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Lettre n° 43 – Retraites et régimes spéciaux – Quelles réalités ? Quel avenir possible ?

– Débat avec Élisabeth Le Goff et Jean-Marie Pernot (*) –

Réalités, réformes et financement

Élisabeth Le Goff

Les régimes de retraite ont une histoire. Le tout premier régime remonte à Louis XIV, en 1673, pour les marins. Il fut suivi par celui des salariés de l’Opéra de Paris en 1698, puis des militaires en 1831, des fonctionnaires en 1853, des mineurs en 1894 et des cheminots en 1909. Des régimes spéciaux ont ensuite été instaurés dans les entreprises nationales ayant des missions de service public, régimes qui concernent toute la protection sociale, pas seulement les retraites. Il préexistait donc des régimes nombreux et divers avant 1945, quand a été mis en place le régime général pour les salariés. Il était difficile alors d’aligner ce nouveau régime sur les régimes existants qui étaient divers et certains très coûteux. En 1948, le régime général des salariés a été étendu aux non-salariés. Des régimes complémentaires ont été créés et rendus obligatoires, d’abord pour les cadres (AGIRC en 1947) puis pour les ouvriers (ARCO en 1961).
Tous les régimes (général, complémentaires et spéciaux) reposent sur un principe fondamental dit « par répartition » : les cotisations versées par les actifs et les employeurs servent à financer les pensions des retraités. L’autre principe, quasi inexistant en France est le régime par capitalisation où chaque individu accumule un capital qui a une valeur acquise au moment de la retraite.
Le contenu des régimes institués varie selon les secteurs : privé, public et régimes spéciaux. Dans le privé, les pensions du régime général se composent d’une part du régime de base et d’autre part du régime complémentaire. La pension du régime de base est de 50% du salaire (calculé sur la moyenne d’une période) pour la partie inférieure au plafond de la Sécurité sociale. La partie complémentaire est calculée à partir de points acquis en fonction des cotisations. Ces points ont une certaine valeur au moment de la liquidation de la retraite. Le montant de la retraite des fonctionnaires est calculé quant à lui en fonction du traitement des six derniers mois (75% du salaire).
Jusqu’en 1982, l’âge de départ à la retraite était de 65 ans dans le privé, de 60 ans et parfois moins dans le secteur public (cheminots à 50 ans, instituteurs à 55 ans…). En 1982, le droit de départ en retraite a été également abaissé à 60 ans pour le régime général. Enfin, jusqu’en 1993, la durée de cotisation pour avoir une pension à taux plein était de 37,5 années pour tout le monde.

Les réformes menées et les problèmes de financement

Le régime général a été réformé en 1993, celui de la fonction publique en 2003.
La réforme de 1993 pour le privé porte sur trois points : 
 Augmentation de la durée de cotisation de 37,5 à 40 ans.
 Le calcul du salaire moyen servant au calcul de la pension de base passe de la moyenne des 10 meilleurs années aux 25 meilleurs années, ce qui abaisse nécessairement le montant de la pension lorsqu’il y a eu progression de carrière. 
 Enfin la revalorisation des pensions qui était calculée en fonction de l’évolution des salaires des actifs est devenue fonction de l’évolution de l’indice des prix, ce qui revient à un simple maintien du pouvoir d’achat des pensions (sur la base d’un indice de prix qui peut être inférieur à celui du coût de la vie).
La réforme de 2003 du régime de la fonction publique a repris deux des mesures adoptées pour le privé en 1993 :
 La durée de cotisation a été portée de 37,5 à 40 ans.
 Le montant de la pension devient indexé sur l’évolution des prix et non sur celui des traitements [1].
 Toutefois la base de calcul reste sur les six derniers mois d’activité.
Les réformes intervenues en 1993 et 2003 sont directement liées au problème de financement des retraites : l’espérance de vie après 60 ans était en 1932, de 14 ans pour les hommes et de 16 ans pour les femmes. En 1990 c’était 19 ans pour les hommes et 24 ans pour les femmes. Actuellement, on gagne grosso modo 2 mois d’espérance de vie par an. Aujourd’hui, nous en sommes à 22 ans pour les hommes et 27 ans pour les femmes (Cf. tableau en annexe, p. 19). Cet allongement de la durée de vie, renforcé conjecturalement par l’arrivée à l’âge de la retraite des générations du « baby boom », aboutit à ce que le nombre de cotisants par rapport à celui des retraités est passé de 4,5 dans les années 60 à un seulement un peu plus de 1,5 aujourd’hui.
Si le régime général et celui des fonctionnaires ont d’importants problèmes de financement, ceux des régimes spéciaux sont encore plus importants. Ils sont liés à la démographie de leurs assurés : 500 000 cotisants pour 1 million de retraités. Ce rapport est très déséquilibré par rapport aux autres régimes, car ces régimes spéciaux comprennent celui des mineurs qui ne comptent quasiment plus d’actifs pour 200 000 retraités, et celui de la SNCF où le nombre de retraités est supérieur au nombre d’actifs. Cependant, on doit avoir en tête que globalement les régimes spéciaux ne représentent que 2% de l’ensemble des cotisants et 6% des retraités, tous régimes confondus. Ce qui relativise les discours concernant l’importance de cette réforme même si elle apparaît nécessaire. La réforme en cours a fait beaucoup plus de bruit et suscite plus de commentaires que celle du régime général en 1993, passée quasiment sous silence au cours d’un été. Celle de 2003 du régime des fonctionnaires a donné lieu à des manifestations, mais les medias lui ont accordé moins d’importance que celle des régimes spéciaux qui concerne beaucoup moins de personnes. Le nouveau contexte politique y est sans doute pour beaucoup.

Quelles solutions possibles ?

On a fait valoir la possibilité de moduler le temps de cotisation en prenant en compte les différences d’espérance de vie. Cette différence existe entre les professions : celle des cadres est supérieure à celle des ouvriers. Cependant, la catégorie socioprofessionnelle est beaucoup moins discriminante en la matière que le sexe : l’espérance de vie des femmes ouvrières est supérieure à celle hommes cadres. Alors, dans le débat sur la modulation par catégorie, l’argument de l’espérance de vie devient délicat à appliquer : peut-on vraiment demander à toutes les femmes de cotiser plus longtemps que leurs homologues masculins, et aux femmes ouvrières plus longtemps que les hommes cadres ?
D’autres ont préconisé le développement des régimes par capitalisation. Mais le problème de financement des retraites est ailleurs. Il tient à l’allongement de la durée de vie et donc de la durée des retraites. Même si on avait accumulé un droit à un financement de sa propre retraite par voie de capitalisation, le problème resterait le même : pour maintenir une pension au niveau prévu au départ, si l’on vit plus longtemps, il faudra bien accumuler plus. L’allongement de la durée de vie et donc de la durée de retraite qui en découle, est à financer quel que soit le mode de financement prévu, répartition ou capitalisation. 
Les évolutions possibles peuvent jouer sur trois paramètres : le montant des pensions, la durée de cotisations et le niveau des cotisations. On peut évidemment, jouer sur les trois critères à la fois, mais, à la demande du Comité d’Orientation des Retraites, l’Insee a fait un exercice de simulation sur ce qu’il pourrait advenir si l’on ne jouait que sur un seul critère, laissant la réglementation inchangée pour les deux autres. Ces projections faites à partir d’hypothèses de démographie, de chômage et de croissance plausibles, prévoient que si l’on ne joue que sur le montant des pensions, la pension moyenne passerait de 78% du montant du revenu moyen d’activité [2] à 42% à l’horizon 2040. Si on ne jouait que sur la durée de cotisation, il faudrait l’allonger de 6 ans d’ici 2040 ce qui correspondrait environ à l’allongement de la durée de vie. Si on ne joue que sur le niveau de cotisation, il faudrait les augmenter de 35%. Ces chiffres peuvent être modifiés. Par exemple récemment l’Insee a revu ceux de la démographie à la hausse. Il est par ailleurs difficile par exemple de prévoir le chômage d’ici 2040… Mais fondamentalement le problème global et les mécanismes de régulation restent [3].

Des pratiques et des discours paradoxaux

Dernier problème et non des moindres : alors qu’on évoque la nécessité de cotiser plus longtemps, on observe depuis 30 ans que les jeunes entrent de plus en plus tardivement dans l’emploi du fait de l’allongement de leurs études et du chômage élevé, tandis que les « seniors » quittent le leur de plus en plus précocement. Depuis les années 80, le nombre des pré-retraités augmente. Ils ne sont nulle part : ni dans l’emploi, ni sur le marché du travail ni retraités. Le principe des préretraites remonte à 1962. Il a concerné d’abord les agriculteurs avec les « indemnités viagères de départ ». En 1963, il a été suivi par le FNE (Fonds national pour l’emploi). Ensuite, ont été mises en place des conventions d’allocations spéciales pour les licenciés économiques des industries touchées par des restructurations (sidérurgie, constructions navales, textile, habillement). Ces salariés étaient considérés comme « insusceptibles de reclassement dans des zones en grave déséquilibre d’emploi ». Pendant toutes ces années, ces retraites forcées étaient subies, très mal vécues et dévalorisantes. 
Avec la montée du chômage, la situation va s’aggraver, mais en même temps il semble bien que les mentalités aient évolué. La Garantie ressource licenciement (GRL) a été instaurée en 1972 pour les plus de 57,5 ans, suivie en 1977 par la GRD (Garantie de ressource démission), toutes deux financées par l’Unedic. On est alors passé d’une situation subie, à une situation demandée avec la GRD. Même si les demandes se sont faites dans des conditions difficiles, il n’en demeure pas moins que cette évolution est significative de changements introduits dans le rapport au travail et à la vie hors travail. Le statut de pré-retraité a été institutionnalisé et s’est installé dans la société. Au début des années 80, avec l’abaissement de l’âge de la retraite et celui de la préretraite (55 ans et même 50 ans dans la sidérurgie), la préretraite devient un moyen de la gestion de la main d’œuvre. Avec les contrats solidarité-préretraite instaurés en 1982 pour les plus de 55 ans, on a favorisé les départs volontaires pour, disait-on, céder la place à un jeune. D’autre part, on a dispensé de recherche d’emploi les chômeurs de plus de 57,5 ans. D’autres mesures du même type ont vu le jour. Ainsi différents régimes de préretraite plus ou moins subis ou souhaités ont coexisté, atteignant un maximum d’effectifs en 1984 avec 705 000 préretraités. 
Un autre effet de ce système a été la mise à l’écart des « seniors » dans les entreprises. Dans les années 80 et 90, les salariés étaient considérés comme « vieux » à 50 voire 45 ans, et cela reste vrai aujourd’hui malgré une prise de conscience des effets pervers des mesures prises. Comme ces dispositifs avaient un coût important, on a arrêté certains types de contrats, mais d’autres ont pris la relève. On a donc encore aujourd’hui un nombre important de préretraités. Ces situations sont désormais institutionnalisées et pour une partie de ceux qui sont concernés, elles peuvent paraître enviables. 
Ainsi il existe une contradiction qui n’est guère relevée par les différents commentateurs entre ces dispositifs de pré-retraites qui se sont installés dans la société en dévalorisant de fait le travail et la nécessité de prolonger la durée de cotisation dont on ne cesse de souligner l’importance pour financer les retraites. Prolonger la durée de l’emploi apparaît tout à fait contradictoire avec cette situation de mise à la retraite avant 60 ans. Brusquement, les politiques disent qu’il faut travailler plus longtemps alors que les entreprises ont demandé des mises à la retraite anticipée depuis plus de 30 ans, avec l’appui de l’État, voire celui des concernés. Tel me semble être le paradoxe et l’arrière-fond du débat sur les retraites rarement abordé. Quel politique osera l’aborder de front ce problème qui n’est pas un pur et simple problème de gestion mais concerne le rapport paradoxal qu’entretient la société avec le travail ?

