Le contenu du livre de Daniel Lindenberg [1] n’appelle pas de longs débats. Il passe rapidement en revue pas moins d’une vingtaine d’auteurs, au « genre littéraire » et aux références fort différents : romanciers, essayistes, philosophes, sociologues… Passant d’un auteur à un autre dans un même mouvement, l’auteur stigmatise un « néo-conservatisme », un « désir de réaction », des « passions naguère inavouables » annonçant une nouvelle « ère glaciaire »… Mais qu’en est-il au juste du contenu des idées que l’auteur qualifie de « réactionnaires » ?

Amalgame et stigmatisation

« Tout homme, écrivait Péguy, a droit à ce qu’on le combatte loyalement », ce qui implique qu’on argumente sur le fond. En jouant avant tout sur l’amalgame et la logique du soupçon, l’auteur se place dans le bon camp. Avec ce « rappel à l’ordre », le travail d’analyse critique des maux des sociétés démocratiques peut vite être taxé de nostalgie d’une « politique héroïque », de fascination pour « la représentation d’un peuple un et indivisible », ou encore de remise en cause de la liberté des mœurs… Mais encore faudrait-il entrer dans le contenu de chacun de ces points et ne pas en rester à une invocation éthérée de la démocratie qui ne nous apprend rien. La démocratie, contrairement à une idée qui se répand avec l’air du temps, n’est pas qu’un régime où le pouvoir est « un lieu vide » coiffé par la référence à l’universalité des droits de l’homme. Elle s’insère dans une histoire dont il n’est pas illégitime de penser qu’elle est parvenue à un point critique de son développement. Il ne suffit pas là aussi de rappeler de façon générale que la crise et le conflit sont inhérents à la démocratie, que celle-ci est toujours fragile et incertaine, pour évacuer ces questions.
Ce « rappel à l’ordre » réactive en fait d’anciens schémas de pensée et de démarcation. Il délimite d’emblée le camp du progrès et de la gauche, sans dire un mot de la crise de leurs référents. La petite histoire fonctionne par mouvement de balancier et la défaite de la gauche peut constituer un terrain propice à de nouveaux règlements de compte, à des procès d’intention qui font les choux gras des médias. Le caractère désolant de l’affaire réside dans le fait que ce livre a occupé le devant de la scène, ce qui en dit long sur l’état du débat intellectuel en France, sur la coupure existant entre un certain milieu intellectuel et journalistique et les défis nouveaux auxquels la société française et le monde se trouvent confrontés.

Des effets de brouillage

La polémique médiatique sur les « nouveaux réactionnaires » a fait long feu. Elle a donné l’image d’un monde intellectuel et journalistique qui s’enferme dans son ghetto, permis à des individus « branchés » de se donner l’impression de penser et de se distinguer dans les dîners en ville. Mais en l’affaire, l’important n’est pas là. Le livre et son écho médiatique ont produit des effets de brouillage et de d’étiquetage qui tendent de fait à rendre d’emblée « incorrects », illégitimes, une série de questions sur l’état actuel de la démocratie, les usage des droits de l’homme, l’héritage impossible de Mai 68, l’idéologie féministe, l’islam et la modernité… En ce sens, ce livre et sa promotion médiatique ont bien fonctionné, participant d’une logique de battage qui déconsidère la libre réflexion. Les événements récents du 11 septembre 2001 et du 21 avril 2002 appellent autre chose que ce genre de stigmatisation.
La mutation en cours n’est pas affaire de conjoncture. La réactivation des schémas du passé et le développement de nouveaux « prêt-à-penser » n’aident en rien à son intelligibilité. Si les clivages et les oppositions politiques sont nécessaires, on ne saurait pour autant les projeter dans le domaine de la réflexion et du débat intellectuels. C’est la mutation historique en cours qu’il s’agit de comprendre et cela implique une liberté de pensée en dehors de toute forme de moralement et de politiquement correct.

Jean-Pierre LE GOFF

Sommaire de la lettre n°28-février 2003
Notes

[1] Daniel LINDENBERG, Le Rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, Editions Le Seuil, 2002.