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Lettre n° 21 – Faut-il désespérer de la politique ?

Novembre 2000

Lettre n° 20 – Les pièges de l’engagement humanitaire. Droit d’ingérence ou devoir d’ingérence ?

– Rencontre avec Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières –

La formule « droit d’ingérence » est apparue dans les années soixante-dix, sous la plume de Jean-François Revel et d’André Gluksman qui s’en disputent la paternité. Sans doute en sont-ils co-auteurs. Il s’agissait alors de parler des dissidents de l’Est, de leur apporter un soutien et de revendiquer le droit de s’ingérer dans les affaires des autres et en particulier dans celles des pays communistes, pour aider ceux qui se battaient pour la démocratie. C’est dans ce contexte qu’est née la notion d’« ingérence ». 
Au cours des années quatre-vingts, avec l’essor extraordinaire des ONG, en France et dans le monde, on a commencé à parler, surtout en France, d’ingérence sur un plan humanitaire. Un premier glissement s’est opéré à ce moment-là : l’ingérence s’est déplacée des droits de l’homme et de la politique anti-totalitaire vers l’action humanitaire, la solidarité, le secours. Cela désignait, de manière déjà approximative, une pratique des ONG françaises (en particulier Médecins sans frontières et Médecins du monde) qui consistait à franchir les frontières illégalement, dans certains pays en proie à des guerres, là où les circonstances matérielles le permettaient. En effet, il ne suffit pas qu’il y ait une guerre pour entrer clandestinement. Il faut qu’il y ait officiellement une interdiction d’entrer et, au voisinage immédiat du pays, un autre pays qui accepte de fermer les yeux ou d’encourager ce genre d’initiative (le Pakistan pour l’Afghanistan, le Zaïre pour l’Angola, le Honduras pour le Salvador, le Soudan pour le Tchad …). Dans une demi-douzaine de pays, des équipes médicales opéraient non pas « clandestinement » parce que notre présence était non seulement connue, mais revendiquée, mais illégalement, parce que c’était la seule façon d’entrer. On se taisait sur les canaux d’accès à ces terrains d’intervention.

La notion confuse de « droit d’ingérence »

On parlait commodément d’« ingérence ». J’utilisais moi aussi cette formule, jusqu’à ce que je finisse par m’en mordre les doigts et que je l’abandonne en cours de route. Elle était inutile pour problématiser quoi que ce soit et elle était plutôt source de confusion. Sur le plan juridico-philosophique, il me semble que lorsque deux entités, de nature aussi différente que les ONG et les états, entrent en relation, même conflictuelle, on ne peut plus parler d’« ingérence ». On ne nommerait pas ingérence l’existence d’Amnesty International dont le rôle est de rendre compte des arrestations arbitraires. Amnesty ne s’est jamais réclamée d’une quelconque ingérence pour justifier son action. En retour, pour lutter contre ce qu’elle disait, on ne l’accusait pas d’ingérence, mais on la calomniait. On ne peut parler d’ingérence que dans le cas d’entités de même nature : un État peut s’ingérer dans les affaires d’un autre État, une ONG dans celles d’une autre ONG, un individu dans les affaires d’un autre individu, une entreprise dans celles d’une autre entreprise, etc.
D’autre part, la pratique était déjà plus ou moins acceptée. Au début de la naissance de Médecins sans frontières, au Biafra, ce sont des médecins, comme Kouchner, qui ont dénoncé le génocide qui, selon eux, était en cours au Biafra (je signale qu’il n’y avait pas de « génocide » au Biafra, c’était un pur thème de propagande). Lorsqu’ils ont dénoncé cette politique d’extermination qu’ils croyaient voir à l’œuvre, ils travaillaient pour la Croix-Rouge, pour la Croix-Rouge française présente au Biafra, dans la cadre plus général d’un « corps expéditionnaire » humanitaire, dirigé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le CICR ne se réclamait pas du tout de brèches dans la souveraineté, ni d’une « ingérence », mais d’un droit qui est prévu dans le droit international humanitaire, le « droit d’initiative ». Il y avait au Biafra, sinon un « génocide », du moins une guerre d’une cruauté terrifiante, une famine, des exécutions massives. Cela justifiait une intervention humanitaire qui n’avait pas besoin d’invoquer un « principe d’ingérence », mais qui se réclamait du droit international humanitaire, dont on sait qu’il intègre la notion de souveraineté nationale, mais en mettant au-dessus de cette souveraineté, l’intérêt des victimes.
Or cette notion de « droit d’ingérence » semble se substituer dans les esprits et dans les raisonnements au droit international humanitaire qui offre toutes les possibilités pour les ONG de franchir les frontières, de s’engager dans une action humanitaire, pourvu qu’elle soit clairement humanitaire c’est-à-dire impartiale, n’étant pas une partie au conflit, et qu’elle ait pour vocation de secourir les victimes de la guerre en cours. Pour nos interventions humanitaires dans les pays que j’ai cités (Afghanistan, Salvador, Tchad, Angola, etc.), nous n’avions pas besoin de faire appel à la notion d’ingérence, le droit humanitaire suffisait amplement. Les Conventions de genève sont le noyau dur du droit international humanitaire. Elles sont bien faites, mais trop compliquées : elles devraient tenir en dix pages au lieu des quatre volumes. L’élément primordial, c’est qu’elles ne mentionnent pas au premier plan la souveraineté nationale, mais l’intérêt des victimes et le droit d’initiative humanitaire. Le droit international humanitaire impose certaines obligations aux signataires. Il ne s’agit pas seulement de distinguer civils et combattants, respecter le droit des prisonniers, etc., mais de promouvoir et de faire respecter ce droit. Les Conventions de Genève sont une aide réelle. MSF les intègre dans la plupart des contrats signés avec les autorités, lors d’une intervention. Lorsqu’on a un litige, on entend faire respecter ce qui a été signé. Il n’y a pas alors d’ingérence, puisqu’il s’agit de respecter le contrat signé.
Mais le droit humanitaire est en permanence violé et plus on ajoute d’articles, plus il est violé. C’est le problème de tout droit positif. Le code de la route est en permanence violé, on ne le remet pas en cause pour autant. Le principal problème du droit international humanitaire, c’est qu’il est oublié. Si les États prenaient ce droit un minimum au sérieux, ils devraient intervenir auprès de la Russie, à propos de la Tchétchénie, non pour déclarer la guerre à la Russie, mais pour exercer des pressions. Il faut remettre à l’ordre du jour le droit existant. Je ne crois pas que le droit suffise à régler nos problèmes, mais il peut aider à structurer des situations, à assigner des responsabilités.
Avec la notion de « droit d’ingérence humanitaire », on veut en fait être présent sur la scène publique, on veut utiliser des mots qui claquent comme des drapeaux. Le « droit d’ingérence » qui mélange deux notions contradictoires, le droit et le délit, est utile pour le positionnement public, mais il entretient la confusion sur les principes. Il n’est utile ni pour l’action, ni pour des avancées ultérieures.

La militarisation de l’humanitaire

Les perversités et les ambiguïtés de cette notion sont apparues clairement dans les années quatre-vingt-dix, avec le début des interventions dites « militaro-humanitaires ». La première d’entre elles, qualifiée comme telles, (on pourrait trouver des précédents, mais la dénomination est nouvelle), est celle qui a eu lieu pour les Kurdes, au moment de l’exode qui a suivi la guerre du Golfe, au printemps 1991. Quatre cent mille Kurdes sont arrivés de l’Irak vers la Turquie et un million en Iran. A ce moment-là, les troupes alliées occupaient quinze pour cent du territoire irakien et la répression contre les Kurdes s’était faite à la suite d’un véritable encouragement lancé par les Américains aux Kurdes. Des tracts avaient été lancés en zone kurde pour les appeler à l’insurrection. Cette insurrection a eu lieu, elle a été suivie d’une répression sanglante de la part de la gendarmerie irakienne, épargnée par la guerre. Cette répression a déclenché un exode massif, d’autant que la répression précédente très proche (en 1988) avait été menée avec des gaz. Saddam Hussein, à l’époque où il était notre ami, avant de devenir « Hitler », s’était livré à des bombardements chimiques, auxquels avaient participé des pilotes français (on a de bonne raisons de le penser). Les Kurdes en gardaient un souvenir cuisant. Alors, dès que des hélicoptères de combat sont arrivés, les Kurdes ont voulu mettre leurs familles à l’abri et se replier en sécurité.
En Turquie, la situation est très tendue. Les Kurdes constituent une menace, un germe de déstabilisation pour un pays qui est cher à l’Otan et la réaction ne se fait pas attendre. La sécurité de la Turquie, c’est-à-dire du flanc sud de l’Otan, passait par le rapatriement des Kurdes. Ce rapatriement s’est d’ailleurs déroulé dans des conditions humainement acceptables et techniquement très bonnes. De toutes façons, à un moment ou à un autre, ces quatre cent mille Kurdes devaient repartir chez eux. Je n’ai pas de critique sournoise sur ce sujet, mais je veux simplement resituer ce qui a été présenté, à l’époque, comme le premier « an I » de l’ingérence dans le cadre de ce conflit. L’année suivante, en Somalie, il y avait un deuxième « an I » de l’ingérence…, ce qui prouve que l’on a la mémoire courte.
A l’occasion de cette opération de rapatriement, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution qui exigeait le passage des organisations humanitaires, avec des mots qui sont relativement inhabituels dans les résolutions de l’ONU. Cette formulation à coup d’« exigences », d’« attentes impératives » et autres formulations de ce type, est largement utilisée par les avocats du droit d’ingérence pour montrer qu’une percée avait été faite, qu’une brèche était ouverte dans la souveraineté des états. Ainsi, l’association d’une « exigence », imposée par une institution internationale, et du mot « humanitaire » installait en quelque sorte l’existence de ce « droit d’ingérence » qui serait né dans les montagnes du Kurdistan.
Pour moi, il s’agit d’une interprétation qui sollicite les faits d’une façon inacceptable parce que, si ingérence il y avait, c’était une ingérence politico-militaire. Celle de l’Irak au Koweït d’abord, celle des alliés en Irak ensuite. Ce pays étant quasiment sous tutelle internationale, le rapatriement des Kurdes dans le Nord de l’Irak n’avait rien d’une ingérence humanitaire, mais il constituait une opération de sécurité internationale, rendue nécessaire par les conséquences de la guerre du Golfe. Elle était néanmoins indispensable et les alliés ont bien fait de la faire. Mais ils l’ont fait pour des raisons politiques et non pas dans une perspective qui ouvrirait la voie à la pratique d’une ingérence humanitaire tous azimuts.
Le deuxième cas est celui de la Somalie, un an plus tard, en décembre 1992. La famine a dévasté un bon tiers du pays et tué trois cent à quatre cent mille personnes (c’est une estimation très hasardeuse). Après que la communauté internationale ait montré son indifférence de marbre à cette famine, Boutros Ghali, pour des raisons qui lui appartiennent, parvient à déclencher une intervention américaine, puis américano-onusienne en Somalie. La Somalie, c’est le contraire de l’Irak : aucun enjeu stratégique (plus de chèvres que de pétrole), aucun intérêt géo-économique décelable. Ce pourrait être un cas d’école parfait. C’est en fait l’ouverture du militaro-humanitaire opérationnel. Les vivres sont pillés, les équipes humanitaires sont molestées. L’action est de plus en plus difficile. Arrivent trente mille soldats, les bateaux doivent rester au large de Mogadiscio. Un navire était à lui tout seul plus grand que le port. Cette armada débarque, elle restera deux ans. Elle commence à commettre ses premières bourdes monumentales dès les premières minutes : elle arrive de nuit, en se ridiculisant, pour être filmée en direct à l’heure du « prime time » américain. Des caïds grimés, en tenue de combat, rampant comme s’ils étaient parachutés derrière les lignes de je ne sais quel front subversif, devant cinq cents photographes en short, dépenaillés et buvant de la bière en « mitraillant » avec leurs flashs, tout cela était d’un grotesque consommé. Mais l’ardeur des avocats de cette intervention n’en a pas été refroidie.