Enjeux sociaux et positions syndicales

Jean-Marie Pernot

Le départ à la retraite à 60 ans, revendiqué depuis longtemps, est apparu en 1982 comme un indiscutable élément de progrès social. Le surplus de temps lié au rallongement de la vie était gagné au profit de la retraite. Le discours aujourd’hui s’inverse puisqu’on veut repousser l’âge de la retraite au prétexte que l’espérance de vie a augmenté. Mais après tout, on pourrait continuer à raisonner dans une logique de progrès social et considérer que ça permettrait une retraite plus longue et en meilleure santé. C’est un enjeu politique important. La voie poursuivie aujourd’hui est celle d’une assignation généralisée au travail, sur le modèle des pays d’Europe du Nord. À une différence près : dans ces pays, les salariés âgés n’ont pas exactement les mêmes conditions de travail dans les entreprises. 
Comment vieillir au travail est une question qui se pose dans toute l’Europe. En faisant des enquêtes pays par pays sur les réformes des retraites et les effets sur l’emploi des personnes âgées, nous nous sommes aperçus à l’Ires que tous les pays ont un peu les mêmes problèmes [4] Ils ont pratiquement tous des dispositifs de mise en touche des travailleurs vieillissants. En France 38% des gens sont en emploi quand ils prennent leur retraite. Tous les autres sont dans des dispositifs, préretraites dispenses de recherche d’emploi,… les Anglais jouent sur un fonds d’invalidité, les Néerlandais aussi. En Belgique, en Suède beaucoup de gens ne sont pas au travail quand ils prennent leur retraite. Il est surprenant en France de voir le débat se concentrer sur la prolongation des annuités de cotisation alors que les entreprises continuent d’évacuer systématiquement les salariés vieillissants. En 2003 le moment de l’année où il a été signé le plus de contrats CATS [5] était le mois de juin, juste dans la foulée des mouvements sociaux de fonctionnaire contre la loi Fillon. Dans le même temps, le Medef disait au gouvernement de tenir bon et de ne pas céder sur l’allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires. On a donc des discours et des pratiques qui ne sont pas cohérents.
Les régimes spéciaux le sont, Élisabeth Le Goff l’a indiqué, parce que la Sécurité sociale arrive très tard. Nous sommes, parmi les pays développés, un de ceux où les assurances sociales sont arrivées le plus tard. Les régimes spéciaux ont survécu à la Sécurité sociale parce qu’elle a été établie avec un système peu généreux. Il était prévu que lorsqu’il monterait en charge, les régimes spéciaux l’intègreraient. En réalité on a développé les régimes complémentaires en commençant par les cadres et en les étendant aux ouvriers. Les régimes spéciaux le sont donc restés. Rappelons que l’on installe tout cela dans une France en ruine en 1945. L’idée était que le pays se reconstruisant et s’enrichissant, on pourrait élargir la gamme des protections sociales. Ce fut d’ailleurs le cas puisque la Sécurité sociale s’est élargie à d’autres catégories que les salariés. Jusque dans les années soixante-dix, on raisonne encore sur l’idée selon laquelle le pays s’enrichissant, on peut contribuer davantage à la protection sociale. Dans toutes les projections faites aujourd’hui il n’est pas dit que le pays va s’appauvrir. Même avec un taux de croissance faible, le PIB va doubler sur 30 ou 40 ans. Les gains de productivité, même faibles, sont de 1 ou 1,5 part an. Donc aujourd’hui la productivité est 50% plus élevée qu’il y a 30 ans. Il ne faut pas raisonner à un stock de richesse constant. La question du partage et de la destination de ces gains de productivité est la question essentielle.

L’actualisation du régime général

La vraie question est celle d’une société vieillissante. Le nombre de personnes âgées va augmenter. Mais le dernier scénario de l’Insee allège un peu la pression sur le financement. Faut-il donc déplacer de la richesse vers ces personnes âgées ? Si on ne le fait pas sur les retraites, on le fera sur la grande dépendance, sur la santé… On le retrouvera nécessairement. Si on continue à paupériser les régimes de retraite, on va retrouve le problème sur la santé. Des gens qui ont de mauvaises conditions de vie ont une mauvaise santé. À moins d’en venir à la solution radicale de l’extinction des gens trop âgés parce qu’ils coûtent trop cher, il faudra bien prendre en charge le problème global du vieillissement.
La véritable réforme des retraites a eu lieu en 1993 par le gouvernement Balladur. L’instauration d’une décote de 10% ramenée à 5% en 2003 a été un système ravageur en plus des mesures évoquées par Élisabeth Le Goff. En calculant la pension sur les 25 meilleures années (au lieu des dix meilleurs) et en actualisant le salaire pris en compte non pas sur l’évolution des salaires mais sur les prix, on a crée un décrochage vraiment massif. En 1993, les gens n’ont pas vu venir le coup. D’abord c’était un décret pris en juillet, période de vacances. Dans notre pays on gère beaucoup l’actualité sociale en juillet-août. Par ailleurs il est entré très progressivement en application avec des paliers. Les gens n’ont donc pas été concernés du jour au lendemain. Enfin, le « stock » des salariés de 1993, notamment dans les catégories ouvriers-employés avaient commencé à travailler avant 20-22 ans. Le passage de 37,5 à 40 ans a été relativement neutre pour eux. Ce ne sera pas le cas pour les générations suivantes. De plus il faut prendre en compte le déroulement de carrière : peu de femmes ont une carrière continue.
On parle actuellement des régimes spéciaux, mais la grande question est celle de l’actualisation du régime général et du régime des fonctionnaires prévu pour 2008, selon la loi de 2003 qui prévoit une actualisation tous les 5 ans en réexaminant les différents paramètres pour rester dans l’objectif. La question que se posent les syndicats est de savoir ce qui va être discuté, ce qu’il y a à négocier. Le gouvernement reste discret sur ce sujet et c’est probablement la raison pour laquelle il a voulu régler la réforme des régimes spéciaux avant cette échéance.
En quoi les régimes spéciaux le sont-ils ? On a beaucoup entendu, pendant la campagne électorale et après, que ce sont des régimes inéquitables et que c’est le budget de l’État qui compense. Ceci est inexact. Ces régimes sont spéciaux parce que ce sont des régimes d’entreprise, c’est-à-dire que ce sont ces entreprises qui assurent elles-mêmes la perception des cotisations et le versement des pensions. Or les cheminots sont 160 000 actifs pour 300 000 retraités. Les premiers ne peuvent pas, bien entendu, assurer les pensions des autres, il faut donc une compensation à ce déséquilibre démographique. C’est logiquement à l’État de l’assurer puisqu’il s’agit d’un service public. Il verse donc une compensation à caractère démographique : 2,5 milliards d’euros par an à la SNCF et 5 milliards pour l’ensemble des régimes spéciaux. L’État ne finance donc que ce déséquilibre démographique. Le caractère particulier de ces régimes (37,5 ans, départ à 55 ans ou moins, etc.) est financé dans l’entreprise par une surcotisation qui s’inscrit dans un ensemble de compromis interne à chaque entreprise. Dans le régime général, cette compensation démographique existe au quotidien. Par exemple, il y a bien plus de retraités de l’automobile ou de la sidérurgie que de salariés actifs dans ces branches. Ce sont les salariés du commerce qui eux sont beaucoup plus nombreux que les retraités de secteur qui financent les autres secteurs. C’est le génie de la retraite par répartition. Ce n’est pas seulement une redistribution dans le temps entre générations, c’est une redistribution dans l’espace, d’un secteur à l’autre ainsi qu’entre les hommes et les femmes. Un régime par répartition lisse les risques, les à-coups de populations, de secteurs et de la vie économique. L’automobile américaine aujourd’hui est plombée par la dette sociale et les fonds de pension d’entreprise. Ces régimes d’entreprise sont extrêmement vulnérables à la démographie de l’entreprise elle-même.

Que font les syndicats ?

En 1993 que font les syndicats ? On l’a assez entendu. En 2003 on rappelait qu’en 1993, quand le privé a été passé à la moulinette, les syndicats n’ont pas dit grand-chose. C’était l’été, je l’ai dit, et le contexte était assez particulier. La CGT et FO ont évidemment protesté ont appelé à la mobilisation en plein mois d’août, mais n’ont mobilisé ni le secteur privé, ni la presse, ni l’opinion. La CFDT était favorable au rallongement à 40 ans (avec des débats assez vifs à son Conseil national) avec, dès 1993, un alignement des fonctionnaires. Elle est toujours obsédée par le critère démographique et tout jeu sur d’autres paramètres (cotisations…) lui semble inenvisageable. Pourtant les projections sont fragiles et, on l’a dit, changeantes. Par exemple continuer à projeter une prolongation de l’espérance de vie de 2 mois par an jusqu’en 2040 relève à mon avis de l’incertain. Il reste que le nombre des personnes âgées va augmenter, ça, effectivement, c’est sûr.
Douze ans plus tard, arrive la crispation de novembre-décembre 1995. Juppé avait mis beaucoup dans la balance avec le contrat de plan État-SNCF, la réforme de la Sécurité sociale… Du coup on remise la réforme des régimes spéciaux. En 2003, on l’oublie un peu, il était prévu qu’ils soient réformés. Début 2003, il est demandé aux directions des entreprises nationales de discuter avec les syndicats (EGF, SNCF, RATP…) de la réforme de leur régime de retraites. EDF était déjà en négociation pour rejoindre le régime général. Comme la pression a monté durant tout le début de 2003, le gouvernement a senti le risque d’une très forte mobilisation et a décidé de séparer les fonctionnaires et les régimes spéciaux, en particulier les transports. 1995 était encore dans les souvenirs. Toutes les réformes ont été plombées par les grèves des transports, il était stratégique de couper les transports du reste, d’où la consigne, au printemps de 2003, de reporter à plus tard pour ces entreprises (diviser pour régner…).
En septembre 2007 donc, le sujet des régimes spéciaux est repris après la légitimité des élections de mai-juin. Sarkozy voulait montrer aussi qu’il pouvait faire en 6 mois ce que Chirac n’avait pas fait en 12 ans. Il avait également besoin d’une grève pour montrer qu’il était capable de braver un mouvement social. Du côté des syndicats, en particulier à la CGT, l’idée était que cette fois-ci il n’y aurait pas de retrait de la loi. L’histoire de ces régimes spéciaux ne commence pas en 1993 ni en 1995. Le premier moment c’est 1953. Au mois d’août, le gouvernement Laniel décide de réformer le régime des fonctionnaires pour l’aligner sur le régime général. Il a eu une grève générale de la fonction publique, en plein mois d’août (les congés étaient encore limités). Il s’est produit une véritable crise politique aboutissant au retrait de ce projet.
On arrive en 2008, il fallait faire vite. C’était plus facile à faire fin 2007 que 6 mois plus tard. 1995 avait cristallisé d’autres aspects de crise sociale comme les restructurations. Un mouvement social acquiert une certaine puissance lorsqu’il cristallise. Fin 2007 ça ne pouvait pas cristalliser mais éventuellement après les élections municipales, après des annonces de hausses diverses (TVA, CSG…), quand la loi sur les heures supplémentaires aura montré ses limites, le risque de cristallisation serait plus élevé. Les régimes spéciaux aujourd’hui font figure de village gaulois. Mais on ne pouvait pas les laisser à 37,5 annuités alors que le gouvernement envisage pour 2008 le passage à 41 voire 42 ans pour les autres régimes. Ce n’est pas déjà fait même si le scénario de 2003 le laissait prévoir. 
Il existe dans la loi de 2003 une clause dite de « revoyure » qui doit faire, en 2008, le bilan de la réforme de 2003. Le report a 41 ans n’est donc pas absolument obligé, la mesure doit faire l’objet d’une évaluation. Or à quoi sert de reporter à 41 ou 42 ans si se confirme ce que l’on constate : les gens ne travaillent pas plus longtemps qu’avant ou très peu ? Le premier scénario évoqué (on ne touche pas au niveau des retraites) n’est pas ce qui se passe. On joue sur les retraites car les gens ne cotisent pas plus longtemps qu’avant, pour les raisons évoquées. Le marché du travail n’est pas très ouvert. Avant on mettait des vieux sur la touche pour faire entrer des jeunes sur le marché du travail. Aujourd’hui on veut maintenir les baby boomer dans l’emploi. On va freiner l’accès des jeunes. Sarkozy a parlé de contraindre les entreprises à garder les anciens ; on a élevé le coût des pré-retraites, on a fait un plan senior qui ne marche pas.

Le vieillissement dans l’emploi ?

