technique à l’écriture, à la pratique de la radio ou de la télévision. Et l’on déplore de plus en plus que les jeunes journalistes soient « formatés ». Une telle uniformisation est renforcée par le fait que, si le niveau des diplômes a monté, les nouveaux venus sortent massivement de Sciences-Po ou d’une école. La création, en 2004, d’une école de journalisme à l’Institut d’études politiques de Paris ne devrait pas inverser la tendance…
Dans les dernières années de la IVe et aux débuts de la Ve République, le recul de la presse de parti devient encore plus rapide que celui des partis politiques eux-mêmes. C’est toutefois une période de bonheur pour la presse quotidienne écrite. Le pluralisme y est grand et les tirages sont très importants. C’est l’époque où France Soir tire à plus d’un million d’exemplaires.
À la fin de cette vague, dans les années soixante, dans un cadre apaisé, moins virulent (au niveau international c’est le début de la « détente »), les médias aspirent à vraiment se professionnaliser. C’est le début de la vogue du modèle du journalisme « à l’anglo-saxonne ». Cette image du journalisme dit anglo-saxon, est en grande partie mythique ou fantasmée. Une mode, un discours répété un peu partout sans que ceux qui le tiennent comprennent que le journalisme anglo-saxon correspond à une société qui n’est pas la société française. Aux États-Unis toute la presse se sent une responsabilité civile, elle exprime un consensus aux antipodes des querelles gauloises, et estime, dans une nation marquée par une morale religieuse, devoir contribuer – même par des critiques virulentes -, au bon fonctionnement d’un système que bien peu contestent. On est loin du journalisme militant à la française.

Les nouveaux mythes de la presse après « Mai 68 »