Des conséquences dramatiques

La militarisation de l’humanitaire a donné lieu à toute une série d’exactions et elle a eu deux conséquences vraiment dramatiques. D’abord, c’est la première fois dans l’histoire que, sous la bannière de la Croix-Rouge, ou en tout cas de l’humanitaire, on prend à partie des foules civiles en leur tirant dessus, ce qui se produisit quelques mois après le débarquement. Ensuite, après cette forme d’occupation inédite, cette espèce de néo-colonialisme humanitaire, les attaques contre l’aide humanitaire n’étaient plus simplement des rapines, c’est-à-dire des actions de milices, de gangsters qui voulaient d’abord s’approprier des vivres, des médicaments, du matériel pour des raisons de profit ou simplement de survie (beaucoup volaient pour manger), mais elle revêtaient un caractère symbolique sur le plan politique. Non seulement ils tiraient un bénéfice financier de ces attaques, mais de plus ils passaient pour des « Robin des Bois », des résistants à l’invasion.
Le militaro-humanitaire englobant tout l’humanitaire, les volontaires des ONG se sont trouvés eux aussi pris pour cibles par ces milices qui jusqu’alors les respectaient. On l’a peu dit parce que c’était gênant. Avant l’arrivée des troupes onusiennes, il y a eu un mort en Somalie, un logisticien de la Croix-Rouge internationale tué par accident, qui n’avait pas été pris pour cible. Une fois que les troupes de l’ONU sont arrivées, nous avons été attaqués comme des ennemis, tirés comme de véritables lapins ; il y a eu alors douze morts parmi les ONG.
Des centaines de civils, voire plus de mille, ont été tués au nom de l’humanitaire. Des ONG se font « canarder », parce qu‘elles étaient assimilées à des troupes d’occupation. Le riz distribué en Somalie, avec cet énorme dispositif, valait à peu près le prix du caviar (un milliard de dollar a été dépensé pour canaliser environ cent millions de dollars d’aide). Alors, quand on parle de détournement de l’aide (Boutros Ghali disait 80% de l’aide) et que l’on fait valoir cette raison pour intervenir, je m’interroge sur ce que l’on entend par détournement. 90% du budget global de l’opération était consacré à l’entretien des troupes et 10% seulement à l’aide. A ce tarif-là, il vaut mieux envoyer cinq cent millions de dollars de riz, correspondant aux besoins pour cinq ans, et accepter qu’un tiers soit perdu… Un raisonnement qui marche sur la tête a été tenu pour la Somalie. Mais comme c’est l’Afrique, c’est loin, c’est la guerre, c’est exotique, tout élément de rationalité, d’analyse un peu lucide est abandonné au profit de grands discours sentimentaux.
Au Rwanda, il se passait un génocide, le crime que la loi internationale permet et même oblige de prévenir et d’arrêter. On a baptisé le génocide « crise humanitaire » et on a répondu à ce génocide par un déploiement humanitaire. Là, il était légal et obligatoire d’intervenir et d’arrêter les milices, ce qui n’aurait pas été très compliqué. Tous les militaires se sont mis d’accord sur le fait qu’au lieu de retirer des troupes de l’ONU, il fallait en rajouter, en position de combat. L’armée rwandaise n’avait jamais combattu, on a vu comment elle a été défaite par la guérilla du FPR. Si elle avait trouvé en face d’elle une troupe déterminée, elle aurait forcément arrêté les massacres dont elle se rendait coupable. On pouvait stopper le génocide, on ne l’a pas fait. Il n’y avait pas besoin d’« ingérence ». La Convention de 1948 sur le génocide non seulement le permettait, mais l’obligeait, à condition que le Conseil de sécurité reconnaisse qu’il y avait génocide, ce qui n’a pas été fait. On a laissé le génocide se commettre « en direct », à l’âge, paraît-il, de l’« ingérence humanitaire ».

Dissocier l’humanitaire du militaire

Les plus grandes interventions humanitaires, depuis les quinze dernières années, se déroulent en Angola et au Mozambique avec des centaines d’agents humanitaires ou des milliers si l’on compte les agents locaux. Pas un seul militaire ne vient protéger qui que ce soit. C’est l’ONU qui nous a fait repartir de Somalie, et non les milices. Ce qui nous a fait quitter le Kosovo, ce sont les bombardements. Au Rwanda, nous agissions : il y a eu un véritable génocide et personne n’est intervenu. La question n’était pas de permettre aux humanitaires d’entrer, puisque nous y étions. Le problème est que ce que nous faisions était dérisoire par rapport à l’ampleur du carnage. Mais, rien n’a été fait. Je ne compte pas l’opération « Turquoise » comme une intervention contre le génocide, puisqu’il avait déjà été accompli. L’opération militaire n’a fait que jouer le rôle de « voiture-balai ».
Les organisations humanitaires peuvent intervenir dans presque tous les conflits dans le monde. Une sorte d’erreur d’optique est induite par le fait que dès qu’il existe une intervention militaire, elle est accompagnée d’une campagne médiatique ; ce qui donne l’impression que sans militaire il n’y a pas d’intervention humanitaire possible. Alors que les actions humanitaires sont d’autant mieux possibles que moins de militaires s’en mêlent.
L’exemple de la Somalie reste très éclairant. En décembre 1992, le premier convoi d’aide alimentaire protégé par les soldats américains a quitté Mogadiscio pour rejoindre une destination proche de la capitale. Vingt tonnes de nourriture, protégées par deux cents « caïds » surarmés, entourés par trois cents journalistes, sont arrivées à bon port et déposées dans un entrepôt. Au même moment, cinquante kilomètres plus au sud, à Merka, le CICR – qui a mené une action remarquable en Somalie – débarquait d’un bateau, à l’aide d’une barge, sur la plage, deux cents tonnes de nourriture qui faisaient suite aux deux cents tonnes arrivées trois jours plus tôt. C’était presque une opération de routine. Sur la plage, une centaine de Somaliens organisaient le transbordement du bateau sur la barge et de la barge sur des camions. Les camions étaient ceux d’un négociant somalien car, dans les pires guerres, le commerce conserve ses droits. Le CICR avait passé un accord avec plusieurs de ces commerçants qui étaient payés pour cela. Eux-mêmes avaient des accords avec les différentes milices qui prélevaient leurs taxes. Au total, les deux cents tonnes valaient peut-être le prix de deux cent vingt ou deux cent trente tonnes, mais elles arrivaient sur le terrain. Elles étaient prises en charge par mille volontaires du Croissant Rouge somalien qui avaient établi ce qu’ils appelaient des « cuisines ». C’étaient des soupes populaires qui réalisaient une sorte de porridge huilé et sucré, donc à haute teneur calorique, qui était distribué cuit et chaud et donc impossible à détourner. Les entrepôts étaient gardés par des milices locales. J’ai souvent traversé leurs barrages. Je préfère dix fois les traverser seul, malgré des tensions un peu angoissantes pour celui qui ne comprend pas leur langue, que les traverser avec des militaires américains qui défouraillent au premier haussement de sourcil, qui tirent à vue et sautent d’emblée dans la violence paroxystique. Les milices savent bomber le torse, mais la tension baisse au bout de quelque temps. J’ai connu cela plusieurs fois sans aucun « pépin », même si parfois on a vraiment peur. Évidemment, dans un blindé, vous n’avez pas peur, mais le prix payé pour ce sentiment de sécurité est terrible.
La nourriture arrivait, elle était distribuée, mais il n’y en avait pas assez. Cette pénurie a été la cause de la sur-valorisation du riz qui est devenu une denrée centrale. Au printemps 1992, la famine s’est développée, en trois ou quatre mois, comme un feu de forêt, et elle a ravagé les populations déplacées par la guerre. Nous cherchions à provoquer une mobilisation du Programme alimentaire mondial, une agence de l’ONU qui a des stocks alimentaires théoriquement prévus pour les interventions contre la famine. Nous estimions les besoins à vingt cinq mille tonnes par mois et nous attendions qu’ils les apportent en Somalie. Sur le plan financier, c’était peu de chose. Il fallait accompagner ces stocks de quelques moyens logistiques, en s’appuyant d’ailleurs sur les commerçants locaux. Je ne veux pas réécrire l’histoire en affirmant que le problème aurait été facilement réglé, mais je sais que cette solution-là n’a pas été tentée.
Accepter de perdre un tiers du riz, ce n’était pas perdre grand-chose. Financièrement, cela avait peu de valeur. Il fallait, certes, accepter de s’asseoir sur son honneur d’occidental qui ne tolère pas qu’un grain de riz disparaisse. Cela ne heurte pas ma morale. Un gamin qui appartient à une milice et qui ne sait pas vivre d’autre chose que de son arme et qui rentre le soir les poches vides a l’air de quelqu’un qui a trahi sa famille. D’autres principes d’honneur doivent être conjugués aux nôtres. On pouvait atteindre ces populations et leur apporter de quoi survivre. On aurait fait chuter les prix du riz en augmentant la quantité disponible, c’est un mécanisme économique évident. Il aurait perdu de sa valeur marchande et donc son pouvoir d’attraction. On aurait pu aider beaucoup de monde, sans cette opération spectaculaire. En plus des victimes civiles, trente cinq soldats américains ont payé de leur vie cette incurie. Cette affaire est monstrueuse du début à la fin.