Dans toute l’Europe, on ne sait pas laisser vieillir les gens dans l’emploi. On ne sait pas faire. On ne sait pas adapter les postes de travail pour les salariés vieillissants. Les Nordiques savent un peu mieux faire. Mais en Allemagne où l’on parle de retraite à 65 ou 67 ans, les salariés quittent l’emploi vers 57 ou 58 ans parce que les entreprises qui sont sommées de produire et de sortir du cash mettent dehors tous les vieux qui ne suivent pas le rythme. Les études montrent la montée du stress au travail, la tension sur les conditions de travail, contrairement aux années 70 où l’on allait vers une détente. Les objectifs de Lisbonne de reculer de 5 ans l’âge de départ en retraite sont loin d’être atteints au niveau européen. On a avancé de 6 mois en moyenne au cours des 4 ou 5 dernières années. Le rallongement exigé de départ à la retraite est un échec car ils partent au même âge qu’avant. Ils partent donc avec des retraites plus faibles. Le poids de la décote — qui est ravageur — a été heureusement allégé en 2003 (il est passé dans le privé de 10% à 5%). On s’est probablement rendu compte qu’on allait sinistrer trop vite le niveau des retraites. Si les jeunes entrent sur le marché du travail à 24 ou 25 ans, après 2 ou 3 ans de stages sans cotisation et non validés, ils n’atteindront jamais 42 ans de cotisation, sauf à un âge avancé. 
Est-ce que le débat de 2008 va aborder ces questions ? Est-ce que l’on va discuter seulement des 41 ou 42 ans ? En 2003 il avait été décidé que ceux qui avaient acquis 40 annuités de cotisation avant d’atteindre 60 ans pouvaient faire valoir leur retraite. Fillon a l’air de trouver que ça coûte cher et qu’il faudrait arrêter. Mais le débat de fond est de permettre de garder au travail les gens pour qu’ils atteignent leur durée de cotisation. Sinon, il faut savoir comment on draine vers la population âgée les financements nécessaires à leurs besoins. Une question n’est jamais abordée : pourquoi on n’augmente pas les cotisations ? Il y a un veto patronal et de Bruxelles sur ce sujet. Auprès des salariés, les sondages indiquent que c’est leur solution favorite. Cotiser davantage pour continuer à partir à 60 ans avec un même niveau de retraite est massivement souhaité. Mais la question n’est jamais posée. Certes c’est une menace sur le pouvoir d’achat. Mais ce qui se négociait en décembre à la SNCF, c’était le niveau des salaires et celui des carrières pour éteindre l’effet de la décote. Mais la question des salaires est également taboue dans notre pays. On a changé d’univers de référence avec l’Europe et la mondialisation. La CFDT a intégré le discours qu’il n’est pas question d’augmenter le coût salarial dans un univers concurrentiel général. Il est tenu le même discours en Allemagne et ailleurs bien que 80% des échanges se fassent au sein de l’Union européenne.
Au départ, en 2003, les syndicats avaient élaboré une plate-forme commune. Elle a éclaté quand deux syndicats ont signé un accord avec le gouvernement. Les autres en mobilisant dans la rue n’ont pas obtenu grand-chose. Un scénario de ce type va peut-être se renouveler. Il n’y a pas de préparation commune de cette négociation entre les syndicats. On est plutôt en deçà de 2003. On voit assez bien sur quoi les syndicats risquent de se diviser car apparemment la CGT, FO et l’UNSA devraient se battre pour rester à 40 ans. La CFDT ne dit pas trop ses positions à l’avance car sa stratégie depuis une quinzaine d’années est de ne jamais se bloquer avant une négociation sur une position préétablie. Son objectif est de faire bouger la « partie adverse », d’imprimer sa marque à la négociation pour obtenir des contreparties. Elle évalue en fonction de cela si elle peut signer. Les stratégies des syndicats, les conceptions de la solidarité sont différentes. Officiellement la CGT ne refuse pas les 40 annuités, car elle estime que le sujet n’est plus là avec des gens qui entre à 22 ou 23 ans sur le marché du travail les 37,5 ne règlent pas le problème. Elle part dans l’autre sens. Elle dit qu’elle veut maintenir le principe du départ à 60 ans, à condition de valider une partie des années d’étude (ce qui se fait en Suède) et à condition de valider la période de première recherche d’emploi. La CFDT est assez hostile à ce principe. Elle accepte l’idée de rachat des années d’études, d’une individualisation du rapport à la retraite, du principe décote-surcote.
La question des retraites est d’ailleurs un assez bon terrain pour juger des divergences de conceptions de fond entre les syndicats. Quelle que soit la légitimité de ces différences, elles ne devraient pas empêcher la mise en avant de ce qui est commun aux centrales. C’est un des drames de notre syndicalisme que d’en être incapable.

Débat

Quels choix possibles ?

– Q : Le rapport du COR (Conseil d’orientation des retraites) de novembre 2007 annonce 4 milliards de déficit en 2006 et prévoit 15 milliards en 2015. Il faut donc trouver une solution parmi les trois possibilités indiquées : augmenter les cotisations, allonger la durée de cotisation ou baisser les pensions. Cotiser plus maintenant, c’est faire payer les générations actives pour ceux qui partent à la retraite. De plus, augmenter les cotisations revient à augmenter le coût du travail… Comment Jean-Marie Pernot envisage-t-il cette question ?

– Jean-Marie Pernot : Il existe en effet un problème de financement des retraites. La question est de savoir comment on les assure. Le COR avance trois possibilités : cotisations, niveau des pensions et durée de cotisation. On pourrait en trouver d’autres : fiscalité, TVA sociale… Les hypothèses techniques sont nombreuses, ensuite ce sont des choix politiques. Il n’y a pas qu’une politique possible. On crève depuis trente ans de cette position qui cache des choix politiques derrière une prétendue loi naturelle. Selon les chiffres du COR, dans trente ans les retraites représenteraient, « toutes choses égales par ailleurs », 18% du PIB. En 1950, c’était 5% du PIB, aujourd’hui c’est 12,5%. La France n’a pas été ruinée par ce déplacement de sept points de PIB en cinquante-cinq ans. Il ne s’agit pas d’un gâteau à partager qui resterait constant pendant quarante ans. Dans quarante ans, il aura doublé. Les règles de partage peuvent être discutées. Les richesses, dans la société, se déplacent. Selon un récent rapport du CREDOC, 20% des revenus en France ont considérablement augmenté dans les dix dernières années. Les classes moyennes se sont effondrées et je ne parle pas des salariés au SMIC qui sont 12%, alors qu’ils étaient 7% il y a quinze ans.
Si on ne fait pas ces déplacements de solidarité vers les retraites, on retrouvera le problème ailleurs, je l’ai déjà dit. Les retraités paupérisés seront en plus mauvaise santé et coûteront plus cher aux systèmes de santé ou de dépendance.
Sur l’augmentation des cotisations, je ne dis pas que c’est une évidence. Il se trouve que les salariés ont une préférence pour cette solution. Pas ceux, bien sûr, qui ont des difficultés pour boucler les fins de mois. Mais on ne peut pas non plus raisonner comme si on ne pouvait pas bouger les salaires. Un moyen de pallier l’augmentation des cotisations est évidemment l’augmentation des salaires, autre sujet tabou.

– Q : Vous avez la souligné la contradiction du patronat qui souhaite prolonger la durée de cotisation à 41 ou 42 ans et qui continue à mettre les gens en préretraite. Mais les sources de financement ne sont pas les mêmes. Il a par ailleurs rappelé la stratégie qui consiste à faire partir les vieux pour faire de la place aux jeunes. Mais tout le monde sait qu’un jeune ne remplace pas un vieux. Il ne fait pas le même travail, il n’a pas la même expérience. Enfin, l’augmentation des cotisations me paraît être une mesure inégalitaire. Comment peut-on l’imposer à des salariés qui ont tout juste de quoi faire vivre leur famille ? Pourquoi un système d’épargne personnel ne pourrait-il pas compléter un système d’épargne collectif ?

– Jean-Marie Pernot : Il est vrai que le système d’assurance-vie se développe. Tous les systèmes de capitalisation sont fiscalement aidés. Il ne faut pas oublier ce que coûtent les systèmes d’épargne salariale, par exemple. Ce sont des milliards d’euros qui ne vont pas dans les caisses de l’État ou de la sécurité sociale. On subventionne une épargne privée pour ceux qui peuvent augmenter leur retraite et de l’autre côté, on lamine le système de solidarité, c’est cela la première inégalité fondamentale.
Il faut distinguer également les régimes obligatoires de ceux qui ne le sont pas. L’assurance vie est le produit de retraite le plus dynamique. Il est défiscalisé alors que ce n’est pas un système obligatoire. Ce n’est pas non plus un système très solidaire. Dans des régimes complémentaires, on peut toujours capitaliser pour compléter son régime obligatoire pour différentes raisons (taux de remplacement insuffisant, carrières incomplètes…). Il faut néanmoins que le régime général soit le plus ample possible. Aux États-Unis, contrairement à ce qu’on croit, il y a un régime obligatoire qui dessert 50% des retraites servies. Les régimes des fonds de pension sont aléatoires en fonction de l’année de départ en retraite et des cours en bourse. Et c’est une partie décroissante de la population qui en bénéficie.

– Q : Vous parlez d’un gâteau qui augmentera dans les quarante ans qui viennent, mais le véritable problème est celui de la répartition entre les différentes catégories. Si on augmente le taux de cotisation, on aura un transfert direct des actifs vers les retraités. Même si les actifs voient leur pouvoir d’achat augmenter, ils le verront moins augmenter que celui des retraités. Il y aura donc des tensions…

– Jean-Marie Pernot : On ne peut évoquer la question de la répartition entre les catégories (salariés actifs et inactifs) sais traiter en amont la question de la répartition entre revenus salariaux et revenus financiers, ou de la répartition salaires profit dans la valeur ajoutée. Celle-ci s’est opérée exclusivement au détriment des salaires depuis vingt ans. La base des problèmes de financement, elle est là. 
La tension créée par les évolutions différenciées ont existé de tous temps et d’abord entre les actifs eux-mêmes : d’une branche à l’autre, au sein même des secteurs d’activité. Mais comment a-t-on fait autrefois pour limiter la concurrence interne sur les salaires ? On a créé les conventions de branche, on a mis en place des règles protectrices du travail qui avait pour objet de limiter le jeu de la concurrence entre travailleurs. Il est vrai qu’au niveau européen aujourd’hui, les conventions collectives, comme le droit du travail, sont considérées comme une entrave au marché et à la concurrence. Le code du travail est bien sûr une entrave à la concurrence, il serait bon que ceci soit clairement assumé. Dans le domaine européen, on nous dit que rien ne doit entraver la concurrence, car c’est la valeur suprême. Donc tout ce qui relève de la protection des salariés devient hors champ.

– Q : On est sorti des Trente glorieuses avec des gains de productivité de 5% par an. Qu’en est-il aujourd’hui ? La compétition économique mondiale doit-elle être assumée par l’ensemble de la société ou seulement par les actifs ?

– Jean-Marie Pernot : On ne peut pas parler simplement de mondialisation, c’est un problème européen. Je rappelle que 80% des échanges en Europe sont intra-européens. La concurrence asiatique aujourd’hui n’est pas majoritaire. Peut-être dans dix ans… Or, depuis quinze ans, on nous dit que les pays d’Europe, les plus riches du monde, n’ont pas les moyens… Je viens de faire une enquête aux Chantiers navals à Saint-Nazaire. Je suis allé voir comment les syndicats se débrouillent avec la flexibilité dans une entreprise-mère de 3 000 salariés et 12 000 dans la sous-traitance avec des statuts complètement éclatés. Les syndicats ne s’en sortent pas. Or, il existe quatre chantiers navals dans le monde fabriquant ces grands navires de croisière pour cinq armateurs. Ils se trouvent tous en Europe, à Hambourg, à Trieste, à Saint-Nazaire et en Norvège. Saint-Nazaire emploie des salariés indiens, polonais, roumains, payés au Smic et travaillant cinquante heures par semaine. À Trieste, ce sont des Croates ; à Hambourg ce sont des Lithuaniens… Or, c’est un marché strictement européen. Sur ce type de navire, la concurrence, ce n’est pas l’Asie, la mondialisation, ce n’est pas (encore) la Corée. Dans ces quatre entreprises concurrentielles en Europe, tout le monde se moque du modèle social européen. La seule mesure prise par l’Europe pour les chantiers navals a été la suppression des subventions. On pourrait au moins harmoniser les politiques sociales. Mais on accepte que ce soit les grands armateurs (qui appartiennent tous à l’aire occidentale) qui dictent les conditions du marché avec une course insensée à la baisse des coûts.

