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Faut-il avoir peur de l’Iran et de la Corée du Nord ? (François Géré – octobre 2006)

« Faut-il avoir peur de l’Iran et de la Corée du Nord ? Instabilités géopolitiques et arme nucléaire. » avec François Géré, enseignant à l’université Sorbonne-Nouvelle, président de l’Institut français d’analyse stratégique, spécialiste des questions internationales (nucléaire, armes de destruction massive, stratégie militaire, terrorisme et guérilla). Il a publié La Nouvelle géopolitique, éd. Larousse, Paris, 2005 et L’Iran et le nucléaire, les tourments perses, éd. Lignes de repères, Paris, 2006.

Lire  : Lettre n°40

Lettre n° 38 – Du Paris « popu » au Paris « bobo »

  • Rencontre avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (*)-

En nombre rond, Paris comptait, au recensement de 1810, 550 000 habitants, et déjà 1 174 000 à celui de 1856. En un demi siècle, sa population avait doublé. Les villages annexés à la capitale en 1860 augmentent d’un demi million le nombre des parisiens : au recensement de 1861, ils sont 1 696 000. Paris connaît son sommet démographique en 1921. On frôlait alors les trois millions d’habitants puis la population se stabilisa jusqu’en 1954 : on dénombrait alors 2 850 000 parisiens. Après cette date, un déclin démographique s’amorce : entre 1954 et 1999, la capitale a perdu 725 000 habitants, soit presque le quart de sa population. Depuis le début du XIX° siècle, la France est passée de 29,3 à 58,5 millions d’habitants. Elle se « contente » donc de doubler alors que sa capitale quadruple quand la population de la région Île-de-France a été multipliée par huit. Deux chiffres simples résument l’évolution de la structure sociale de la population parisienne : les cadres moyens, supérieurs et « les patrons de l’industrie et du commerce », disons les « classes supérieures », sont passés de 35% en 1954 à 65% en 1999. En passant d’un tiers à deux tiers de la population parisienne active, leur poids a presque doublé. Inversement, les employés, les ouvriers et les personnels de service qui représentaient 65% des Parisiens en 1954 ne seront plus que 35% en 1999. En cette fin de siècle, avec ses 2 125 000 habitants et ses 1 114 000 actifs, Paris regroupe 1 656 000 emplois. 700 000 Parisiens travaillent à Paris même alors que 300 000 exercent leur profession en banlieue. Un million de banlieusards viennent travailler à Paris chaque jour. Ces migrations quotidiennes alternantes font et défont la métropole, lui donnant deux faces : diurne et nocturne. Contrairement à d’autres capitales, l’activité a diminué, entre 1990 et 1999, de 214 530 emplois.

Une métropole désindustrialisée

Cette diminution du nombre d’emplois est due à la désindustrialisation de la capitale. Par exemple, dans les années 1968-1970, quai de Javel, face à la Maison de la Radio, les usines Citroën employaient encore environ 17 000 salariés dont 12 000 ouvriers. Il est vrai que, dans le même temps, le nombre d’ouvriers dans la population active française régresse, mais l’évolution de Paris est beaucoup plus rapide, non seulement si on la compare à celle de la France, mais également à celle de la région parisienne.
Si l’on constate que « l’embourgeoisement » de la capitale s’étend pratiquement à tous ses quartiers, ce processus de « gentrification [1]
» demeure inégalement réparti. En effet, les usages de la ville changent plus vite que les formes urbaines figées dans les bâtiments. Une ville est le produit d’une interaction permanente entre du social objectivé dans les bâtiments, des formes urbaines, des institutions et des règlements, et du social incorporé par les habitants. Qu’il s’agisse de la composition sociale, des comportements électoraux ou des rapports avec la banlieue, la vie parisienne résulte de la dynamique entre ces deux formes du social, dans une ville dont les lignes de partage apparaissent comme autant de manifestations des clivages de la société. Ce ne se sont pas les quartiers de l’Ouest qui évoluent (16e, 8e, 7e). Ils sont bourgeois et ne le sont pas davantage qu’autrefois. Historiquement et structurellement, Paris oppose ses « beaux quartiers » de l’Ouest aux quartiers populaires de l’Est. Les mutations se manifestent dans l’Est et le Nord de Paris où une population d’ouvriers et d’employés est progressivement remplacée par une population de diplômés supérieurs. Vous avez sans doute remarqué que le terme « mixité sociale » est employé lorsque les couches supérieures investissent les quartiers populaires alors que, dans le cas inverse, on parle de « « paupérisation ».
L’exemple du quartier du Faubourg Saint-Antoine, au-delà de la place de la Bastille, est significatif. C’était essentiellement un quartier de petits ateliers d’ébénisterie, de métallurgie de précision, comme sur la rue Richard Lenoir. Ces ateliers ont fermé et les locaux se sont libérés. En même temps, les petits logements ouvriers à proximité de ce substrat d’ateliers ont été également abandonnés. Une population d’artistes, de professions à la recherche de locaux pas trop chers dans Paris, a amorcé un processus qui aboutit à une sorte d’embourgeoisement de ce quartier. L’exemple le plus caractéristique est celui de la cour Damoye, entre la place de la Bastille et la rue Daval. Cette ancienne cour d’ébénisteries a conservé ses pavés, un monte-charge industriel qui montait les pièces de bois aux étages, mais elle abrite désormais des pied-à-terre parisiens, achetés par des provinciaux ou par des étrangers en quête d’un logement qualifié par les agences immobilières « de caractère ». Les prix sont devenus comparables à ceux pratiqués dans 6e arrondissement. Ce processus est parvenu à son terme. Engagé par de jeunes artistes, il a progressivement transformé la vie du quartier qui attire ce qu’on appelle désormais dans une certaine presse des « bobos ». Ce ne sont pas des « héritiers » de familles fortunées ; pour une majorité d’entre eux, ils doivent leur position sociale à leurs diplômes, à des qualifications et au fait de travailler dans des secteurs très porteurs, comme les nouvelles technologies, le design, le conseil aux entreprises, la communication, etc. Ces jeunes adultes développent à la fois un rapport positif et ambitieux au travail tout en cultivant un certain « passéisme social ». Celui-ci se manifeste par une sorte de mise en scène du travail ouvrier dans les cafés et les restaurants. Il peut s’agir de compenser la mauvaise conscience diffuse d’avoir récupéré des rues et des logements où d’autres ont vécu avant d’en être expulsés d’une manière plus ou moins feutrée. Il semble qu’il y ait dans ces groupes une adhésion résolue à la modernité jointe à une nostalgie, peut-être transmise par des parents ayant vécu les soubresauts de 68.

Exclusion sociale/exclusion spatiale

Cet habitat naguère peu confortable, constitué de logements souvent exigus parfois à la limite de l’insalubrité, voire insalubres, permettait néanmoins à une population modeste d’habiter Paris intra muros. Il faut rappeler l’inconfort qui perdurait dans l’après guerre. En 1954, 180 000 logements (16%) avaient l’eau « hors du logement mais à l’étage », 30 000 (3%) avaient l’eau « dans la cour » et pour 2800, il fallait chercher l’eau « ailleurs » (pompe, fontaine publique, etc.). Dans 71 % des logements « l’installation sanitaire » se réduisait -au mieux- à l’évier de la cuisine. Actuellement, on assiste dans certains quartiers populaires comme celui de La Goutte d’Or, à un grignotage de ce type d’habitat par les mêmes catégories qui, il y a une vingtaine d’années, se sont progressivement emparées du faubourg Saint-Antoine. Des logements arrivent sur le marché à la suite d’une succession, ils ne sont pas de grande qualité, mais des jeunes, à la recherche de locaux pour travailler et vivre dans Paris, les occupent facilement. À La Goutte d’Or, rue des Gardes, à l’initiative d’élus du quartier, a été créée une « rue de la mode », avec des rez-de-chaussée d’immeubles consacrés à des ateliers pour de jeunes créateurs. Il n’y a là rien de répréhensible. Je ne fais pas une dénonciation. C’est une simple illustration du fait que ces « catégories nouvelles », en grignotant Paris à l’Est et au Nord, remettent la « mixité sociale » en question.
Notre propos n’est pas de considérer que toutes les familles modestes puissent habiter dans Paris. L’enjeu est essentiellement symbolique : Paris devient une ville réservée à des catégories diplômées, disposant de ressources au-dessus de la moyenne, sans compter tous les quartiers anciennement bourgeois, qui s’étendent vers l’Est (comme le 6e, du côté de Saint-Germain-des-Prés). L’exclusion sociale se double alors d’une exclusion spatiale. La ville-capitale concentre une grande partie des pouvoirs : politique, économique (avec les sièges sociaux des grandes entreprises), culturel (sur 356 éditeurs multimédias français recensés, 260, soit 74% sont localisés en Île-de-France dont 176 à Paris même, pour le cinéma, 84,7% de la production sont concentrés en Île-de-France, la télévision…). Pour la recherche scientifique, 43,8% des chercheurs exercent en Île-de-France. On peut dire que certaines catégories sociales s’assurent un monopole résidentiel. En 2000, 44% des foyers fiscaux assujettis à l’I.S.F. (impôt de solidarité sur la fortune) résidaient en Île-de-France.

L’étendard de la mixité sociale

Aujourd’hui, le projet « résidentiellement correct » pour Paris, c’est la « mixité sociale ». Tel est l’étendard des hauts fonctionnaires comme des hommes politiques de tous bords. En réalité, lorsqu’on a suffisamment d’argent pour choisir son lieu de résidence, pas d’hésitation, on choisit son semblable comme voisin. « L’entre soi » l’emporte systématiquement. Les études statistiques que nous avons faites sur des membres des « grands cercles » (Automobile club, The Travellers, le Jockey-Club, l’Union interalliée, le Cercle du Bois de Boulogne, le Polo de Paris…), montrent que sur 10 000 membres, aucun n’habite le 18e, le 19e, ni le 20e. Quand ils habitent le 17e, c’est le 17e sud ! Pour le 16e, ce sera le nord. Une bonne adresse ressemble aux aires d’appellation contrôlée de grands crus, elle se négocie au mètre près. Le « « 75016 » est un 16e hétérogène. Le bon 16e, c’est le « 75116 ». Les membres des « grands cercles parisiens » se concentrent entre le 7e, le 8e, le 17e sud et le 16e nord auxquels on peut ajouter Neuilly. A Saint-Mandé, à Vincennes, dans le 12e, on trouve de luxueuses maisons dont on peut penser qu’elles sont occupées par des ménages aisés mais ce ne sont pas les membres de ces grands cercles où se concentre l’élite de l’élite. En « situation de laboratoire », faisant abstraction des contraintes économiques, la conclusion est nette : on choisit quasi instinctivement son semblable ! On peut considérer que c’est une caractéristique humaine. On peut aussi chercher à éviter, à éloigner son dissemblable. Ces deux mouvements peuvent être concomitants. Les arguments en faveur de la mixité ne sont pas ainsi sans ambiguïté. Il s’agit de favoriser la sociabilité et les contacts entre milieux sociaux. Or, dans la pratique, les inégalités rendent la relation asymétrique. Des recherches sociologiques [2] ont montré que le rapprochement spatial peut même, au lieu de favoriser l’échange et la compréhension mutuelle, exacerber les distances et les tensions dans une vie quotidienne qui ne gagne guère à mettre en présence des façons de vivre non seulement différentes mais aussi socialement hiérarchisées.
Toutes les conclusions des enquêtes sociologiques sur la mixité sociale vont dans le même sens. Quand vous mélangez des catégories sociales différentes, la proximité physique peut exacerber, amplifier, les différenciations sociales. Michel a fait une enquête sur un grand ensemble de la banlieue de Nantes, Le Sillon de Bretagne. Ce bâtiment a été construit par une société anonyme d’HLM, fondée par des syndicats et une association d’inspiration chrétienne de gauche. Ce bâtiment comprenant 900 logements regroupant 4000 résidents a été conçu sous l’inspiration de ce précurseur de la sociologie urbaine que fut Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) qui prônait le « mélange social », avec des circulations, des salles pour que les gens se rencontrent, échangent, interagissent. Il se présente sous la forme d’une tour de vingt étages, une aile de 400 mètres de long et une autre aile un peu plus courte. C’est gigantesque. Par une sorte de prodige administratif, on y trouve des HLMO (habitations à loyer modéré dites « ordinaires ») pour les ouvriers et employés, des PSR (programme social de relogement) pour les manœuvres et les OS et des ILN (immeuble à loyer normalisé) pour employés et petits cadres moyens. Toutes ces catégories de logement étaient réunies dans le même immeuble.
Or, au cours du temps, cette répartition des logements s’est transformée. Quand le nombre d’enfants s’accroît, on a besoin d’un logement plus grand et quand les enfants quittent le foyer, on veut un appartement plus petit. En consultant les fichiers de l’organisme HLM, nous avons constaté, qu’au fil des années, une ségrégation interne à cet immeuble s’était rétablie. En une quinzaine d’années, dans la tour de vingt étages qui était, du fait de ces circulations, la plus « remuante », il ne reste pratiquement plus que des travailleurs immigrés, tandis que les cadres moyens se retrouvent au bout de l’aile de 400 mètres, c’est-à-dire à l’écart. Dans cet espace de logements sociaux, sans discrimination financière directe, une redistribution sociale s’est ainsi spontanément reconstituée.

Vivre avec ses semblables sans ghetto

Paris ne connaît pas, à proprement parler, de ghetto. Le quartier chinois du 13e arrondissement que nous connaissons bien ou celui de La Goutte d’Or ne sont pas vraiment des ghettos. S’il en existe, ce serait plutôt à l’Ouest. La Villa Montmorency dans le 16e arrondissement constitue, par exemple, un « vrai ghetto ». Cet ensemble de 150 maisons est totalement clos de hauts murs. Nous y avons pénétré que grâce à des recommandations… Dès que vous souhaitez y mettre un pied, vous êtes rappelé à l’ordre par des gardiens sourcilleux. Il s’agit donc d’un « ghetto choisi », non imposé.
Ne soyons pas hypocrites ! Quand on en a les moyens, c’est son semblable, son proche que l’on choisit. Quand on mélange les classes sociales, la proximité physique a tendance à exacerber les différences sociales. Quelle est la bonne échelle pour réfléchir à la mixité sociale ? Ce n’est pas l’immeuble, la rue, le quartier, mais bien la ville. Paris apparaît comme une bonne échelle pour penser l’idée de « mixité sociale ». D’un point de vue sociologique, nous ne sommes pas choqués qu’il y ait des quartiers bourgeois, des quartiers populaires, des « quartiers ethniques » (tamouls, chinois…), des quartiers « bobos », des « quartiers mélangés »…, à la condition sine qua non qu’il y ait une authentique circulation entre ces quartiers, avec des noyaux sociologiques nets composés de semblables choisissant de vivre avec leurs semblables, mais sans fermeture aux « autres ». Les « différences » peuvent et doivent tisser des liens.
Avant d’engager notre discussion, nous rappellerons une remarque L’homme sans qualités qui évoque aussi le tissu urbain parisien : « Comme toutes les grandes villes, notait Robert Musil, elle était faite d’irrégularité et de changement, de choses et d’affaires glissant l’une devant l’autre, refusant de marcher au pas, s’entrechoquant ; intervalles de silence, voies de passage et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance, éternel déséquilibre des rythmes ; en gros une sorte de liquide en ébullition dans un récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques. »

Débat
Quelle mixité sociale ?