La responsabilité politique première

On a instrumentalisé l’humanitaire. On a fait travailler cette notion de « droit et de devoir d’ingérence ». D’ailleurs, la confusion entre les deux montre à quel point cette notion est confuse en elle-même. Qu’on ne soit pas capable de distinguer entre droit et devoir, qu’on utilise tantôt l’une des notions et tantôt l’autre est en soi très évocateur de la confusion générale.
L’« ingérence humanitaire » est une notion inutile et trompeuse. C’est un pur slogan d’opportunité politique. Elle n’apporte rien comme potentiel d’action, comme légitimité aux causes humanitaires. Au contraire, elle les met en situation de danger, puisque ce mélange du discours de l’ingérence et des pratiques militaires place les volontaires des organisations humanitaires dans une situation très délicate, car ils vont, de plus en plus, être considérés comme des éclaireurs avancés de contingents armés. La dissuasion va s’exercer à leur encontre par la violence. C’est in fine l’action humanitaire elle-même qui se trouve mise en danger par cette notion.
Les ONG ont une part de responsabilité, même si, au moment où nous lancions des appels désespérés à une réaction internationale concernant la Somalie, nous n’avions absolument pas en tête l’idée d’une intervention militaire. Nous demandions une intervention alimentaire. J’en parle en connaissance de cause, car j’étais encore président de MSF à l’époque et j’ai beaucoup milité pour que la Somalie soit inscrite sur l’agenda des réunions internationales, parce qu’une famine cataclysmique ravageait ce pays. Ce que nous voulions, c’était un déploiement logistique et matériel et non des gardes armés. Ces appels répétés ont eu, probablement, un écho inattendu. Ils ont été déformés. D’où l’importance de s’exprimer pour clarifier les positions, ce que je tente à coup d’articles et d’interventions publiques, pour rétablir les faits. Les ONG ont sans doute une part de responsabilité, dans la mesure où leurs appels ont pu être assez vagues pour ouvrir une interprétation différente, mais ce sont l’ONU et les États intervenants qui portent la part la plus importante de responsabilité.
Pour la Somalie, c’est Boutros Ghali qui a voulu intervenir. Il était le premier secrétaire général de l’ONU africain et il fallait qu’un tel cataclysme soit pris en charge pour rester un secrétaire général africain. Ceci explique sans doute certains mensonges qu’il a proférés, comme, par exemple, « 80% de l’aide est détournée ». Cette déclaration date de novembre 1992, quelque temps avant l’intervention américaine. La relation de cause à effet a été très importante. C’était aux états-Unis le Thank’s giving day, moment de recueillement sur le thème de la nourriture salvatrice. L’image qu’il véhiculait de la Somalie avait alors un impact très fort. Ce sont les États-Unis qui ont voulu cette intervention, et même si l’idée n’est pas venue des Américains, ce sont eux qui ont forcé la marche. A l’instigation initiale de Boutros Ghali, Georges Bush a déclenché cette opération et secondairement rassemblé autour de lui des États, par la labélisation juridique du Conseil de sécurité. Il y avait trente mille soldats américains et des petits contingents français, allemands…
L’amateurisme avec lequel cette opération a été menée laisse l’impression que, chaque fois qu’il y avait une erreur à faire, elle a été faite. Boutros Ghali avait raison sur ce point : les chefs de milices qui se disputaient le pouvoir en Somalie étaient de vrais tueurs. Mais jamais les Américains, avec leurs moyens sophistiqués n’ont réussi à mettre la main sur le principal chef de guerre somalien. Alors qu’un journaliste un peu branché, un humanitaire ayant un problème à régler pouvait le voir en deux jours… Une lettre donnée à qui de droit débouchait sur un rendez-vous. Les Américains avec tout leur fatras, les satellites, les centres d’écoute, n’arrivaient pas à le localiser. C’est en cherchant à le tuer qu’ils ont attaqué une réunion politique à Mogadiscio, au cours de laquelle toutes les forces politiques de rechange ont été tuées : soit une centaine de morts dont les quatre-vingt leaders politiques qui pouvaient subsister. On a ainsi tué tout ce que la Somalie comptait d’éventuelle classe politique de rechange. Et le pouvoir a été laissé de fait entre les mains des affameurs, des tueurs qui étaient de vrais criminels de guerre.
S’il faut établir une hiérarchie des responsabilités, elles incombent d’abord aux États qui prennent les décisions d’envoi, qui fixent le cadre d’intervention et ses limites. En ce sens, ce sont les états-majors nationaux qui sont les premiers porteurs de la responsabilité.
Sur la Tchétchénie, sur le Rwanda, sur le Sierra Leone, des ONG ont cherché à mobiliser l’opinion publique, sans aucun effet. Chaque fois que les États sont intervenus militairement, c’est bien qu’il y avait un enjeu politique de première importance pour eux. Au Kosovo, il y a un enjeu politique qui n’est pas la vie des Kosovars. Ou alors c’est dire qu’un Kosovar vaut mille Tchétchènes. On laisse en effet non seulement massacrer ces derniers sans émettre la moindre protestation, mais en plus on conforte Poutine dans sa position de « démocrate », de « chef d’État responsable » et on annule une partie de sa dette. Les premiers responsables sont donc d’abord les États, car l’opportunité politique commande et ils sont maîtres des décisions.
Mais on peut dire que la stratégie de l’ambigu, du flou et même du mensonge humanitaire a commencé vraiment en Bosnie. Mitterrand, c’est mon analyse, était favorable aux Serbes, amis historiques de la France. Mitterrand avait des raisons, justifiables, méritant d’être discutées. Mais ces positions n’ont jamais été discutées. On a utilisé la rhétorique humanitaire pour faire croire le contraire de ce qui se passait. On a mis en place une force d’intervention, appelée « force de protection » : formidable mensonge puisqu’elle protégeait… les convois du HCR. Et encore, les soldats n’avaient droit de faire feu que si leur propre vie était en danger. La légitime défense ne valait même pas pour le convoi. J’avais proposé à l’époque que l’on rebaptise cette force « force d’observation de la purification ethnique ». Mais l’existence de cette force permettait à Mitterrand, et à tous ceux qui s’exprimaient en son nom à ce moment-là (Kouchner, Dumas,…), de parler de « résistance ». La France, « patrie des droits de l’homme », organisait la « résistance »… Pendant ce temps, la Bosnie, état souverain, reconnu par nous, avait lancé un appel à l’aide militaire et avait demandé qu’on l’arme, qu’on la protège. Bref, elle demandait des mesures politiques. On répondait par un mensonge. Le résultat a été qu’on a assisté au dépeçage de la Bosnie jusqu’en 1995. La solution adoptée était la plus mauvaise.
On ne sait plus quels sont les lieux de la responsabilité humanitaire et de la responsabilité politique. Si le Kosovo est une affaire humanitaire, pourquoi ne sommes-nous pas en Tchétchénie ? Si c’est une affaire humanitaire, il faut expliquer pourquoi on est au Kosovo et pas en Tchétchénie, en Sierra Leone, au Burundi, au Congo, etc. Il faut discuter, réfuter, pour comprendre. La facilité des clichés explicatifs à court terme est une façon de faire de la politique aujourd’hui. La complexité n’a plus sa place dans ce discours.

Contre la confusion

Le Kosovo est, du moins dans un passé récent, la première « guerre humanitaire ». L’intervention était destinée à « prévenir une crise humanitaire », comme l’ a dit Chirac dans la novlangue charitable d’aujourd’hui. Vaclav Havel, qui a été mieux inspiré à d’autres moments, parlait de « bombardements humanitaires » pour désigner l’intervention militaire au Kosovo. Je dois le dire, j’étais favorable à une intervention militaire (j’ai écrit et signé sur ce sujet) pour des raisons politiques identifiables, analysables et discutables comme toute raison politique. Mais je reste absolument opposé à l’idée que l’on invoque l’humanitaire, que l’on déploie toute une rhétorique de la charité, de la compassion pour justifier une guerre.
Ceci a deux inconvénients majeurs. D’une part, d’interdire toute discussion, or la guerre est tout de même l’acte politique par excellence. Si cet acte est fermé à la discussion, il n’y a plus de politique possible. D’autre part, j’y vois une résurgence de la guerre sainte et il n’y a pas plus violent, plus dévastateur qu’une guerre sainte. Il faut sans doute accepter la nécessité de certaines guerres, mais la notion de « guerre juste » est extrêmement dangereuse. Il y a des guerres nécessaires, mais jamais des guerres justes. Tuer au nom de l’humanitaire, est inacceptable. L’humanitaire ne peut pas s’accommoder d’infliger la souffrance. L’humanitaire doit alléger la souffrance, préserver les vies, et non justifier que des gens meurent. Ou alors on sombre dans une conception où l’on se prend pour une providence divine qui d’une main distribue la mort et de l’autre distribue la vie. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la politique, de la responsabilité politique ou humanitaire.
Il faut se rappeler que l’ingérence est une pratique séculaire, aussi ancienne que les États eux-mêmes. Cette pratique caractérise les actions du fort sur le faible. On ne voit pas le faible s’ingérer dans les affaires du fort. La colonisation a été une ingérence humanitaire. Il est pathétique de voir à quel point les premiers discours ayant trait à l’ingérence humanitaire ressemblent à s’y méprendre aux discours de Jules Ferry ou du parti colonial progressiste du XIXe siècle : « sortir les barbares des ténèbres », « éclairer le monde avec les lumières de l’Occident ». C’est contre l’ingérence politique du fort au faible que la notion de souveraineté et le devoir de non-ingérence ont été créés. Le principe de non-ingérence est au départ un principe qui vise à protéger les nations faibles contre les tentations impériales. En tant que tel, ce principe n’est sans doute pas aussi dépassé qu’on le dit.
Si la formule d’ingérence a un mérite de communication, c’est tout de même sous les auspices du devoir. Oui, on peut reconnaître qu’il y a un devoir de se mêler de ce qui « ne nous regarde pas », c’est-à-dire de ce qui nous serait interdit de prendre en charge du fait de lois internationales, du fait de frontières érigées en barrières, dressées comme des obstacles contre toute forme de solidarité humaine. Dans ce cas, se mêler de ce qui ne nous regarde pas c’est faire son devoir d’homme. On n’a pas besoin de parler d’« ingérence », mais, après tout, on ne peut pas se battre sur tous les fronts. Peut-être faut-il céder sur celui-ci. Mais sous les auspices du devoir et certainement pas d’un droit qui n’existe nulle part.

Cette rencontre a eu lieu, dans le cadre d’un Mardi de Politique Autrement, le 14 mars 2000.

Lettre n° 19 – Quelle réforme de la justice ?