Quelle négociation ?

– Q : Le devenir de nos retraites ne peut se réduire à des stratégies syndicales, même si les syndicats gardent un rôle d’interlocuteur avec le patronat et l’État. Les syndicats auraient dû mener depuis très longtemps une réflexion sur le problème des retraites. Ils donnent l’impression d’être pris de court.

 Jean-Marie Pernot :
 Le Conseil des retraites n’est pas composé que des syndicats et le problème des retraites ne concerne pas que les partenaires sociaux. J’observe que nous sommes le seul pays d’Europe où le patronat a refusé d’entrer dans un organisme chargé d’établir un état des lieux concerté. Il n’est entré dans le COR qu’après la réforme de 2003. 
Sur les capacités d’anticipation des syndicats, il faut bien reconnaître qu’ils sont rarement en avance sur les événements. Mais l’État lui-même qui a beaucoup de pouvoir en France, a laissé passer depuis 1984 beaucoup de livres blancs, de livres verts, avec une remise à plus tard. Tout d’un coup, comme on sait le faire en France, brutalement, pendant l’été 1993, on produit un décret dans lequel il n’y a rien à négocier.
En novembre-décembre 2007, nous sommes dans l’innovation. Un mouvement de grève était prévu, programmé de part et d’autre. Mais on recherche alors dans les entreprises concernées un accord social qu’on appelle ailleurs un compromis. En France, on ne sait pas faire. Du coup, on se demande ce que font dans leur coin les syndicats et les directions d’entreprises. Certains bien pensants s’offusquent parce qu’ils ont le sentiment qu’on rend aux syndicats, sous d’autres formes, ce que la réforme avait prévu d’imposer. Plusieurs éditorialistes ont dénoncé ce que dans d’autres pays on appelle une négociation et un compromis. D’autant que, dans ces entreprises, le système des retraites entre dans un compromis d’ensemble (carrières, rémunérations…). Quand on touche à un élément du compromis social, il faut tout remettre sur la table. Si on en sort de manière positive, ce sera une grande innovation dans nos relations sociales.
Nos élites politiques considèrent que ce qu’elles ne font pas dans les six premiers mois, elles ne peuvent pas le faire dans les cinq ans qui suivent. Alors on vous annonce la réforme et la société doit obtempérer. On se plaint beaucoup en France que les syndicats soient peu négociateurs. On n’a pas toujours tort. Ils ont en effet une culture du conflit. Mais ils ne sont pas les seuls dans notre pays. Les employeurs ou l’État ont le chic pour imposer une décision, en attendant une grève pour voir et discuter. Droite et gauche ont d’ailleurs la même attitude. Quand Jospin fait sa loi sur les régulations économiques, les syndicats se plaignent de ne pas être consultés. Trois mois plus tard, ils n’ont pas mouillé la chemise pour faire réélire la gauche. 
Le 18 octobre, il y avait 73,5% de grévistes à la SNCF. Ce chiffre n’avait jamais été atteint, même en 1995. Deux tiers des cadres de la SNCF ont fait grève ce jour-là. Les syndicats ont organisé le conflit mais ils ont aussi surfé sur cette vague de mécontentement. Pour faire reprendre le travail à quarante-deux assemblées générales le même jour, la CGT a dû relever les manches, surtout avec la surenchère des petits syndicats qui n’avaient rien à perdre. Cette grève a été provoquée et voulue par le gouvernement. Ensuite, il n’est pas facile d’en sortir, pas facile pour les syndicats ou les directions qui ont une entreprise à gérer. Pour une fois, nous sommes tombés sur des acteurs assez responsables dans le camp syndical, car ils n’ont pas mis le feu à la maison et ont cherché une issue négociée.

Quelles évolutions prévisibles ?

– Q : Ce qui est déterminant dans un système de répartition, c’est le nombre de cotisants. Le nombre de chômeurs n’est-il pas conduit à baisser ?

– Élisabeth Le Goff : Le Comité d’orientation des retraites prévoit dans ses projections que le chômage va assez rapidement baissé à un taux de 4,5%, grâce notamment au départ en retraite des « baby-boomers », qui lui, va aggraver pour un temps le problème de financement des retraites. Dans ses prévisions, l’Insee prend en compte un taux de chômage réduit à 4,5%. En fait, les taux réels de ces dernières années ont été plus élevés. Mais d’un autre côté, les prévisions de population active se sont révélées plus favorables, avec des taux de natalité plus élevés que les taux prévus. Ces paramètres — taux de chômage et nombre d’actifs —, sont réexaminés régulièrement, mais ils ne jouent pas de façon décisive par rapport au déséquilibre démographique dû au vieillissement de la population. Pour prendre en compte ces incertitudes, le Comité d’Orientation des Retraites évalue des variantes. Celles-ci montrent bien que le problème de financement des retraites va se poser de façon plus ou moins grave. Mais il se pose en tout état de cause et il est principalement lié au vieillissement de la population. En France, ce vieillissement est complètement lié à l’augmentation de l’espérance de vie. Notre taux de natalité est en effet proche du renouvellement de la population et nous continuons d’accueillir une population immigrée. Bien sûr, l’augmentation du nombre des chômeurs diminue le nombre des cotisants et influe donc sur le financement des retraites. Mais ce n’est pas la principale cause des difficultés du financement des retraites. Ces difficultés tiennent surtout à l’augmentation du nombre des retraités.

– Q : Comment imagine-t-on la société en 2040 ? Quand on fait des prévisions démographiques, on pense qu’elles peuvent être à peu près fiables. Rien n’est moins sûr, à long terme. En 1960, imaginait-on économiquement l’an 2000 ? Sans faire de science-fiction, comment les prévisions économiques peuvent-elles prendre en compte ce que seront la France, l’Europe et le monde dans quarante ans ?

– Élisabeth Le Goff : Le Conseil d’orientation des retraites a justement pour mission d’examiner régulièrement l’évolution des projections. L’Insee a révisé ses projections démographiques en 2006. La situation démographique est appréciée plus favorablement, sans changement fondamental des données du problème. Les projections à quarante ans sont forcément peu sûres, mais on doit les réévaluer régulièrement. Par exemple, à la fin des années 70, les taux de natalité observés chaque année baissaient et certains ont pu s’en alarmer. Mais il est apparu, quelques années plus tard, et on en est sûr aujourd’hui, que ce phénomène était simplement lié au fait que les femmes se sont mises à avoir des enfants plus tard, les taux de natalité aujourd’hui sont proches de deux enfants par femme. 
Les projections à 5 ans sont évidemment plus fiables que celles à 20, 30 ans ou plus. Mais elles doivent être régulièrement révisées pour prendre en compte au fur et à mesure les évolutions observées, notamment du fait des réformes, et les évolutions prévisibles. Ainsi, avec des états des lieux réguliers et périodiques, le Conseil d’Orientation des Retraites, pourra analyser l’évolution de la situation et faire des propositions soumises au débat des citoyens.

Quelle évolution des mentalités ?

– Q : L’investissement des individus dans le hors-travail est devenu un phénomène social et c’est un problème quand on dit qu’il faut maintenant travailler plus longtemps. Affirmer la nécessité de cotiser plus longtemps sans poser en même temps ce qu’est devenu le travail aujourd’hui dans les entreprises risque de ne pas changer grand chose. Comment donner envie de travailler plus longtemps si l’on ne change pas en même temps les conditions de travail ?

– Élisabeth Le Goff : Le changement de mentalité par rapport au travail doit être certes pris en compte, mais de quelle manière ? En 2003, j’ai été étonnée de voir que les plus mobilisés dans le mouvement de grève des fonctionnaires n’étaient pas la génération de ceux qui étaient proches de la retraite, mais les jeunes trentenaires. Il existe de plus en plus une aspiration à vivre en dehors du travail et la retraite est devenue peu à peu comme une période où la vie commence enfin. Les plus âgés ont une certaine idée de la valeur « travail », des rapports sociaux qui existent en entreprise, de la solidarité et de la convivialité qu’on pouvait y trouver lorsque l’on avait le temps pour des discussions et des échanges. Il est vrai qu’en 30 ans le travail s’est considérablement intensifié, entraînant de la fatigue et du stress. Cette déshumanisation du travail peut favoriser l’aspiration à quitter le travail au plus tôt. Le phénomène des préretraites et sa banalisation, plus marqué en France qu’en Europe, accentuent la distance prise par rapport au travail. Le taux d’emploi des 55-65 ans en France est inférieur de 4 points à la moyenne européenne. Il a été de 32%, nous sommes actuellement à 38%. On souligne le faible taux d’emploi des 55-65 ans en France comme si nous étions une exception. Certes, le taux en France est plus faible que la moyenne européenne qui est de 42%, mais ce taux montre aussi que les pays européens sont concernés par le même phénomène. Les aspirations à ces départs anticipés vont-elles se développer ? Ce phénomène de société est difficile à prévoir.
Dans tous les cas, si on regarde les évolutions, il est clair que l’allongement de la durée de vie et le recul de l’âge de la retraite n’impliqueront pas une baisse de la durée de cette retraite par rapport aux générations précédentes, du moins tant que l’âge de la retraite s’élèvera moins vite que l’espérance de vie. Il faut retenir de tout cela que l’origine du problème de financement des retraites, c’est bien l’allongement de l’espérance de vie.


Les cotisants à l’assurance vieillesse

LE RÉGIME GÉNÉRAL

ÉVOLUTION DU NOMBRE DE COTISANTS ET DE RETRAITÉS DU RÉGIME GÉNÉRAL – RAPPORT DÉMOGRAPHIQUE

Années (1)Cotisantsau régime généralRetraitésdu régime général (2)Cotisants/Retraités
19609 700 0002 344 4924,14
197012 610 0003 321 5043,80
197513 016 4004 145 2763,14
198013 353 8004 988 8272,68
198512 944 1595 860 5302,21
199013 724 0327 315 7161,88
199514 052 6558 750 3311,61
199613 982 8888 970 7501,56
199714 114 3299 181 8921,54
199814 476 6859 383 9221,54
199914 940 0709 589 0471,56
200015 413 7929 700 735 (3)1,59
200115 802 3639 843 7411,61
200216 502 64910 012 3781,65
200316 519 91410 203 0321,62
200416 542 83710 439 0761,58
200516 637 97810 747 7141,55

(1) Effectifs au 31 Décembre jusqu’en 1981, au 1er juillet à partir de 1982.
(2) Ensembles des retraités (droits directs et dérivés) payés par les 16 caisses de Métropole
(3) Rupture de série à compter de 2000 suite au non dénombrement des comptes anticipés

LES DIFFÉRENTS RÉGIMES

LES COTISANTS SELON LES DIFFÉRENTS RÉGIMES (1)

Au 1er juillet 2005

RÉGIMESCotisants%
Régime de salariés
Régime général……………………………………..16 637 97867,95
Régime des salariés agricoles ……………………….666 9982,72
Fonctionnaires civils et militaires………………..2 459 13410,04
Ouvriers d’État ……………………………………………..55 2600,23
Collectivités locales …………………………………..1 807 4757,38
Mines ………………………………………………………13 1470,05
SNCF ………………………………………………………..168 1320,69
RATP ………………………………………………………..43 7500,18
Établissement national des invalides de la marine ……31 0360,13
EDF GDF ……………………………………………………141 6620,58
CRPCEN (clercs de notaires) …………………………….44 5450,18
Banque de France …………………………………………15 0150,06
Autres régimes de salariés (SEITA et CAMR)…1 7590,01
Total des régimes de salariés..22 085 89190,20
Régimes des non salariés
Exploitants agricoles ………………606 4582,48
Commerçants (ORGANIC) ………………………………..693 4032,83
Artisans (CANCAVA) ………………………………………552 7952,26
Professions libérales (Y compris CNBF) …………………532 3222,17
Cultes (CAVIMAC) …………………………………………15 3110,06
Total des régimes des non salariés2 400 2899,80
TOTAL GÉNÉRAL24 486 180100,00

(1) Source : Commission de compensation du 20 novembre 2006 (chômeurs exclus).