  • Q : J’ai vécu 25 ans dans le 17e « chic » et j’habite depuis trois ans le quartier Marx Dormoy, dans le 18e arrondissement, non loin de La Goutte d’Or, coincé entre la gare de l’Est et la gare du Nord. Cadre supérieur dans une entreprise publique, j’y avais acheté, il y a dix ans, un appartement pas trop cher à l’époque. J’habite donc dans une résidence composée de quatre immeubles, avec 170 logements, dont quelques logements sociaux dispersés. C’est très cosmopolite. La population va de familles africaines ou de familles algériennes dont la femme porte maintenant le voile à des catégories « artistiques » diverses (auteurs, metteurs en scène de théâtre…). Sans faire beaucoup de sociologie, on peut penser que ces derniers sont des gens qui n’ont pas d’importants moyens financiers et qui n’ont pas de prévention à l’égard de la dimension très cosmopolite du quartier.
    On assiste à l’augmentation de cette dimension cosmopolite. Les populations africaines y sont de plus en plus nombreuses. Des populations indiennes, tamouls remontent de la gare du Nord. Ce quartier est un peu à la périphérie de Paris et une station de métro dessert un grand éventail de types de logements. Ce quartier connaît donc un double mouvement. L’augmentation des boutiques de kebab et de bazars indiens s’accompagne d’une progression de la population dite « bobo » : une libraire un peu militante, des artistes plus ou moins fortunés… Les conseils de quartier, instaurés par la mairie de Paris, en sont un peu le reflet.
    À proximité d’un marché historiquement classé, occupé de plus en plus par les épiciers chinois, on a construit récemment un immeuble. Les appartements de cet immeuble ont été vendus immédiatement. Je m’en suis réjoui en pensant que cela allait peut-être rééquilibrer le quartier. Je préfère les libraires avec les bobos à la multiplication des kebab ! C’est un peu brutal de le dire ainsi, mais ces quartiers ne peuvent vivre qu’avec une population n’ayant pas de prévention à l’égard de l’« étranger ».
  • Q : J’ai toujours été irrité par une forme de démagogie. Lorsque Dominique Strauss-Khan (parmi d’autres) déclare à la télévision que l’idéal est d’avoir toute la hiérarchie sociale dans le même immeuble – et je ne suis pas certain qu’il donne l’exemple -, ce n’est pas seulement mettre la barre très haut, mais cela apparaît totalement irréaliste ! Les stratégies de recherche de son semblable couvrent toutes les couches sociales. Des enquêtes faites au moment des drames qui ont touché certaines familles africaines dans des immeubles insalubres, le montrent. Certaines d’entre elles ont reçu la proposition d’un relogement dans le 16e arrondissement, l’administration considérait qu’elle faisait un effort considérable, mais après avoir visité de beaux appartements dans « un beau quartier », des familles ont refusé, car elles se sentaient isolées et ne pouvaient bénéficier d’aucune solidarité…
    Il existe aujourd’hui une forme de mixité sociale, dans l’Est parisien. C’est une courbe sociologique en U. D’un côté les cadres supérieurs et moyens, les professions intellectuelles et de l’autre côté des immigrés, mais les deux populations n’habitent pas le même type de logement. Il y a une sorte de trou entre des gens qui ont pas mal d’argent et ceux qui n’en ont vraiment pas. Avec tous les problèmes de carte scolaire qu’on peut aisément imaginer. Est-ce la forme de mixité sociale qu’on peut envisager à l’échelle de la ville ?
  • Q : J’apprécie votre position qui pose franchement les questions, sans trop de détours. Il existe à gauche un certain volontarisme moralisant qui dénie les problèmes. Celui-ci consiste à dire qu’il faut faire un effort et prendre sur soi pour accepter, par exemple, que ses enfants aillent dans telle école, même si le niveau n’est pas bon, ou encore pour aller habiter dans des quartiers dits populaires et immigrés au nom de la mixité sociale. Que chacun fasse comme il l’entend, mais au nom de quoi peut-on imposer aux gens une culture avec laquelle ils n’ont pas de proximité ? Ce n’est pas seulement un problème économique et social, c’est un problème qui touche à la fois à la liberté individuelle et à la culture. Je ne saurais reprocher à quelqu’un qui est gêné par la proximité de femmes voilées de ne pas faire l’effort culturel de l’accepter. On ne peut pas exiger des gens qu’ils se sacrifient au nom de ce qu’un militantisme de gauche estime être moralement correct.
    L’évolution que vous décrivez pose la question de la juxtaposition de logements sociaux et des logements pour personnes fortunées. Ce phénomène semble se retrouver dans de nombreuses villes et villages en province. Mais entre les deux, que deviennent les couches moyennes ? Quand on parle de mixité sociale, on oublie les couches moyennes (les employés, les techniciens…). On entend parler de débats à la mairie de Paris pour le développement du logement social, mais considère-t-on ce problème ?
  • Michel Pinçon : Ces questions nous préoccupent également. Un des graves problèmes aujourd’hui dans Paris est la polarisation entre des couches favorisées et des poches de misère que nous n’ignorons pas. Il existe un habitat pour des populations riches et un habitat pour des catégories très pauvres. Un foyer parisien sur huit est « pauvre » au sens où il vit avec moins de 670 euros par mois. Les incendies d’hôtels regroupant des populations immigrées l’ont encore tragiquement rappelé, des immeubles insalubres, inconfortables sont encore habités. C’est ce qu’on appelle un « habitat social de fait ».
    Il existe par ailleurs un parc de logements sociaux qui, en partie, n’est pas habité par des gens pauvres. Par exemple, des HLM qui se trouvent derrière la Maison des Sciences de l’Homme, vers le Bon Marché, ne sont pas habitées par des ouvriers. Mais tous les vieux HLM de la périphérie nord de Paris sont encore des poches de logement social. Il existe encore un habitat pour les pauvres dans Paris, mais il est « raboté » en permanence. Par contre, il y a effectivement de moins en moins d’habitat pour les classes moyennes. La municipalité actuelle est consciente de ce problème. Les opérations un peu symboliques de préemption d’immeubles dans « les beaux quartiers » de l’Ouest tendent à y fixer à la fois des gens qui y travaillent et qui vivent dans des logements insalubres, mais aussi à maintenir des classes moyennes qui ne résistent pas à la pression immobilière. En effet, à la fin de l’année 2004, le prix moyen du mètre carré s’établissait à 4 587 euros (6 968 euros dans le 6e arrondissement, 3 405 euros dans le 19e).
  • Monique Pinçon-Charlot : En 1991, il a été créé dans la Région Ile-de-France le Fonds de solidarité pour l’Ile-de-France (FSIDF). Les 38 communes touchant le plus de taxe professionnelle devaient en redistribuer une partie aux communes les plus démunies de ce point de vue. Or, par divers procédés, elles se sont arrangées pour en reverser le moins possible. La ville de Neuilly-sur-Seine dont l’ancien maire est connu, versait 6 millions d’euros en 2003. En 2005, elle ne versait plus que 3 millions.
    La loi Chevènement de 1999 qui définit l’« intercommunalité à fiscalité propre », devait favoriser cette coopération intercommunale. Or, les cinq communes les plus riches de la Région Ile-de-France (Neuilly, Levallois, Puteaux, Courbevoie dans les Hauts-de-seine et Vélizy-Villacoublay dans les Yvelines) qui perçoivent la taxe professionnelle de nombreuses grandes entreprises, se sont regroupées en intercommunalité, mettant dans le pot commun des richesses communes. Les communes les plus pauvres dont Clichy-sous-Bois, Montfermeil, Saint-Denis…, n’ont que leur manque de moyens à mettre en commun. Clichy-sous-Bois qui touchait de ce fonds de solidarité (FSIDF) 2,2 millions d’euros par an a perçu, en 2005, 200 000 euros de moins. C’est l’équivalent d’un gymnase ou d’un commissariat de police. Clichy-sous-Bois, avec 28 000 habitants, n’a pas de commissariat de police. Le Raincy, la commune bourgeoise voisine en a un pour 13 000 habitants. On favorise ainsi les plus favorisés ! Il existe un cynisme des communes les plus opulentes. Les cinq communes les plus riches ont eu, en 2005, 2 300 euros par habitant à redistribuer dans l’année. Les cinq communes les moins bien dotées n’ont reçu que 600 euros par habitant. L’écart est de 1 à 4. « Il pleut toujours où c’est mouillé ! »

Lois, discours et réalités

  • Q : Alors que l’on débattait au sujet de l’application l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (S.R.U.) entrée en vigueur en janvier 2002, fixant aux communes de plus de 3500 habitants un quota de 20% au moins de logements sociaux, j’ai été étonné de découvrir d’une part le nombre de communes qui préfèrent s’acquitter d’une amende annuelle de 152 euros par logement social manquant [3] et, d’autre part, par le taux de HLM dans certains arrondissements. Dans le 20e, par exemple, elles représentent 34% des logements. Quel type de population en bénéficie ?
  • Monique Pinçon-Charlot : On en trouve jusqu’à 60% dans certains îlots. Le logement social est un frein à la « gentrification ». Les jeunes adultes qui gagnent bien leur vie, dans les nouveaux secteurs de l’activité économique, n’y auront pas accès, ni même le désir.
    Michel et moi baignons depuis 35 ans dans la sociologie urbaine. Nous avons commencé comme experts au Commissariat au plan, dans les années 70, en pleine période de « planification urbaine ». À cette époque, on ne parlait pas encore de « mixité sociale » mais d’« habitat social » ce qui sous-entendait une volonté de « mélange social ». J’ai toujours été frappée par l’immense hypocrisie des hauts fonctionnaires du Commissariat au plan, tous favorables à la non ségrégation sociale. Un jour, sachant qu’ils envoyaient tous leurs enfants à Janson de Sailly, Louis Le Grand, Henri IV, j’ai proposé timidement un tour de table au sujet des lycées que fréquentaient leurs enfants. Cela a été reçu comme un pavé dans la mare ! Dès lors que l’on aborde la transmission du patrimoine scolaire, on ne plaisante plus.
    Par ailleurs, il n’y avait pas de « culture de l’évaluation » des politiques publiques. La « politique de la ville » engage un énorme investissement pour empêcher la ségrégation et la ghettoïsation. Or paradoxalement, ces dernières n’ont jamais été aussi fortes dans notre pays. Pourquoi ? Les différents ministères ou administrations concernés ont chacun leurs enjeux et il n’y a pas de concertation interministérielle pour trouver ensemble des solutions. D’autre part, il existe des tensions entre les tendances décentralisatrices et les pulsions centralisatrices. Enfin, les classes moyennes intellectuelles et la haute fonction publique ont un intérêt à la mixité sociale, car ils se trouvent être du « bon côté du manche ».

L’école est-elle encore un lieu de mixité sociale ?

  • Q : La « mixité » sociale ne se décrète pas. Il y a une cinquantaine d’années, Paris apparaissait beaucoup plus « mixte ». Il y avait du travail. Aujourd’hui, Paris compte beaucoup de retraités ou de gens qui y conservent un pied à terre, tout en vivant ailleurs. Certains échappent à l’impôt sur la fortune en ayant un appartement luxueux dans Paris, mais une domiciliation dans un petit studio à Bruxelles. La mixité dépend de la multiplicité des différents types d’emplois, mais aussi de l’école. C’est à l’école, ou naguère durant le service militaire, que les différentes couches sociales se rencontrent et où se fait effectivement, ou devrait se faire, une « mixité sociale ». Or celle-ci ne se réalise plus vraiment, car il se fait un partage entre les « bons » et les « mauvais » lycées et, celui qui en a les moyens, choisit le « bon » secteur.
  • Michel Pinçon : Vous avez prononcé un mot qui fait mal quand on parle de mixité sociale, c’est « l’école ». Dans le quartier de La Goutte d’Or, près de l’église Saint-Bernard, il existe deux écoles primaires. L’une catholique est privée, l’autre est publique. À l’école publique, près de 100% des élèves sont d’origine étrangère, venant d’Afrique, d’Asie… Les enfants de la rue de Panama, dans laquelle on trouve quelques immeubles habités par des gens comme vous et moi, vont à l’école privée. Ce choix ne correspond pas nécessairement aux convictions religieuses des parents, mais il leur permet d’éviter la « mixité sociale » considérée comme nuisible au cursus scolaire de leurs enfants.
    Il ne faut pas se cacher les différences culturelles. Le multiculturalisme est un fait. Nous devons nous rappeler qu’autrefois, il y a eu d’énormes tensions sociales entre travailleurs parisiens et travailleurs provinciaux. Ces derniers étaient accusés de venir voler le travail des Parisiens. Dans les Ardennes, les tensions étaient très vives entre Ardennais français et belges qui passaient la frontière pour travailler dans les industries métallurgiques de la vallée de la Meuse et qui étaient accueillis par des jets de pierres. L’intégration des diverses vagues d’immigration (italienne, espagnole, portugaise…) a demandé plusieurs générations et ne s’est pas accomplie sans difficultés. Mais ces tensions étaient sociales et concernaient prioritairement l’emploi.
    Aujourd’hui, les résistances semblent relever d’un autre ordre, les conflits se développent de plus en plus sur le champ culturel. Ils peuvent porter notamment sur la condition de la femme. Le voile n’est qu’un épiphénomène, mais il y a aussi l’excision, les mariages forcés… Ces différences apparaissent incompatibles avec les normes sociales françaises et les lois de la République française. Cette situation nouvelle est préoccupante. L’insertion sociale apparaît beaucoup plus problématique.
  • Q : Dans votre Sociologie de Paris, vous évoquez le cas symptomatique d’une expérience de jumelage des lycées Janson de Sailly dans le 16e arrondissement et de Goussainville dans une banlieue populaire.
  • Monique Pinçon-Charlot : Le proviseur du lycée Janson de Sailly était, il y a quelque temps, Yvette Cluzel, une femme issue d’un milieu modeste, promue grâce à la méritocratie républicaine . Elle eut alors l’idée de jumeler ce lycée « d’« élite » avec un lycée populaire. Elle était amie avec une de ses collègues, proviseur du lycée de Goussainville, dans le Val d’Oise. Des classes de terminales des sciences économiques et sociales (ES) ont été ainsi jumelées de 1998 à 2000. Des cars conduisaient les lycéens d’un établissement à l’autre. Les lycéens du 16e allaient bien volontiers à Goussainville, mais les élèves de Goussainville éprouvaient un certain malaise à se rendre à Janson de Sailly. De plus, les élèves de la commune de banlieue populaire se faisaient traiter de « sales bourges » par leurs condisciples lorsqu’ils rentraient des journées passées avec les élèves de Janson-de-Sailly. Cette hostilité, redoublant le malaise inhérent à un tel déplacement géographique et social, a conduit à l’abandon d’une expérience pleine pourtant des meilleures intentions.

La coupure entre Paris et sa banlieue

  • Michel Pinçon : Paris est un cas assez original par rapport aux autres capitales européennes. L’espace urbain comporte des frontières bien marquées, correspondant aux anciennes fortifications de Thiers construites entre 1841 et 1844, avec les boulevards des Maréchaux, les barres de logement HBM-HLM, les stades, le Parc des expositions de la porte de Versailles, la Cité universitaire du boulevard Jourdan, etc. Enfin, le Périphérique trace une limite très nette. Dès que l’on regarde un plan de Paris, cette forme d’anneau se dessine clairement. Les circulations se font, les gens entrent et sortent. En train, en métro ou en RER, il n’y pas réellement d’obstacle dû aux fortifications. En voiture, c’est parfois plus difficile mais on « passe les portes ». Cette appellation provient des portes qui perçaient les anciennes fortifications. Pour se rendre à leur travail, environ un million de banlieusards les traversent quotidiennement.
    Ces limites de Paris sont très marquées. Elles sont physiques et se perçoivent ! Elles sont également dans les têtes, dans l’imaginaire social des citadins. « Parisien » et « banlieusard » se distinguent. Même si seulement 31% des parisiens sont nés dans la capitale, au-delà du Périphérique, un « vrai Parisien » se trouve souvent désorienté. Cette différence est d’autant plus forte que Paris est une « petite » ville, avec environ deux millions d’habitants pour dix millions en région parisienne. Un habitant sur cinq est donc strictement parisien dans la grande agglomération de Paris. De plus, seule une minorité vit dans un « noyau » de très forte densité avec des variations selon les arrondissements. Certains quartiers du 11e ou du 18e arrondissement frôlent les 1000 habitants à l’hectare. Londres (Inner London) a une surface de 321 Km2, Madrid atteint le chiffre de 607 Km2 et Moscou 879 Km2. Avec ses 87 Km2, et au mieux 105 en comptant les bois de Boulogne et de Vincennes, Paris est une petite capitale. Les densités y sont donc exceptionnelles : 202 à l’hectare en 1999, 244 sans les bois. La population parisienne ayant diminué, les chiffres étaient un peu plus élevés en 1982, respectivement 207 et 250 habitants à l’hectare, alors qu’à la même date les densités étaient de 76 habitants à Londres et de 96 à Moscou. Par rapport à Londres, Tokyo ou Moscou, où les densités sont assez uniformément réparties, la ville de Paris constitue un noyau très dense autour duquel les communes de banlieue présentent un peuplement plus diffus. New York, avec les densités résidentielles élevées de Manhattan (242 habitants à l’hectare), présente une configuration semblable.
  • Monique Pinçon-Charlot : Il faut évidemment préciser que ce n’est pas la même chose d’être « banlieusard à l’Est » ou « banlieusard à Neuilly ». Si l’on observe le Périphérique, on remarque des différences aux portes de Paris. Traverser la porte de La Chapelle à pied est une aventure. On peut éventuellement se reposer dans le plus petit square qu’il ne m’a jamais été donné de voir, avec trois bancs, trois arbres, sous l’échangeur, dans un décor absolument hallucinant. Porte Maillot, d’un côté vous voyez très bien Neuilly, de l’autre l’Arc de Triomphe avec l’avenue de la Grande Armée. Il existe une parfaite fluidité urbaine, sociale et immobilière. Les habitants de Neuilly se considèrent dans un « 21e arrondissement ». A Saint-Ouen, par exemple, on ne se pense pas dans le 22e arrondissement de Paris, tellement la coupure est forte.

Une « politique de la ville » ?

  • Q : La mixité sociale correspond à des mixités de programmes immobiliers. Dans des quartiers populaires s’installent de nouveaux programmes de construction. Paris est en pleine migration. L’Est est en pleine mutation. Dans le quartier de Tolbiac, des programmes mixtes prévoient à la fois des bureaux et des programmes immobiliers assez somptueux qui valorisent le terrain et des programmes sociaux. Se pose le problème du coût du terrain. Quand de grands organismes, comme la SNCF, vendent des terrains, la ville a certaines possibilités. On a eu des axes importants comme le canal de l’Ourcq, les vieilles halles de Bercy… La politique de la ville peut se manifester en façonnant la ville au moment des reconstructions.
  • Q : Peux-t-on penser une politique de la ville coupée d’une politique de l’emploi ? Le soutien aux associations par exemple joue un rôle de pompier du social dans certains quartiers, mais il est coupé du travail. Dans le 20e arrondissement, on trouvait beaucoup d’ateliers et les ouvriers habitaient sur place. On ne reviendra pas à l’ancien temps où existait une grande proximité entre le lieu de travail et l’habitat, mais le risque est de voir se développer ce qui se passe dans beaucoup de villes de diverses tailles : les centres-villes sont devenus des vitrines ou un vaste musée. Le centre de Paris est de ce point de vue caricatural. On trouve des tas de cartes postales montrant le Paris d’autrefois avec ce mélange de la bohême, des intellectuels et d’un petit peuple qui habitait encore le quartier latin en 68, alors que tout cela a disparu.
  • Michel Pinçon : Il est vrai que la valeur des terrains est à prendre en compte pour la construction de logements sociaux. Le coût du terrain réduit les possibilités dans un cadre financier limité par un plafond. Dans les années 60, on débattait d’une « solution » qui était la municipalisation des sols. Dans les réserves foncières de la SNCF ou de Gaz de France, il y aurait sans doute des possibilités de municipalisation des sols. Ce qui permettrait aux municipalités de faire du « portage », c’est-à-dire d’acquérir à un faible coût des terrains pour ensuite les céder aux offices de logements sociaux.
    À propos de la politique de l’emploi, on peut encore trouver par exemple dans une zone très résidentielle comme celle de la rue de Buci (dans le 6e) des activités diverses comme l’édition, les commerces, les cinémas… Le tissu urbain a conservé une mixité vivante. Inversement, dans les banlieues les plus difficiles, on constate que les fonctions de résidence, d’activités et de loisirs ont été malheureusement déconnectées. Il faudrait mettre en œuvre les moyens de (re)créer -de manière volontariste- une multi activité urbaine (re)nouant l’habitat, les activités professionnelles et les loisirs. La rue est en fait un livre ouvert où chacun perçoit les proximités, les différences, les distances, les inégalités. Paris indique à ses habitants, à ceux qui viennent y travailler et à ses visiteurs où ils se situent dans l’espace social. La vie parisienne est le produit toujours recommencé de l’interaction entre le social objectivé dans la ville et celui présent dans les agents sociaux. La société est toujours là, dans les moindres recoins de la ville et dans les moindres replis du corps. Les Parisiens sont formés par leur ville, qu’ils y soient nés ou non, et ils la construisent sans fin.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 13 décembre 2005 avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, auteurs de Sociologie de Paris, La Découverte, Coll. Repères N° 400, 2004 et de Paris mosaïque. Promenades urbaines, Calmann-Lévy, 2001.