  • Rencontre avec Paul Le Cannu, professeur de droit à Paris -1 et Christian Bourguet, avocat à la Cour –

Cette nouvelle publication rend compte d’un Mardi de Politique Autrement, en janvier 2000, sur le thème de la réforme de la justice. Il souligne le décalage entre ce qui fut présenté comme une grande réforme et les réalités des difficultés de la justice. Le projet comportait alors deux volets : la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, entraînant une modification de la Constitution ; la présomption d’innocence et le respect des droits fondamentaux.
Le premier volet a été finalement abandonné, tandis que le second a été repris et développé. La façon dont cette réforme de la justice a été préparée et annoncée, l’absence de réflexion et de traitement de fond des difficultés auxquelles la justice se trouve confrontée posent de nouveau la question de la façon dont ce gouvernement veut réformer le pays et l’usage qu’il est amené à faire de la loi. Au moment où l’on ne cesse d’en appeler à la « réforme », au « changement », cette « réforme » montre une nouvelle fois le décalage entre le discours politique et médiatique et les problèmes auxquels la société est confrontée.

Politique Autrement

  • Paul Le Cannu : Pourquoi la justice est-elle sous les feux de l’actualité ? Qui a allumé le feu ? D’une manière un peu simple, on pourrait répondre que c’est le président de la République, puisque c’est lui qui a annoncé, il y a deux ou trois ans, que l’indépendance de la justice était un grand projet de son septennat. Ce qui, sur le moment, a surpris, car il n’y avait pas eu d’annonce préalable. Mais derrière cette annonce – l’effet d’annonce caractérise la politique aujourd’hui, et pas seulement celle du président de la République -, se profilent de nombreux problèmes, sur lesquels un homme politique avisé ne peut rester silencieux. Aujourd’hui, les difficultés de la justice sont assez profondes et ont des origines variées. Quelles sont ces difficultés de la justice ? Où en est son organisation ?Comment voit-elle son passé et son avenir ?
    Les problèmes de la justice aujourd’hui – ce qu’on pourrait appeler une « crise » si ce mot n’était pas employé un peu trop facilement – constitueront le premier point de mon exposé. Ensuite, j’examinerai les réponses actuellement proposées ; enfin j’oserai une appréciation du processus en cours. D’ores et déjà, cependant, je préfère dire que, dans mon opinion, il ne faut pas attendre trop de la réforme en cours.

I. Les problèmes.

Le premier élément de la « crise » de la justice réside clairement dans la complexité de la société contemporaine. C’est une société difficile à beaucoup d’égards et notamment pour des juges, qui sont chargés d’en traiter les problèmes au nom de l’état – et mieux, du « peuple français ».
Le deuxième élément peut être situé, paradoxalement, dans la perte d’influence des magistrats : le métier n’est plus ce qu’il était La considération sociale a baissé, le profil culturel du magistrat n’est plus celui d’un aristocrate cultivé, il se rapproche bien plus de celui d’un fonctionnaire moyen, assez mal payé, et tenu au rendement administratif.Quant au troisième motif de crise, il vient de ce que le corps social a manifestement de nouvelles attentes et notamment en direction de la justice.

La complexité de la société

L’organisation sociale est de plus en plus difficile à saisir, à analyser. Des problèmes nouveaux se posent devant lesquels les juges ne sont pas très bien armés. Cela les inquiète beaucoup. Parmi ces problèmes on peut citer les problèmes de familles éclatées (droit de la famille, droit civil), le statut des étrangers, les délinquances nouvelles, etc. Il existe en outre des contentieux techniques très compliqués, des contentieux d’affaires, internationaux, qui ne concernent pas le statut des personnes. Ces problèmes ne se posaient guère il y a trente ans, ou à titre d’exceptions. Ils sont devenus beaucoup plus courants. De plus, les magistrats n’ont plus le soutien de théories assez bien admises, qui ont pu exister par exemple en droit pénal. Quand j’étais étudiant, on ne jurait que par la théorie de la « défense sociale nouvelle » [1]. Presque tout le monde suivait. Maintenant, ces théories ne sont pas obsolètes, mais sont terriblement contestées et les magistrats ne savent plus bien à quel système se référer. Ils sont beaucoup plus perdus qu’il y a trente ans. Faut-il protéger la victime, favoriser la répression, quels sont les intérêts de la société ?
Par ailleurs, les réponses institutionnelles que ces problèmes suscitent sont de plus en plus difficiles à mettre en œuvre. Le droit que les juges sont chargés d’appliquer devient d’une complexité épouvantable. Un juriste comme moi, spécialisé en droit des sociétés et en droit boursier, doit investir énormément de temps et est obligé de se spécialiser beaucoup plus qu’autrefois s’il veut apporter une parole d’expert dans ce domaine. La matière change tout le temps, presque toujours dans le sens d’une complexité croissante. Or les magistrats doivent presque tous faire face à un domaine de compétence tellement large qu’ils ne peuvent pas suivre. Cela n’empêche pas les juridictions de se multiplier, avec des statuts différents. Il en résulte que, plus souvent, ces juridictions se retrouvent en concurrence. Et cela produit des conséquences sur la carrière des magistrats, certains postes jouant comme des « ascenseurs », assez mal vus par le juge moyen. La carrière est difficile à gérer. Comme il est très difficile, pour des responsables politiques, de supprimer une juridiction – quand on en crée une nouvelle, on n’en supprime généralement aucune – elles s’empilent les unes sur les autres, ce qui pose des problèmes de « compétence » (vers quel tribunal aller ?) [2]

La perte d’influence des magistrats

Les magistrats sont, par tradition, fort sensibles aux préséances. Qui nomme-t-on le premier dans une listes d’autorités ? A la séance de rentrée d’un tribunal, avant de commencer un discours, il faut donner une quarantaine de titres… Les magistrats, dans l’ordre protocolaire français, fixé par décret, ont reculé d’une dizaine de cases. Ils l’ont très mal vécu. Ils sont aujourd’hui bien loin derrière le député, le préfet… Mais c’est surtout dans leurs tâches que leur considération subit des atteintes « par le haut ». Autrefois, le système des juridictions en France était purement national, du tribunal d’instance (l’ancien « juge de paix »), jusqu’à la Cour de cassation ou au Conseil d’état. Et rien au-dessus. Maintenant, il existe des juridictions internationales qu’on pourrait dire de droit commun en raison de leur compétence très générale, notamment, la Cour de justice des communautés européennes et la Cour européenne des droits de l’homme.
Ce que les juges français ne peuvent pas faire, des juridictions internationales le peuvent. Un garde des Sceaux, Robert Badinter, sur la suggestion de François Mitterrand, avait voulu créer un recours devant le Conseil constitutionnel pour les personnes physiques (les individus). Cette réforme n’a pas abouti : un citoyen ne peut saisir le Conseil constitutionnel pour critiquer une loi ; le contrôle de constitutionnalité n’est possible que selon une procédure très restrictive, juste après l’adoption d’une loi et à l’initiative du président de la République, d’un groupe de députés, du président du Sénat, etc. Mais les citoyens n’ont pas le pouvoir de faire un tel recours. Si une loi est contraire à la Constitution, ou même certains décrets qui sont contraires à une loi, personne ne peut faire quoi que ce soit lorsque le délai de recours est expiré sans qu’aient bougé les quelques autorités qui peuvent le faire. C’est absurde, puisque la Constitution est la norme suprême, et donc… celle dont on ne peut demander l’application. Or, depuis que la France a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et du citoyen, n’importe qui peut aller vers la Cour européenne des droits de l’homme – au terme, il est vrai, de forts longs préalables. Si les principes très larges de la Convention européenne des droits de l’homme sont atteints, on ne passe pas par le Conseil constitutionnel français, on va directement vers la Cour européenne des droits de l’homme (avec une procédure très compliquée, qui dure longtemps, qui coûte cher).
Les magistrats subissent également un grignotage « par le bas ». Il existe maintenant des « autorités administratives indépendantes », des sortes de commissions, créées à tout bout de champ pour résoudre des problèmes spécifiques. Dans mon domaine, la Commission des opérations de Bourse (COB), agit exactement comme une juridiction, même s’il se trouve toujours des juristes bien disposés pour prétendre le contraire. « Autorité administrative indépendante » est une expression peu éloignée du barbarisme : comment peut-on être une administration et être indépendante ? Ce qui domine une administration, c’est le principe de hiérarchie. L’indépendance des autorités dites indépendantes est souvent discutée par les juristes [3] , et la Cour de cassation, s’inspirant de la Convention européenne des droits de l’homme, a aujourd’hui tendance à la mettre en doute.
Il faut aussi signaler le développement des « modes alternatifs de règlement de différends » (MARD). Très belle expression qui signifie que l’on « stimule » – j’emploie le parler creux – « la médiation, la conciliation, l’arbitrage ». Une partie du contentieux qui venait devant les juges va être traité autrement. Il est sous-entendu que les juges ne sont pas vraiment capables de s’en sortir dans le cadre normal, et qu’il faut trouver une autre méthode. Ce n’est pas forcément mauvais, d’ailleurs. Obtenir que les gens s’entendent plutôt que de lutter jusque durant quinze ans de procédure, n’est pas idiot. Mais c’est un peu perçu comme une perte d’influence par les magistrats [4].
Le rôle des médias est un autre élément de la perte d’influence des magistrats. Aujourd’hui, le « juge principal », n’est plus le magistrat, la cour, le tribunal…, c’est la télévision, la presse. Ce sont eux qui condamnent, et en raison de leur rythme usuel, à toute vitesse. On n’attend pas : la peine est très rapidement exécutée par la perte d’image qui fait mal sans délai, dès les informations du soir. L’esprit de vengeance peut directement faire sentir ses effets, la réprobation sociale joue beaucoup plus que par l’enfermement de longue durée… Cela dit, les magistrats « récupèrent » les médias en leur fournissant l’information qui convient, au moment qui convient…
Le Gouvernement et le Parlement, sans parler des institutions européennes, fabriquent aujourd’hui, dans les décrets, dans les lois, un droit qui tend à descendre jusque dans d’infimes détails. Dans cette philosophie, il ne revient au juge qu’à appliquer le détail. Et certains bénissent le temps du code civil, où l’on appliquait les grands principes, que se contentait de dire la loi. Le magistrat inventait comment, dans tel cas de figure, ces principes devaient trouver application. C’était une fonction intellectuellement noble. Et l’on avait le temps de réfléchir. Maintenant, tant de juges n’ont plus le temps de réfléchir et doivent statuer sur les détails. Certes, les magistrats retrouvent des zones de pouvoir effectif, car les détails sont assez souvent incohérents les uns avec les autres, et les textes sont envahis de contradictions, de lacunes, etc. Le juge y trouve un espace de liberté dont il n’hésite pas à se servir. Cette démarche apparaît cependant moins noble que l’interprétation directe des grands principes…