Régime de base des salariés du secteur privé en France
et dans quelques pays étrangers :
âge de la retraite pour les liquidations en 2006
et changements prévus par la législation

Retraite en 2006

PAYSAGE D’OUVERTUREDU DROITA UNE PENSIONAGE DE LA RETRAITEA TAUX PLEIN
Allemagne65 ans65 ans
63 ans avec 35 années d’assurance
61 ans pour chômeurset personnes en préretraite progressive
60 ans pour invalides avec 35 années d’assurance
60 ans pour femmes avec 15 annéesd’assurance, dont 10après l’âge de 40 ans
France60 ans56 à 59 ans pour les assurésayant eu des carrières longueset ayant commencé à travailler jeune65 ans60 à 64 ans avec 40 années d’assurance
Italie65 ans pour hommes60 ans pour femmes57 ans avec 35 années d’assuranceTout âge avec 39 années d’assurance(*)
Pays-Bas65 ans(*)
Royaume-Uni65 ans hommes60 ans femmes(*)
Suède61 ans(*)
Etats-Unis62 ans66 ans

(*) En Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède, il n’existe pas de notion de taux plein.

Changements prévus par la législation

PAYSAGE D’OUVERTUREDU DROITA UNE PENSIONAGE DE LA RETRAITEA TAUX PLEIN
Allemagne2012 :65 ans63 ans avec 35 années d’assurance60 ans pour invalidesavec 35 années d’assurancePas de changementProposition de loi pour relever l’âge du taux plein :2023 – 66 ans2029 – 67 ans(L’âge d’ouverture serait relevé aussi dans certains cas)
FrancePas de changement prévu2012 :65 ans60 à 64 ans avec 41 années d’assurance2013 à 2020 :augmentations du nombre d’années requisesen fonction des gains d’espérance de vie
Italie2008 :Tout âge avec 40 années d’assurance60 ans avec 35 années d’assurance2010 :61 ans avec 35 années d’assurance2013 :Tout âge avec 40 années d’assurance(*)
Pays-BasPas de changement prévu(*)
Royaume-Uni2020 – 65 ans pour femmes et hommes(*)
SuèdePas de changement prévu(*)
Etats-UnisPas de changement prévu2022 – 67 ans

(*) En Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède, il n’existe pas de notion de taux plein.

Quatrième rapport du COR, « Retraites : questions et orientations pour 2008 »
11 janvier 2007


Évolution de l’espérance de vie à divers âges,
en France métropolitaine

FemmesHommes(1)FemmesHommes(2)FemmesHommes(3)
199081,072,761,853,924,219,0
199181,272,962,054,024,419,2
199281,573,262,254,224,719,3
199381,573,362,254,324,619,4
199481,973,762,654,625,019,7
199581,973,962,654,724,919,7
199682,174,162,754,925,019,7
199782,374,662,955,425,219,9
199882,474,863,055,525,320,0
199982,575,063,155,825,320,2
200082,875,363,456,125,620,4
200182,975,563,556,325,720,7
200283,075,863,656,525,820,8
200382,975,963,456,525,620,8
200483,976,864,357,426,521,5
200583,876,864,357,426,421,5
2006 (p)84,177,264,657,826,721,8

(1) A la naissance
(2) A 20 ans
(3) A 60 ans
(p) : données provisoires

Source : Insee, bilan démographique.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 11 décembre 2007 avec Élisabeth Le Goff, économiste à l’Insee, et Jean-Marie Pernot, chercheur en science politique (Ires). L’Institut de recherches économiques et sociales travaille auprès des organisations syndicales représentatives CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC et l’UNSA-éducation.

Notes
[1] Mais pour la période 2003-2006, le montant des pensions indexé sur les prix a augmenté davantage que s’il avait été indexé sur l’évolution du traitement de base des fonctionnaires.

[2] Ce taux, dit de remplacement, à 78% est un taux moyen. Pour les très bas salaires, le niveau de la pension est proche du salaire d’activité. Le taux de remplacement est plus faible pour les salaires élevés, donc la diminution de revenu est plus importante.

[3] Ces prévisions sont publiées dans les rapports du COR (Conseil d’orientation des retraites).

[4] Voir le numéro spécial de la Chronique internationale de l’Ires, n° 109 – Novembre 2007 – « Réformes des retraites et emploi des seniors » sur le site de l’Ires : www.ires-fr.org/.

[5] L’adhésion au dispositif CATS permet aux salariés âgés de 55 ans ou plus qui connaissent des difficultés d’adaptation aux technologies nouvelles ou qui, au cours de leur carrière professionnelle, ont eu à accomplir des travaux pénibles, de cesser leur activité avant 60 ans. Ils perçoivent une allocation de Cessation d’Activité des Travailleurs Salariés (CATS) et bénéficient d’une protection sociale jusqu’à leur retraite. L’employeur en assure le financement, l’État pouvant, dans certains cas, participer au financement des allocations versées à partir de 57 ans et prendre en charge les cotisations obligatoires de retraite complémentaire.

Retraites et régimes spéciaux (Elisabeth Le Goff et Jean-Marie Pernot – décembre 2007)

« Retraites et régimes spéciaux : Quelles réalités ? Quel avenir possible ? » Quelle place occupent les régimes spéciaux dans l’ensemble des retraites ? Quelles analyses et propositions des syndicats ? avec Élisabeth Le Goff, économiste à l’INSEE, et Jean-Marie Pernot, chercheur en science politique (IRES – Institut de recherches économiques et sociales).

Elisabeth Le Goff et Jean-Marie Pernot

Élection présidentielle et sentimentalisme (Jean-Pierre Le Goff – octobre 2007)

« Election présidentielle et sentimentalisme », avec Jean-Pierre Le Goff, sociologue, qui vient de publier : « Catharsis pour un changement d’époque », Le Débat, n° 146, septembre-octobre 2007.

  • Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ont développé pendant la campagne des discours étonnants sur la souffrance, la compassion et l’amour. Que signifie l’entrée de ce nouveau pathos en politique ?
  • Comment comprendre le style et la méthode de Nicolas Sarkozy en dehors des schémas d’interprétations qui le ramènent à du « déjà connu » ?

Rencontre avec Edgard Pisani. Entretien avec Jean-Pierre Le Goff (DVD à commander)

La réflexion politique ne prend pas souvent en compte la dimension de l’engagement personnel impliqué dans l’action. Quels sont les facteurs qui amènent à s’engager en politique et peuvent entraîner des ruptures ?

Edgard Pisani s’interroge sur les grands épisodes qui ont marqué son engagement : la Résistance, son action auprès du général de Gaulle, sa rupture avec la majorité en mai 1968, et les missions que lui a confiées François Mitterrand, à Bruxelles ou en Nouvelle Calédonie…

Quel est le fil directeur qui lui a permis de rester fidèle à une morale de l’action et à une certaine idée de la politique et de la France ?

DVD : 83 mn.
5 euros (port inclus)

Lettre n° 42 – La nature du sacre de Nicolas Sarkozy

Avec Stéphane Rozès (*)

Ecouter (extrait)

Stéphane Rozès (*)

« La plupart d’entre nous persistent à croire que tous les choix, et même les choix politiques, se font entre le bien et le mal, et que du moment qu’une chose est nécessaire, elle doit aussi être bonne. Il nous faudrait, je pense, dépouiller cette croyance qui relève du jardin d’enfants. En politique, on ne peut jamais opter que pour un moindre mal. » Cette citation de Georges Orwell qui se trouve sur le site de Politique Autrement résume pour partie la campagne. Pour beaucoup d’électeurs, surtout à la fin de la campagne, ce fut un vote de « moindre mal », plus qu’un vote d’adhésion. À cette aune, c’est Nicolas Sarkozy qui tira le mieux son épingle du jeu, ce qui lui permit de l’emporter. Ségolène Royal déçut les espoirs placés en elle et profita essentiellement de l’anti-sarkozisme. Nicolas Sarkozy fut sacré par le pays et il importe d’en comprendre la nature pour bien comprendre la période qui s’ouvre.

Crise d’identité et retour du politique

Il y eut d’abord engouement pour la campagne et sur la fin, lorsque celle-ci déçut, apparut une injonction morale à aller voter. La question vitale analysée il y a un an dans Le Débat [1] est que la rencontre du pays et des différents candidats était de nature différente de ce qui se passait habituellement. Ceci explique que, pour le premier tour, le taux de participation ait été équivalent à celui de la première présidentielle de 1965 avec le général de Gaulle, rompant ainsi avec un long cycle de désamour et de retrait des Français à l’égard des élus. Il s’est noué quelque chose de radicalement différent dans le rapport des Français à la politique.
La définition de ce qu’est « être Français » se fait toujours dans notre pays à partir de quelque chose qui dépasse les individus. En France, l’État s’étant fait avant la Nation, cette dernière est une dialectique de communion et de dispute sociale. Être Français, c’est se disputer au travers d’un même objet. Dans une interview dans Le Nouvel Observateur [2], William Boyd expliquait avoir été frappé par le goût des Français de toujours vouloir discuter de tout et d’avoir une opinion argumentée sur chaque chose : d’une tasse de café, de la globalisation, des scandales politiques, de l’amour… Il soulignait qu’il importait peu que les Français aient raison ou tort, mais il remarquait ce besoin qu’ils avaient de toujours discuter entre eux. Un siècle et demi auparavant, dans une lettre au philosophe Feuerbach dans laquelle il parlait des réunions des ouvriers parisiens, Marx constatait que, pour eux, à la fin d’une dure journée de labeur, l’important, au-delà du motif apparent des réunions, c’était le besoin et la joie de se retrouver et de discuter ensemble, de faire société. C’est le statut de la politique dans notre pays : définir l’objet commun autour duquel il faut opiner, voire se disputer. Or, à la veille de cette élection présidentielle, tous les « pilotes automatiques » qui dépassaient les individus et les classes, qui faisaient leur identité au travers d’une dispute commune sont tombés en panne au même moment.
À gauche, l’idée de progrès est entrée dans une contradiction entre un progrès économique et technologique qu’on souhaite s’approprier et l’idée qu’en se l’appropriant, on entretient ce qui serait une régression sociale portée par la globalisation. La droite est passée, en quelques décennies, d’une vision holiste et unitaire de la politique héritée du catholicisme à une vision providentielle des marchés à la française et non à l’anglo-saxonne. Or, on le voit dans nos études, depuis une décennie, même à droite, l’idée que les marchés fonctionneraient de manière providentielle n’existe plus ; la contingence semble les guider. L’électorat de droite est plus conservateur que libéral et souhaite majoritairement le retour de l’État, non seulement en matière sociale mais aussi en matière économique.
Ce qui faisait enfin l’identité politique, pour la droite et la gauche, pour les gouvernants et les gouvernés, c’était l’Europe comme prolongement de ce qu’était la France. L’Europe, comme la France en grand. Mitterrand disait : « La France est notre patrie et l’Europe notre avenir. » La victoire du « non » en 2005 signe le deuil de cette idée. L’Europe à vingt cinq, a semblé être une remise en cause de l’Europe des quinze et des compromis sociaux au sein de la Nation.
À partir du moment où ce qui porte l’identité et dépasse les individus, les groupes sociaux ou politiques — le progrès, le marché, l’Europe… —, ne fonctionnent plus, il y a nécessité de renationaliser la question du souhaitable à l’Elysée pour que puisse se redéployer les identités [3]. Mon constat est que l’élection présidentielle a commencé lors du référendum européen, non pas dans le vote du 29 mai qui était purement social, mais dans le débat lui-même qui portait sur la question du souhaitable. Le texte du traité a été en campagne après l’arrivée de la directive Bolkestein. Il a été détourné par le pays, passant du statut de meilleur compromis possible venant de l’extérieur à celui d’une constituante européenne et française. Quand on passe d’une discussion sur les moyens à une discussion sur les finalités, on refait de la politique.