De la Libération à la fin des années soixante-dix, le journalisme français est dominé par la génération issue de la Résistance, puis par la génération de 68, dont Serge July est le représentant emblématique. Curieusement, avec cette dernière génération, on assiste au retour d’un certain type de journaliste, avec les mêmes travers – certains diront les vertus -, qu’avant-guerre : beaucoup d’écrivains peu aboutis et de politiciens non achevés qui tentent de faire de la littérature ou de continuer à faire la politique (pour les ex-gauchistes de 68) au moyen de la presse. C’est très net à Libération, mais pas seulement. 
Avec « Libé », à partir de 1973, on assiste également au triomphe de deux nouveaux mythes venus d’outre-Atlantique : celui du « nouveau journaliste » et, assez vite après le « Watergate », celui du journalisme d’investigation. Là encore, ces phénomènes sont les reflets des changements qui s’opèrent dans le reste de la société. Le « nouveau journalisme » est la traduction du narcissisme moderne : le journaliste n’est plus là pour raconter les événements tels qu’ils sont, mais pour raconter la manière dont il les vit personnellement. J’ai en tête un sublime reportage dans Libération qui racontait le Festival d’Avignon depuis un sac de couchage : le reporter narrait, avec un certain talent, ses états d’âme et ses impressions à partir de son sac de couchage et ne disait presque rien de la scène du palais des Papes, ni même du festival off. Le modèle, c’était le mensuel américain Rolling Stone, où l’on pouvait lire un entretien avec le candidat-président Jimmy Carter, réalisé par hasard alors que le journaliste l’avait fortuitement rencontré dans les toilettes de leur hôtel. Le journaliste se mettait en scène lui-même, plus qu’il ne rapportait des faits, parce qu’on se doute bien que Carter n’était pas là pour faire un discours ! 
Le succès plus durable du « journalisme d’investigation » a quelque chose à voir avec la volonté de la génération de Mai 68 de poursuivre une forme d’activité militante par le journalisme, même si ce n’est plus une presse de parti. La divine surprise pour les ex-gauchistes va encore une fois provenir de l’Amérique avec l’affaire du Watergate : deux journalistes font tomber Richard Nixon, le président des États-Unis, l’homme le plus puissant du monde. Ce que des centaines de manifestations des Comités Vietnam de base ou autre Secours Rouge [2] n’auraient jamais pu réaliser. Le journalisme apparaît alors comme une formidable arme politique : si on a pu faire tomber Nixon, on doit pouvoir en faire tomber d’autres ! Ce mythe dont l’arme fatale s’appelle « investigation » va irriguer les pratiques journalistiques françaises pendant plus de vingt ans. Beaucoup de nouveaux journalistes sont dès lors convaincus que la presse peut être une « arme de destruction massive » servant à mener dans la société des batailles politiques dont l’objectif dépasse, transcende ceux des partis politiques. La presse se prend alors pour un méta-pouvoir, chargé de dire le bien et le mal, en position d’arbitrer qui a le droit (ou ne l’a pas) de gouverner dans le pays. Ainsi, la presse participe très efficacement à la dévalorisation du politique, à la désacralisation de la fonction politique. Cette destitution du politique n’est pas le seul fait de la presse – d’autres ressorts plus profonds sont à l’œuvre -, mais celle-ci l’épouse et l’amplifie. Les médias ne font pas tout, mais pendant cette période ils peuvent croire et faire croire qu’ils sont tout-puissants. Et ce n’est pas un hasard si une émission créée par Élisabeth Lévy, aujourd’hui rayée de la grille des programmes de France Culture, s’est intitulée : « Le premier pouvoir ». Ce titre était une bonne formule journalistique reflétant la conviction des gens de médias et des critiques des médias, mais il était inexact sur le fond. Les médias n’ont jamais constitué le « premier pouvoir » même s’ils ont voulu se poser en rivalité et même surtout s’ils ont utilisé leur grand pouvoir de nuisance pour affaiblir les autres pouvoirs. 
Si l’on regarde ce qui s’est passé en Angleterre, on constate que la presse y est plus dynamique, plus vivante. Les journalistes sont très bien formés à l’enquête, à l’écriture, à la culture ; ils sortent souvent d’Oxford ou de Cambridge. Cela donne une presse de qualité qui coexiste avec une « presse de caniveau », pas mal faite non plus. La mise en scène, la spectacularisation, les intrusions dans la vie privée sont pour nous révoltantes, mais les informations sont précises, claires et rarement contestables sur les faits. Les deux types de presse et l’ensemble des médias, manifestent d’ailleurs une pugnacité inconnue ici.
Cette presse a eu également la volonté de jouer un rôle politique, notamment à l’époque de Margaret Thatcher et de John Major qui étaient devenus ses bêtes noires. Margaret Thatcher avait été affaiblie par la presse et son successeur conservateur, John Major, un personnage plus falot, fut une victime de choix des médias qui, très équitablement, parvinrent aussi à « tuer » un ou deux candidats à la direction du parti travailliste. S’il est reproché aujourd’hui à Tony Blair d’avoir manipulé les médias – ce qui est parfaitement exact -, il faut comprendre qu’il l’a fait d’abord pour se protéger. Il avait très bien compris leur capacité de nuisance et il s’était construit un mur de protection pour pouvoir faire sa politique sans être détruit par leurs attaques. Cela lui a longtemps réussi. Mais maintenant qu’il est affaibli par ses engagements aux côtés de George Bush, les médias britanniques se vengent de ses manipulations antérieures. Mais, même en Grande-Bretagne, l’univers médiatique est à son tour en crise et la période que nous venons de décrire s’achève pour ouvrir sur des territoires inconnus. Encore une fois, il ne s’agit pas essentiellement d’une transformation des médias en tant que tels, mais du reflet médiatique des actuelles transformations du monde, qu’elles s’appellent mondialisation, Internet, financiarisation, communautarisme ou individualisme.