Les nouvelles attentes du corps social

Dans certains domaines, la qualité des règles juridiques produites à la fin du siècle est moins bonne, sur beaucoup de points que celle des années soixante. Or manifestement, le corps social demande plus de droit. Il existe plusieurs signes de cette demande.
D’abord l’augmentation massive du contentieux. La différence entre le nombre de procès aujourd’hui et celui des années soixante est fabuleuse. La multiplication, selon les cas, est par cinq à dix. La crise économique des dernières années avait cependant provoqué un certain tassement de cette progression – bien que l’accès à la justice soit en France beaucoup moins coûteux que dans d’autres pays comparables, Royaume Uni ou Allemagne, un peu comme l’Université.
Des contentieux nouveaux impliquent une demande de droit. Un exemple frappant réside dans la judiciarisation des luttes syndicales. Une série de conflits du travail qui autrefois ne venaient jamais devant les juges, qui se résolvaient à coups de grèves ou de mouvements sociaux divers, viennent maintenant devant les juges. Autre exemple, les litiges de la consommation n’existaient quasiment pas (et s’appelaient autrement). On a découvert la consommation dans les années soixante-dix. Les tribunaux d’instance qui sont dans la hiérarchie les plus petits tribunaux civils, en reçoivent un contentieux gigantesque. Il en est de même dans le secteur de l’assurance, des rapports des citoyens avec l’administration, etc. Par ailleurs, les médias ont sensibilisé un nombre plus élevé de citoyens aux questions juridiques (non sans répandre quelques idées fausses sur l’efficacité d’un procès).
Des règles nouvelles, des lois nouvelles, des compétences nouvelles ont amené des gens vers les tribunaux, alors qu’ils n’étaient pas impliqués dans l’activité judiciaire. Les magistrats en souffrent, car ils n’obtiennent généralement pas de moyens supplémentaires pour absorber ce surcroît de contentieux. Il en est allé ainsi, par exemple, de la loi sur le surendettement de 1989. Avant cette loi Neiertz, il n’existait rien sur ce sujet. Quand un simple particulier n’arrivait pas à payer ses dettes, les huissiers continuaient à le poursuivre et observaient une pause s’ils ne trouvaient rien à saisir, jusqu’à ce que le débiteur récupère quelque chose… à prendre. Maintenant, on organise la pénurie. Le débiteur passe devant la commission de surendettement de la Banque de France, puis, souvent, devant un juge d’instance. Il en est de même pour les faillites d’entreprises : autrement fois, seuls les commerçants et les sociétés commerciales étaient concernées ; aujourd’hui, toutes les entreprises ou presque peuvent être mises en redressement ou liquidation judiciaires.
Naturellement, les justiciables attendent des juges… une réponse juste. On ne leur demande pas surtout d’appliquer le droit technique, mais d’apporter une réponse juste, équitable. Or le juge est là pour appliquer les lois. Le principe de la séparation des pouvoirs le cantonne dans un rôle « dérivé ». C’est aussi ce principe de séparation des pouvoirs qui sert d’assise théorique à la principale réforme d’actualité.

II. Les projets de loi

La réforme de la justice, annoncée en 1999, comporte deux projets distincts. Un projet de loi constitutionnel : l’article 65 de la Constitution serait modifié par le Congrès. Ce projet affirme l’indépendance et la responsabilité des magistrats. Cette indépendance est vue essentiellement à travers la promotion des magistrats et concerne le fonctionnement de l’organe qui régit cet promotion : le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’autre projet concerne la présomption d’innocence et le respect des droits fondamentaux. Mais ces réformes ne concernent pas tous les magistrats. Elles ne concernent pas les magistrats de l’ordre administratif qui s’occupent des litiges de l’administration, des personnes publiques entre elles ou entre administrations et administrés, l’ordre judiciaire traitant des litiges entre les personnes privées. Le projet sur la présomption d’innocence et les principes fondamentaux de la procédure ne concerne qu’une partie du contentieux judiciaire, c’est-à-dire la procédure pénale. Les procédures civile, commerciale, en conseil des prud’hommes ne sont pas concernées.

Quelle indépendance de la justice ?

L’indépendance de la justice devrait être assurée grâce à une nouvelle composition du Conseil de la magistrature. Ce n’est pas une révolution. M. Chirac avait nommé une commission, présidée par le Premier président de la Cour de cassation, à l’époque M. Truche, qui est connu pour être peu favorable à l’indépendance du Parquet. C’est une façon particulière de réaliser un grand projet du septennat…
L’état du projet en janvier 2000 apparaît comme une réformette, impliquant une petite modification dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Le président de ce conseil demeure le président de la République et le vice-président de ce conseil reste le garde des Sceaux. Pour une minorité, les membres sont nommés par des magistrats de la même catégorie ; mais des personnalités extérieures sont nommées par de grandes autorités de la République (Conseil d’État, etc.). Ainsi, globalement, on s’arrange pour que les magistrats soient en minorité au Conseil supérieur de la magistrature, ce qui est une façon de concevoir l’indépendance de la justice : quand on est minoritaire, on est très indépendant des décisions prises par la majorité !
Les textes proposés ne m’ont pas semblé très clairs sur la responsabilité des magistrats. On reconfigure l’organe disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, qui, au lieu d’être présidé par le garde des Sceaux, sera présidé par un magistrat : le premier président de la Cour de cassation pour les juges du siège et le procureur général près la Cour de cassation pour les parquetiers. Le parquet va du substitut du tribunal correctionnel jusqu’au procureur général de la Cour de cassation. Cette distinction entre magistrats du siège et magistrats du parquet existait déjà avant la Révolution. La magistrature assise a pour fonction de juger, c’est-à-dire, après avoir écouté « les prétentions qui s’élèvent », choisir celle qui semble la plus justifiée. Il s’agit de « trancher ». La magistrature debout (qui se tient debout sur le parquet, devant la magistrature assise) a pour principale fonction de « représenter la société ». Dans les affaires pénales, c’est lui qui accuse, qui présente les charges qui existent contre un délinquant. C’est la conception traditionnelle du Parquet. Dans les lois modernes, depuis trente ou quarante ans, le Parquet fait bien d’autres choses que de s’occuper des intérêts de la société On le prend comme expert, comme représentant de l’État, comme spécialiste de la procédure, etc. De nombreux textes font intervenir le Parquet en dehors des affaires pénales… En réalité, dans de nombreux dossiers où il devrait intervenir, il reste sagement assoupi. L’expression est : « Je m’en remets…, » sous-entendu « … à la sagesse du tribunal ». J’ai d’ailleurs entendu, à une séance de rentrée d’un tribunal, un procureur « se féliciter de la bonne entente du Parquet de telle ville avec le tribunal, car au cours de l’année passée, je n’ai pas fait une seule fois appel ». Je dois dire que j’ai été scandalisé. Tous les jugements sont-ils impeccables ? Ce serait étonnant !
Dans la réalité, les syndicats des magistrats jouent un rôle important dans le Conseil supérieur de la magistrature. Si l’on ouvre ce Conseil à des non-magistrats, l’ambiance sera changée ; mais il faudra être nommé par le président du Sénat, celui de l’Assemblée nationale, celui du Conseil d’État… Alors qu’en est-il exactement de cette indépendance de la justice qu’on proclame tant ? Le problème fondamental me semble être celui de la légitimité des juges, et de leur recrutement. Revenons sur la question classique : qui t’a fait juge ? Nous avons tous expérimenté, par exemple dans les juridictions consulaires ou à l’étranger, ce que pouvaient donner les juges élus, sur des listes politiquement préparées. C’est parfois une catastrophe, car la tentation d’avantager les électeurs existe par construction. En France, les juges sont recrutés sur la compétence et sur un minimum d’honnêteté (pas de condamnation avant d’entrer).
Dans le système anglo-saxon, c’est très différent. On prend des avocats qui ont beaucoup d’expérience et qui deviennent alors des juges très forts en droit et très difficiles à faire bouger. Les Anglais comprennent d’ailleurs fort mal qu’on puisse nommer un juge qui n’a que vingt-cinq ans.
Le problème est aussi celui de la mission des magistrats, dans les systèmes de contrôle, dans le processus d’avancement. On passe du parquet au siège et du siège au parquet. Si quelqu’un a été très docile au parquet, sera-t-il indépendant au siège ? Ce n’est pas sûr. Faire progresser l’indépendance du parquet fera progresser l’indépendance de tous les magistrats. Si on y arrive, ce sera une petite avancée non négligeable, mais sans doute disproportionnée à la procédure mise en place [5].

La présomption d’innocence : pour qui ?

La ligne technique de ce projet consiste à se cadrer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : droit à un procès impartial (qui est contre ? personne !), droit à un procès qui s’exécute dans un temps raisonnable (tout le monde est pour), droits de la défense (absolument d’accord) selon une procédure équitable (naturellement ! ). C’est magnifique : tout le monde peut voter un tel projet ! Alors pourquoi certains ne veulent-ils pas voter ?
Il existe tout un contexte. Ces propositions de réforme viennent dans le contexte de crise de la justice dont nous avons parlé, mais aussi dans un contexte où les affaires politico-financières ont rendu le monde politique très hésitant. Les responsables des différents partis qui comptent ne savent pas comment s’en sortir. Il est impossible de bloquer certains contentieux sans prendre le risque de paraître s’auto-amnistier, ce que les Français ne manqueraient pas de sanctionner assez sévèrement aux élections suivantes. C’est donc une autre stratégie qui a été choisie ; il s’agit de régler son compte à une vieille pratique qui consiste, pour le garde des Sceaux, à donner des instructions, dans les dossiers sensibles, aux magistrats du Parquet. Alors, plus d’instruction écrite dans les affaires « signalées ». Ce qui n’empêchera jamais de téléphoner. C’est peut-être encore plus pernicieux, car il n’y aura même plus de trace de l’intervention de quelqu’un. Et écouter téléphoniquement peut coûter très cher à un citoyen !
Parmi les réformes en cours, il existe aussi une proposition visant à donner un statut à l’élu. La présomption d’innocence est très largement souhaitée par les élus qui vont la voter. De façon générale, en droit pénal, il existe deux catégories de projets : ceux qui sont favorables au prévenu (droits de la défense, présomption d’innocence,…) et ceux qui sont favorables à la répression (il faut mettre un terme à des activités contraires aux intérêts de la société : terrorisme, trafic de drogue…). Dans le projet actuel, on insiste sur la défense des prévenus, et il faut absolument se mettre en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme…
Implicitement, ces comportements politiques aboutissent à une pression sur les magistrats. On peut observer les effets d’une campagne, dans les médias, critiquant les informations qui circulent à partir des cabinets de juges d’instruction. Cela semble justifié, car quand on peut lire dans Le Monde le soir même ce qu’un prévenu a pu dire durant la journée dans le cabinet de Madame Untel, on se demande qui a livré l’information. Ce n’est pas forcément Madame Untel ; parfois, c’est la victime qui laisse passer une information pour laisser planer la suspicion sur le juge. Face à ce problème, il est pratiquement impossible de trouver une bonne solution, le meilleur fusible étant encore la conscience des personnes en jeu… Je connais des juges d’instruction absolument incorruptibles. D’autres sont un peu plus souples… Des magistrats acceptent de discuter « off », c’est-à-dire hors du prétoire. Ce genre de comportement peut se révéler peu compatible avec la recherche du procès équitable. L’avocat de la partie adverse ne sait pas ce qui s’est dit. Dans l’ensemble, la conscience professionnelle des magistrats me paraît très satisfaisante, même si la justice ne brille pas dans les sondages d’opinion ; la désaffection s’explique, à mon avis, surtout par le manque d’efficacité administrative de la justice, et peut-être aussi par la qualité de plus en plus discutable des règles de droit – il est vrai confronté à un monde qui change.
Comment incarner aujourd’hui une valeur aussi haute et toujours désirable comme la Justice ? Les institutions humaines souffrent de maintes imperfections quand il s’agit d’atteindre de tels sommets. Notre époque sape une partie des fondements des juridictions renouvelées avec la Cinquième République. Il reste beaucoup de travail aux réformateurs s’ils veulent reconstituer un cadre accepté par la plupart de nos contemporains ; mais c’est une autre histoire, que mon trop long discours m’excuse de ne pas entreprendre…