Les ruptures Sarkozy, Royal et Bayrou : le pouvoir pour en faire quelque chose

Le pays a rencontré dans cette campagne des personnalités qui refaisaient de la politique. À tout seigneur tout honneur, Nicolas Sarkozy est depuis longtemps dans le paysage au point de banaliser sa façon de faire. Lorsqu’il se met en mouvement, il fait de la politique pour le pays car il semble mu par une finalité. Le reste du personnel politique, souvent composé d’énarques, est passé sans s’en rendre compte des finalités à la gestion des moyens sous contrainte extérieure. Cette dernière justifiait impuissance, irresponsabilité et privilège. Pour Nicolas Sarkozy, avocat de formation, l’objet même de la politique, c’est la résolution des problèmes ; son mouvement lui-même dégage sa propre finalité. C’est ce qui a fait son succès. Quand il disait qu’il « pensait à la présidentielle en se rasant », il était entendu comme voulant du pouvoir et par conséquent qu’il avait quelque chose à en faire. Avant même de s’adresser au pays, les autres hommes politiques ont été davantage dans l’intériorisation des contradictions et des contraintes. Comme Nicolas Sarkozy travaille idéologiquement le pays depuis l’échec de Balladur en 1995, il était déjà dans le paysage, sans que les observateurs soient suffisamment attentifs à ce qui faisait sa distinction.
Pour comprendre ce qui se noue dans le pays, il faut aussi analyser la façon dont apparaît Ségolène Royal. Elle émerge dans l’électorat de gauche parce que sa façon d’être semble la preuve qu’elle restitue le pouvoir aux citoyens et qu’elle veut du pouvoir pour avancer. Le Parti socialiste, à partir du moment où le « non » l’emporte au référendum, ne peut pas noyer dans les brumes européennes sa contradiction habituelle entre conquête et exercice du pouvoir. C’est évidemment aujourd’hui que la contradiction est la plus forte, car la demande des citoyens en termes de droits économiques et sociaux est exponentielle. C’est la demande de la Nation, alors même que son destinataire, l’État, se retire d’elle en émoussant l’efficacité de ses outils d’intervention économique dans le cours actuel du capitalisme.
À gauche, il existe trois façons de répondre à cette contradiction entre la conquête du pouvoir et ce qu’on en fait. La réponse traditionnelle, celle de la première gauche portée par Laurent Fabius : « À gauche toute et on verra après » ; la réponse de la seconde gauche, avec Dominique Strauss-Kahn : « Il ne faut pas laisser planer d’illusion, il faut être sérieux, il ne faut pas promettre plus que l’on ne peut tenir », au risque d’apparaître comme simple gestionnaire ; enfin la réponse de la gauche de la gauche : « Avant même que la gauche accède au pouvoir, on vous prévient qu’elle va trahir ». La gauche n’a pas tranché ou dépassé cette question en se réfugiant derrière l’explication de l’échec du 21 avril 2002 comme un accident et en escomptant un mécanisme d’alternance.
On n’a pas repéré que Ségolène Royal avait une quatrième réponse à la question du pouvoir, parce qu’elle ne l’a pas théorisée, son rapport à la gauche n’étant pas doctrinal, mais culturel. La démocratie participative, sa façon de percevoir la démocratie comme une famille créent du consensus. C’est une manière de demander à chaque individu qui en fait partie d’intérioriser la contradiction entre le souhaitable et le possible. La raison pour laquelle elle n’avait pas peur du pouvoir en y allant, qu’elle semblait si sûre d’elle et qu’elle l’a emporté dans l’opinion de gauche puis au sein du Parti socialiste, c’est que justement elle avait expérimenté qu’elle pouvait avancer sans aiguiser la contradiction entre souhaitable et possible. Elle disait : « Je vous restitue le pouvoir. On va y aller ! » Elle utilisait des formules : « Sac au dos et on gravit la montagne », formule biblique s’il en est.
La spécificité de la présidentielle tient au moment de crise identitaire, à ses acteurs et à l’investissement du pays qui a accusé réception du retour du politique au sein des institutions. Contrairement aux précédentes, cette campagne ne s’est pas cristallisée sur des dossiers. En 1981, c’était déjà la question du chômage ; en 1988, la modernisation ; en 1995, la fracture sociale ; en 2002, la délinquance. En 2007, le pays a consommé des domaines d’action et des dossiers, mais comme révélateurs de la cohérence des candidats et de leur capacité à mettre à plat l’ensemble des enjeux pour les remettre sous la coupe de la Nation. La question gauche-droite qui est celle des contenus des politiques a été dominée par l’axe vertical, celui de la cohérence entre la personne, les valeurs et le projet. Le débat sur la qualité des sondages fut en fait l’expression d’un Paris qui n’admettait pas que le pays aille plus vite que lui et qui ne comprenait pas les messages que le pays émettait au travers de ces sondages. Paris en donnait la lecture usuelle gauche-droite. Ma thèse, développée dans Le Débat [4], est que la dimension spirituelle celle de « l’incarnation des valeurs » allait l’emporter sur la dimension temporelle : le gouvernement des hommes avant le gouvernement des choses, les finalités avant les moyens, l’imaginaire avant les programmes. Le contrat qui fonde l’identité devait l’emporter sur les contraintes, la politique sur la gestion.
C’est également cette dimension qui explique l’émergence de Ségolène Royal et sa victoire sur Dominique Strauss-Khan et Laurent Fabius. D’ailleurs, elle le disait dans le débat interne au PS, dans sa conception de la présidence de la République. Ségolène Royal ne l’a pas emporté sur ses rivaux socialistes par la gauche ou la droite mais par le bas, parce qu’elle était comptable des valeurs de gauche à l’Elysée, voulues par les Français, et renvoyait la technicité à Matignon.
C’est ce qui explique également l’émergence de François Bayrou. Il n’a pas émergé à travers les sondages parce qu’il était centre-gauche, centre-droit ou centre, mais parce qu’il y avait chez lui, pour son électorat désenchanté de Royal ou de Sarkozy, une plus grande cohérence entre sa personne, son projet, ses valeurs. Son talon d’Achille fut la question de ses moyens politico-institutionnels pour rassembler une gauche et une droite qu’il critiquait. Il n’a pas répondu à cette question. Au moment où le pays, à travers les sondages, l’a mis au niveau de Royal et de Sarkozy, il a reculé parce qu’il n’a pas changé de registre pour passer de la critique à la résolution.
Le pays a mis en avant Sarkozy, Royal et Bayrou qui ont en commun de n’avoir jamais dit que les contraintes extérieures justifiaient un renoncement de leur part. Ils répondaient chacun à leur façon à la nécessaire articulation entre ce qu’est « être » Français et le cours économique de la globalisation qui se fait par le « faire ». Ces trois personnalités se sont construites psychologiquement et politiquement dans la nécessité de ne pas s’abriter derrière des tutelles paternelles, mais devant se construire par elle-mêmes. Ayant travaillé pour les trois candidats, je peux constater le lien entre ce qu’ils sont, leur vision politique de la société et même leur utilisation des outils leur permettant de la comprendre.

La cohérence sarkozienne l’a emporté

Dans la dynamique de la campagne, chacun avait des contraintes différentes. Ségolène Royal partait de l’incarnation des valeurs et elle devait dire en quoi elle avait un projet qui articulait ces valeurs. Pour Nicolas Sarkozy, c’était le contraire. Il partait de la résolution d’un projet et devait faire la démonstration que quelque chose le dépassait. Dans ce travail de remontée ou de descente de filière, du « spirituel au temporel », c’est Nicolas Sarkozy qui a mené la campagne la plus maîtrisée, la plus cohérente et constante.
L’évolution des intentions de vote permet de voir comment les événements influent sur les perceptions des candidats. Ségolène Royal commence à décliner après son investiture par le PS. Elle part en Chine, au moment où elle devait — avait-elle annoncé —, faire un projet avec le pays et lorsqu’elle commence à discuter avec le PS sur la fiscalité qui n’est qu’un outil au service de ce projet qu’elle devait faire avec les citoyens. Après Villepinte, elle continue à « dévisser » — alors que les journalistes considèrent qu’elle a fait un bon meeting —, parce que le pays ne retrouve pas la « Ségolène » initiale et ne voit pas la cohérence de son catalogue de propositions, remake de 1981. Ensuite, elle remonte après son émission de TF1, apparaissant comme étant en contact direct avec les Français. Puis, elle « redévisse » quand les ténors du PS viennent l’aider. Elle remonte faiblement après avoir déclaré : « Je suis libre, je n’ai de compte à rendre à personne. »
Si on en reste à une lecture horizontale gauche-droite des contenus des politiques, on ne comprend pas les évolutions du pays. On s’interroge sur les sondages et la manière dont ils sont faits, et non pas sur les logiciels d’interprétation. C’est en fait la lecture verticale de l’opinion dans son rapport direct au candidat qui a prévalu. C’est pour avoir rompu ce lien que Ségolène Royal a « dévissé », d’abord en mettant le Parti socialiste entre elle et le pays, puis l’anti-sarkozisme vécu comme une esquive, puis son dialogue avec Bayrou perçu comme un contournement.
L’émergence de Ségolène Royal fut l’expression du fait que les socialistes n’ont pas travaillé pendant cinq ans. Dans une première interview après leur défaite de 2002, je constatais que « la thèse de l’accident empêchait la gauche d’avancer ». Si on pense que c’est la faute des autres lorsqu’on subit un échec, on est dans ce que condamne à juste titre Orwell : le moralisme. On ne se remet jamais en cause. On a la morale pour soi.
L’émergence de Ségolène Royal a été pour l’électorat de gauche une façon de contourner les non-dits stratégiques de ses dirigeants. Il n’y a plus de correspondance entre l’électorat de gauche et la géographie de la gauche. Ceux qui votent à gauche de la gauche, contrairement à ce que disent les leaders de gauche et les journalistes, ne votent pas ainsi parce qu’ils sont des radicaux politiques, mais parce que ce sont des conservateurs sociaux. Avec le « non » au référendum (CSA avait été le premier institut à voir le « non » devant le « oui »), j’avais tout de suite indiqué que le « non de gauche » n’existait pas, mais qu’il y avait un « non à gauche ». Ceux qui avaient voté « non » ne l’avaient pas fait pour construire une alternative politique au capitalisme, mais par antilibéralisme. Sinon, on ne comprend pas que, depuis une décennie, le pays soit idéologiquement antilibéral et qu’il n’y ait pas de construction d’un anticapitalisme politique. Ce « non à gauche » était purement social. C’était une manière de dire : « Vous ne nous protégez pas. Vous ne réformez pas au sens où nous l’entendons, celui de la préservation des compromis capital-travail acquis au sein de la Nation. »
Puisqu’il n’y a plus de rapport entre ce qu’est la géographie politique de la gauche, ses débats doctrinaux et les raisons pour lesquelles l’électorat vote, notamment à gauche de la gauche, Ségolène Royal semblait, elle, contourner les questions doctrinales, vécues comme des esquives et des renoncements. Parce qu’elle a un rapport culturel à la gauche et non pas un rapport doctrinal, elle a expérimenté et rencontré l’électorat de gauche, mais sans avoir fait la démonstration en cours de campagne qu’elle avait les outils pour articuler les raisons de son succès et les moyens de son projet, pour sortir le pays de l’ornière. Elle portait l’intuition que le malaise dans la société française ne provenait pas des Français, mais des élites. Elle a trouvé la façon d’avoir l’oreille des Français, mais sans passer de ce constat générique à la question du « que faire et comment ? ».
Le travail de Nicolas Sarkozy a été systématique, professionnel dans l’analyse de l’opinion et dans l’exploration des voies de résolutions à partir de l’acceptation relative des contraintes de la globalisation. On le créditait d’être compétent, d’avoir de l’expérience. En outre les individus qui ont le sentiment d’être pris dans une tempête avaient besoin de « valeurs balises » qui les rassurent moralement. Nicolas Sarkozy les a portées en distinguant le bon grain de l’ivraie. Je suis néanmoins en désaccord avec la thèse qu’il y aurait une droitisation de la société. Le pays est idéologiquement à gauche sur le souhaitable et politiquement à droite sur le possible. Il existe bien plutôt un besoin de normes et celles de Sarkozy étaient plus lisibles que celles de Royal qui n’a pas fait la démonstration que le souhaitable de ses normes collectives étaient possibles.
Une fois qu’on s’est distingué des autres, il faut des « valeurs phares » pour articuler le rassemblement. Nicolas Sarkozy a réussi à articuler l’idée qu’il est vain de vouloir combattre le marché et la globalisation, en marquant son intention autour de « valeurs phares » : « Vous pouvez compter sur moi pour remettre, avec des valeurs comme la fierté du travail et la Nation, chaque catégorie sociale en mouvement autour d’un projet qui la dépasse. »
Avec un score historique depuis les années de Gaulle-Pompidou, il a réussi à réconcilier la droite sociale et la droite libérale, en tirant le bilan de son échec à l’époque où il soutenait Balladur. Il a dit aux entrepreneurs : « Je vais remettre la France au travail », aux classes moyennes : « La France au travail va ramener la croissance dont vous serez à nouveau les pivots », et aux catégories populaires : « Vous pouvez compter sur moi pour distinguer le travailleur de l’assisté que vous redoutez de devenir. » Il a donc construit son chemin de cohérence avec les « valeurs phares » de la Nation, de la préférence communautaire en Europe. Il les a articulées avec la capacité de l’individu à se distinguer de l’autre qui est en général le proche : « Vous, Monsieur, vous méritez mieux que votre situation actuelle. Vous faites partie des honnêtes gens, des travailleurs, de ceux qui se lèvent tôt », tout en tenant un propos général sur la Nation. Nous ne sommes pas les États-Unis : la réussite individuelle ne fait pas l’économie du rapport au collectif.
Ceux qui ont voté pour Nicolas Sarkozy ont voté pour sa personne et son projet. Les électeurs de Ségolène Royal ont d’abord voté contre Nicolas Sarkozy, ce qui du coup signait sa défaite. Elle a fait, en fin de campagne, la même erreur que Lionel Jospin en 2002. Lionel Jospin ne disait pas qui il était, quel était son projet, et lui-même ne le savait sans doute pas très bien. Il semblait dire essentiellement que Jacques Chirac était dangereux pour le pays. On ne se définit pas par rapport au danger que représente l’autre. En France, une présidentielle constitue un lien vertical : chaque candidat doit montrer qui il est dans sa cohérence et surtout ne pas se définir par rapport à l’autre. Se définir par rapport à l’autre, c’est avouer qu’on ne veut pas du pouvoir pour résoudre les problèmes mais pour éviter l’autre. C’est le projet qui rassemble et non l’anti-sarkozisme. Avant le premier tour, Sarkozy était crédité d’une meilleure capacité à rassembler que Royal. Le duel d’entre les deux tours que journalistes et politiques jugèrent à l’avantage de Royal parce qu’ils voyaient dans ce genre d’exercice un combat de boxe, aura été à l’avantage de Sarkozy pour l’opinion qui voit dans cette rencontre non pas un ring mais le divan du psychiatre permettant de donner à voir la cohérence de chacun.