Notes
[1] On peut définir ce processus comme « un phénomène à la fois physique, social et culturel en œuvre dans les quartiers populaires, dans lequel une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes. »
In : J.-P. Lévy, article « Gentrification », Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, 2002.

[2] Cf. J.-C. Chamboredon – M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale » in Revue française de sociologie, XI-1, janvier-mars 1970.

[3] En Île-de-France, 186 communes sont concernées par la loi S.R.U. dont 63 font l’objet « d’arrêtés de constat de carence » dressés par les préfets. Sous la pression de la majorité parlementaire, l’Assemblée nationale a adopté, le 26 janvier 2006, un amendement qui modifie en profondeur l’article 55 de cette loi de décembre 2000. Celui-ci assimile à des logements sociaux les habitations vendues ou construites « dans le cadre d’opérations d’accession sociale à la propriété ». Ainsi, les HLM cédées à leurs locataires ou les maisons neuves acquises grâce à un prêt à taux zéro pourront être comptabilisées dans le quota des 20%.

Lettre n° 37 – Quelle insécurité sociale ?

  • Rencontre avec Robert Castel (*)-

Nous avons vécu, et nous vivons encore à bien des égards, dans une société parmi les plus sûres qui aient existé et, cependant, un sentiment domine : ces protections sont en déclin et nous assistons à une remontée de l’insécurité sociale. Un nombre croissant de gens a peur de l’avenir et, alors qu’il y a une trentaine d’années on pensait l’avenir sous la forme du progrès social, on a tendance à le penser aujourd’hui sous la forme de l’insécurité et de la peur.
Avant de répondre à la question : « Qu’est ce qu’être protégé et que faudrait-il faire pour contrer cette remontée de l’insécurité sociale et vivre dans une société à nouveau sécurisée ? », avant de discuter des mesures qu’il serait possible de prendre ou de la politique qu’il faudrait mener, je voudrais d’abord préciser le diagnostic que l’on peut porter sur cette remontée de l’insécurité sociale. Il est d’autant plus nécessaire de caractériser l’insécurité sociale que de grandes préoccupations sécuritaires se sont développées aujourd’hui et qu’elles ont des effets sociaux et politiques considérables. Le vote pour le Front National en constitue un exemple parmi d’autres et je crois que ce sentiment généralisé d’insécurité, cette obsession sécuritaire est produite par un amalgame entre différents types d’insécurité.
Il faudrait d’abord de distinguer « l’insécurité civile » et « l’insécurité sociale ». Cette distinction est simple à faire, mais ses effets sont importants. L’insécurité civile, c’est ce qu’on pourrait appeler la délinquance, les atteintes à la sécurité des biens et des personnes. C’est un problème sérieux et il revient à l’État de droit de mobiliser ses moyens pour lutter contre cette forme d’insécurité. Mais s’il est nécessaire de combattre la délinquance, parce qu’on ne peut pas faire société avec ses semblables, si l’on vit sous la menace permanente du vol, du viol, de l’agression, si la lutte contre l’insécurité civile est légitime, une illusion est néanmoins entretenue souvent par le discours politique actuel qui tente de faire croire qu’en luttant contre l’insécurité civile et à la limite, en éradiquant la délinquance, on supprimerait l’insécurité sociale. Il faut casser cet amalgame qui est fait entre « insécurité civile » et « insécurité sociale » car elles relèvent de remèdes différents.

Le rôle protecteur de l’État providence

Je centrerai ici mon propos sur l’insécurité sociale. Je n’en donnerai pas une définition savante, mais on peut dire que c’est le fait d’être à la merci du moindre aléa de l’existence, par exemple une maladie, un accident, une interruption de travail qui rompent le cours de la vie ordinaire et risquent de vous faire basculer dans l’assistance, voire dans la déchéance sociale. En ce sens, on peut dire que l’insécurité sociale a été une donnée permanente de l’existence de la composante la plus importante de la population, ce qu’on appelait autrefois « le peuple ». C’était le fait de vivre « au jour la journée » comme on disait autrefois, de ne pas avoir de réserves pour maîtriser l’avenir, d’être à la merci du moindre événement fâcheux… Cette condition a été celle du prolétariat du XIXe siècle et elle est encore malheureusement, de par le monde, celle d’une proportion importante de la population. Dans une société d’Europe occidentale comme la nôtre, cette insécurité avait été, pour l’essentiel, jugulée et la lutte contre cette insécurité sociale avait relevé d’une fonction de l’État, l’État providence ou l’État social qui s’est installé surtout dans la période suivant la Seconde guerre mondiale.
On pourrait montrer que le rôle principal de cet État providence a été d’opérer comme un réducteur de risques et c’est ainsi qu’on avait réussi à vaincre, pour l’essentiel, l’insécurité sociale à travers les assurances contre les accidents, la maladie, les interruptions de travail, les assurances aussi contre ce risque dramatique qu’était pour le travailleur devenu vieux le fait de ne plus pouvoir travailler, alors qu’il n’avait d’autre ressource que le produit de son travail. Pour ne prendre que ce seul exemple, le droit à la retraite a été un extraordinaire moyen de lutter contre l’insécurité sociale. Le vieux travailleur vivait dans la peur d’aller mourir à l’hospice pour indigents. Avec la retraite, il ne vit sans doute pas dans l’opulence, mais il est assuré d’un minimum de ressources pour garder son indépendance sociale. On pourrait généraliser à partir de cet exemple de l’instauration des régimes de retraite. Dans les années 60-70, on a pu parler de notre type de société comme d’une « société assurantielle », c’est-à-dire une société dans laquelle la grande majorité de la population était « couverte » contre les principaux risques sociaux et où la « sécurité sociale », au sens fort du terme, a remplacé l’insécurité sociale pour la plupart des citoyens.
Il faut distinguer risque et danger. On ne peut assimiler à un « risque » tout ce qui peut arriver dans les parcours d’existence de fâcheux et d’imprévisible. Aucune société ne peut se donner le programme de sécuriser complètement la vie, parce que la vie individuelle et sociale comporte toujours de l’aléatoire. Je pense donc qu’il convient de distinguer les notions de risque, de danger, de menace… Un risque n’est pas n’importe quel danger. Un risque social peut être calculable, évaluable, mutualisable. C’est ainsi que les principaux risques sociaux ont été jugulés par leur maîtrise à travers des systèmes d’assurances collectives et obligatoires.
L’État garantit ces assurances, c’est pour cela que je parle du rôle fondamental de cet État social comme réducteur de risques, plutôt que redistributeur, comme on dit souvent en parlant de l’État providence. Il me semble que l’État n’a pas été tellement redistributeur : la preuve c’est que, pendant qu’il s’est mis en place durant les Trente Glorieuses, les inégalités sociales sont demeurées fortes et à peu près du même type durant ces trente années de croissance ininterrompue. On peut donc dire qu’il a eu un rôle redistributeur faible, ce qui se confirme au niveau des retraites : petits salaires = petites retraites et gros salaires = grosses retraites. Par contre, son rôle protecteur a été très fort. Et c’est pourquoi il ne faut pas confondre sécurité sociale et égalité sociale, parce que cette société « assurantielle » est demeurée inégalitaire. Je ne dis pas du tout que ce soit bien, mais c’est un fait.
Cependant le rôle de l’État a été très fort, parce qu’il assurait l’ensemble des citoyens d’un minimum de ressources et de droits pour ne pas être rejetés dans la déchéance sociale qu’on appelle aujourd’hui « l’exclusion ». Il me semble qu’on pouvait parler, dans ce type de formation sociale, de victoire sur l’insécurité sociale. Celle-ci n’était sans doute pas complète dans la mesure où il restait un certain nombre d’individus, ou de groupes marginaux, qui n’étaient pas entrés dans ce système de protection, ceux qu’on appelle d’ailleurs un peu curieusement le « quart-monde », comme s’il y avait dans nos sociétés développées des îlots de sous-développement de type tiers-monde. Mais jusqu’aux années 70, on pensait généralement qu’il s’agissait d’une pauvreté résiduelle qui allait se résorber avec la poursuite du progrès social. Or, comme vous le savez, ce n’est pas ce qui s’est produit et il me semble qu’au contraire, on peut parler aujourd’hui d’une « remontée de l’insécurité sociale » parce qu’un nombre croissant de gens perdent cette sécurité qui leur donnait une assurance sur l’avenir ou ne parviennent pas à l’acquérir.

L’affaiblissement des systèmes de protection

Ces situations sont très diverses, mais elles commencent à concerner à la fois des gens qui travaillent et d’autres qui ne travaillent pas. Des gens qui ne travaillent pas parce que le chômage de masse s’est développé depuis les années 70 et que les chômeurs perdent ces protections qui pour l’essentiel étaient rattachées à la stabilité de la condition salariale. De plus, il y a des gens à la recherche d’un emploi plus ou moins improbable, comme ces jeunes qui « galèrent » comme on dit. La « galère », c’est une façon contemporaine de vivre « au jour la journée » que j’évoquais pour le passé, c’est vivre plus ou moins d’expédients, de petits boulots, d’un peu d’aide sociale ou familiale quand il y en a, parfois d’un peu de délinquance… Voilà une peinture parmi d’autres de l’insécurité contemporaine. Mais elle commence à toucher aussi des gens qui travaillent. En France, il y a un nombre apparemment croissant de « travailleurs pauvres », les « working poor » comme on avait commencé à les appeler, parce qu’on croyait que c’était un phénomène uniquement américain. Force est de reconnaître que chez nous aussi, il y a des gens qui travaillent et qui n’arrivent pas ou plus à réunir les conditions d’une vie décente, parce qu’il s’agit d’une forme de travail intermittente ou de travail partiel etc., qui touche d’ailleurs plus souvent les femmes que les hommes. Il faudrait ajouter que cette insécurité du travail a des incidences très fortes sur les autres domaines de l’existence, parce que le travail, c’est bien plus que le travail dans la mesure où c’est à partir du travail que se tirent les principales ressources et les principaux droits qui assurent l’existence sociale.
Si l’on prend par exemple la question du logement, on constate aussi un problème grave. Des millions de gens ne vivent pas dans un cadre de vie décent, qui représente pourtant, dans une société comme la nôtre, un minimum nécessaire pour assurer sa dignité et son indépendance. Le dernier rapport annuel de la fondation Abbé Pierre, comptabilisant plus de trois millions de mal-logés, note que cette crise du logement s’élargit à de nouvelles catégories de la population, en particulier à certains salariés. Récemment, il est aussi paru dans Le Monde une enquête sur la situation des travailleurs qui se retrouvent sans domicile fixe. C’est sans doute un exemple extrême, mais qui illustre la transformation considérable qui s’est produite depuis les années 70. La grande pauvreté et le mal logement apparaissaient alors comme une survivance dans une société qui paraissait vouée au progrès social continu. Dans les années 80, on a d’abord parlé de « nouveaux pauvres » pour désigner les individus qui avaient auparavant une existence ordinaire, qui étaient intégrés, mais décrochaient des systèmes de protection rattachés au travail. Aujourd’hui, ce phénomène paraît s’amplifier au point qu’il y a même désormais, comme je l’ai dit, des travailleurs pauvres.
Ce phénomène de remontée de l’insécurité sociale affecte de larges secteurs de notre société en raison de l’affaiblissement de ces systèmes de protection qui couvraient la grande majorité de la population. Je dis « affaiblissement » ou « effritement » et non pas « effondrement ». Il faut en effet se méfier des discours catastrophiques du type « tout fout le camp ». Nous sommes encore, surtout si on compare notre situation à celle de nombreuses régions de la planète, largement entourés et même traversés de protections. La « Sécu », ça existe, peut-être pas pour toujours, mais ça existe et c’est très important, même si elle est menacée. Par contre, il y a des dynamiques profondes qui vont dans le sens d’une remise en cause de cette société « assurantielle » que j’ai dessinée, c’est-à-dire du modèle de protection sociale qui s’était établi après la Seconde Guerre mondiale. Si on avait davantage de temps, on pourrait montrer qu’il y a derrière ces phénomènes une transformation profonde et sans doute une mutation du capitalisme : on assiste au fond à la sortie du capitalisme industriel qui s’était imposé après la Seconde Guerre mondiale et qui, à travers bien des conflits, s’était accommodé de ce système de protection. On entre sans doute dans une nouvelle forme du capitalisme, que je ne sais trop comment nommer, d’ailleurs je ne suis pas économiste, mais un capitalisme dominé par le capitalisme financier international, avec une concurrence exacerbée au niveau mondial laminant les régulations sociales qui s’étaient imposées sous le capitalisme industriel, du moins dans le cadre des États-nations d’Europe occidentale. Il n’est pas inutile d’être conscient de cet arrière-plan pour saisir l’ampleur de la grande transformation que nous traversons et qui s’avère être bien davantage qu’une crise passagère, comme on l’a cru dans un premier temps vers le début des années 70. Nous avons aujourd’hui affaire à ses effets sociaux qui sont devenus, au fil des années, de plus en plus visibles et c’est dans ce contexte que la notion « d’exclusion » a paru s’imposer comme un terme dominant pour nommer ces nouveaux phénomènes de dissociation sociale.

La notion d’exclusion n’est pas adéquate

Parler « d’exclusion » ne me paraît cependant pas être le bon diagnostic. Ce que je reproche à ceux qui utilisent cette notion avec des usages multivalents, c’est d’en avoir fait un mot-valise qui recouvre des choses qui n’ont rien en commun. Entre le chômeur de longue durée et le jeune de banlieue, il y a peu de caractéristiques communes, sauf bien entendu de se trouver sur les marges plutôt que sur le centre de la vie sociale, et je ne crois pas que dans ces cas le terme « d’exclusion » apporte grand-chose, ni pour l’analyse, ni pour la pratique. J’ai contesté cette inflation du concept qui peut néanmoins avoir des usages précis. Dire par exemple que les Juifs étaient exclus de certaines professions sous l’Ancien régime, est un usage juste du mot. Mais, dire d’un chômeur de longue durée qu’il est exclu, me semble moins évident et même dangereux, parce qu’on désigne un état final sans rendre compte du processus qui y mène. J’ai proposé de parler plutôt de désafiliation, pour prendre conscience de cette dynamique descendante dont ce qu’on appelle « l’exclusion » ne représente que la forme limite.
En particulier, la notion d’exclusion n’est pas adéquate pour parler de cette remontée de l’insécurité sociale à laquelle nous avons affaire et ceci pour deux raisons principales. Parler d’exclusion, c’est construire une opposition entre les « in » et les « out » ou, comme Alain Touraine l’avait proposé, une confrontation entre ceux qui seraient « intégrés » et ceux qui seraient complètement « hors du jeu social ». Mais personne n’est, à proprement parler, complètement hors du jeu social ; il y a plutôt un dégradé de positions entre ceux qui occupent ou qui paraissent occuper des positions stables, qui semblent assurés de leur avenir, et des catégories vulnérables comme ceux qui occupent un emploi précaire qu’ils risquent de perdre, ou encore qui occupent un logement dont ils pourront être expulsés s’ils ne peuvent payer le loyer. Enfin, à l’extrême bout de la chaîne, il y a ceux qui sont complètement sur les bords, qui n’ont plus rien ou presque plus rien, comme les SDF, sans emploi et sans logis. C’est ce continuum de positions qu’il faut saisir et qui exprime une dynamique transversale. Parler « d’exclusion », c’est ne pas percevoir cette dynamique : l’exclusion commence en quelque sorte en amont de ces états limite et elle peut même commencer au cœur de l’entreprise, comme ce travailleur qui paraissait complètement intégré et qui se retrouve chômeur de longue durée parce que son entreprise a décidé de se délocaliser là où la main d’œuvre est moins chère. Il me semble que la notion d’exclusion n’est pas adéquate pour comprendre ce processus qui est au cœur de l’insécurité sociale.
Il y a au moins une deuxième raison pour se méfier de cette notion d’exclusion, c’est que les discours sur l’exclusion qui ont prévalu, en tous cas en France ces dernières années, ont imposé une conception individualisée, atomisée des phénomènes de dissociation sociale. Ce qu’on appelle « l’exclu » serait un individu détaché de toute appartenance, isolé, comme abandonné à lui-même dans son malheur. Cela nous a fait oublier ou nous a empêché de percevoir une donnée que je crois très importante, à savoir que l’insécurité sociale a une dimension collective et donne lieu à des réactions collectives.

Un ressentiment collectif

Aujourd’hui, des groupes entiers décrochent et ont le sentiment d’être laissés pour compte par les transformations en cours, parce qu’ils ne sont pas assez formés, pas assez mobiles. Ce sont en particulier des catégories populaires qui ont été ou qui auraient pu être parfaitement intégrées dans la société industrielle et qui sentent bien qu’elles n’ont plus beaucoup d’avenir. Elles développent alors un ressentiment collectif, une réaction qu’on pourrait qualifier de « poujadiste » [1]. Ceux qui ont connu le poujadisme se rappellent sans doute que la première modernisation de la société française, après la Seconde Guerre mondiale, s’est assez bien déroulée, mais qu’elle a laissé sur le côté des groupes entiers, notamment des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, etc. Ceux-ci ont réagi collectivement sur le plan politique, et c’est ce qu’on a appelé la « vague poujadiste ». Aujourd’hui, il y a une accélération de la modernisation avec l’Europe et la mondialisation. Ce ne sont plus les mêmes groupes qui décrochent, ne serait-ce que parce que ces petits commerçants, ces petits artisans ont été pour l’essentiel, je ne dirais pas « liquidés », mais en tous cas ils posent moins un problème social virulent, à l’heure actuelle. Aujourd’hui, ce sont des fractions de la classe ouvrière qui sont atteintes et je défendrai la thèse selon laquelle le lepénisme est une variété contemporaine, actualisée, du poujadisme. Au-delà de ses connotations politiques d’extrême droite (qui sont dangereuses et qu’il faut combattre), il s’agit d’abord d’une logique sociale du ressentiment collectif, une notion qui n’a sans doute pas été assez analysée et qui est aussi à l’origine du racisme.
Cette logique du ressentiment se porte sur les catégories sociales les plus proches, plutôt que vers le haut de la hiérarchie. On ne tourne pas son agressivité contre le gérant de fonds de pension qui réside en Californie, ou le contre le PDG de l’entreprise qui a son siège à Francfort et dont, en général, on ne connaît même pas le nom ; on s’attaque à son voisin de palier, surtout s’il est arabe ou noir et on le rend responsable de tous nos malheurs. Mais, en même temps, il s’agit d’une réaction collective qu’il faut d’autant plus prendre au sérieux : lors des élections présidentielles d’avril 2002, Jean-Marie Le Pen est arrivé en tête au premier tour chez les chômeurs, les travailleurs précaires et certaines catégories ouvrières qui formaient antérieurement une clientèle électorale traditionnellement de gauche.
En tous cas, je ne pense pas que parler d’exclusion, comme une sorte de mot-valise pour désigner toutes les diverses situations de dissociation ou de malheur social les plus hétérogènes, soit plus éclairant pour élucider ce type de phénomène complexe. Il y a non seulement dans notre société des individus qui sont invalidés à titre individuel, mais il y a aussi une disqualification collective de groupes en déclin qui donne lieu à ces réactions collectives à connotation politique. Je soumets cela à la discussion, car je n’ignore pas que la notion d’exclusion ait reçu une large audience et ce que j’en dis peut prêter à controverses.