Une absence de réflexion de fond

  • Christian Bourguet : On nous parle, dans la presse, d’une réforme de la justice. Alors que la seule réforme qui soit en cours, c’est une réforme des juges et de la justice pénale. C’est tout. Et même au sein de la justice pénale, c’est une réforme extrêmement limitée. Les problèmes de présomption d’innocence, du secret de l’instruction sont fort anciens, mais on ne les creuse pas.
    Quelque chose ne va pas dans la justice française, pas seulement dans la justice pénale, mais dans la justice civile, commerciale, prud’homale… La cause première du dysfonctionnement de la justice, c’est le manque d’argent : pas assez de juges, pas assez d’équipements, pas assez de formation des magistrats. Pas un seul projet de réforme de la justice – et pas seulement de la justice pénale – depuis vingt-cinq ans qui se soit vraiment attaqué à cela. Des problèmes fondamentaux se posent à la justice en France, et personne n’en dit un mot. Le but des deux propositions de loi actuelles semble être d’abord de répondre à des problèmes médiatiques et politiques. On se garde de réfléchir au fond des choses.

Quel système de preuve ?

Un premier de ces problèmes fondamentaux est celui de la preuve en droit français, par rapport à ce que connaissent d’autres droits : dans le système français, hérité des Romains, existe un respect extraordinaire pour la preuve par l’écrit ; dans le système anglo-saxon, on va s’intéresser d’abord à un système de preuve qui repose sur ce qui est dit sous la foi du serment. Par exemple, si devant un tribunal américain, vous dites que vous avez passé un contrat avec quelqu’un, et que vous n’apportez que le texte du contrat, vous perdrez votre procès si en face quelqu’un vient, sans le texte du contrat, jurer sur la foi du serment que cela s’est passé autrement et qu’il est appuyé par deux témoins qui prêtent aussi serment.
Dans le cadre d’une réforme de la justice, ne faudrait-il pas s’attaquer au problème de la preuve, qui génère des difficultés en ce qui concerne la durée des procès, leur coût, la difficulté d’accès à la justice de la part des plus démunis ? Quelqu’un qui n’y connaît rien au droit, qui gagne sept mille francs par mois (au dessus du seuil qui permet d’avoir un avocat gratuitement, payé par l’État), n’a pas de quoi payer un avocat, et ne sait pas que devant un tribunal civil, pour tout litige de plus de cinq mille francs, l’écrit est obligatoire.

La séparation entre tribunaux judiciaires et tribunaux administratifs

D’autre part, la réforme ne touche en rien à la différence entre tribunaux judiciaires et tribunaux administratifs. Cette différence est illogiqueetheurteunespritcartésien.Voiciunexemple. Dans un succession de dossiers, j’ai défendu la thèse selon laquelle, dans les aéroports, existe un zone, disons « sous douane », dans laquelle on privait de liberté des étrangers arrivant en France et où les policiers peuvent faire ce qu’ils veulent. J’ai soutenu l’idée qu’on ne pouvait les priver de liberté dans cette zone-là, puisqu’ils ne sont pas encore arrivés en France. Qu’à l’inverse, pour des étrangers « reconduits à la frontière », quand ils entrent dans cette zone ils ne sont plus en France, et donc on ne peut plus les mettre dans un avion, ni les condamner s’ils refusent de monter dans un avion. J’ai défendu cette idée-là devant un tribunal correctionnel. J’ai perdu, j’ai perdu en appel, j’ai perdu en cassation : la Cour de cassation a confirmé que le territoire d’un aéroport en France est tout entier sur le territoire français. Mais, après avoir perdu devant la Cour de cassation, tant qu’à faire j’ai soutenu l’inverse, devant les tribunaux administratifs. J’ai perdu devant le tribunal administratif, et j’ai perdu devant le Conseil d’État. Ce qui veut dire que les deux plus hautes juridictions de France ont dit que, dans un aéroport, il existe une zone qui pour l’une n’est pas en France, et pour l’autre y est. Cela dépend du sens dans lequel on traverse cette zone. Pour le bon sens, c’est insensé !
Mais le fondement de tout cela est que, puisque notre Constitution proclame le principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux correctionnels (qui font partie du pouvoir judiciaire) ne sont pas liés par les décisions des administrations ou des tribunaux administratifs, qui relèvent, eux, du pouvoir exécutif. Le droit justifie donc une solution, même sielleheurtele bon sens : ce sont deux systèmes logiques différents.

Droit anglo-saxon, droit français et directives européennes

Dans le système français, c’est le troisième pouvoir – législatif – c’est-à-dire le Parlement (Assemblée nationale et Sénat) qui définit la Constitution (en Congrès) et les lois. La loi peut avoir deux origines : un texte qui émane du gouvernement, c’est-à-dire d’un ministère ou de plusieurs, est un « projet de loi » ; un député ou unsénateurpeutégalement proposer un texte, quis’appellealors une « proposition de loi ». Les textes sont déposés soit d’abord à l’Assemblée nationale, soit d’abord au Sénat. Discutés en commission, ils donnent lieu à des amendements. Votés, dans les mêmes termes, par les deux assemblées, ces textes deviennent une loi qui est promulguée par le pouvoir exécutif.
Les évolutions de la société, par exemple technologiques, amènent des changements parfois fondamentaux : récemment, est ainsi intervenue une réforme fondamentale de la preuve par l’informatique (pas seulement par le fax), avec la reconnaissance de la signature informatique par e-mail C’est une décision récente du législateur d’une importance considérable, sur laquelle les grands journaux sont pourtant restés discrets. Avant ce processus d’élaboration de la loi, en amont, des gens en ont proposé l’idée dans un groupe de travail ou par un technicien d’un ministère. En dessous, ce sont les décrets, pris par le gouvernement, qui ne peuvent qu’appliquer les lois à condition qu’elles indiquent que les conditions dans lesquelles elles seront exécutées seront définies par un décret. Ensuite ce sont les arrêtés, pris par les ministres, par les préfets, par les maires. Bref, tout un arsenal, toute une hiérarchie de textes vont définir ce qu’on appelle globalement la loi. Le fait de ne pas respecter cette loi est une faute. Une loi écrite définit les sanctions, prison, amendes, etc.
Le résultat de ce système, c’est que des lois sont faites tous les jours et qu’elles sont de plus en plus complexes, de plus en plus détaillées. En France, les juges disent parfois qu’ils voudraient bien juger autrement, mais qu’ils ne le peuvent pas car ils doivent appliquer ce que définit la loi.
Le droit anglo-saxon repose au contraire sur un certain nombre de règles essentielles, posées par la Constitution et la coutume. Les magistrats, en vertu de ces grands principes, prennent une décision dans un cas déterminé. D’autres magistrats, en accord avec cette décision, vont juger la même chose. Un magistrat qui constate un accord de pratiquement tous les juges, dans une situation un peu comparable ou proche, prendra la même décision, en appliquant le même principe général. Il existe très peu de lois écrites. Un justiciable peut donc difficilement savoir à l’avance la règle à appliquer ou à respecter, d’où le besoin de consulter des avocats avant de faire quoi que ce soit (signer une lettre, passer un contrat, rencontrer quelqu’un). La succession de jugements sur le harcèlement sexuel, aux États-Unis, a par exemple incité des gens a consulter un avocat chaque fois qu’une personne entrait dans leur service. Je ne dis pas que c’est un système que j’ai envie de voir en France. Je décris une situation.

  • Paul Le Cannu : Cela dit, depuis quelques années, le droit anglais ou américain devient de plus en plus « continental ». Le nombre des Acts, c’est-à-dire de lois écrites, s’est multiplié dans des proportions considérables en Grande-Bretagne, à cause de l’Union européenne. C’est de plus en plus un droit écrit et de moins en moins un droit de principes. Il se maintient un droit du « précédent », mais comme il existe de plus en plus de textes, le juge anglais se sent mal à l’aise, entre deux systèmes. Celui où il était le prince du droit, qu’il construisait au fur et à mesure, avec une certaine solidarité avec le passé et celui où il est obligé de respecter des textes. En droit des affaires, des juges anglais peuvent arriver à dire le franchement le contraire de la loi (à propos des sociétés par exemple), parce qu’ils ont l’habitude de le faire. Ensuite, éventuellement ils se font censurer par une juridiction internationale, parce qu’ils ont agi selon leurs propres principes. En France également, des dispositifs, venant des institutions européennes, passent mal auprès du juge français. Le Conseil d’état a mis très longtemps avant de reconnaître l’efficacité d’une directive européenne. On a d’un côté les engagements internationaux du pays et de l’autre la façon dont les juges appliquent. L’acceptation des normes internationales demande souvent un temps d’adaptation, de l’ordre de vingt ou trente ans. Normalement, dans la hiérarchie des textes, la Constitution vient juste au-dessus des conventions internationales, qui l’emportent sur les lois internes. Le conflit entre la Constitution française et les textes de l’Union européenne demeure un très gros problème juridique.

Quelle place des magistrats dans le système social ?