L’imaginaire présidentiel a préempté la question sociale

La prise de la question identitaire et la prévalence du projet sur les programmes relativisant la question sociale, les électorats seront au final inter-classistes en dépit d’une forte participation. L’électorat de Sarkozy est composé de la France des indépendants et détenteurs de leurs moyens de travail d’un côté et des salariés du privé de l’autre. En début de campagne, il ne prend pas dans le salariat et, en fin de campagne, il est majoritaire dans le salariat du privé et, au sein de celui-ci, chez les ouvriers du secteur secondaire. Les catégories populaires ont été séduites non seulement par son ode au travail et à la Nation mais par son volontarisme néo-bonapartiste. Pendant le débat télévisé, il ironise contre Ségolène Royal en disant que lorsqu’une chose est compliquée elle nomme une commission. Il marque alors un point décisif dans les catégories populaires. La démocratie participative, c’est en effet pour les classes moyennes, la petite bourgeoisie intellectuelle. Les catégories populaires sont plutôt sur le registre bonapartiste : « On veut un chef qui s’engage. S’il n’est pas à la hauteur, on le remerciera après. » La France de Sarkozy est économiquement celle des entrepreneurs et culturellement celle des ouvriers d’usine pour qui la fermeture de leur usine entraîne leur mort sociale. Cette France-là doit pouvoir compter sur le volontarisme du chef.
La France de Ségolène Royal, c’est d’un côté la France précarisée, celle des jeunes qui ont un haut niveau de diplôme et qui n’ont pas l’emploi à la hauteur de leur qualification et de l’autre côté la France de la fonction publique. Pour François Bayrou, l’électorat est plus homogène c’est celui des classes moyennes et diplômées. Ce n’est pas un électorat de la protestation. D’ailleurs le pays n’est pas protestataire au sens nihiliste du terme. Le « non » au référendum européen n’était pas protestataire. Le pays ne veut pas renverser la table, mais il veut simplement que les hommes politiques ne soient plus des privilégiés, mais redeviennent des « puissants » à leur service. Face à la crise du pays, les hommes politiques expliquaient que le pays devait aller là où le conduisent les contraintes extérieures. Ils justifiaient ainsi leur impuissance ou leurs difficultés à agir en fonction de Bruxelles, des marchés financiers, de la globalisation… Le pays se demandait à quoi servent les hommes politiques si, chaque fois qu’on les interpelle, ils justifient leur impuissance par des contraintes qui lui échappent. A quoi sert donc la politique [5] ?
Le pays a vu dans Bayrou, Royal et Sarkozy le retour du politique. Il avait donc moins de raisons de voter aux marges du système. Bayrou a obtenu un beau score à la présidentielle, mais il va se heurter à présent à la logique des institutions et du mode de scrutin. Il ne va pas pouvoir conserver ce capital présidentiel aux législatives. Peut-être le retrouvera-t-il en partie aux municipales, aux régionales, aux européennes ?
Nous avons été dans une séquence présidentielle. Arrive maintenant la période des réalités. Il y a de la religiosité dans la politique et il faut prendre au sérieux les phénomènes de croyance. Ils ne peuvent être ramenés à des phénomènes d’imposition médiatique. Le pays s’est rassemblé dans ce moment de communion. Pendant la campagne, le pays a eu le sentiment de mener la danse et a été content de constater que les candidats essayaient de le séduire. Les Français y auront vu une promesse tout en se méfiant des phénomènes de marketing politique. Les gens sont allés voter, même si, en fin de campagne, ils ont pu éprouver de la déception vis-à-vis de leurs candidats dont aucun ne portait à lui seul ce qu’ils attendaient en termes d’incarnation et de résolution. Ils sont allés voter, parce qu’il s’agissait de remettre à l’Élysée un lieu de pouvoir. Puisque le lieu de pouvoir politique est rétabli, la dispute sociale sur le contenu des politiques reviendra.
On peut alors avoir deux lectures du gouvernement d’ouverture de Nicolas Sarkozy. La lecture politicienne traditionnelle : il faut laisser peu d’espace à l’opposition et la diviser. Et une lecture plus subtile : Sarkozy a conscience de l’avoir emporté non pas tant sur son programme, mais sur un imaginaire présidentiel qu’il faut prendre en compte dans la construction gouvernementale. En 1988, Mitterrand avait conscience que ce n’était pas la gauche qui l’avait emporté, mais sa façon d’être « tonton », au-dessus de la Nation. C’est pourquoi il a installé Rocard à Matignon qui croyait stratégiquement à l’ouverture, alors que Mitterrand n’y croyait pas. Rappelons que Mitterrand avait déclaré, avant les législatives, qu’il n’était pas bon qu’un même parti ait tous les pouvoirs. Son analyse sur les raisons de la victoire de 1988 était lucide.
Pour Nicolas Sarkozy, il s’agit sans doute d’articuler le « gouvernement d’ouverture » comme contrepoids de son volontarisme à l’Elysée, afin d’être plus élastique avec la réalité du pays au travers du profil de ministres plus sociaux que libéraux. Sarkozy ne ressemble pas à Chirac. C’est plus un Casanova qu’un Don Juan. Il veut du pouvoir pour en faire quelque chose et réformer selon ses vues à partir de la réalité du pays. Son sacre ne vaut pas adhésion à chacune de ses mesures programmatiques et il le prend en compte en constituant dans la phase actuelle ses propres contre-pouvoirs.

Débat
Mai 68 et le sentiment d’un désordre injuste

  • Q : Nicolas Sarkozy s’est appuyé sur un électorat de droite traditionnel, sur les patrons du privé en même temps que sur un électorat ouvrier et populaire. Mais entre les deux, que deviennent les couches moyennes ? Il semble qu’il ne se soit pas vraiment adressé à ces couches moyennes. En critiquant Mai 68, il a pris de front ce qui constitue, depuis quarante ans, un fond culturel des couches moyennes en France. Est-ce qu’il peut tenir sans les prendre en compte ? Giscard disait que la France doit être gouvernée au centre, en pensant précisément à ce groupe central.
  • Stéphane Rozès : Les classes moyennes et moyennes supérieures étaient, au début, séduites par Ségolène Royal, beaucoup ont basculé ensuite vers François Bayrou pour retrouver pour partie Ségolène Royal au second tour. Au second tour, Sarkozy s’en sort bien chez les professions intermédiaires, mais il est minoritaire chez les cadres et professions intellectuelles supérieures. L’électorat de François Bayrou est intéressant parce qu’il est culturellement proche de Ségolène Royal sur la question de la démocratie et du type de gouvernement, mais proche de Sarkozy sur l’économie.
    Politiquement, Sarkozy entonne la critique culturelle de Mai 68. Comme toujours, chacun entend ce qu’il a envie d’entendre, mais le pays ne remet pas en cause les acquis de 68. L’idée de revenir avant 68 ne concerne qu’une petite minorité de la population. Dans un pays inquiet de son devenir, domine l’idée qu’il faut remettre un peu de normes. Dans son discours sur 68, Sarkozy importe les thèses d’Allan Bloom et des néo-conservateurs américains. Il dénonce le relativisme. Il y a le bien et le mal, une hiérarchie, tout ne se vaut pas… Et en effet, il parle aux catégories les plus fragiles économiquement et socialement en les sécurisant moralement. Il s’adresse également aux jeunes de façon métaphorique en disant que la génération de 68, à peu près celle de leurs parents, avait été hédoniste plutôt que de s’occuper de leur laisser une société en état de marche. Mais il peine à convaincre les jeunes qui se construisent identitairement selon une grille générationnelle de leur situation, et il ne laisse guère le soin à un représentant de la génération de leur parent de trier en leur sein le bon grain de l’ivraie.
    Mai 68 était la révolte individuelle et collective contre l’ordre injuste des tutelles verticales autoritaires : l’État gaulliste, le patron, le mandarin, l’adjudant, le pater- familias… dans un horizon économiquement balisé. Les Français ont désormais le sentiment qu’on vit un désordre injuste. Ils ont repéré le type d’ordre proposé par Nicolas Sarkozy. Beaucoup ont pu se dire qu’il recélait des dangers potentiels dans la distinction entre le méritant et celui qui ne l’est pas : le travailleur de l’assisté, le bon jeune du mauvais, l’immigré choisi de l’immigré subi… Mais entre un ordre éventuellement injuste et un ordre juste évanescent ou renvoyé à plus tard porté par Ségolène Royal, le pays a suffisamment exploré sa crise, son malaise, les compromis entre le souhaitable et le possible… pour aller vers le candidat qui semblait avoir une cohérence lisible pour sortir le pays de l’ornière. L’erreur fatale de la fin de campagne de Ségolène Royal a été de se fragiliser en semblant participer à un front anti-Sarkozy. Se mettant dans la posture de l’agressé, Nicolas Sarkozy évitait les coups et développait sa cohérence. Ségolène Royal se laissa entrainer dans la pente de la distinction morale face à son adversaire, ce qui fut largement perçu comme une posture esquivant la question de sa propre capacité de sortir le pays de la crise.
  • Q : Est-ce qu’on assiste à la fin de la gauche culturelle issue de Mai 68, à quelque chose qui a été structurant pour toute une génération ?
  • Stéphane Rozès : Quand on interroge les jeunes dans les enquêtes qualitatives, ils nous disent que leurs relations avec leurs parents sont bonnes, mais que contrairement à la génération de leurs parents, sous-entendu la génération de soixante-huit, ils arrivent dans une société qui n’est pas en état de marche pour eux. J’observe que le discours anti-soixante-huitard fonctionne aussi dans l’autre sens de façon paradoxale, chez des gens qui ont connu soixante-huit. La moitié du corps électoral a plus de cinquante ans. Dans cette catégorie d’âge, Nicolas Sarkozy fait au-dessus de 60%. En-dessous de cinquante ans, Ségolène Royal fait 52-53%. Le discours sur 68 marche, chez ceux qui y ont adhéré, comme la fermeture du ban. Si le souhaitable, porté par 68, cumulant avenir économique et hédonisme culturel, n’est plus possible dans la période actuelle, mieux vaudrait normer le souhaitable.