Quelle solidarité sociale dans une « société d’individus » ?

Il est indispensable d’avoir cet arrière-plan pour réfléchir à ce qu’il serait possible de faire pour affronter ces situations, pour combattre l’insécurité sociale. Ne faisons pas de contresens, je ne conteste nullement qu’il faille « lutter contre l’exclusion » comme on dit, et – évidemment – je ne critique pas les mesures nombreuses qui sont prises et qui essaient de prendre en charge les populations les plus démunies. Je pense sincèrement que c’est essentiel et nécessaire. Cependant, si je ne me suis pas trop trompé dans mon diagnostic, il implique que la lutte contre l’insécurité sociale relève aussi d’une dimension plus globale. À vrai dire, elle concerne tout le monde, car, dans une société comme la nôtre, tout le monde a besoin d’être protégé et pas seulement les plus démunis, comme on dit dans une conception minimaliste de la protection sociale.
Tout le monde s’accorde à penser que nous sommes de plus en plus dans une « société d’individus », comme avait commencé à le dire Norbert Elias, mais cela devient de plus en plus vrai. Nos sociétés modernes sont traversées par des dynamiques d’individualisation dans toutes les sphères de la vie sociale et on pourrait le montrer longuement. C’est vrai de l’organisation du travail : individualisation des tâches et des trajectoires professionnelles. Mais c’est vrai aussi de la famille et des principales institutions, comme l’école, les partis, les syndicats, les églises traditionnelles… où l’on parle de crise des formes d’organisation collectives. Cette sorte de dé-collectivisation tend à renvoyer l’individu à lui-même et à la tâche d’assumer lui-même ses responsabilités afin de conduire sa vie. Or, la plupart des individus n’ont pas en eux-mêmes la capacité de se protéger. La grande illusion du discours libéral dominant repose sur une conception a-historique et substantialiste de l’individu qui existerait en tant que tel et qui n’attendrait pour déployer ses potentialités que d’être libéré des contraintes bureaucratiques, étatiques…
Cette conception de l’individu est fausse et l’histoire sociale le montre bien. Au début de la modernité, lorsque l’individu s’affranchit des contraintes traditionnelles, c’est-à-dire qu’il n’est plus pris dans des systèmes de dépendance qui lui assuraient en même temps des protections, il a besoin de « supports » pour exister positivement comme individu. La propriété a constitué ce premier point d’appui nécessaire pour assurer à l’individu moderne un minimum de protection. Cette proposition peut choquer, mais je crois qu’on pourrait multiplier les exemples qui l’attestent. Pour n’en prendre qu’un seul, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce grand manifeste de l’individualisme moderne, place le droit de propriété comme un droit inaliénable et sacré. La Convention, la plus avancée des assemblées révolutionnaires, vote en 1793 et ce, à l’unanimité, la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. À l’exception de Babeuf, aucun des acteurs les plus radicaux de la Révolution française, comme Saint-Just ou Robespierre, ne voulaient supprimer la propriété privée. Ils voulaient que chacun ait ce minimum de propriété qui lui assure son indépendance, pour être vraiment citoyen et défendre la République. Dans cette perspective, la propriété n’est pas seulement la propriété bourgeoise que Marx condamnera un siècle plus tard. C’est, à cette époque, la condition de l’indépendance sociale et de la protection de l’individu. Faute de quoi, on n’a rien, on n’est rien. La preuve : ceux qui n’ont rien, que leur force de travail, comme les petits salariés qui vivent « au jour, la journée », exploités et méprisés, ne sont pas reconnus comme des individus à part entière dans cette société qui est pourtant celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Ces misérables sont sortis de cette situation, grâce à l’établissement de ces systèmes de protection collective que j’ai évoqués tout à l’heure et qui leur a donné la sécurité. Le droit à la retraite, gagné à partir du travail, a donné au travailleur non propriétaire un homologue de la propriété privée qui le protège, lui donne un minimum d’indépendance sociale et lui permet d’être un membre à part entière de la société. C’est ce qu’on appelle la constitution d’une « citoyenneté sociale » par l’intermédiaire de l’inscription de l’individu dans des systèmes de protection collective. C’est aussi notre façon de nommer la solidarité entre les différents membres de la société, la conception forte de la protection sociale qui concerne ou qui devrait concerner tout le monde, parce que c’est la condition de possibilité de la « citoyenneté sociale ».
Comme je l’ai suggéré, c’est l’affaiblissement ou la perte de ces protections qui renvoient un nombre croissant d’individus à une sorte d’état de sous-citoyenneté sociale, ce qui me conduit à défendre une conception exigeante et générale de la protection sociale. Elle est différente de l’évolution qu’on observe actuellement, qui exprime, je crois, une conception minimaliste de la protection sociale dans la logique des minima sociaux accordés sous condition de ressources. À la limite, il s’agirait de recentrer la protection sociale sur les plus démunis. Encore une fois, je ne conteste pas qu’il soit essentiel de prendre en charge les populations particulièrement défavorisées et de déployer un effort supplémentaire dans leur direction. Mais j’ajoute que tout le monde a besoin d’être protégé, en ce sens que tout le monde a besoin de bénéficier des conditions minimales d’accès à la citoyenneté sociale.

Quels droits sociaux fondamentaux ?

C’est pour cette raison qu’il faudrait défendre cette conception ambitieuse de la protection sociale, mais pas inflationniste, qui consisterait en la mise à la disposition de tous d’un certain nombre de droits sociaux fondamentaux, ce qu’on pourrait appeler une « sécurité sociale minimale garantie » sur le modèle dont on parle pour le travail d’un SMIG, comprenant par exemple le droit d’être soigné quand on est malade ; le droit d’habiter un espace qui vous soit propre ; le droit de disposer de ressources décentes en cas de cessation d’activité, soit provisoire pour cause de maladie ou d’accident, soit définitive au moment de la retraite ; le droit aussi à l’éducation et à la formation permanente, parce que c’est de plus en plus nécessaire pour pouvoir assumer positivement le changement. Ces droits ne sont pas en nombre illimité. Ce n’est pas une conception inflationniste de la protection sociale, mais un effort pour définir le socle nécessaire d’une société démocratique.
Car il me semble que pour faire société avec ses semblables, il faut disposer de ressources de base qui sont aussi des droits, faute de quoi on est dans la dépendance, on est exclu des relations d’interdépendance qui constituent une « société de semblables ». J’ai repris cette expression à Léon Bourgeois [2] qui fut un auteur et un homme politique important de la Troisième République car cette notion me paraît constituer une traduction sociologique de ce qu’on appelle une démocratie. Ce n’est pas une société d’égaux, parce que les sociétés modernes, très stratifiées socialement, n’ont pas réalisé et ne réaliseront sans doute jamais l’égalité absolue des conditions. Par contre, elles peuvent et doivent être des « sociétés de semblables », en ce sens que tout le monde dispose de ces droits et de ces ressources minimales pour être en relation d’interdépendance avec tous les autres et pas seulement de dépendance, comme dans le cas de l’assistance et à la limite de « l’exclusion ».
Le risque est grand qu’avec la remontée actuelle de l’insécurité sociale, on débouche sur une société sans protection, ou avec un mince filet de protection minimale, en raison de ces dynamiques économiques actuellement à l’œuvre qui vont dans le sens des dérégulations et du démantèlement des droits sociaux. On se situerait alors dans une société clivée entre les gagnants et les perdants des mutations en cours, sous l’hégémonie absolue du marché, on ne serait plus alors dans une « société de semblables ».
Il faudrait maintenant poser la question de savoir comment défendre ou imposer ces droits sociaux de base. Si j’étais hypocrite, je dirais que je n’ai pas le temps de le faire, mais c’est plus compliqué. Je disais en commençant que je n’ai pas de recettes à proposer. Il me semble que c’est le défi que nous avons à affronter aujourd’hui. Quant à la manière plus concrète de trouver des mesures qui iraient dans le sens de l’imposition de ces droits de base, on pourrait en discuter maintenant.

Débat
Prendre en compte la nouvelle situation historique

  • Q : Vous montrez très bien dans vos ouvrages l’évolution historique de la protection sociale dans l’histoire de la République. Nous sommes aujourd’hui dans un moment historique particulier où le statut du salariat-qui n’est pas seulement, comme vous l’indiquez, de l’argent versé, mais une sécurité, un statut et une protection-ne semble plus aller de soi. Mais pour autant, ne faudrait-il pas mieux faire la part des choses entre le projet de refondation sociale du MEDEF et une nouvelle situation historique, bien réelle, dans laquelle nous sommes entrés depuis la moitié des années 70, à savoir la fin des Trente Glorieuses ? La montée de l’individualisme est devenue également une donnée structurelle nouvelle. Comment fait-on, dans cette situation, pour ne pas brader l’héritage de la protection sociale, sans pour autant laisser plus ou moins entendre qu’on pourrait revenir comme avant, à l’époque historique particulière qui fut celle des Trente Glorieuses ? Il me semble que c’est le défi qui est aujourd’hui posé. Pour ne parler que des retraites, comment fait-on pour sauver un certain nombre d’acquis tout en prenant en compte un certain nombre de réalités nouvelles comme, par exemple, l’effet démographique et générationnel ?
    D’autre part, dans la défense des acquis, n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une nouvelle situation, caractérisée par une demande de protection sans limites ? Comme vous l’avez dit, la sécurité sociale, au sens large, constitue une condition de la citoyenneté, mais, en même temps, on voit monter dans la société une série de revendications qui paraissent, du point de vue des droits, sans limites ?
  • R. Castel : Il s’est produit de l’irréversible dans les transformations qui ont eu lieu depuis une trentaine d’années : des mutations technologiques sur lesquelles on ne pourra pas revenir, un état nouveau de la concurrence internationale avec la mondialisation, une présence de plus en plus forte du marché qu’on ne peut pas éluder… On ne peut se mettre la tête dans le sable et il faut prendre au sérieux ces transformations qui vont dans le sens des dérégularisations. Vouloir conserver la forme des protections établies sous le capitalisme industriel, serait voué à l’échec. C’était l’époque de la grande industrie, des syndicats de masse et ce capitalisme avait dû s’accommoder des formes de régulation collectives telles qu’elles ont prévalu sous la forme du droit du travail et de la protection sociale. Le défi serait de redéployer tout cela dans des situations désormais plus mobiles, moins collectives, ce qui est beaucoup plus difficile et constitue comme vous le dites un véritable défi à relever. Mais en même temps, on ne peut pas crier « au risque ! », comme d’autres crient « au loup ! », sans réfléchir sur les technologies possibles de maîtrise des risques. Il faudrait dégonfler un peu un désir éperdu de sécurité absolue qui entretient aussi l’inflation du discours sécuritaire. Mais cela n’est pas contradictoire avec l’importance du besoin réel d’être protégé, c’est-à-dire de lutter contre l’insécurité sociale. Je me méfie donc des discours sur « la société du risque » qui installent la peur et l’impuissance au cœur de l’avenir, mais c’est pour mieux définir les conditions conduisant à l’insécurité sociale et la manière de les combattre.
  • Q : On parle souvent d’« aggravation des inégalités » dans des termes généraux qui ne vont pas de soi. La pauvreté est aujourd’hui plus visible dans les villes, mais dans les années 50, elle était beaucoup plus sensible à la campagne. Beaucoup de personnes âgées n’avaient pas de retraite complète, voire pas de retraite du tout, mais les solidarités familiales étaient beaucoup plus fortes à cette époque et il y avait aussi des possibilités de logement dans les campagnes qui n’existent pas dans les villes. Aujourd’hui, la précarité concerne davantage les jeunes et les urbains, elle est devenue plus visible qu’autrefois. Statistiquement, les inégalités de revenus se sont resserrées jusqu’à la fin des années 70 et même jusqu’à fort récemment. Maintenant, elles semblent stagner, mais on ne peut pas pour autant parler d’aggravation des inégalités, même si elles deviennent plus perceptibles dans les villes d’aujourd’hui.
    Ma question porte sur la solidarité familiale. Parmi les SDF, les chômeurs, il y a beaucoup de gens seuls. Le chômage défait les couples et les solidarités familiales. C’est un élément à prendre pleinement en compte. Mais, en même temps, je ne vois pas comment la société peut prendre collectivement en charge ces problèmes ?
    D’autre part, je n’ai pas bien compris votre distinction entre « assistance » et « solidarité ». Vous semblez dire que l’assistance, ce n’est pas bien, que la solidarité est préférable. Les minima sociaux me paraissent indispensables, mais n’est-ce pas de l’assistance malgré tout ?
  • R. Castel : Sur la solidarité familiale, je renvoie à Émile Durkheim [3]. Je crois que les protections rapprochées, c’est très bien. Si la famille peut prendre en charge les problèmes, c’est tant mieux, ou lorsque le voisinage les prend en charge, c’est aussi très bien… Mais, avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, ces formes de solidarité se sont considérablement affaiblies ; je ne dirais pas qu’elles disparaissent, mais elles sont le plus souvent insuffisantes. C’est à ce moment que Durkheim introduit le passage à l’État. On peut ne pas être fanatique des protections dispensées par l’État, dire qu’elles ont parfois un caractère bureaucratique et formel, mais à défaut de solidarités rapprochées, elles sont indispensables dans une société moderne, faute de quoi les individus isolés sont laissés à eux-mêmes.
    Aujourd’hui, il y a une sorte de dégradation du mot solidarité. Sans doute parce que je suis sociologue et que j’aime bien Durkheim, j’aurais tendance à penser que le sens noble de la solidarité, c’est ce que Durkheim appelle la « solidarité organique », qui lie, dans une société différenciée, complexe comme les sociétés modernes, les différents groupes entre eux et fait que les gens ne soient pas rejetés dans l’exclusion. C’est la conception forte de la solidarité qui s’accomplit à travers de droits sociaux assez consistants. Lorsqu’un travailleur tombe dans le chômage, il bénéficie dans un premier temps d’une rémunération qui obéit encore à la logique de l’assurance ; elle est calculée selon son salaire, la durée du travail, etc. Mais, lorsqu’il arrive au bout de l’échéance, il relève de « l’allocation spécifique de solidarité »(ASS) qui est de l’ordre de l’assistance et qui est plus faible ; elle est donnée sous condition de ressources et risque d’avoir un caractère stigmatisant. Et lorsque le chômeur arrive en fin de droits (ce qui, en démocratie, m’a toujours paru une expression obscène), il peut demander le RMI qui est aussi une forme de solidarité. On doit constater que ce sont des formes inférieures, parcimonieuses, de la solidarité faisant pâle figure au regard du sens durkheimien de la « solidarité organique ». Je ne condamne donc pas l’assistance, ce qui serait ridicule, mais je pense qu’elle représente un moindre mal et qu’il faut défendre des formes plus généreuses de protection sociale.
  • Q : Vous indiquez que l’échange marchand est le paradigme de la logique contractuelle et qu’il n’y a pas de modernité sans marché. Vous n’êtes donc pas de ceux qui diabolisent le marché, mais vous en appelez à sa « domestication ». Pouvez-vous préciser ce rapport individu/marché et le sens que vous conférez à cette « domestication » du marché ?
  • R. Castel : La question ne se pose pas exactement en termes de « diabolisation ». Si on veut simplement avoir les yeux ouverts, on doit constater que le marché dans notre société est d’une extrême importance, qu’il n’y a pas de société moderne sans marché. C’est Adam Smith qui, le premier, a réalisé cela. La question n’est donc pas de penser la fin du marché ou d’échapper au marché, ce qui m’apparaît être de la mauvaise utopie, ce serait plutôt de prendre conscience de l’importance du marché. Non pas de gaieté de cœur, mais parce qu’il est là et qu’il ne nous demande pas notre autorisation pour exister. Il s’agit plutôt de faire en sorte qu’il ne soit pas hégémonique ; il s’agit d’essayer de lui imposer des cadres, des régulations. J’ai donc repris l’expression « domestiquer le marché ». J’admire beaucoup Karl Polanyi [4]et je me trouve sur les mêmes positions. Peut-être que dans les années 45, lorsque Polanyi écrivait, il était plus facile d’envisager les formes que pourrait prendre la « domestication du marché » ? Aujourd’hui, c’est plus difficile, mais ça n’en est pas moins nécessaire : ou bien nous vivrons dans une société entièrement marchandisée, ou bien nous parviendrons à limiter son emprise en lui imposant des régulations comme le droit du travail, la protection des travailleurs.

Quelle conception du droit ?