Décomposition et recomposition de l’univers médiatique

Depuis très peu de temps, deux ou trois ans, on assiste à la prise de conscience que l’univers médiatique est en train de se décomposer-recomposer sous l’effet de ces différents facteurs à une vitesse très rapide. Le plus souvent, les gens de médias en voient d’abord les aspects liés aux bouleversement technologiques. 
Beaucoup de patrons de presse disent que d’ici cinq ans, dix ans ou quinze ans, il n’y aura presque plus de « support écrit papier », autrement dit de journaux tels que nous les connaissons depuis deux siècles. Ils pensent que nous sommes entrés dans une autre ère avec Internet et tout ce qui en est dérivé : blogs, RSS, podcasts, iPod, You Tube, etc. Et, en effet, les avancées technologiques ou l’utilisation plus systématique des technologies sont en train de transformer le rapport aux médias, particulièrement chez les plus jeunes. Non seulement l’habitude de lire des journaux se perd, mais les plus jeunes regardent de moins en moins les grandes chaînes de télévision.
La financiarisation des médias se fait, elle aussi, sentir de plus en plus fortement. Ainsi, le groupe Express-Expansion a été acheté par un groupe de presse belge qui a l’inconvénient d’être coté en bourse et doit rendre des comptes à ses actionnaires. Il s’est engagé à ne pas intervenir sur la ligne rédactionnelle, mais il exige un doublement du profit dégagé par le groupe. C’est la conséquence du passage en bourse des entreprises médiatiques qu’on a déjà vérifiée aux États-Unis. Le Los Angeles Times qui réalise pourtant quelque 20% de profit s’est vu demander des efforts supplémentaires – c’est-à-dire des réductions de coûts et des suppressions de postes -, pour augmenter ce résultat. Et ce cas se généralise.
Par ailleurs, on demande désormais aux journalistes de devenir « multimédias » : d’écrire pour Internet, d’alimenter une radio ou encore une télévision. Le Financial Times, l’un des meilleurs quotidiens dans le monde, est en train de regrouper les rédactions « papier » et Internet dans un même ensemble, sous la direction d’un desk [3] commun. Le Wall Street Journal a déjà commencé à le faire.
Beaucoup de spécialistes pensent désormais que les grands médias généralistes sont appelés à disparaître, sauf sous la forme gratuite ou Internet. D’ailleurs, si on regarde un « site agrégatif » comme Google News (Google Actualité), on y trouve déjà gratuitement les principales informations, plus détaillées encore que ce qui est aussi disponible dans les quotidiens gratuits papier, du type Métro ou 24 Heures. Seule l’information à grande valeur ajoutée, généralement payante et destinée à des publics limités, devrait subsister. On a donc une information globale, rapide et gratuite d’un côté, et de l’autre des informations dites « ciblées » sur des catégories, des groupes spécifiques. C’est d’ailleurs le système qui plaît le plus aux publicitaires, car ils peuvent toucher des publics précis, des catégories professionnelles (médecins, avocats ou boulangers), des groupes qui partagent les mêmes passions ou les mêmes convictions, des gens dont on connaît les profils socio-économiques, les goûts, et à qui on sait précisément ce qu’il faut proposer. 
Mais je pense encore que ces innovations techniques auraient pu rester au niveau de la virtualité futuriste ou dans l’inachevé, si la société ne se prêtait pas à leur développement, en particulier avec l’individualisme et le communautarisme qui remplace plus ou moins la scène publique commune alors que le politique s’efface. Chaque individu peut faire son propre journal sur son blog et mettre en scène son « moi » en même temps qu’il « podcaste » seulement ce qui l’intéresse, en ignorant le reste. Par là-même, la scène publique commune disparaît, scène où chacun pouvait s’alimenter, même en conservant des désaccords profonds. C’est précisément l’existence d’une scène commune qui permet l’expression du désaccord. Sinon, on n’a plus que des convictions qui s’ignorent. Loin d’être le grand forum mondial promis par certains utopistes, Internet devient le terrain d’épanouissement d’individus qui se regroupent (en s’ignorant puisqu’ils ne se voient pas et s’expriment le plus souvent sous pseudonymes) suivant leurs affinités ou leurs convictions (pêcheurs à la ligne, néo-nazis ou adventistes du cinquantième jour). On y trouve, par exemple, le site très bien fait du Réseau Voltaire dont l‘animateur principal Thierry Meyssan s’est rendu célèbre en expliquant qu’aucun avion n’est tombé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Il rassemble des gens qui pensent la même chose que lui et considèrent qu’il a raison. Ainsi, des communautés qui ne communiquent pas entre elles, s’auto-légitiment en prenant chacune les informations qui lui correspondent et qui les renforcent dans leurs convictions. Ce phénomène n’est pas strictement celui des médias. La technique rend aujourd’hui possible ce que la société met en oeuvre. Ces formes communautaires n’apparaissent pas seulement avec la technique. Elles existent aussi dans la presse écrite : Le Monde DiplomatiqueMarianne sont des médias ciblés, s’adressant essentiellement à des gens qui partagent leurs convictions et, dans ce sens, ils résistent mieux aux bouleversements actuels que les médias dit généralistes.
Le monde de l’information semble obéir à deux grandes tendances. D’une part, une information sommaire et gratuite vivant de la publicité – une sorte de « Revenu minimum d’information pour tout le monde » -, et d’autre part, des sites de très bonne qualité, mais payants, réservés à ceux qui auront besoin d’un certain type d’information et seront capables de payer, souvent cher, pour l’avoir. Alors que les autres généralistes sont presque tous gratuits, le site du Wall Street Journal est devenu payant car il fournit de très bonne qualité dans le domaine de l’économie et de la finance. 
Je crois qu’il est difficile de prévoir avec certitude les évolutions futures, mais il est clair que nous sommes dans une période de bouleversements profonds et qu’au passage, la capacité de « destruction massive » des grands médias se fragmente. Les médias peuvent toujours servir des projets politiques (on l’a vu avec Le Mondeil y a quelques années et surtout avec Berlusconi en Italie), mais ils ont pour l’essentiel perdu leur capacité d’influer sérieusement sur la vie politique au fur et à mesure qu’ils perdent leur possibilité de s’adresser à l’ensemble de la société. En revanche, les médias « ciblés », les sites d’opinion, les talk-shows militants qui fleurissent déjà aux États-Unis vont se multiplier. Leur rôle est moins d’influencer la scène publique commune que de rassurer leurs propres lecteurs-auditeurs dans leurs propres convictions.
Enfin, on l’a dit, les entreprises de presse passent de plus en plus dans le giron de groupes cotés qui leur imposent de faire du profit « comme n’importe quelle autre entreprise ». Le danger principal, dans ce cas, n’est pas qu’elles soient au service « idéologique » d’un patron. Ainsi, par exemple, Serge Dassaut qui a racheté Le Figaro, voulait publier une « opinion » pendant la campagne du référendum européen. Il en avait l’habitude au Figaro avant d’en être propriétaire. Mais, cette fois, le directeur de « son » journal lui a fait savoir qu’il ne pouvait plus le publier puisqu’il en était le propriétaire. Il a donc été obligé de s’adresser aux Echos pour publier sa tribune… En revanche, si Le Figaro perd de l’argent, on peut être sûr que Serge Dassault se fera mieux écouter.
En France, le vrai scandale, ce n’est pas que les médias soient au sein de grands groupes – c’est un problème mais pas un scandale -, c’est que les plus grands groupes de presse appartiennent à des gens qui sont dépendants des contrats publics, ce qui n’est pas souhaitable dans une démocratie moderne. Les socialistes avaient déclaré avant 1981 que tout groupe dont le chiffre d’affaire dépendait pour plus de 10% de contrats publics ne pourrait pas posséder une entreprise de presse. C’est une des promesses qui n’ont pas été tenues.