La défiance reflue momentanément devant le volontarisme politique

  • Q : Pierre Rosenvallon a parlé d’une « démocratie de défiance ». N’y a-t-il pas eu un vote anti-Sarkozy et anti-Royal, y compris dans le vote Bayrou ?
  • Stéphane Rozès : Je ne partage pas ce point de vue. Dans « Aux origines de la crise politique [6] » j’analysais qu’il y avait bien défiance, mais qu’elle n’était pas structurelle. Sa raison ne se trouvait pas dans la société, mais dans le rapport des hommes politiques à la politique elle-même et aux autres pouvoirs dans le cours actuel du capitalisme passant du règne du manager à celui de l’actionnaire. Le pays voulait non pas renvoyer les politiques mais faire revenir la politique. Durant ces dernières décennies, lors des crises sociales et politiques, le pays n’était pas dans la révolte, encore moins dans la révolution, mais dans des jacqueries face aux privilèges. La présidentielle, au travers du retour du volontarisme des candidats et l’accusé-réception électoral du pays, montre bien qu’il n’y a pas de défiance structurelle à l’égard de la démocratie.
    Cette démonstration, il est vrai, se fait au prix d’une autonomisation de l’imaginaire politique par rapport au réel économique et social. La défiance peut revenir à cause de l’écart qui existe entre ce que le pays a investi dans cette campagne et le retour aux réalités. Mais, une campagne, les sondages et finalement le vote éclairent les fondamentaux du pays. La défiance aurait occasionné le retrait du jeu : une forte abstention et le vote aux extrêmes. Or, le pays a voté massivement et les extrêmes ont été minorés. Que s’est-il passé ? Le propos des trois principaux candidats a été de remettre le volontarisme politique au centre du dispositif. En fin de campagne, chacun pouvait être déçu par son propre candidat. Mais l’important a été l’injonction d’aller voter pour que le pays installe à l’Élysée un président qui remette le politique au centre du dispositif. Ceux qui ont donné un vote d’adhésion à Nicolas Sarkozy sont plus nombreux que ceux qui ont donné un vote d’adhésion à Ségolène Royal ou François Bayrou. C’est le candidat qui a existé par lui-même qui l’a emporté. Bayrou et Royal qui se sont davantage défini négativement, par « défiance » à l’égard de l’autre, ont laissé passer le rendez-vous présidentiel. Au total les motivations positives de vote l’ont emportés sur les votes de défiance qui n’ont concerné que 24% de l’électorat contre 30% en 2002, avec une forte abstention.
  • Q : Cette élection présidentielle ne porte-t-elle pas surtout la marque d’une nouvelle génération ?
  • Stéphane Rozès : Ce qui me frappe dans l’analyse de la société c’est qu’apparemment les acteurs politiques sont très modernes. Nicolas Sarkozy, par exemple, monte le perron de l’Elysée en joggant. Mais l’engouement à leur égard révèle des choses anciennes dans le pays. Napoléon rend compte mieux que Nike de l’élection de Nicolas Sarkozy. Quand on est jeune, comme vous l’êtes, Monsieur qui m’interpellez, on pense qu’il y a sans cesse du mouvement et de la nouveauté. Mais, plus on travaille sur les représentations et les votes, plus on est frappé de constater la trace de permanences sous la nouveauté. Derrière l’écume, transparaît le fond du pays. Celui-ci reste sur ses fondamentaux d’imaginaire. Au sein d’une offre politico-médiatique construite, au travers des sondages et des votes, il a l’occasion de faire passer des messages. Il a eu le sentiment que c’est lui qui avait fait Nicolas Sarkozy contre le parti du président, Ségolène Royal contre les éléphants et François Bayrou contre la gauche et la droite instituées. Ce n’est pas contre l’ancien que le pays s’est rebellé mais contre ce qu’il considérait comme des privilégiés qui s’irresponsabilisaient au travers de la modestie politique au nom de la post- modernité. Il est passé de la défiance à l’expectative et à l’attente du retour du volontarisme politique
  • Q : Est-ce que le vote des extrêmes est durablement diminué ?
  • Stéphane Rozès : Le Front national est doublement affecté par ce que le pays a investi dans cette présidentielle, par la réponse de Sarkozy et par l’âge de Jean-Marie Le Pen. Sa fille qui pensait pouvoir éventuellement lui succéder est considérée comme responsable de la défaite au sein du Front national. On assiste donc, au sein du Front national, à une crise électorale et stratégique. La gauche de la gauche et les écologistes ont été quant à eux handicapés par le fait que l’investissement du pays sur l’identité qui devait réinvestir le pouvoir a relativisé les propos supplétifs ou alternatifs à ce propos. La dispute sociale va revenir précisément parce qu’il y a dorénavant un objet de pouvoir. Aux législatives, la gauche non socialiste n’aura pas d’espace électoral puisqu’il s’agira de permettre au nouveau président de gouverner. Mais son espace pourra se déployer ensuite.

Institutions et « lois du mouvement »

  • Q : Comment expliquer que les sujets de politique étrangère et de défense aient été si peu abordés, alors que ce sont les prérogatives essentielles du Président de la République ?
  • Stéphane Rozès : C’est justement à relier avec la spécificité de cette présidentielle. Avant d’avoir quelque chose à dire en Europe et dans le monde, il faut savoir qui on est. Or c’était la vocation de cette présidentielle de redéfinir en cours de campagne le contrat politique qui refonde l’identité. C’est pourquoi une fois élu, Sarkozy peut dire à ses partenaires européens : « La France est de retour. » Les Français ne sont ni ouverts ni fermés au monde et à l’Europe, ils sont projectifs, hugoliens ou napoléoniens. Pour que la projection ait lieu, il faut avoir une idée des valeurs universelles qui seraient les nôtres. L’objet de cette présidentielle était de redéfinir la question identitaire au travers du contrat commun à redéfinir.
  • Q : Comment interprétez-vous son choix d’un ministre plutôt à gauche pour le Ministère des Affaires étrangères, alors que c’est un domaine important pour le président ? Après avoir être allé chercher les voix d’extrême droite, comment peut-il tenter aussi rapidement une ouverture vers la gauche ?
  • Stéphane Rozès : Nicolas Sarkozy est fondamentalement un politique au sens pragmatique du terme. Il tient un discours sur la Nation, il récupère une forte partie de l’électorat populaire et d’extrême droite. Ensuite, comme il sait que c’est lui qui va imprimer le mouvement, il fait des appels d’offre à gauche et au centre. Il veut résoudre les problèmes en enjambant les obstacles potentiels.
    C’est quelqu’un qui travaille sur des dossiers qu’il prend les uns après les autres dans un mouvement selon lui résolutoire. Il avait un dossier « La présidentielle », un dossier « Le pays », il avait depuis son plus jeune âge le dossier « Nicolas Sarkozy »… Il a réussi du jamais vu dans l’histoire. Tout en appartenant à une majorité sortante, il n’a cessé de faire entendre ses éléments de distinction. Il a tiré les leçons de 1995. Il a opéré une synthèse Balladur-Chirac. Maintenant, il a devant lui le dossier « Je suis président de la République et je dois réformer le pays ». Sarkozy voit dans le mouvement sa finalité ce qui est perçue comme une promesse par le citoyen et une façon de se constituer des marges de manœuvre.
  • Q : Est-ce que l’activisme politique de Nicolas Sarkozy ne va pas transformer la fonction présidentielle ? Ne risque-t-il pas d’introduire une confusion entre le rôle du Premier ministre et celui du président de la République dont la tâche principale est d’être le garant de l’unité nationale et des grandes valeurs de la République ? Est-ce qu’il n’y a pas à terme un risque de crise institutionnelle ?
  • Stéphane Rozès : Sarkozy, comme l’étaient Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, est dans le quinquennat, dans l’idée d’un président qui se retrousse les manches et « va au charbon ». Ségolène Royal était plus dans le style du septennat, celui d’une présidence comptable des valeurs, avec l’idée que le travail des techniciens se fait à Matignon. On enjambe les techniciens par la démocratie participative ; on s’assurait que les techniciens font bien leur travail en fonction des valeurs et du projet portés par la présidente. On a bien vu que les Français étaient prêts à admettre que Ségolène Royal n’avait pas tout à fait la compétence attendue sur certains dossiers. C’était net dans la primaire au PS. On a fait un sondage CSA-Le Parisien, après le débat décisif sur les questions économiques et sociales : les Français ont répondu que Dominique Strauss-Kahn était le meilleur sur ces questions, mais qu’ils préféraient Ségolène Royal à l’Élysée. Tout est résumé dans cette contradiction apparente. Les contradictions apparentes de l’opinion permettent de comprendre ce qui se passe profondément dans ce pays. La responsabilité importait d’abord, avant la compétence, l’imaginaire présidentiel avant la dispute sociale, l’axe vertical d’incarnation avant l’axe horizontal gauche-droite de résolution des questions économiques et sociales.
    Avec Sarkozy, le Premier ministre serait plutôt un super-directeur de cabinet. L’inconvénient, du point de vue de ce qu’on appelle la gouvernance, c’est qu’il ne pourrait pas prendre beaucoup de champ. Mais, en même temps, il est, pour les Français, dans la responsabilité et le mouvement. Nicolas Sarkozy, c’est « l’homme pressé ». Certains lui ont dit qu’un pèlerinage au Mont Saint-Michel, avec une centaine de journalistes tenus à distance à cinquante mètres, ce n’était pas un pèlerinage. Alors, dans son entourage, on a hasardé une retraite chez les bénédictins de la Pierre-qui-Vire. Il a préféré le Fouquet’s puis terminé l’escapade familiale sur le yacht d’un ami patron… Il ne faut pas demander aux gens autre chose que ce qu’ils sont. Et les Français ne lui en ont pas tenu rigueur car il sera jugé sur son action. Un président qui prend de la hauteur, c’était bon pour Mitterrand et Chirac. Puisque Sarkozy choisit le mouvement, il faut que celui-ci soit suffisamment important pour qu’il porte sa propre cohérence.
    Le pays est très attentif à ce que va faire Nicolas Sarkozy, il le jugera sur la cohérence entre ses mesures et leur filiation dans son projet présidentiel que nous avons évoqué. Si vous aviez invité Nicolas Sarkozy et que vous lui aviez posé la question :« Où va le pays ? », il vous aurait sans doute répondu : « La réponse est dans le mouvement que je vais impulser. »

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 14 mai 2007 avec Stéphane Rozès, directeur général adjoint de l’institut CSA, responsable du département Opinion-Institutionnel, maître de conférences à Sciences-Po Paris, auteur de « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005, « La renationalisation du débat européen », Le Débat, n° 136, septembre-octobre 2005 et « Comprendre la présidentielle », Le Débat, n° 141, septembre-octobre 2006. Pour les données d’opinion et électorales, se reporter aux sites de l’institut Csa et de ses confrères.

Notes
[1] Stéphane ROZES, « Comprendre la présidentielle », Le Débat, op. cit.

[2] « Comment peut-on être Français ? », Le Nouvel Observateur, juin 2006.

[3] Stéphane ROZES, « L’Europe et les sondages : compréhension et impact », Lettre de Politique Autrement, mai 2005 et « La renationalisation du débat européen », Le Débat, op. cit.

[4] Stéphane ROZES, « Comprendre la présidentielle », Le Débat, op. cit.

[5] Stéphane ROZES, « Aux origines de la crise politique », Le Débat, op. cit.

[6] Stéphane ROZES, « Aux origines de la crise politique », Le Débat, op. cit.