  • Q : Je voudrais savoir ce que vous entendez par droits. Vous avez formulé votre conception exigeante et générale de la protection sociale adaptée au monde contemporain sous la forme de droits sociaux fondamentaux. Or vous décrivez la phase historique dans laquelle nous sommes depuis 30 ans comme une période d’érosion de la solidarité. Parallèlement, on constate une affirmation de plus en plus grande du caractère juridique du droit social dans nos sociétés, par exemple le passage par des formes contractualisées de protection sociale. La décentralisation même va dans ce sens en créant des instances comme les conseils généraux, chargés de prendre en charge directement la protection sociale (je pense aux minima sociaux). Est-ce qu’il n’y a pas un besoin d’approfondir la notion de droit et de repenser la différence entre droit social, droit de créance et droit liberté, parce qu’on ne peut qu’être frappé par la juxtaposition des phénomènes : l’érosion de la solidarité et le rapprochement tendanciel du droit social vers le droit civil.
  • R. Castel : Vous avez tout à fait raison. On assiste actuellement à une inflation du recours au juridique et c’est encore plus vrai aux USA. En France, il se propage aussi un recours de plus en plus fréquent aux juges, aux avocats, mais ce n’est pas le droit social. Il y aurait plus compétent que moi pour conceptualiser la différence, mais je suis assez réticent devant cette juridisation de la vie sociale et même de la vie privée. Cependant, ce n’est pas cet aspect que j’ai en tête lorsque je parle de droit. Pour moi, le droit social, c’est, par exemple, le droit au logement, le droit d’être soigné quand on est malade… On peut effectivement discuter sur ce que signifie être malade. Il ne me semble pas inscrit de toute éternité que les cures thermales devraient être remboursées par la Sécurité sociale par exemple. Par contre, le droit d’être soigné doit être quelque chose d’inconditionnel. Il faudrait distinguer le caractère absolu d’un droit et la négociation de la modalité de sa mise en œuvre.
  • Q : Vous avez posé la notion de « droits sociaux fondamentaux ». Est ce que vous les liez à l’individu ou au travailleur ?
  • R. Castel : Il n’y a sans doute pas une formule unique. En France, comme en Allemagne, le système des protections a été étroitement connecté au travail par l’intermédiaire des cotisations sociales, ce qui d’ailleurs a rendu ces systèmes, dits bismarckiens, particulièrement vulnérables au chômage de masse. Dans les pays scandinaves, c’est une autre forme d’assurance qui passe par l’impôt, qui a ainsi une fonction plus redistributive. Je serais bien incapable d’établir une hiérarchie entre ces deux modèles. Simplement nous sommes en France. Le problème principal que nous avons à affronter ici est la sécurisation du travail, dans la mesure où, au-delà de la sécurité des situations de travail à proprement parler, il s’agit de la source, de l’aliment des protections sociales dont nous pouvons disposer. S’agissant de la France, je ne vois pas qu’il y ait d’alternative à cela, actuellement en tous cas. Il reste une centralité du travail, encore plus pour ceux qui n’en ont pas et qui savent bien que manquer d’emploi, ce n’est pas seulement manquer d’argent, mais c’est aussi manquer de protection et de reconnaissance sociales. Donc, en défendant les droits sociaux des travailleurs, on défend aussi largement ceux des citoyens en général.
  • Q : Pourriez vous préciser ce que seraient les « droits de tirage sociaux » que vous proposez, assurant une continuité des droits à travers la discontinuité des trajectoires professionnelles ?
  • R. Castel : Cela pourrait être une illustration de ces droits. D’ailleurs ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est une proposition d’Alain Supiot [5], juriste du travail, et qui correspond à cette exigence de sécuriser le travail sans pouvoir prendre un appui suffisant sur le statut de l’emploi. Dans la société industrielle, c’est à l’emploi stable qu’ont été rattachés pour l’essentiel, les protections et les droits des travailleurs, et si ce modèle de l’emploi stable se défait, si par exemple le travailleur passe par des alternances d’emploi et de non emploi, par des recyclages nécessaires, l’emploi n’est plus le socle suffisant pour assurer les protections. D’où cette idée de transférer sur la personne du travailleur les droits qui étaient rattachés à l’emploi, de sorte que le travailleur aurait un « droit de tirage », c’est-à-dire qu’en période d’inactivité, il pourrait faire valoir ses droits. L’idée est séduisante, elle est en tous cas une réponse à cette exigence de concilier sécurité et mobilité qui est l’un des défis actuels, s’il est vrai que notre société devient de plus en plus mobile, de plus en plus fluide. Comment ne pas payer cette flexibilité, comme on dit, d’une perte de statut et à la limite d’une invalidation sociale ? Par contre, comment ces droits seraient-ils financés, administrés, distribués, etc. ? Cela me paraît beaucoup moins clair, mais on peut dire qu’il s’agit là d’une voie importante à poursuivre.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 8 février 2005.
Robert Castel est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est notamment l’auteur de L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003 ; Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretien sur la construction de l’individu moderne, (avec Claudine Haroche), Fayard, 2001 ; Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Fayard, 1995, Folio-Gallimard, 1999.

Notes
[1] Dans les années cinquante, l’Union de défense des commerçants et des artisans (UDCA) animée par Pierre Poujade (1920-2003), le « papetier de Saint-Céré », se constitua en un mouvement politique qui obtint 52 sièges aux élections législatives de janvier 1956. Ce qui offrit à J.-M. Le Pen l’occasion d’être élu député. Par extension, on désigne aujourd’hui par « poujadisme » des revendications étroitement corporatistes caractérisées par la dénonciation des « gros », « du fisc », « des notables », « des intellectuels »… au nom du bon sens « des petites gens ».

[2] Le « solidarisme » fut un mouvement de réforme sociale basé sur une philosophie morale à laquelle Alfred Fouillé (1838-1912), Léon Bourgeois (1851-1925) puis Célestin Bouglé (1870-1940) donneront un fondement théorique. Devant permettre un dépassement de la confrontation entre libéralisme individualiste et socialisme collectiviste, le « solidarisme » devint, à partir de 1890, une composante centrale de la philosophie de la Troisième République.
Cf. Léon BOURGEOIS, Solidarité, Presses universitaires du Septentrion, 1998.

[3] Cf. E. Durkheim, De la division du travail social, Quadrige-P.U.F. (1984).

[4] K. Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard (1983).

[5] Cf. A. Supiot (sous la direction de), Au-delà de l’emploi. Flammarion (1999).

Lettre n° 35 – Aide humanitaire : les dangers de la surmédiatisation

  • Rencontre avec Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (*)-

Contrairement à l’impression que donnent les médias, les catastrophes naturelles ne constituent pas un énorme champ de travail pour les associations d’aide ou les institutions intergouvernementales. Si je devais donner un chiffre, je dirais que l’aide en situation de catastrophe doit au maximum représenter 1% ou 2% de l’aide générale. Pour Médecins sans frontières – mais je crois que je peux étendre cette observation à toutes les institutions -, c’est un sujet permanent de frustration. Avec ses différentes branches nationales, MSF est probablement l’organisation qui a le plus d’expérience dans les interventions en situation de catastrophe naturelle depuis vingt à trente ans. Je suis allé pour la première fois sur une catastrophe naturelle en 1982-1983, j’ai été président de MSF pendant douze ans, et depuis ce moment-là, je me suis toujours demandé quand nous aurions le courage de dire : « On n’y va pas. » Ce courage nous ne l’avons pas eu encore, même si, au mois de janvier de cette année, une semaine après le tsunami, MSF a pris une position à contre-courant difficile à tenir. Mais il aurait été pensable de prendre une position plus radicale : ne pas y aller du tout. Le fait de se poser cette question montre bien les difficultés que nous avons à nous convaincre nous-mêmes que nous sommes utiles dans ce genre de situation.

Tsunami : les raisons d’un grand élan d’émotion

Une caractéristique générale s’applique à toutes les catastrophes : c’est le caractère « pur » des victimes. La victime d’un raz-de-marée, d’un tremblement de terre, d’une inondation n’a, a priori, rien à voir avec la catastrophe qui l’accable. Tandis que la victime d’une épidémie ou d’une situation de conflit est toujours « suspecte ». Quand je dis « suspecte », je ne porte aucun jugement moral ;ce serait même de ma part un hommage. Mais on considère que la victime a joué un rôle, individuel ou collectif, dans la situation où elle se trouve. Dans le cas d’une catastrophe naturelle, les victimes totalement « pures » sont donc offertes à notre sollicitude, à notre soif d’action. D’autant plus que les médias, en particulier la télévision, créent l’illusion d’une aide directe : des gens des gens là-bas sont totalement démunis du fait de la catastrophe ; ici, après Noël, dans la paix et l’abondance – du moins pour certains -, les gens se disent qu’il faut faire quelque chose.
Une deuxième circonstance, qui singularise ce tsunami en Asie, c’est la présence sur place de nombreux Européens. Cette catastrophe est aussi une catastrophe européenne. Depuis 1945, il n’y a pas eu une masse comparable de victimes européennes, puisqu’on estime que 8 000 à 8 500 Européens ont été tués par la vague en l’espace de quelques secondes. C’est l’équivalent d’un bombardement, une sorte de 11 septembre naturel. Cette analogie avec le 11 septembre était sensible : le tsunami en Asie a été, à ma connaissance, le deuxième événement ayant donné lieu à trois minutes de silence. Le rapprochement a été fait en raison de sa dimension internationale « hollywoodienne ». J’emploie ce terme sans aucune ironie : nous avons assisté à un effroyable spectacle.
Une troisième circonstance tient au matraquage médiatique. On a assisté à une sorte de « propagande nord-coréenne ». J’ai conscience de l’énormité du propos. Mais, rarement dans la presse occidentale, on a vu ces dernières années une telle sommation permanente à s’émouvoir, à donner. Pour faire société, pour être dans les inclus, il fallait être dans les grand-messes, laisser un euro au supermarché du coin ou envoyer un SMS devant son poste de télévision. L’injonction de donner était omniprésente. Ajoutons l’aggravation du bilan toutes les quarante-huit heures : de quelques milliers de morts au début, on est passé, en l’espace de quinze jours, à plus de 200 000, pour arriver aujour-d’hui à 300 000, tous pays confondus.
C’est une catastrophe extraordinaire qui se situe parmi les dix premières catastrophes du siècle. Et pour ce qui est des catastrophes ouvertes à l’intervention, je pense que c’est la première depuis une trentaine d’années. Le dernier tremblement de terre ayant entraîné un nombre de victimes probablement comparable, voire supérieur, fut le tremblement de terre en Chine en 1976 qui aurait fait entre 250 000 et 700 000 morts. Mais il n’y a eu aucune intervention internationale, en raison de la fermeture au monde extérieur de la Chine rouge des années 70. La comparaison quantitative est licite, mais du point de vue des réactions, elle n’a pas de sens.
On a parlé de cinq millions de personnes déplacées, dès le début janvier. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait de quelques dizaines de milliers. On a parlé de 500 000 blessés, ce qui n’est rien d’autre que le chiffre précédent divisé par dix. On a évalué que pour cinq millions de personnes déplacées, 10% devaient avoir besoin de soins. On a parlé du risque de doublement des victimes de la catastrophe par l’éclatement d’épidémies. On a parlé de typhoïde, de choléra, de dengue (une fièvre hémorragique), de paludisme. On a parlé de dizaines de milliers d’orphelins qui devenaient de plus des victimes imminentes de réseaux mafieux pédophiles. Ces quatre affirmations-là étaient fausses.
Que nous soyons tous saisis par ce qui s’est passé, qu’il y ait eu un formidable élan d’émotion, cela va de soi. Le contraire serait terrible. On vivrait dans un monde de pierres, si nous restions insensibles à ces situations de catastrophe. Mais ces fausses affirmations étaient émises par les agences « compétentes » des Nations-Unies, c’est-à-dire l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’UNICEF, et elles ont été reprises par un certain nombre d’ONG et de journalistes. C’est précisément cela qui est déconcertant.

Une catastrophe naturelle n’est pas un conflit

Contrairement à ce qui se passe dans une situation de conflit (comme au Soudan, au Congo, au Sri Lanka il y a quelques années, au Liberia, en Sierra Leone, en Angola…), après une catastrophe naturelle, il existe une délimitation nette entre la zone affectée et la zone indemne. Par exemple, au Sri Lanka, selon les endroits, la vague avait atteint une profondeur de cent mètres dans les terres, voire deux cents ou trois cents mètres. De toute façon, il s’agissait d’une bande côtière bien délimitée qui s’étirait tout le long de la côte orientale. Au-delà de cette ligne d’arrêt de la vague, le pays fonctionnait normalement et c’est ce qui explique que les sinistrés aient reçu immédiatement de l’aide, comme toujours dans ce genre de situations. Le voisinage immédiat se mobilise, puis tout le reste du pays, en faveur des sinistrés. Le Sri Lanka est certes un pays en développement, mais il dispose de structures sociales qui ont des moyens de prise en charge efficaces. Les gens qui se trouvent sans secours sont extrêmement rares. Cette dimension primordiale a été largement ignorée et cela est dû, à mon avis, à un mélange de regards : le regard catastrophé, à juste titre, comme sidéré, et les résidus d’un regard « colonial » qui considère ces sociétés comme immatures, incapables de se prendre en charge.
À la différence des conflits, une catastrophe naturelle provoque un nombre de morts bien supérieur au nombre des blessés. On peut considérer que le rapport est en proportion inverse. Dans une situation de guerre, selon que le conflit est urbain ou rural, on compte un mort pour quatre à six blessés. Dans une catastrophe naturelle, c’est le contraire ; le bilan est de l’ordre de cinq morts pour un blessé. De plus, les blessés sont pour la plupart ce que nous appelons, dans notre jargon peu respectueux, des « éclopés », des victimes de petites blessures.
Contrairement à une idée reçue à laquelle il faut tordre le cou, les gens ne sont pas sidérés. Les traumatismes psychologiques sont importants, certes, mais de très nombreuses études et des témoignages directs montrent que dans les dix ou quinze minutes qui suivent la catastrophe, les premiers secours commencent à se mettre en place sous la houlette de personnalités locales. Dans le chaos, des leaders spontanés se mettent en avant. Comme dans un gros embouteillage où des gens sortent de leur voiture et se mettent à régler la circulation. C’est un trait psychologique particulier que l’on rencontre sous toutes les latitudes. Il est renforcé par les initiatives de responsables locaux, politiques, notables, religieux…, bref de tous ceux qui ont des activités qui les mettent en situation de leadership. Dans les vingt-quatre heures, il est rare de trouver des gens totalement dépourvus du minimum pour survivre, même quand ils ont tout perdu. Cette solidarité de voisinage dans l’environnement immédiat de la catastrophe est primordial pour comprendre pourquoi on ne meurt pas de faim, pourquoi on n’est pas totalement abandonné, mais au contraire pris en charge, dans un mouvement de secours locaux.

La résurgence d’angoisses archaïques

Un mythe, plus qu’une légende, qui nous renvoie à des angoisses archaïques, nous fait associer, par une opération mentale, toutes sortes de catastrophes à des épidémies et à de « grands fléaux ». Si bien que, près de cent ans après Pasteur, on continue de véhiculer la croyance selon laquelle les cadavres provoquent des épidémies. C’est tout à fait compréhensible pour des gens qui ne sont pas du métier. Chacun a peur des cadavres. Ils provoquent de l’angoisse, ils exhalent une odeur insupportable, mais ils ne provoquent pas des épidémies… Or, c’est ce qui a été véhiculé, non seulement par toute sortes d’experts autoproclamés qui n’ont jamais vu une catastrophe naturelle de leur vie, mais aussi, ce qui est plus grave encore, par des « experts » reconnus. Le numéro deux de l’OMS, directeur du département Health in crisis (Santé en situation de crise) de l’OMS, a lui-même officialisé la rumeur d’une épidémie à venir en parlant du « doublement du nombre de victimes », alors même qu’il est épidémiologiste. Quand le bilan était de 150 000 morts, il annonçait 100 000 à 150 000 morts supplémentaires…
Pour préciser le niveau du délire atteint, certains pensaient que les eaux stagnantes après le retrait de la vague étaient favorables au développement des moustiques, eux-mêmes porteurs de parasites responsables du paludisme. Ce qui revient à dire que désormais les moustiques se développent dans l’eau de mer et qu’en l’espace de quarante-huit heures, ils peuvent développer une épidémie de paludisme, comme on n’en a jamais vu jusqu’à présent ! On retrouve la génération spontanée d’avant Pasteur et l’on retombe à l’époque des médecins avec le masque à long bec…
Rappelons donc que les épidémies provoquent des cadavres, mais non l’inverse. Les germes qui participent à la décomposition des chairs d’un cadavre ne sont pas pathogènes. S’il n’y a pas d’épidémie avant, il n’y en a pas après. Il n’y a jamais d’épidémie après une catastrophe naturelle. Même après l’ouragan Mitch, qui a dévasté toute l’Amérique centrale en 1998, il n’y a pas eu d’épidémie de choléra, et ce, malgré des marécages d’eau douce et des inondations omniprésentes et en dépit d’une épidémie de choléra qui s’était manifestée quelques années auparavant et qui pouvait laisser quelques foyers ici ou là. Évidemment les gens qui s’intéressent à cette question le savent. L’immense majorité de nos contemporains ne le sait pas. Mais l’ex-numéro deux de l’OMS qui s’occupe de sécurité en situation de crise devrait le savoir. Soit il l’ignorait, soit il le savait, mais ses déclarations n’en sont que plus inquiétantes.
Ce n’est pas seulement le goût de la vérité qui pousse à redresser ce genre de propos, mais au moment où ils sont tenus, il existe suffisamment de problèmes pour la prise en charge par les autorités et les populations locales, pour ne pas en rajouter. Si à l’inconfort et au malaise que suscite la présence de cadavres, on rajoute l’angoisse de tomber malade dès qu’on s’en approche, on n’aide pas. Ajouter de la peur à la peur, de l’angoisse au chaos, c’est enfoncer tout le monde. En certains endroits de l’Indonésie, pour la vie quotidienne, pour la survie psychique, il était important de débarrasser le paysage des nombreux cadavres. Mais ailleurs on a procédé à l’enfouissement précipité des cadavres par simple peur des épidémies. De plus, la mise en œuvre de campagnes vaccinales, avec l’arrivée d’une logistique appropriée mobilise des moyens, notamment de communication et de transport, ce qui alourdit les dispositifs de secours à un moment où il faut au contraire les alléger, les rendre plus flexibles, plus efficaces.
Enfin, les orphelins… En proportion, plus d’enfants que d’adultes ont été frappés. Non pas parce que les enfants sont les éternelles victimes des catastrophes, mais parce que les enfants sont plus spontanément sur les plages que les adultes. Ce qui laisse perplexe sur la façon dont les orphelins ont été détectés. Ce sont plutôt des parents qui ont perdu leurs enfants que le contraire. Mais de plus, il n’y avait pas d’enfants errants à Banda Aceh, Trincomalee. Il y avait, et pour cause, des enfants dehors. Mais j’ai eu des témoignages de gens de MSF qui ont été pris à partie, notamment en Indonésie, par des gens furieux d’être traités collectivement de sadiques pédophiles, alors que les enfants étaient au contraire pris en charge correctement. Certes, les mafias ne sont pas de pures inventions occidentales, comme il existe des consommateurs locaux ou internationaux. Combien parmi les 8 500 morts du Sri Lanka, de Thaïlande et d’Indonésie, étaient des touristes sexuels ? Cette question qui a traversé beaucoup d’esprits n’a jamais été formulée, à juste titre… Elle a quelque chose d’obscène, d’insultant. Alors, si on ne l’a pas formulée pour une partie des populations affectées, pourquoi l’a-t-on fait, au nom des bons sentiments, au nom de l’aide humanitaire pour les enfants, en direction des Indonésiens, des Thaïlandais et des Sri Lankais ? Sans états d’âme, la directrice générale de l’UNICEF, a répandu cette « information » affirmant que les équipes de l’UNICEF étaient à pied d’œuvre sur le terrain, par centaines, pour sauver ces gamins qui allaient être attrapés par les rapaces.
En fait, chaque organisation mettait en avant les conséquences de la catastrophe qu’elle pouvait traiter. Chacune a fabriqué les victimes dont elle pouvait s’occuper. L’OMS fabrique des épidémies, l’UNICEF des orphelins, d’autres des famines, d’autres le manque d’eau… Cette pseudo-information sur les conséquences du tsunami était directement issue des départements de communication des différentes organisations concernées et non d’un savoir et d’une observation collectés sur le terrain.