Débat

Quels modèles de journalistes ?

– Q : Au sein du milieu journalistiques, existe-t-il encore chez les jeunes de grands modèles comme jadis le furent Joseph Kessel et Albert Londres ?

– Bernard Poulet : Là encore il y a une part de mythe. Londres ou Kessel étaient quand même de grands « bidonneurs » [4] devant l’Éternel. Le talent littéraire leur a fait arranger beaucoup de récits. De plus, ils appartiennent à une époque où la presse leur donnait beaucoup de moyens, ce qui n’est plus le cas. Le journalisme n’est pas un métier où l’on fait fortune, à l’exception de quelques vedettes. Par ailleurs, les moyens de reportage ont considérablement diminué. Pour l’anecdote, Londres ajoutait à la fin de notes de frais très salées les initiales « ONPDB » qui signifiaient « On n’est pas de bois ». Il y a encore quinze ou vingt ans, dès qu’on atteignait un certain grade, on disposait d’une voiture de fonction, de notes de frais illimitées. Pour trouver un complément d’information, on partait à New York, si possible en classe affaires. Maintenant, c’est terminé. On ne prend plus l’avion, on voyage en seconde dans le train. Les grandes chaînes de télévision ont encore de l’argent pour certaines opérations, mais leur avenir aussi est compté. Les rédactions des journaux télévisés envoient de moins en moins de reporters sur le terrain, le plus souvent elles reprennent les EVN [5]. Au moment des inondations à La Nouvelle-Orléans par exemple, ce n’est pas par philo-impérialisme que les chaînes de télévision ont abondamment traité le sujet, mais parce que les images arrivaient, distribuées par satellites par les networks américains. Pour le Sri Lanka, on n’avait pas d’image et il aurait fallu envoyer quelqu’un sur place, ce qui aurait coûté beaucoup plus cher. En général, vous constaterez que dans les journaux télévisés, les sujets qui sont les plus développés sont souvent ceux qui coûtent le moins cher. La diffusion de l’information va être de plus en plus éparpillée, la plupart des chaînes diffuseront des produits déjà passés en boucle dans quarante-cinq autres canaux.