  • Christian Bourguet : La réforme des juges, par l’intermédiaire, uniquement, du Conseil supérieur de la magistrature, c’est-à-dire de leur tableau d’avancement, de leur carrière – j’exerce une profession libérale où cette notion de carrière est totalement étrangère – est sans doute importante. Mais ce n’est pas traiter le fond du problème, qui est de savoir quelle est la place des magistrats dans le système social. Dans les grandes villes, surtout à Paris, il existe des magistrats très spécialisés (en matière financière, par exemple). Mais dans de nombreuses villes de province, les magistrats font tout : les divorces, les affaires de construction, la conduite sous l’empire d’un état alcoolique, le viol d’une petite fille par son beau-père…
    Un juge est au départ un étudiant en droit qui a passé le concours de l’école de la magistrature. A sa sortie il va être nommé en fonction de ses préférences (comme les professeurs) : mais sur une liste de dix endroits qu’il déclare préférer, il risque d’être nommé dans un onzième, le plus loin possible de Paris, sauf s’il a un peu de « piston »… Un juge commence dans un petit trou de province et il peut y rester. Pour en sortir, certains vont soit se faire connaître médiatiquement, soit rendre des services.
    Le système – auquel la réforme ne veut pas toucher – fait que les juges, dès qu’ils sont nommés, doivent tout de suite faire une demande de mutation. Le président du tribunal qui va proposer la mutation de tel juge, aura par avance une demande, qu’il suffira d’accepter. Par exemple, cela vient d’arriver pour un substitut, collaboratrice du Procureur auprès du tribunal de Paris, au « pôle financier » (qui s’occupe de toutes les affaires financières). Elle a été mutée, et a protesté parce qu’on voulait -pensait-elle -l’empêcher de continuer à suivre telle ou telle affaire. En fait, il a suffi, tout simplement, d’utiliser la technique de réponse à une demande de mutation qu’elle avait faite cinq ans plus tôt. Ce système aberrant permet tous les abus et tous les excès.

La médiatisation

Les juges ont à la fois peur des médias et très envie d’y avoir accès La plupart des avocats aussi : à partir du moment où l’on vous voit à la télévision, les gens vous reconnaissent dans la rue, vous devenez quelqu’un d’important, peu importe ce que vous avez dit. Les juges sont comme tout le monde et commettent les mêmes erreurs. Peut-on les empêcher d’avoir accès aux médias ? Je ne sais pas. Mais la puissance croissante des médias va rendre de plus en plus problématique la protection des droits des personnes en matière pénale mais aussi civile : si mon cafetier veut divorcer, on n’en parlera pas dans les journaux. Mais si c’est quelqu’un du show-biz, du milieu politique, on en parlera. Tout un domaine privé sera étalé sur la voie publique, par la force des médias.
Parfois, la réaction des magistrats est évidente. Un avocat vient devant un tribunal, civil par exemple, pour défendre quelqu’un qui, victime d’un accident, n’a pas pu travailler pendant un an. Le préjudice subi est d’autant plus important qu’il gagnait cinquante mille francs par mois. Le juge alors se redresse en se disant qu’il ne gagne personnellement pas cela. En France, si vous diffamez quelqu’un, si vous écrivez des horreurs sur lui, vous serez sans doute condamné, mais à combien ? Une somme ridicule ! Dans les pays anglo-saxons, les juges accordent des indemnités énormes. Pour le même fait, en France, vous ferez un procès car vous espérez avoir beaucoup. A l’arrivée vous aurez très peu et le procès vous aura coûté cher.
Un entrepreneur a ainsi été mis en cause par Le Monde, pour l’établissement de fausses factures permettant à des hommes politique de recevoir des sommes extrêmement importantes. L’entrepreneur fait un procès au Monde et gagne : il était présumé innocent, même s’il a été condamné par la suite. Avoir gagné ce procès contre Le Monde lui a rapporté huit à dix mille francs. Mais de deux choses l’une : soit on a tort de dire ce qu’on a dit sur lui – et la sanction doit être bien plus importante – soit on peut dire ce qu’on a dit sur lui – et il ne faut pas le sanctionner du tout. On joue en fait sur les deux tableaux : « On a n’a pas le droit de », mais la sanction est ridicule. Tous les jours la presse accuse des gens d’avoir fait des choses interdites par la loi. Si ces gens viennent me voir, je leur demande d’évaluer ce que cela va leur coûter, dans combien de temps ce sera jugé, ce qu’ils peuvent espérer obtenir et si l’effet ne va pas être pire que le mal déjà subi : se plaindre risque d’attirer encore plus l’attention.

Le pouvoir des juges d’instructions

  • Christian Bourguet : Dans le droit français, une affaire pénale, avant qu’elle ne soit jugée par un tribunal, est la plupart du temps – mais il existe des exceptions – instruite par un juge qui fait des recherches : il doit instruire « à charge et à décharge », chercher des preuves pour et contre. En fait, la déformation professionnelle des magistrats fait que ce n’est pas vrai : dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, ils instruisent à charge, ils cherchent les preuves de culpabilité, et pas nécessairement les preuves d’innocence. C’est en fait la défense qui va chercher à apporter les preuves d’innocence, alors que celle-ci est présumée !
    _ Le pouvoir des juges d’instruction est d’abord – c’est le plus dangereux – de priver quelqu’un de liberté, de le mettre en prison. Ensuite, c’est de prendre un certain nombre de mesures, comme des saisies de comptes, des interdictions de sortir de France, la soumission de la liberté au versement d’une caution très importante, etc.
    Le juge a le pouvoir de faire faire des recherches par des policiers, des gendarmes ou des experts. Il peut même priver quelqu’un du droit de communiquer avec des membres de sa famille. Quand il a terminé ses investigations, le juge d’instruction communique le dossier au procureur, qui apprécie s’il y a les preuves qu’une personne a commis telle ou telle infraction, et qui demande qu’elle soit jugée par tel tribunal. Le juge d’instruction est libre d’accepter ou non les demandes du procureur, et renvoie devant le tribunal ou devant le cour d’assises, ou ordonne un non-lieu.
  • Paul Le Cannu : Le juge d’instruction est depuis longtemps contesté. A deux reprises, des projets de réformes discutés devant le Parlement n’ont pas abouti. On devait « collégialiser » la juridiction d’instruction en la composant de trois juges, au moins pour certaines décisions comme la mise en détention provisoire ou la cessation de cette détention. Aujourd’hui, par exemple, quand des personnes sortent de prison, il faut passer par une procédure qui a comme vecteur le procureur de la République qui demande éventuellement au juge d’instruction de les faire sortir. Mais c’est le juge d’instruction qui décide si l’on n’en est qu’à la phase d’instruction. Après le jugement, c’est le juge de l’application des peines qui sera compétent. Il peut y avoir des remises de peines. Il faut ajouter qu’un nombre élevé de peines ne sont jamais exécutées : on ne saisit pas les gens, on ne sait pas où ils sont, on ne fait pas les efforts nécessaires pour les retrouver. Un jour, ils se font bêtement arrêter à un péage d’autoroute et le gendarme découvre alors sur son ordinateur que l’intéressé est sous le coup d’une peine non exécutée…
  • Christian Bourguet : Quand des personnes sont arrêtées, elles peuvent être mises en garde à vue pendant vingt-quatre à quarante-huit heures : pendant presque toute cette période, on n’a pas le droit de communiquer avec un avocat, on ne sait pas quelles charges sont dans le dossier ; les policiers peuvent raconter qu’un complice a tout avoué, montrer des documents tronqués…. certains peuvent s’effondrer, et reconnaître des faits, même si on a ultérieurement la preuve qu’ils ne pouvaient les avoir commis. C’est un moment très difficile, et c’est pourquoi l’idée que comme dans les pays anglo-saxons on puisse demander à être assisté d’un avocat – qui puisse vous dire quels sont vos droits, et ce que l’on vous reproche vraiment – dès la première heure de « garde-à-vue », signifierait un changement important.
    A ce stade, il n’y a pas encore de juge d’instruction. Celui-ci est à la fois soumis à une hiérarchie, et indépendant. Il fait d’abord partie du corps des magistrats du « siège », bien qu’il ne juge pas. Il a donc une « carrière ». Quant à ses décisions, il est indépendant, et seulement soumis au contrôle de la Chambre d’accusation (de la Cour d’appel), elle-même composée généralement d’anciens juges d’instruction. Malheureusement, selon les statistiques, lorsqu’un juge d’instruction refuse une mise en liberté, la Chambre d’accusation ne change sa décision … que dans un pour cent des cas ! Est-il mathématiquement concevable que des juges d’instruction se trompent aussi peu souvent ? Un juge d’instruction se sent de ce fait tout puissant : la Chambre d’accusation n’a au-dessus d’elle que la Cour de cassation, dont la décision n’interviendra que des mois après, et qui, de plus, ne juge que le droit, la conformité d’un jugement aux règles de droit, pas les faits. Si la Chambre d’accusation considère que la décision du juge est tout à fait justifiée « compte tenu des éléments du dossier », la Cour de cassation – puisque ce n’est là que « du fait », n’a pas à se prononcer…
    Quand vous assistez à un procès, vous entendez un avocat qui plaide pour, un procureur qui plaide contre, ou l’inverse, ou deux avocats l’un contre l’autre. Vous entendez différentes thèses. Vous vous faites votre idée, compte tenu des preuves et des documents qui ont été montrés. A la Chambre d’accusation, dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les audiences ne sont pas publiques. Si vous critiquez sa décision, on vous dit que vous ne pouvez pas connaître les éléments du dossier. A mon avis, la vraie crainte des magistrats est qu’ils puissent être critiqués et même jugés par l’opinion publique, en fonction d’éléments d’information objectifs.
    Quant aux syndicats de magistrats, leur poids me semble aller en s’affaiblissant : à l’époque où il y avait deux syndicats de magistrats, ils pouvaient avoir un poids important, mais maintenant il doit y en avoir trois ou quatre, ou plus… Mais leur problème – vu de l’extérieur – me semble plus être celui de la défense de la profession de juge, que celui de la justice.
  • Paul Le Cannu : Je vous trouve un peu sévère sur ce dernier point. Je suis régulièrement les travaux du Syndicat de la magistrature (SM). C’est vrai que les considérations corporatistes ont un certain poids, mais ce n’est pas l’essentiel du menu qui est constitué par les problèmes nouveaux que les juges doivent affronter et dont j’ai à certains égards rendu compte précédemment. Les magistrats éprouvent de la difficulté à se situer par rapport à ces problèmes. Ils ont des débats passionnés qui ne sont pas structurés comme les débats politique à l’ancienne. L’individu y a une place importante, l’affectif également. Mais je les sens très préoccupés par la difficulté à comprendre le monde, sur le moyens et la façon de faire évoluer leur profession. Ils se sentent engoncés dans des structures, avec un hiérarchie très lourde qui brigue leur liberté, mais d’un autre côté ils savent qu’un juge trop libre peut être dangereux. Cette contradiction est terrible et chacun a du mal à la résoudre.