Quelle intervention des ONG ?

Dans une situation de catastrophe, on peut distinguer trois phases. Dans les quarante-huit premières heures, les secours locaux s’organisent. Ils sortent les blessés, désencastrent les personnes emprisonnées dans des décombres, logent les sans-abri, donnent de la nourriture…
Puis, dans un deuxième temps, la logistique se met en place. Sur ce plan, les hélicoptères américains ont été un des points d’aide les plus utiles apportés de l’extérieur. Des engins de travaux publics, des pompes, des systèmes de communication, des procédés de stockage et d’adduction d’eau sont acheminés. En Indonésie (mais non au Sri Lanka) en certains endroits, des équipes chirurgicales extérieures ont pu être utiles, car la catastrophe était d’une telle ampleur que les équipes locales ont été débordées. À Banda Aceh où il y a eu 270 000 morts, un grand nombre d’équipes chirurgicales sont venues de l’extérieur. Quelques-unes d’entre elles ont travaillé pendant les premiers jours, entre le 28 décembre et le 10 janvier. Ensuite, elles n’ont plus été nécessaires et les équipes locales ont repris leur travail. Je parle de Banda Aceh qui a connu des circonstances exceptionnelles. Ailleurs, les chirurgiens ont tourné en rond, tentant de se rendre utiles, se disputant éventuellement pour opérer un blessé. Cette deuxième phase engage des aides utiles auxquelles s’ajoutent une masse des choses inutiles qui vont des vaccins aux médicaments sous toutes les formes et absolument inutilisables ; sans parler des vêtements, des couvertures, des chaussures de ski, des bonnets de laine… Les entrepôts sont engorgés d’un inventaire à la Prévert.
La troisième phase, c’est celle du relogement, du rééquipement en biens d’utilité immédiate et elle se confond avec la reconstruction à plus long terme. La reconstruction est une affaire de pouvoirs publics, avec des plans d’urbanisme, des orientations prioritaires, des choix. Il faut envisager des ponts, mais aussi des prisons et des commissariats, car il n’y a pas que des écoles et des dispensaires à reconstruire. Seuls les pouvoirs publics, au niveau central ou périphérique (le district, la commune…) sont non seulement compétents, mais incontournables. Il existe des entreprises de travaux publics, des experts en bâtiment, en architecture…
Dans tout cela, je ne vois nulle part le rôle des ONG. La construction est une affaire de banques, d’entreprises, de pouvoirs publics, de municipalités. Certes de l’argent peut venir de l’aide internationale. Elle jouera son rôle. Mais ce ne sont pas la Croix-Rouge, Médecins sans frontières ou Action contre la faim qui financent l’État sri lankais ou la municipalité de Batticaloa. Ce sont les pouvoirs publics, avec l’honnêteté toute relative qu’on leur connaît au Sri Lanka ou en Indonésie… La corruption n’est d’ailleurs pas un privilège de ces pays, même si elle y est plus développée. Mais, de toute façon, nous n’y pouvons rien. Les ONG ne vont jouer qu’un rôle marginal pour reconstruire ici ou là un petit village modèle, même si la tentation est grande d’imposer une vision collectiviste : puisque le village est financé par une ONG, il faut rationaliser les coûts, et l’on voir surgir une cité modèle de quarante maisons de 43,50 m2, à l’identique… Et il faut dépenser vite, pour justifier l’ardeur à la collecte dont on a fait preuve.

Les ONG submergées par les dons

Le matraquage médiatique a au moins permis de distinguer les médias audiovisuels des médias écrits. J’ai eu le sentiment de lire des informations intéressantes dans la plupart des articles écrits, tandis que je n’entendais dans les médias audiovisuels qu’un ramassis de bobards invraisemblables et une sommation répétée à donner. Comme si ces derniers avaient spontanément vu dans le tsunami un indicateur de leur puissance, de leur capacité de mobilisation. Pour sa part, la presse écrite a gardé un rôle plus cadré, plus modeste.
Les réponses au don, induites par les télévisions, étaient d’une certaine manière un audimat. Et c’est pourquoi il faut être plus sévère pour France Télévision dont les exigences de service public ne sont pas la fabrication de « cerveaux disponibles » pour les écrans publicitaires, comme l’a revendiqué le PDG de TF1. Il est de notoriété publique qu’Etienne Mougeotte est membre du conseil d’administration de la Croix-Rouge. Celle-ci a été mise en avant par TF1 et elle se retrouve avec une centaine de millions d’euros collectés, alors qu’au plan international elle dispose de peu de moyens opérationnels d’intervention pour canaliser cette masse d’argent. Il en va de même pour de nombreuses sociétés de Croix-Rouge de grands pays (Allemagne, Angleterre, Etats-Unis, Italie…), puisque le total mondial collecté par la Croix-Rouge est de l’ordre d’un milliard et demi de dollars !
Le paysage actuel est celui que Libération décrivait le 6 avril : « Les ONG françaises submergées par l’argent du tsunami. Passée la phase d’urgence en Asie, la majorité des fonds ont été placés ». Et Thomas Hofnung conclut son article par ces mots : « Les associations n’ont pas fini de se creuser la tête pour savoir comment utiliser à bon escient l’argent qui leur a été confié [1]… »
Je ne sais pas si MSF sera plus épargnée du fait de la position qu’elle a prise très tôt. Le 3 janvier, huit jours après la catastrophe, elle annonçait qu’elle avait assez d’argent pour le tsunami. Déjà, à ce moment-là, on avait trop d’argent, mais MSF a été pris de court. Personne ne pouvait prévoir, dans les premiers jours, une telle mobilisation. L’argent qui est arrivé après la date du 6 janvier, compte tenu des délais de la poste et de ce mouvement de donation, doit pouvoir être utilisé par MSF au profit d’autres opérations (Darfour, Congo…). Mais pour la quasi-totalité des ONG qui ont décidé de collecter sur cette catastrophe, la situation est aujourd’hui très tendue, car il y avait effectivement trop d’argent. Les besoins annoncés n’existaient pas. J’ai entendu d’éminents leaders d’ONG annoncer que leurs équipes prenaient en charge des camps de réfugiés de 80 000, 100 000 personnes, qu’elles étaient sur le terrain… alors qu’il n’y avait, à proprement parler, aucun camp de réfugiés. En certains endroits, il y avait des regroupements provisoires de quelques centaines de personnes.
L’aide a fonctionné. Mais, à 80%, ou même 100% des cas en certains endroits, elle a été apportée par le voisinage. Ne reproduisons pas ce que j’appelle un peu hâtivement le « réflexe colonial ». L’aide ne s’appelle pas aide parce qu’elle vient de l’extérieur. Je n’ai pas vu dans les médias d’images de l’aide prodiguée par la population locale, alors qu’elle en constituait l’immense majorité. Cette catastrophe appelait une quantité de secours infiniment inférieure à celle qui était demandée. L’aide extérieure n’est utile qu’à la marge en cas de catastrophe naturelle. C’est l’aide à la reconstruction qui est importante.

Débat
« Nous avons perdu le sens de l’action humanitaire »

  • Témoignage de Guillaume Kopp, chef de mission à Sri Lanka –

Je me retrouve bien dans certains propos tenus par Rony Brauman et je vais tenter de vous donner une idée de la façon dont une mission vit une catastrophe et cherche à y répondre, ainsi que des pressions auxquelles nous avons été confrontés. Nous avons dépensé de l’énergie pour aider les victimes, mais aussi pour nous opposer aux décisions de notre ONG, car celles-ci ne nous paraissaient pas conformes à l’idée que nous nous faisions de l’action humanitaire. Pour une partie de l’équipe – et nous n’étions pas la seule ONG dans ce cas – cette situation a été dure à vivre en terme de conscience.
Dès le jour de la catastrophe, nos équipes ayant été touchées par le tsunami, il fallait donc d’abord, pour être efficace, que l’on reconstitue moralement, physiquement, matériellement la mission. Ensuite, nous avons été admiratifs de la façon dont les Sri-Lankais eux-mêmes étaient debout au lendemain du tsunami, après vingt ans de guerre civile, de cyclones, d’inondations, de sécheresses. Les Tamouls ont affrété des camions pour aider les Cinghalais et réciproquement, ces deux communautés s’étant pourtant fait la guerre pendant vingt ans. C’est le côté positif de la catastrophe pour ce pays qui n’a pas d’unité nationale, mais qui, pour la circonstance, s’est véritablement ressoudé, au moins pendant quelques jours.
La première information que nous avons donnée au siège de l’ONG, est que nous étions en présence d’une catastrophe sans crise humanitaire. Je pensais que notre ONG qui avait l’expérience de ce type de crise, tiendrait compte de l’information venant de la mission. Mais notre propos n’a pas du tout été entendu. L’élan médiatique a été tel, que la réalité était déformée.
Deuxième surprise : parmi les premiers professionnels envoyés pour nous soutenir figuraient des chargés de communication. J’ai découvert à cette occasion un phénomène que j’ignorais : la collusion d’intérêts entre les médias et les ONG. Des accords avaient été passés entre certaines chaînes et l’ONG. J’ai appris ensuite que ces chaînes avaient contribué financièrement à l’ONG. De plus, sur place, certaines choses devaient être montrées en priorité à d’autres que nous entreprenions : le choix de notre mission était de traiter le problème de l’eau. Surtout pas en procédant à des distributions, car les populations s’entraidaient. On peut éventuellement montrer une fois la construction de latrines au journal du « vingt heures », mais pas deux… Ce qui est médiatiquement plus fort, c’est le don d’un paquet à des mains qui se tendent. Selon une stratégie de positionnement sur le marché humanitaire, trois avions ont débarqué avec, en particulier, des paquets à distribuer : des biscuits nutritionnels, quelques tentes… Nous avions dit que nous n’en avions pas besoin. Mais une distribution, ça a une autre allure que des latrines…
Nous avons apprécié d’être soutenu, mais pas de cette manière. L’effet de dramatisation n’a pas permis de comprendre qu’il s’agissait d’une catastrophe sans crise. Du coup la réponse a été faussée. C’est un effet de la collusion d’intérêt entre les ONG et les médias. Les journalistes qui venaient nous voir n’avaient qu’un souci, avoir une information sur le vif mais scénarisée , venue du terrain, donnée par un humanitaire. De même que l’organisation humanitaire faisait appel au journaliste pour se donner plus de notoriété. Cette collusion d’intérêt qui fait boule de neige empêche de comprendre la réalité de la situation.
Nous avons également été frappés par le « cirque humanitaire ». À Trincomalee, une ville touchée par le tsunami à l’est, le nombre d’ONG présentes est passé en dix jours de sept à soixante, avec par exemple le retour de MSF qui avait quitté Sri Lanka auparavant. Toutes ont participé à une foire d’empoigne. Les autorités sri-lankaises – Sri Lanka est un État, avec une administration importante, même si elle est peu efficace – ont été d’abord très ouvertes à cette arrivée massive, puis très vite dépassées. Nous avons été témoin d’une tactique de type « colonial » consistant à découper des zones réservées. Autour du préfet, c’était la surenchère : « Nous allons aider 200 000 personnes en donnant tant de tentes… Nous allons construire 300 latrines… Nous allons distribuer 5 000 tonnes de couvertures… » Beaucoup d’effets déclaratifs dans le positionnement local, non suivis d’actes réels.
À Sri Lanka, j’estime que l’humanitaire a agi contre l’intérêt du pays et parfois même contre celui des victimes. Dans les camps qui se sont formés, peu nombreux et pas très grands en effet, la situation est devenue telle que les victimes que nous allions aider nous disaient : « Nous n’avons plus besoin de rien. Arrêtez. » On retrouvait autour des camps des amas de produitsdivers,lesvictimesn’en voulant plus. Je confirme qu’un camp doit être provisoire, car il détruit une structure sociale locale. De plus, les villages alentours se vidaient pour rejoindre les camps sachant qu’il y avait beaucoup de biens à disposition. Du coup, des camps sont devenus pérennes et ont en partie vidé des villages. Rony Brauman posait la question : « Fallait-il y aller ? » L’ONG, pour laquelle j’étais en mission, se trouvait à Sri Lanka depuis sept ans. Fin janvier, j’ai pensé : « Il faut qu’on parte ».
Un mot encore sur les zones de destructions. Il est vrai, comme l’a dit Rony Brauman, que l’on peut, en particulier dans le cas d’un raz de marée, distinguer nettement la zone détruite de la zone non détruite dans laquelle le pays continue de fonctionner. Mais il se trouve qu’à Sri Lanka la zone détruite recouvrait partiellement une zone de conflit. Et la confusion existait bel et bien entre les autorités gouvernementales et celles des Tigres tamouls. Parmi les ONG arrivées dans le pays, nous avons observé beaucoup d’amateurisme et beaucoup d’arrogance. Le conflit à Sri Lanka était complexe avec des enjeux stratégiques forts de la part du gouvernement et des Tigres tamouls. À la faveur de la catastrophe, le gouvernement a renforcé ses positions par l’intervention de l’armée à l’est et tandis que les Tigres tamouls renforçaient les leurs dans le nord, avec leur propre organisation humanitaire. Les ONG nouvellement arrivées n’ayant que le souci de dépenser leur argent et de le justifier auprès des donateurs, sont entrées, quelques fois sans le savoir, dans cette stratégie sous-jacente opposant gouvernement et Tigres. Notre mission a constaté que le comité de Genève de la Croix-Rouge, installé à Sri Lanka depuis des années, a confié aux Tigres la distribution de 5 000 kits de survie, alors que normalement la Croix-Rouge, plus que tout autre organisation, doit rester neutre. Il a été créé un précédent grave, donnant une légitimité aux Tigres qu’ils cherchent à avoir depuis longtemps. Nous avons pu constater que les Tigres déplaçaient les populations dans leszonesqu’ilscontrôlaient,afinderécupérer de l’aide. De soncôté, le gouvernementn’apascessé de déplacer des populations, d’un camp à un autre (écoles, mairies, préfectures, avec des tentes autour) pour s’assurer le contrôle des populations. Du fait de ces déplacements permanents, nous étions en train de courir derrière les victimes.
Sur le plan économique, l’aide humanitaire a des effets destructeurs. Les ONG ayant cherché à dépenser au plus vite les sommes astronomiques reçues, elles ont acheté sur place des produits non affectés. C’est bon pour l’économie du pays jusqu’à un certain stade seulement. Car des pénuries ont été créées, entraînant une augmentation du prix des produits de base. Le résultat était que les populations locales ne pouvaient plus acheter ces produits. Ainsi le cours du riz a été multiplié par deux en janvier.
Il y a eu un effet d’aubaine cataclysmique. J’ai vu la façon dont l’ONG pour laquelle j’ai travaillé, mais dont j’ai démissionné, a utilisé cette catastrophe avec une stratégie communicationnelle, en collusion avec des chaînes de télévision, pour obtenir une « taille critique » et « se positionner sur le marché humanitaire », selon les propos de nos responsables quand ils nous ont rendu visite à Colombo. Cette catastrophe a été l’opportunité d’exister parmi les grands, à long terme, comme l’une des principales ONG humanitaires, « parce qu’on a les compétences », « parce qu’on est meilleurs ».
Ayant travaillé auparavant dans l’industrie comme responsable des ressources humaines, j’ai retrouvé les mêmes tactiques : politique de marketing, recours à des consultants, pour assurer un positionnement à moyen et long terme. Du coup, je pense que dans cette affaire nous avons perdu notre âme. Il n’est pas nécessaire d’atteindre une « taille critique » pour être efficace et agir en conscience.

Résister aux pressions

  • Rony Brauman : Votre témoignage va dans le sens de mes propos. Je retiens cependant cette bonne question qui m’est adressée, même si elle est pour moi gênante : « Pourquoi est-ce que MSF y est allé ? » Je l’ai dit précédemment, MSF n’a jamais eu le cran, sous ma présidence ou celles qui ont suivi, de dire : « On n’y va pas ! ». Ce sont de mauvaises raisons, car un certain nombre d’entre nous savent bien qu’il vaudrait mieux ne pas y aller. L’une des raisons est l’extraordinaire pression, non seulement la pression médiatique, mais plus largement la pression sociale qui s’exerce sur nous et qui nous met dans une situation très délicate à l’égard des gens qui nous soutiennent. Le seul fait de déclarer que nous avions collecté assez d’argent a provoqué des réactions diverses. Les plus gentilles nous reprochaient d’avoir mal communiqué. D’autres nous ont traités de « tueurs de rêves », de « tueurs d’aide », d’« hystériques de la pureté », d’« ayatollahs de l’humanitaire »…
    Il est également très délicat d’affronter la pression interne. Une ONG est une tranche de société. J’ai publiquement dénoncé les faux risques sanitaires et critiqué les gens qui énonçaient de telles affirmations mensongères ou pour le moins erronées. Mes déclarations ont provoqué à l’intérieur de MSF des réactions me reprochant de « divaguer ». Comment pouvais-je savoir qu’il n’y aurait pas d’épidémie ? L’ardeur, l’enthousiasme incitent à y aller, d’autant que les catastrophes naturelles ne représentent qu’une part infime de notre action, comme je le disais. En fait, peu de gens à l’intérieur de MSF ont une expérience directe des catastrophes naturelles. Du coup, toutes sortes de clichés qui circulent dans la société se sont retrouvés dans l’ONG. Le président de MSF était sur les mêmes positions que moi. Il a longtemps été responsable du pool d’urgence de MSF, il a une forte expérience de situations de crises majeures et il savait à quoi s’en tenir. C’est bien pourquoi il a défendu avec tant de conviction et de certitude ce qu’il disait sur les collectes de dons. Mais retenir l’élan de solidarité et le besoin d’agir qui se manifestent à ce moment-là est tout simplement impossible.
    L’autre question que vous posez est la suivante : « Une fois qu’on y est, faut-il continuer ? » MSF a été chassé de la région de Banda Aceh, il y a deux ans, parce qu’il y avait la guerre. Le tsunami nous a donné l’occasion d’y retourner. J’étais ce matin à MSF et j’entendais des gens se demander ce qu’on faisait là-bas. Nous sommes dans deux hôpitaux ; on y travaille, mais les médecins indonésiens pourraient très bien se passer de nous. On reste à cause d’un conflit qui, pour l’heure, est éteint. Mais j’ai confiance dans les capacités d’autocritique de MSF et j’espère qu’on va rapidement plier bagage de l’Indonésie, ou trouver de quoi être plus utiles

Où va l’argent ?