– Q : Toute une génération formée au militantisme a réinvesti certains de ces aspects dans le journalisme, mais elle n’a pas disparu. Quand on écoute certaines émissions de radio, sur France Inter ou sur France Culture par exemple, il est difficile de distinguer entre le fait, le commentaire et l’engagement. Edwy Plenel dansLe Monde en était la caricature dans la presse écrite. Ce journalisme militant est peut-être en voie de disparition, mais il persiste. Dans le même temps, avec l’arrivée de jeunes, on peut s’étonner du manque de recul historique de certains journalistes empêtrés dans l’immédiateté.

– Bernard Poulet : Je pense qu’on a aujourd’hui moins affaire à des militants qu’à des journalistes qui « enseignent » ou veulent transmettre la bonne parole. C’est une tradition française. Cette conception consiste à dire aux gens comment il faut penser. J’ai rêvé pendant longtemps que le travail du journaliste était de raconter les faits le plus possible et le mieux possible. Mais généralement les faits restent encore trop souvent secondaires par rapport à l’interprétation que le journaliste commence par en donner.
Le ton que l’on entend dans certaines émissions est toujours lié à ce qu’on veut entendre. On reproche toujours aux autres de ne pas avoir le ton qu’on voudrait qu’ils aient. Mais les journalistes appartiennent à un certain milieu social et culturel et pensent dans ce cadre. Il est vrai que l’on entend souvent un prêchi-prêcha de bons sentiments, de droits de l’homme, de respect des différences… C’est ce qu’ils pensent et cela peut finir par être insupportable. Mais on est au-delà de la fonction de journaliste. Je ne sais pas si Sciences-Po en s’ouvrant aux lycéens de ZEP apportera d’autres profils de journalistes. De toute façon, après Sciences-Po et une école de journalisme, ceux-là aussi risquent de devenir comme les autres, même s’ils ont des noms venus d’ailleurs. Quand je faisais passer des concours au Centre de formation des journalistes, j’essayais de faire entrer des gens qui avaient une autre histoire, une expérience différente, même s’ils étaient un peu justes sur les connaissances historiques, mais c’était très difficile. L’époque du coursier qui devient rédacteur en chef est révolue, si toutefois elle a existé.

Les quotidiens vont-ils disparaître ?

– Q : Vous avez dit que l’information générale allait devenir gratuite. C’est dire que des quotidiens vont disparaître, s’ils ne sont pas adossés à de grands groupes. Libération ne va pas très bien, d’autres suivront-ils… ?