Notes

[1] Cette théorie réagissait contre les fondements traditionnellement répressifs du droit pénal, et insistait sur les méthodes préventives, la liberté d’appréciation du juge, la nécessité de prendre en compte la personnalité des délinquants. On pouvait penser que les découvertes des sciences sociales allaient révolutionner le traitement de la délinquance, et l’on ne s’attendait pas, devant tant de bonne volonté, à une augmentation brutale des comportements déviants.

[2] En termes techniques, la compétence matérielle désigne le type d’affaires dont une juridiction (un tribunal, une cour) peut s’occuper. Par exemple, le divorce relève du tribunal de grande instance. La compétence territoriale correspond de son côté à la zone géographique dans laquelle une juridiction peut intervenir. Par exemple, un problème d’exécution d’un contrat sera jugé par le tribunal dans le ressort duquel se trouve le domicile ou l’établissement de la partie contre qui on veut faire exécuter le contrat.

[3] Le passage dans ces commissions apparaît le plus souvent, pour leurs membres, comme une étape de la carrière d’un haut fonctionnaire, qui va ensuite se retrouver dans une administration centrale, à moins qu’il ne « pantoufle » dans les sociétés qu’il a été chargé de contrôler.

[4] Il est en tout cas souhaitable que la médiation ou l’arbitrage ne soient pas réalisés par ceux qui seraient éventuellement amenés, comme juges, à connaître du procès s’il finit par venir devant les juridictions normales ; or la tentation existe pour certains magistrats de faire pression sur les parties pour qu’elles se soumettent à un « MARD ».

[5] Il se trouve que pour des raisons essentiellement politiques (le désir d’apparaître comme une « opposition qui s’oppose ») la plupart des députés du RPR et certains de ceux de l’UDF ont torpillé la réforme constitutionnelle, cherchant à faire peser le poids de cet échec sur le garde des Sceaux, alors que Madame Guigou avait négocié le contenu du projet avec le président de la République. Cet échec préserve aussi les politiques d’un Parquet incontrôlable : le cas de figure politique était donc l’un de ceux où l’on gagne deux fois, voire trois, si l’on arrive à mettre l’échec au compte des adversaires.

Les crimes contre la Tchétchénie

Lettre n°18 – janvier 2000

Indignation

Depuis trois mois, l’offensive extrêmement violente de l’armée russe contre la Tchétchénie touche d’abord les civils, comme en atteste le lancement de scuds , de missiles sol/sol contre des espaces civils (un seul tir sur un marché à Grosny : deux cents morts). Ce seul usage de l’artillerie lourde qualifie la criminalité politique en jeu dans cette agression : il s’agit de crimes contre l’humanité et non pas d’une lutte contre des terroristes. Mais les guerres modernes nous ont appris qu’il est très difficile de prendre une ville défendue par ses habitants. La résistance en cette fin de siècle est urbaine, car les redoutables technologies modernes en matière de bombardements s’arrêtent là où commence la réalité d’un front et la nécessité du corps à corps.
Les responsables du Kremlin ont été « bluffés » par la stratégie de l’Otan au Kosovo et tentent de la mimer. Poutine, devenu le principal personnage, prend même la pose de la modernité et, dans sa télévision de propagande, s’applique à montrer qu’il prend soin des populations civiles. Or, les témoignages concordent : les couloirs ouverts aux réfugiés sont régulièrement bombardés et des atteintes gravissimes aux droits de l’homme sont quotidiennement perpétrés. Cette guerre continue, en quelque sorte, ce que Milosevic a commencé en Europe, de façon moins masquée et en fonction d’une idéologie moins spécifique, au nom de « l’honneur » et de la grandeur « retrouvée » après « l’humiliation » de ces dix ans de post-communisme foireux de la nation russe. Elle s’en prend à ceux qui, en temps de paix, sont déjà écrasés par le système, à ceux qui souffrent le plus des décisions venues d’en haut, parce qu’ils ne sont pas dans les nomenklaturas ou dans les maffias. Ce sont eux qui, dans les camps de réfugiés, n’ont pas de relations pour partir, se tirer, s’en tirer. Ces guerres de fin du millénaire conjuguent modernité technologique et mépris radical, social, racial, sur une incommensurable indifférence de la personne humaine.

Quels enjeux pour le pouvoir russe ?

Des pipe-lines passent par la Tchétchénie, les enjeux économiques sont réels. Mais on ne peut pas dire qu’une guerre est causée uniquement par des données économiques. Le gâchis financier qu’elle crée dans les conditions technologiques qui sont les nôtres, l’interdirait, si on s’en tenait à une simple logique économique. En fait, des raisons très anciennes ressurgissent. L’existence de royaumes, de populations, de nationalités différentes à sa périphérie-est, a toujours dérangé l’empire russe depuis Catherine II, comme elle a dérangé Staline. Aujourd’hui, elle continue de déranger le pouvoir russe, parce qu’il a du mal à les maîtriser. Une culture politique très particulière se transmet parmi les premiers cercles du pouvoir au Kremlin comme ailleurs. Lorsqu’ils contemplent une carte de géographie représentant leur espace national, impérial, « leurs terres » , leur regard parcourt « le monde » et l’embrasse, l’étreint sur le papier ; la frontière est une peau, y toucher est une tache, une souillure, une blessure, l’agrandir devient un gain d’amplitude virile. Pendant la guerre en Bosnie (1992-1995), les dirigeants serbes à Pale passaient leur temps à regarder les cartes, de nombreux journalistes en témoignent. La carte « sous les yeux » permet l’incarnation géographique de l’idée de puissance nationale aux yeux même du puissant politique, et la terre du pays devient la chair même du chef penché sur cette même carte. « L’honneur » alors peut être « retrouvé » imaginairement dans l’action d’une guerre post-coloniale, déshonorante pour l’armée qui la fait, une guerre d’assassins et d’agression.
La Tchétchénie se trouve dans les confins montagneux. Elle représente, pour le Kremlin, un danger permanent au sein de cette culture politique archaïque qui fonctionne au cœur des cercles de pouvoir, comme au temps de Catherine II. Ainsi le pouvoir central russe continue comme « depuis toujours » un rapport de domination coloniale, économique, culturelle, on peut même dire raciste avec la Tchétchénie et tout son versant caucasien. A Moscou, le délit de faciès s’accroît actuellement, et il ne faut pas avoir une tête de Caucasien.
Mais le jeu politique est différent aujourd’hui ; c’est celui de la tragédie du post-communisme. L’appareil qui régnait auparavant se scinde, se divise, se partage les biens de l’etat et il abandonne le vieux langage du marxisme usagé, pour s’approprier un nationalisme imprégné de valeurs viriles (« l’honneur » défini par la capacité à tuer), sans culture métis, sans poésie, sans humour. Une clique de haut-vol, le « gratin » de la vieille nomenklatura, s’est mariée au monde maffieux et a confisqué les sommes faramineuses que les pays occidentaux ont envoyées pour aider à la reconstruction, à la pacification et à la démocratisation. La guerre intervient donc dans ce cadre politique nouveau, lorsque ceux qui décident les guerres réfléchissent aujourd’hui aux effets que ces décisions fabriquent dans l’opinion de l’électeur. Comme il n’est plus possible désormais de truquer les élections à un degré massif, il faut fabriquer le consentement du plus grand nombre, à Moscou comme à Belgrade et à Alger. Les deux bombes qui ont éclaté à Moscou et dont on comprend qu’elles aient pu traumatiser la population, ont eu un effet tragique : elles ont renforcé l’unité nationale. Là aussi, il faut se poser la question : « Qui tue ? » 
La Tchétchénie est donc l’ennemi imaginé, construit depuis deux cents ans. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bandits en Tchétchénie, qu’il n’y a pas d’intégristes terrifiants, qu’il n’y ait pas eu cette industrie atroce des prises d’otages qu’on monnaye, des coutumes cruelles, mais que fait-on contre les attentats ? Certainement pas la guerre ! Au lieu de mener un travail de pacification, de mettre en place une police compétente, cette guerre atroce légitime les pires crimes. La propagande invente un ennemi épouvantable qui n’existe pas encore et la mort de combattants héroïques justifie les pires intégrismes. Cette guerre témoigne d’un mépris total de la vie. Certes, il n’existe pas de projet russe clairement théorisé d’extermination des Tchétchènes, mais le bombardement de civils par un missile sol/sol sur un marché ou une cohorte de réfugiés est un carnage de type nazi, qu’on le veuille ou non. Soyons clairs : il ne s’agit pas de comparer historiquement des faits qui n’ont rien à voir, mais, sur le terrain et du point de vue des morts, il y a crimes contre l’humanité aussi en Tchétchénie. Mais cette guerre actuelle, qui est le produit d’un renouveau post-moderne d’un nationalisme guerrier et du mépris stalinien de l’être humain, fondé sur la construction perverse du mensonge politique, est comme abrasée de justifications théoriques compliquées. Le pouvoir russe est chez lui, point à la ligne, et le souvenir de sa puissance « humiliée » est l’argument du crime aux yeux de tous, y compris des témoins étrangers.

Sommes-nous condamnés à l’impuissance ?

Oui, si l’on définit la puissance par la guerre. On ne peut pas menacer le pouvoir russe, comme on a menacé la féroce petite Serbie. L’idée, émise par certains, de demander à l’Otan d’aider les Tchétchènes n’est pas sérieuse. Mais on devient impuissant vraiment, lorsqu’on pense qu’on l’est. Si les décideurs politiques voyaient sur leurs écrans plus de cent mille manifestants dans les grandes capitales d’Europe, si les habitants de Grosny en apprenaient la nouvelle dans les caves, si les intégristes extérieurs en prenaient l’immense gifle adressée à eux aussi, quelle force des citoyens sans pouvoir, quel poids donné à une immense parole non formulée ! Assez, assez de ces désastres politiques où les crimes les plus massifs et atroces pensables emportent au paradis le criminel, assez d’impunité pour ces types-là ! Les désastres naturels nous suffisent pour éprouver la précarité de la vie humaine, car nous ne voulons pas envahir la carte du monde, car nous voulons surtout « le repos dans l’aisance » (Benjamin Constant), rage du tyran, enfer du pervers, dignité du pauvre. Le vrai repos, celui du rêve éveillé d’un fonctionnement collectif juste et pacifique, à tous les niveaux, autant que faire se peut.

Véronique Nahoum-Grappe, chercheur en sciences sociales

Sommaire de la lettre n°18 – janvier 2000


Hannah Arendt – La crise de l’éducation

Lettre n°18 – janvier 2000

« Normalement, c’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l’école n’est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde. […]
Les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes – même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en application cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. […]
C’est comme si, chaque jour, les parents disaient : “En ce monde même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n’avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort. »

La crise de la culture , édit. Gallimard, Folio, p. 243-244-245

Sommaire de la lettre n°18 – janvier 2000