  • Q : Est-ce que toutes les ONG garantissent à leurs donateurs que les dons seront consacrés à la cause pour laquelle ils ont donné ? Est-ce qu’il y a une obligation morale, légale, comptable… qui interdise d’affecter ces dons à une autre cause ? Que vont faire les ONG de toutes ces sommes récoltées ?
  • Rony Brauman : Les ONG n’ont pas vraiment d’obligation légale au sens strict, car la législation semble floue sur ce point. Mais les décisions de la cour des comptes vont dans ce sens et elles se sont donné elles-même, en tout cas, une obligation morale. En effet, la plupart des ONG françaises sont membres d’une organisation qu’elles ont créée, le Comité de la charte, dont l’objectif est d’assurer une vérification des comptes et de créer une déontologie de l’usage des dons. Pour le Comité de la charte, donc pour tous ses membres, il est impératif de respecter la volonté des donateurs pour l’affectation de leurs dons. Il peut y avoir réaffectations, mais ce n’est possible qu’avec l’accord des donateurs.
    C’est pour cette raison que depuis fin janvier, MSF (mais je pense que d’autres organisation l’ont fait) a commencé à appeler ses donateurs pour obtenir leur accord pour la réaffectation de leurs versements. 80% d’entre eux acceptent, mais 20% maintiennent l’affectation de leur don. Dans ce cas, il faut les rembourser, ce qui en période fiscale crée une certaine confusion à cause des reçus fiscaux et des déclarations de revenus.
  • Q : Quel a été le rôle des États des pays non victimes ? On assisté à une escalade des dons entre les États-Unis, l’Allemagne… Mais les pays victimes ont refusé certaines aides…
  • Rony Brauman : Le rôle des États est avant tout l’aide au financement de la reconstruction. Les situations sont diverses. La Thaïlande et l’Indonésie ont accepté l’aide d’urgence et l’aide à la reconstruction, mais refusé la remise de leur dette. Annuler leur dette aurait eu, selon eux, des conséquences néfastes par la diminution de leur crédibilité financière et leur capacité à accueillir des investissements ou à emprunter. L’Inde a refusé, à juste titre, l’aide d’urgence, ce qui est pour elle une tradition. A l’échelle de l’Inde, ce qui s’est passé était parfaitement contrôlable. Elle a connu d’autres catastrophes bien plus graves qui n’ont donné lieu à aucune mobilisation internationale. Mais l’Inde souhaite être aidée pour la reconstruction. Elle a refusé bien sûr toute remise de dette.

Le proche et le lointain

  • Q : Les réactions irrationnelles face au tsunami semblent révéler une passion compassionnelle pour l’exotisme (et non pour le proche, le SDF). Les plans lancés pour lutter contre la pauvreté en France intéressent moins. Les sommes énormes récoltées pour l’Asie auraient aidé à la construction de logements sociaux pour les « exclus » en France. Il semblerait que la victime lointaine mobilise davantage que la proche…
  • Rony Brauman : Toutes les catastrophes naturelles, à l’exception d’une seule, dans mon expérience d’une trentaine d’années, suscitent un élan qui est hors de proportion avec la réalité des besoins. Ce serait le cas si la France était frappée et d’ailleurs, on l’a entrevu au moment des inondations de Vaison-la-Romaine. On le constate aussi à l’occasion du Téléthon annuel. Mais on voit bien qu’on n’arrive pas à faire avec le Sidaction ce qu’on fait lors du Téléthon. Je ne crois pas que ce soit l’exotisme qui joue, mais plutôt que c’est parce qu’on ne retrouve pas la même « innocence » chez ces deux catégories de malades. C’est ce sentiment qui donne libre cours à un apitoiement que rien n’entrave.

Quelle médiatisation ?

  • Q : Vous avez parlé de « propagande victimaire », mais il existe un besoin étonnant de la société de donner à des victimes. Les médias audiovisuels reprennent et amplifient ce besoin. Quand peut-on dire qu’il y a surmédiatisation ?
  • Rony Brauman : Quand je parle de « propagande », je parle précisément des mensonges assénés. Je ne parle pas de l’énorme machinerie de la déploration et de l’héroïsme qui s’est mise en route. Ce qui m’a d’abord sidéré, avant la surmédiatisation, c’est le nombre de contre-vérités proférées en peu de temps. Je ne sais pas quelle serait la médiatisation « normale » d’une catastrophe, je ne peux donc pas dire quand elle est excessive, ni à partir de quand la catastrophe doit quitter la « « une » des journaux. C’est le traitement « héroïco-moral » auquel on a assisté dans la presse audiovisuelle qui est un problème selon moi, et qui induit le reste, c’est-à-dire la surenchère permanente.

(*) Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 12 avril 2005.
Rony Brauman est l’auteur, notamment, de L’action humanitaire, Flammarion, nouvelle édition 2001 et de Les médias et l’humanitaire, (avec René Backmann), CFPJ, 2001.

Notes
[1] Libération, 6 avril 2005

Lettre n° 36 – L’Europe et les sondages : compréhension et impact

  • Rencontre avec Stéphane Rozès –

Contrairement à l’opinion répandue, les chiffres ne renseignent jamais en soi. Deux politologues peuvent dire des choses différentes à partir des mêmes chiffres. Quand je commente des chiffres, j’en donne le sens non pas à partir d’eux-mêmes, mais à partir des études confidentielles menées par ailleurs. Les chiffres sont pour moi comme le rêve chez Freud, une sorte de plaque de projection révélatrice qui justifie que des journalistes m’interrogent, mais la signification que je tire des chiffres ne peut se comprendre qu’à partir des études menées en amont. Ils valident mes hypothèses construites à partir de l’accumulation d’études qualitatives.
Aussi, avant de commenter le document sur les intentions de vote entre le 1er septembre et le 9 mai, j’insisterai sur un point. Pour appréhender les mécanismes en œuvre dans le pays, il faut avoir recours aux études qualitatives. Selon les clients, nous élaborons diverses méthodologies, mais en général on fait parler un groupe de personnes pendant quatre heures. Ces entretiens sont toujours enregistrés et l’on cherche ensuite à comprendre pourquoi les gens affirment telle ou telle chose. Il ne suffit pas de savoir ce que disent les gens, mais pourquoi ils nous le disent. C’est à partir du moment où l’on a compris que commence notre travail d’analyse qui peut préconiser au client d’agir en termes stratégiques, tactiques, en termes de communication. Nous travaillons pour les gouvernants, les partis politiques, les chefs d’entreprises, les syndicats… Pour les élections au Parlement européen en 2004, nous avons travaillé pour sept listes différentes, de celle de Philippe de Villiers à celle du Parti communiste. Pour ce référendum, nous avons travaillé pour les grandes sensibilités du oui (l’Elysée ou de la rue Solférino…) et pour le Parti communiste.

Première phase de la campagne : un taux d’abstention très important

A ce jour, il y aura eu trois phases dans cette campagne que des sondages faits régulièrement (17 vagues) peuvent éclairer.
Un premier temps de la campagne dure six ou sept mois et se termine par le débat au sein du Parti socialiste. Dans cette période, les taux d’abstention sont très importants, de vingt points supérieurs à ce qu’ils étaient lors des premiers sondages au moment du référendum de Maastricht. Les raisons de ce taux élevé sont politico-nationales et découlent également d’un rapport à l’Europe qui a bien changé depuis Maastricht. Le pays se retire momentanément du jeu politique, car après les élections régionales et européennes, Matignon n’a pas changé de titulaire. C’est la preuve pour toute une partie de la population que décidément les gouvernants n’écoutent pas les messages du pays. Par ailleurs, la gauche de gouvernement a fait un « carton plein » aux élections intermédiaires, mais ne semble pas décidée à dessiner une alternative.
La réaction du pays indique une attitude de retrait. De plus, il n’est pas très facile, pour les catégories populaires de s’approprier les questions européennes. Le pays ne fonctionne pas comme la petite bourgeoisie intellectuelle ou comme les militants mobilisés, ceux d’Attac par exemple. Les catégories populaires sont projectives : elles pensent de l’intérieur vers l’extérieur et non de l’extérieur vers l’intérieur. Par exemple, les ouvriers ne parlent pas de la mondialisation en tant que telle, ils parlent des délocalisations à partir de leur expérience ; ils n’en ont pas la vision des intellectuels mobilisés sur cette question.
La grande donnée nouvelle depuis Maastricht, c’est que les Français souhaitent encore plus une Europe-puissance politique, face à l’unilatéralisme de l’administration Bush, et un modèle économique et social de protection. Ainsi, et c’est contre quoi se gendarme Pascal Lamy et d’autres, l’Europe serait le prolongement de ce que nous sommes, nous Français. Dans le même temps, les Français sont plus mécontents des politiques européennes qui ne semblent pas aller dans le sens du souhaitable. La conjonction, en début de campagne, de ce mécontentement à l’égard de la gauche et de la droite, et de la tension contradictoire à propos de l’Europe fait que le pays passe à côté du débat, et c’est pourquoi on constate dans cette première période ce fort taux d’abstention.
Fabius fait bouger les lignes, mais non pas dans les profondeurs du pays. Chez les socialistes, des partisans du oui passent au non et Fabius légitime leur intention de vote, en leur donnant une clé de lecture pour comprendre pourquoi ce qui était attendu n’est pas ce qui se passe. On peut donc être pour l’Europe et pour le non. Mais en même temps, l’image personnelle de Fabius n’est pas celle d’un antilibéral et un « anti-establishment de choc ». Cela empêche le pays, à cause de l’hégémonie qu’il occupe à l’intérieur du camp du non, de s’approprier le débat.
On peut donc dire dans ce premier temps que le débat passe largement à côté du pays. Pendant la campagne du PS, le oui baisse de sept points et de treize points chez les sympathisants du PS, mais quand les Français apprennent que le PS a décidé de voter oui, celui-ci remonte à son niveau initial.

Deuxième phase : l’appel d’air de la question sociale

Dans un deuxième temps, la question sociale fait appel d’air entre la question européenne et la question nationale. La conjonction du mouvement social du 10 mars sur les salaires et les services publics, et de la polémique sur la directive Bolkestein vient réactiver un phénomène que nous avions constaté lors des élections européennes de juin 2004. Des Français, villiéristes ou communistes ou entre les deux, nous disaient alors : « On nous demande d’envoyer des députés à Strasbourg, alors que nous n’avons pas été sollicités sur l’élargissement de l’Europe. » Ce qui préoccupe n’est pas tant la question du moteur que constitue la constitution, mais celle des limites de l’espace européen. Le fameux exemple du plombier polonais qui n’est ni suédois, ni allemand, ni finlandais…, pose la question de l’Europe à vingt-cinq.
Est-ce, comme le disent les tenants du oui, la promesse d’une Europe-puissance, c’est-à-dire d’un bouclier dans la mondialisation économique, ou bien le cheval de Troie de la mondialisation chez nous ? L’impact de la directive Bolkestein est bien plus important que l’impact des délocalisations. La délocalisation, d’un certain point de vue, touche des catégories qui semblent a priori plus limitées : ce n’est qu’une entreprise qui part… Mais la directive Bolkestein laisse entrevoir que des gens vont s’installer chez nous, avec des niveaux de couverture sociale tels que, bien au-delà de la gauche, on a le sentiment d’être directement attaqué, économiquement et socialement.
C’est parce que nous avons très vite perçu l’importance de la conjonction des deux phénomènes, le mouvement social du 10 mars et la polémique Bolkenstein, que CSA a été le premier institut à avoir très brutalement observé que le non passait devant le oui qui enregistrait une baisse de treize points, en une vague. Il fallait bien sûr des études qualitatives pour croire ces chiffres, sinon, comme sondeur, j’aurais été gêné. Les études qualitatives ont permis de comprendre et anticiper ce qui se passait.
En amont du renversement de tendance, j’avais dit que le non risquait d’être instrumentalisé. J’avais présenté aux « Clubs Perspectives et Réalités » le 27 janvier, ce que pourrait être un « tsunami électoral », avec la montée du non. Le fonds du pays se trouvait à l’époque à un fort taux d’abstention. Une « plaque politico-intitutionnelle » stable faisait que la critique sociale et l’expression du mécontentement s’exprimaient jusqu’alors non pas dans le non, mais dans l’abstention. Il suffisait que cette plaque lâche, pour que se manifeste un système de vase communicant de l’abstention vers le non. Pendant trois ou quatre jours, ce premier sondage annonçant un non devant le oui n’a pas été cru dans Paris.
Or la question « oui ou non » posée au référendum ne recouvre pas la question de savoir si on est pour ou contre l’Europe. Ce n’est plus la ligne de fracture. Le pays est encore davantage pour l’Europe qu’il y a dix ans. Nos sondages ne mesurent pas l’attitude à l’égard de l’Europe, mais un jugement sur le cours des choses en Europe. La montée du non a correspondu à une baisse de l’abstention.
Le pays, alors, s’est emparé du débat. Trois mois plus tôt, lorsqu’on demandait aux Français de quoi ils parlaient autour d’eux, seuls 5 % répondaient « l’Europe ». Un mois plus tard, ils étaient 25%. Aujourd’hui, avant la famille, le travail, les inquiétudes économiques et sociales, c’est l’Europe qui occupe la première place dans les conservations avec 37%.

Troisième phase : le débat sur l’Europe et la question de la démocratie

La jonction du débat européen et de la question du peuple et des élites constitue le troisième temps de cette campagne électorale. Quand Chirac va à Bruxelles pour « éteindre » la directive Bolkestein sous l’empire de la crainte du non, quand il s’exprime devant les Français, on passe de la question sociale et de l’articulation entre la question nationale et la question européenne à une nouvelle question, celle de la démocratie.
Dans notre société, c’est toujours le politique qui est chargé de définir le contrat entre les individus. Nos compatriotes sont critiques à l’égard des hommes politiques, mais quand survient une crise sanitaire, industrielle, écologique, sociale ou des licenciements boursiers…, c’est vers eux qu’ils se tournent parce qu’ils n’ont pas su anticiper ou nous préserver de ces accidents. L’attitude du pays à l’égard du politique n’est ni apolitique, ni antidémocratique. On critique le personnel politique, mais c’est vers l’imaginaire qu’incarne le politique qu’on se tourne et vers son action qu’on escompte.
Or, « Bruxelles » est décisif dans ce dispositif. Quand Chirac va à Bruxelles pour demander le retrait de la directive Bolkestein, alors que le non monte, les Français s’interrogent pour savoir si le président est bien notre émanation à Bruxelles ou le contraire. Lorsqu’ils demandent si les commissaires français ont signé le projet de directive, Chirac ne sait pas… « Bruxelles » est une sorte de boîte noire très pratique pour les gouvernants ces dernières années ; elle leur permet de justifier ce qu’ils font ou ne font pas.
Dans sa politique d’opposition à la guerre en Irak, Chirac a d’abord posé la question des principes, articulant une cohérence des fins et des moyens. Mais dans les rapports de la France à l’Europe, on est plutôt dans l’esquive, dans la justification par « Bruxelles », par la contrainte extérieure. L’instrumentalisation des politiques européennes a permis de répondre à des contradictions objectives, comme la non-concordance entre les espaces de souveraineté démocratique et l’espace de décision économique [1]. La réponse des gouvernements européens n’a pas été d’utiliser l’Europe comme le prolongement des peuples, mais les politiques européennes ont servi davantage aux gouvernants comme un écran de justification face aux gouvernés.
C’est pour cette raison que le débat français commence à faire bouger les lignes dans les autres pays européens. La ministre de la Justice allemande a même déclaré que s’il y avait eu un référendum en Allemagne, le non l’aurait emporté. Dans le moment actuel, pour les Français, le oui a ses équivoques et le non a ses dangers. Dans cette troisième phase, les rapports de force sont bord à bord. Le pays est sous tension. Mais s’il fallait faire l’Europe des élites, il ne fallait pas recourir à une procédure démocratique ! Derrière ces processus, on ne trouve pas seulement des questions économiques, sociales, mais aussi des questions démocratiques. Pas seulement des questions françaises mais aussi européennes.
Les gouvernants eux-mêmes se sont insérés dans des réseaux de contraintes où ils pensaient se mettre à l’abri. Il faut ensuite un courage extraordinaire pour en sortir. Et plus ils sont près des centres de décision, moins ils sont en situation de devoir dire ce qui se passe. Plus ils s’éloignent des centres de décision, plus ils peuvent se permettre de dire un peu plus les choses. L’éloignement du peuple et des élites fait que souvent ceux qui parlent ne savent pas et que ceux qui savent ne parlent pas.