– Bernard Poulet : Il faut sans doute se méfier des folies et des emballements technologiques. On a déjà connu une bulle Internet, on en aura sûrement une autre. Mais il est certain qu’une percée technologique s’opère aujourd’hui et qu’elle correspond à une évolution de la société. Les grands patrons de presse vous disent que les quotidiens généralistes connus actuellement vont disparaître. La question est de savoir si cela se produira dans dix, vingt ou trente ans. Ils vont mourir, mais ils ne sont pas obligés de se suicider. Si, comme on me l’a dit, Télérama se met totalement sur Internet, c’est du suicide. Pourquoi l’achèterait-on ? D’autant plus que sur Internet, pour les programmes télé ou cinéma, vous pouvez naviguer plus facilement et plus rapidement que sur le papier. En mettant leur valeur ajoutée sur Internet gratuitement en espérant drainer beaucoup de publicité, les journaux papier risquent de tout perdre.
En matière de suicide, il y a d’autres méthodes plus anciennes : on peut tout simplement faire de la mauvaise presse. J’ai publié un livre critique sur Le Monde [6]qui montre que ce qu’il fait pendant une dizaine d’années, a dévalorisé la marque, l’image de référence, la valeur du journalisme qui y était pratiqué. Cela a contribué à l’affaiblissement de ce journal. Libération a fait aussi beaucoup d’erreurs qu’il paye en ce moment.
La presse anglaise, elle, ne va pas trop mal. Les groupes vivent grâce aux journaux locaux qui permettent d’équilibrer les quotidiens nationaux. Les grands groupes américains dégagent entre 10 et 30% de rentabilité annuelle, actuellement encore. Pourtant, ils savent ou croient savoir que le terme approche. Comme une grande partie d’entre eux sont cotés en bourse, tous les analystes financiers, opérateurs, actionnaires font pression pour le développement de projets sur Internet dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice.
Il est certain que les journaux vont disparaître dans leur forme actuelle. La production de l’information quotidienne aujourd’hui est de moins en moins rentable. Le volume de publicité diminue au profit d’Internet, de la télévision, mais aussi en raison de la multiplication des supports. Les petites-annonces qui, dans un magazine comme L’Express, étaient la « vache à lait », ont migré vers Internet. Elles vont disparaître de la presse écrite. En conséquence de cet assèchement de la publicité et de la baisse de diffusion, les journaux ont de moins en moins les moyens de laisser leurs journalistes enquêter suffisamment longtemps et les déplacements sont comptés. Une plaisanterie court dans les rédactions : « Pour cette enquête, tu as droit à un ticket de RER… deux zones ». 
La presse gratuite progresse aussi en raison des défauts de la presse payante. Le mélange prêchi-prêcha d’informations et de commentaires, fait basculer des gens vers une information plus aseptisée et plus simple. L’aspiration à lire des articles courts est probablement une des raisons de la baisse des habitudes de lecture.
Mais la disparition des journaux n’est pas pour tout de suite. Le Parisien avec Aujourd’hui en France ne va pas trop mal. Le groupe allemand Axel Springer [7]envisage de lancer un quotidien populaire en France.

– Q : Je me demande si la relative bonne santé d’un quotidien comme La Croix ne vient pas de ce qu’il a trouvé un créneau entre une présentation générale du monde et qu’il donne en même temps un chez-soi à des gens qui le lisent. Est-ce que ces deux exigences vont disparaître ?

– Bernard Poulet : La Croix a gagné des lecteurs en raison des dérives du Monde. Elle a même eu un directeur de la rédaction issu du Monde, Bruno Frappat. La Croix est sorti de sa niche confessionnelle, un peu grise, pour devenir un journal sérieux d’information. Mais, on peut encore le considérer comme un journal communautaire, dans la mesure où il correspond à un lectorat très ciblé. La scène commune, en revanche, je la cherche, si ce n’est dans la presse RMI (revenu minimum d’information).
Ce sont des problèmes de société avant d’être des problèmes de médias. Le Parisien est d’abord un journal régional, c’est une forme d’identité. C’est une presse populaire de qualité. Mais autant qu’un journal populaire, c’est un journal régional avec dix-huit éditions locales. Les lecteurs ont un rapport personnel à ce quotidien dont l’identité est très forte.

La fin de la télévision « à l’ancienne » ?

– Q : Si la presse écrite va mal, la télévision ne va guère mieux. Si l’on en croit la thèse de Jean-Louis Missika, nous assistons à la fin de la télévision [8] telle que nous la connaissons aujourd’hui. Selon lui, de grands événements continueront de fédérer un large public autour du petit écran, mais on se dirige vers une diversification extrême de l’information télévisée. Quelles peuvent être les répercussions sur la formation d’une opinion publique ? N’assiste-t-on pas à un rétrécissement inquiétant de l’« espace public » ?

– Bernard Poulet : Je suis d’accord avec Missika à propos de la disparition de la grande messe du « Vingt heures ». Il en tire un propos assez optimiste que je ne partage pas. Dans la parcellisation de la scène globale, la messe du « Vingt heures » va disparaître assez vite. Patrick Lelay qui n’incarne pas forcément la pointe avancée du modernisme et des nouvelles technologies, considère pourtant que TF1 doit devenir un groupe multimédia et plus seulement une chaîne de télévision. 
La société se transforme aussi vers une demande différenciée. Vous regardez de temps en temps le « Vingt heures », mes parents aussi, moi aussi, mon fils pas du tout. Faites des sondages autour de vous auprès des 18-20 ans. Leur rapport à l’information est très différent. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne s’informent pas. Toutes les études vont dans ce sens. À la question posée à des jeunes de 15-25 ans : « Si vous ne deviez garder que deux médias dans votre vie lesquels choisiriez-vous ? », 61% répondent Internet, 49% la télévision, 35% le cinéma, 29% la radio, 17% la presse écrite, 9% les magazines. Il y a aussi de nouvelles pratiques de la télévision : on enregistre un programme, on pirate un film, et on se les passe entre copains. Toutes les télévisions repensent leur programmation en fonction de ces modes de consommation.

Faut-il désespérer des médias ?

– Q : Pourquoi les journaux et les télévisions donnent-ils tous la même information traitent-ils les mêmes sujets et pourquoi passent-ils brusquement d’une information à une autre sans se soucier de suivre ce qu’ils ont dit auparavant On a beaucoup parlé des banlieues à l’automne 2005, puis de la grippe aviaire, puis du CPE…

– Bernard Poulet : L’information est de plus en plus un produit qu’il faut vendre. Vous mettez en avant ce que vous pensez être, à tort ou à raison, le produit d’appel. Le poulet de la grippe aviaire fait vendre et on en parle. Les oiseaux migrateurs sont repartis, l’OMS ne dit plus rien, on passe à autre chose. La même catastrophe ne peut pas être vendue éternellement. Les attentats, quand ils se répètent finissent aussi par ne plus retenir autant l’attention. Je suis sévère pour ma profession, mais je ne suis pas innocent de ses travers, je cherche aussi « ce qui fait vendre ». Les radios et les télés ont l’audimat, la presse a ses chiffres de vente. 
Par ailleurs, les grandes agences de presse et les agences d’images distribuent la même chose à tout le monde. Tout le monde dispose des mêmes sources. Les grandes radios ont réduit le nombre d’envoyés spéciaux et de correspondants. On prend sur place un pigiste local qui vit avec peu pour faire un « son ».
Pour les banlieues, on traite l’information « à chaud », lorsqu’il se passe des événements. Pour savoir vraiment le sens des évènements, il faut mobiliser des journalistes, pendant un mois ou deux, qui vont discuter, regarder. Cela coûte cher. Des journalistes suisses l’ont fait, c’est vrai. Mais c’est une exception. C’était un bon coup qui montre que c’est possible … une fois de temps en temps.

– Q : La presse écrite a cet avantage qu’elle peut approfondir un sujet. Mais la télévision peut le faire aussi. Par exemple, l’émission de France 5, « C dans l’air », propose le point de vue de plusieurs spécialistes, avec des regards différents…

– Bernard Poulet : J’ai peut-être trop noirci le tableau. Il existe encore un journalisme de qualité. J’ai d’ailleurs dit qu’il n’est pas nécessaire de se suicider. Même avec des moyens réduits, on peut faire de bonnes émissions de télévision ou de bons journaux. Mais, c’est de plus en plus difficile.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 26 septembre 2006 avec Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, auteur de Le Pouvoir du Monde. Quand un journal veut changer la France, La Découverte, 2003, et, avec Denis Pingaud, de « L’éclatement de la scène publique », Le Débat, n° 138, janvier-février 2006.

Notes

[1] Jean-Noël JEANNENEY, Une histoire des médias, des origines à nos jours, coll. Points Histoire, Seuil, 2001.
Rémy RIEFFEL, Que sont les médias ?, coll.Folio Actuel, Gallimard, 2005.
Jean Marie CHARRON, La presse quotidienne, coll. Repères, La Découverte, 1996.
Fabrice D’ALMEIDA/Christian DELPORTE, Histoire des médias en France (de la Grande Guerre à nos jours), Flammarion, 2003.

[2] Organisations crées par les groupes d’extrême gauche en France.

[3] Desk : secrétariat de rédaction d’une agence de presse, d’un journal.

[4] Bidonner (en jargon journalistique) : truquer un article ou un reportage en simulant des événements qui ne correspondent pas à la réalité.

[5] EVN, European Video News : banque de données diffusant des images que les rédactions de toutes les chaînes achètent pour diffuser.

[6] Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde. Quand un journal veut changer la France, La Découverte, 2003.

[7] Bild Zeitung (1er quotidien mondial, hors-Japon, en terme de diffusion : 3,9 millions d’exemplaires), Die Welt, Berliner Morgenpost, Bild der Frau, Hörzu. En France, Vie Pratique, Télé Magazine (vendus aux caisses des grandes surfaces).

[8] Jean-Louis MISSIKA, La fin de la télévision, Seuil, 2006.