Débat

  • Q : Comment sont constitués vos groupes d’enquête qualitative ?
  • Stéphane Rozès : De façon variable. Ils sont constitués en fonction des problèmes du client. Si je travaille pour la CGT qui s’interroge sur les services publics ou les 35 heures, nous construisons avec le client une méthodologie qui permette de répondre au problème : on se met d’accord sur les réunions de groupes, les entretiens, on détermine les personnes qu’il faut interroger. On fait du sur-mesure, on sait très précisément qui doit être autour de la table : une dizaine de personnes recrutées sur la base d’un questionnaire. Pour les sondages quantitatifs, on travaille sur des échantillons de 800 à 1 000 personnes, un modèle réduit de ce que l’on sait, grâce à l’INSEE, de la population française.
    On fait tout le temps des enquêtes qualitatives sur tout. Si j’ai pu écrire, en 1994, Le désenchantement libéral [2] qui indiquait que l’on entrait dans un nouveau cycle idéologique antilibéral dans le pays, si j’ai pu analyser en 1995 ce que j’ai appelé les « grèves par procuration », c’est qu’auparavant CSA avait mené des études pour les chefs d’entreprise qui m’ont fait comprendre que les salariés, notamment les cadres, étaient en train de basculer. Dès 1994, j’ai écrit, pour la revue des cadres de la CFDT, un article dans lequel j’avertissais : « Les cadres décrochent ». Mais les sondages quantitatifs ne le mesuraient pas encore. C’était seulement perceptible dans les entretiens individuels. Les cadres disaient des choses auxquelles ils ne croyaient plus vraiment.
  • Q : Quelle différence faites-vous entre l’indécision et l’abstention ?
  • Stéphane Rozès : L’indécision correspond à un choix exprimé à la date du sondage (oui, non ou abstention), mais il est annoncé comme susceptible de changement. Son importance provient de ce que la France qui vote oui ou la France qui vote non sont assez proches l’une de l’autre. Nous voulons une Europe-modèle, une Europe-puissance prolongement de nos façons de faire. Les tenants du oui et les tenants du non sont à peu près d’accord sur l’Europe souhaitable. Mais ils ne sont pas d’accord sur le texte et son interprétation. Les Français peinent alors à s’y retrouver.
    Du coup, qu’est-ce qui fait le basculement vers le oui ou vers le non ? Certains politologues considèrent que l’appartenance à la gauche ou à la droite est décisive. Mais ce n’est pas ce que je constate. Les gens ont une situation économique, sociale, un rapport au monde et, par ailleurs, ils sont de droite, de gauche, ont certaines valeurs. L’entrée n’est pas d’abord politique, elle est socio-culturelle. Les individus qui sont en situation de se projeter dans l’avenir peuvent voir dans l’Europe à 25, la promesse d’une Europe-puissance. Ceux qui, du fait de leur situation, vivent l’insécurisation économique et sociale voient l’Europe à 25 comme un cheval de Troie de la mondialisation, la remise en cause de l’Europe des fondateurs. Ils considèrent que les véritables Européens sont les partisans du non. Les actifs votent très majoritairement non et les autres oui.
    À la date d’aujourd’hui nous indiquons certes que les sympathisants du PS sont légèrement pour le oui. Mais la façon dont ces chiffres sont relatés par la presse pose problème. Les journalistes politiques sont souvent des journalistes d’état-major. Ils vivent ce qui se passe dans le pays comme un reflet de ce que sont leurs dîners ou déjeuners de travail avec les hommes politiques. Les citoyens portent d’abord de leurs vécus. La variable socio-culturelle l’emporte sur la variable politique.

Quel impact des sondages ?

  • Q : Peut-on déterminer l’effet des sondages sur l’opinion des sondés ?
  • Stéphane Rozès : Ce n’est pas toujours facile à analyser. Mais l’effet est réel. Je ne prendrai qu’un seul exemple purement technique et empirique. Vous savez que nos intentions de votes sont corrigées par des redressements. La réalité n’est pas ce que disent les gens. La réalité est le résultat de notre « bricolage » de redressement. Il existe en effet des idéologies dominantes. Quand le oui était majoritaire, au début, nos redressements bénéficiaient au non. On constatait une sous-déclaration du non ; le non était plus difficile à porter que le oui. Quand, par la suite, vingt sondages donnent le non en tête, nos redressements profitent au oui. Nous sommes passés de l’idéologie dominante des élites et des médias qui pressuraient les individus qui avaient du mal à avouer le non, à une inversion de représentation dominante. Pendant quelques semaines, il a été plus difficile de dire que l’on était pour le oui que pour le non. La représentation dominante du peuple a remplacé l’idéologie dominante des élites.
    L’impact des sondages, dans ce cas, est décisif. Quand après les mouvements sociaux sur les salaires et les services publics et la directive Bolkeistein, tous les instituts de sondage indiquent que ce ne sont pas seulement des individus qui sont pour le non, mais que c’est le pays qui est majoritairement pour le non, les représentations changent forcément du tout au tout. Quand on vote non, on se dit d’abord qu’on n’est pas seul, ensuite qu’on est « légitime » parce que majoritaire, enfin que le « non » peut l’emporter. C’est donc un transfert de dynamique des flux idéologiques dans le pays.
    Du coup, ce renversement a entraîné une erreur des tenants du non. Ils n’ont pas compris ce que représentait dans le pays le fait de faire la course en tête. Ils ont fait la même erreur que les tenants du oui, notamment le PS, qui avaient commencé la campagne en « tapant » sur les tenants du non, et n’ont pas répondu à la question que se posait le pays : « En quoi le fait de voter oui permet de rapprocher l’Europe réelle de l’Europe souhaitable ? » Les gens se sont dit alors : « S’ils ne répondent pas sur ce point, c’est qu’ils nous cachent des choses. »
    Immédiatement après la première émission de Chirac, nous constatons dans un sondage pour Le Parisien que seuls 39% des Français ont été convaincus par Chirac. Chirac dopait momentanément le non en réactivant la fracture entre le peuple et les élites, en avouant aux jeunes qu’il ne les comprenait pas. Mais, dans le même sondage, nous avions constaté qu’il faisait passer trois arguments dans le pays : le premier, c’est que l’Europe a besoin d’une constitution ; le deuxième, c’est qu’il n’y aura pas de renégociation ; le troisième, c’est que le non risque de fragiliser l’influence de la France en Europe. Or le camp du non n’a pas répondu à ces trois arguments. On ne mène pas le même type de campagne, lorsqu’on est en tête ou lorsqu’on est challenger. En ne répondant pas aux questions posées par Chirac, pendant trois semaines, alors que le non était en tête, les leaders du non ont affaibli sa dynamique et le oui est remonté. Alors le non sert à corriger Bruxelles et nos gouvernants et non à s’y substituer.
    La principale leçon qu’on peut tirer du « 21 avril », c’est l’incompréhension entre les élites et ce qui se passe dans le pays. C’est bien ce qui joue maintenant. L’expression d’un non majoritaire dans les sondages est une manière de faire peur à « Bruxelles » et aux gouvernants. Mais le jour du scrutin, en parodiant Maurice Thorez, les gens pourraient se dire qu’« il faut savoir arrêter un non ». En quelque sorte, après avoir fait peur aux politiques, ils préserveront « l’outil de travail » qu’est l’Europe et l’influence de la France en Europe. Du coup, certains qui pensaient voter non, pourront vaciller au dernier moment, resteront chez eux et feront passer le oui. Autre scénario : le oui recèle trop d’ambiguïtés figées dans le marbre et le non devient un « principe de précaution » pour que le peuple reste souverain et préserve son modèle social.
    Heureusement pour la démocratie, les politologues sondeurs ne savent jamais à l’avance quel va être l’impact du sondage. L’impact est réel, car le sondage est censé dire ce que pense la société, si le sondeur travaille correctement. Chaque individu n’est pas seul dans son confessionnal, face à l’intérêt général et au pays. Il existe une représentation de ce que pense le voisinage.
    Paradoxalement, les Français nous disent que les médias sont en queue de tableau pour ce qui les influence. Mais à partir du moment où le débat est dans le pays, le rôle des médias est assez relativisé. Ainsi, les Français sont beaucoup moins critiques que les tenants du non sur la façon dont les médias traitent du référendum, contrairement à ce que pensent les sociologues critiques des médias et des sondages.
    Quand nous invitons des gens à un entretien de groupe pour faire nos études, ils ne se gênent pas pour critiquer les sondages, au début, pendant dix minutes. C’est en réalité un éloge à la place de la politique dans notre pays. Son statut est tellement central, tellement sacralisé, que, pour l’ouvrier ou le professeur d’université, l’imbécile devant les sondages et les médias, c’est toujours l’autre. Il m’est arrivé, devant une assemblée de trois cents personnes, de m’amuser à demander : « Qui pense que les médias ou les sondages influencent les gens ? » Tout le monde lève la main. Et j’ajoute alors : « Et dans cette salle ? »… J’avoue que c’est un peu facile. Mais l’imbécile, celui qui se fait intoxiquer, le mouton de panurge, c’est toujours l’autre…
    Contrairement à ce que pense une sociologie avant-gardiste et élitiste, les ouvriers ont autant d’esprit critique que les autres. Mais le rapport à la politique, chez nous, c’est le rapport à la République. On délègue et donc si on nous demande de faire de la pseudo-démocratie participative, çà ne prend pas. Nos concitoyens ont besoin de se confronter d’abord à des finalités, à des valeurs. Mais certains hommes politiques instrumentalisent la pseudo démocratie directe pour esquiver ce qui est de l’ordre de leur responsabilité. Je travaille pour nombre de formations politiques. Beaucoup pensent sortir de leur crise identitaire en demandant aux gens « ce qu’ils pensent » pour savoir que penser eux-mêmes. Au nom de la démocratie, ils esquivent leurs responsabilités. Mais comprendre la demande c’est mon travail. Ce n’est pas le rôle d’une formation politique. Une formation politique doit être un intellectuel collectif qui fait des propositions. Il ne faut pas mélanger les genres. Son rôle n’est pas de « dire ce que pensent les gens ». La vocation du politique c’est le débat, partir de la contradiction pour proposer. On choisit, on vote, on adresse des propositions.

Des choix non-dits ont été faits

  • Q : Vous indiquez à juste titre dans votre article paru dans Le Débat que les hommes politiques ont éludé la question des finalités au profit des moyens, de la réforme pour la réforme. Dans ce cadre, quelle est la place de l’Europe ? Est-ce le projet un peu saint-simonien des élites françaises et des technocrates ou est-ce un moyen et dans ce cas le moyen de quoi ?
  • Stéphane Rozès : Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire européenne. Pascal Lamy a raison de dire à quel point la France a marqué la construction européenne [3]. Mon intuition est que l’Europe s’est développée de façon procédurale. Elle ressemble à ces dîners de famille annuels où l’on s’assure que tout le monde va bien et qu’il ne manque personne. Mais, on ne parle surtout pas de politique, mais du temps, des enfants qui grandissent… C’est ce que j’appelle l’Europe procédurale. Mais les grands ensembles humains fonctionnent bien selon des logiques. Les États-nations ne seraient plus des lieux de cohérence démocratique, quelle qu’en soit la définition, ils sont « culbutés » par la mondialisation économique, par les marchés financiers.
    La philosophie de Jean Monnet était qu’il fallait contourner les peuples et faire l’Europe des intelligents, car on connaît les peuples, ils nous ont menés aux guerres ! Il existe une autre philosophie implicite : la réforme dans les pays comme les nôtres, à fort niveau d’accumulation capital-travail, n’est possible qu’avec des politiques économiques qui permettent de l’extérieur, de remettre en cause de hauts niveaux de protection sociale. En faisant de la stabilité monétaire la priorité, avant la croissance et l’emploi, on devrait mécaniquement remettre en cause les systèmes sociaux.
    Au moment du débat de Maastricht, je trouvais bien optimistes ceux qui pensaient qu’un gouvernement économique européen se constituerait. On peut regretter que les différends franco-allemands, au moment de l’adoption de la monnaie unique, n’aient pas permis d’utiliser les politiques économiques au service de la croissance qui dynamise, mais au contraire au service de la purge des sociétés. Le projet non-dit était de mettre en place des politiques économiques permettant de purger les sociétés, face à la globalisation économique, en ne protégeant pas l’espace européen par des politiques tarifaires. C’était le choix : soit un néo-protectionnisme européen permettant de défendre un modèle dans le monde, avec de hauts niveaux sociaux, soit un projet d’adaptation par le bas.
    Des choix non-dits ont été faits. Aujourd’hui les Français découvrent que le cours de l’Europe n’est pas exactement celui que l’on pensait. Pascal Lamy, dans Le Débat, dit qu’il est vrai que l’Europe qui se fait n’est pas l’Europe française. « Le voile se déchire , c’est douloureux ». Il ajoute que le fait que les militants socialistes aient voté oui dans la prise de position du PS prouve que les Français sont prêts à l’accepter. A écouter les tenants du oui, j’en doute. Ils ne semblent pas considérer que l’Europe qui se fait, ce n’est pas la France en plus grand.

La demande de cohérence

  • Q : Vous indiquez que contrairement à une idée reçue nous n’assistons pas à une dépolitisation générale de la société. On assiste à une demande de cohérence. Sollicité dans une entreprise pour « faite participer les gens », j’avais constaté cette réponse : « Ils veulent nous faire participer, mais ils ne savent pas où ils veulent nous conduire… » N’en est-il pas de même en politique ? Avec la Constitution européenne, va-t-on vers un pouvoir plus clair ou plus informe ?
  • Stéphane Rozès : Beaucoup de gens aux postes de responsabilité considèrent, comme l’avait fait Rocard dans un article du Monde, que l’Europe politique et démocratique est finie. La partie III fonctionne comme un « golden parachute ». Le malaise politique vient du fait que les hommes politiques, face à des contraintes objectives, réelles, ont donné des réponses de contournement de la démocratie. En tant que citoyen, je vois dans ce traité constitutionnel un vice ontologique où l’on prétendrait au début à une construction politique de l’Europe et à la fin à des politiques économiques et sociales qui opposent les peuples entre eux.
    Si la situation des salariés est relativement préservée en Europe, ce n’est pas lié au rapport de force capital-travail dans chacune des entreprises, une à une. C’est dû à l’accumulation dans les États-nations de politiques de haut niveau de compromis.
    Quand je débats avec des grands patrons, ils disent crûment que la Lithuanie va permettre à la France d’avancer sur le plan économique et social. Faire l’élargissement avec de tels différentiels socio-économiques avant de voir le moteur de la Constitution est une façon de trancher, avant de demander aux pays de le faire.
    Plus profondément, quand les Français demandent aux politiques de se réapproprier leurs prérogatives, ce n’est pas seulement une interpellation du bas vers le haut. C’est parce que les individus eux-mêmes sont pris dans des contradictions. Ce n’est pas seulement l’entrelacs du pouvoir économique, financier, politique. L’individu lui-même est schizophrène. J’ai travaillé pour la RATP dans les quartiers où l’on a 40% de chômage, où les bus sont « caillassés ». On avait proposé cette méthodologie : on menait d’abord des entretiensindividuelsd’uneheureavecunpsychosociologueet ensuite on retrouvait les mêmes individus dans une réunion de groupe.Dans un entretien individuel,un habitant du quartier disait : « Dès que je peux, je quitte ce quartier. Je n’en peux plus, c’est infâme. Pour les enfants c’est terrible. Je veux me mettre à l’abri. » Le même individu, en réunion de groupe parlait d’un quartier chaleureux, avec une mixité sociale…
    Les Français pensentrépublicain et agisse libéral. Ils n’agissent pas libéral,parce qu’ils sont devenus « madelinistes », mais parce qu’ils veulent se mettre à l’abri, et ils entretiennent le système. J’ai réfléchi avec des marxistes pour comprendre pourquoi le pays est antilibéral idéologiquement et pourquoi il n’est pas anti-capitaliste. Il se passe le contraire de ce qu’attendait Marx. Le salariat emplit la société, mais il est conservateur. La force de bousculement des rapports de production, ce n’est pas le salariat, c’est le capitalisme patrimonial dans le cadre de la globalisation.
    J’étais invité il y a quatre mois par les communistes de Seine-Saint-Denis. Aux dernières élections, le Parti communiste a reculé. Nous avons analysé les cartographies des reculs électoraux indexés sur les évolutions socio-démographiques des communes de ce département. La corrélation est très nette. Je demande à la salle : « Qui défend les pauvres dans cette salle ? » J’ajoute bien sûr immédiatement que je connais la réponse et je pose la question : « Qui est pauvre dans la salle ? » Stupéfaction. Une main se lève. « S’il n’y a qu’un seul pauvre dans cette salle, pourquoi le Parti communiste se dit-il le parti des pauvres ? » En se déclarant le parti des pauvres, alors qu’il n’y a qu’un seul pauvre dans la salle, le Parti communiste crée les bases de son recul électoral. En s’adressant à des gens qui, dans leurs représentations mentales, ont une fierté d’eux-mêmes et souhaitent se mettre à l’abri, le PCF crée soit de l’abstention, soit du vote FN, soit chez ceux qui s’en sortent, l’aspiration à voter socialiste, dès qu’ils sont du bon côté de la barrière.
    Quand le Parti communiste était hégémonique chez les ouvriers, ce n’était pas parce qu’ils se considéraient comme pauvres, mais au contraire « le sel de la terre ». Quand le Marx de 1848 parle des ouvriers et du peuple français qu’il rencontrait près d’ici, il souligne leur fierté. Je suis accablé de voir à quel point le catholicisme social et le misérabilisme ont touché la gauche française et comment elle s’est coupée du monde du travail et de sa fierté. C’est à l’image de ce que sont ses dirigeants politiques, des gens qui ne savent pas ce qu’est le privé, les rapports sociaux, qui sont douillettement à l’abri de la fonction publique.
    Les individus eux-mêmes sont traversés par des contradictions et ils demandent aux politiques d’être une instance de résolution de ces contradictions. Quand j’ai fait le premier sondage sur la façon dont les Français voyaient les mouvements altermondialistes au moment de la conférence de Seattle, j’ai proposé de rajouter la question de savoir si les gens avaient des actions. Or le fait d’avoir des actions ne change rien au point de vue sur José Bové. Un même individu est capable de tenir un discours à différents niveaux. Les individus sont dans la transaction permanente. « Quelle drôle d’idée d’acheter des CD, quand on peut télécharger » » entend-on, et les mêmes individus font une dénonciation au carré de la globalisation économique.
    Or, les sociétés ont besoin de cohérence entre les fins et les moyens. Si l’intégrisme religieux, le nationalisme et le populisme progressent, c’est qu’il y a des modes résolutoires apparents entre les fins et les moyens. En un mot, le libéralisme permet de gérer la société par les moyens, mais il est sourd sur les finalités humaines. Si on ne peut pas se projeter collectivement sur un avenir commun, cela devient insupportable et il se recrée alors des mini-communautés, des territoires d’appartenance, des principes de cohérence.

La spécificité française

  • Q : Voit-on apparaître chez nos voisins européens le même genre de déchirement qu’en France sur l’Europe ? Y a-t-il une exception française ?
  • Stéphane Rozès : La réponse n’est pas simple ; il n’y a pas d’opinion publique européenne. Des études réalisées dans chaque pays sont collectées par Bruxelles pour recenser ce que pensent les Européens. J’ai par exemple travaillé pendant douze ans sur les racismes en France. Les Français ont une forte propension à se dire racistes. Mais la signification du mot raciste n’est pas traditionnelle. Le mode d’intégration à la française fait qu’on reconnaît l’altérité et l’on veut offrir tous les éléments de l’égalité. En Angleterre, les Pakistanais portent le voile sans problème, mais ils ne se marient pas avec des Anglais, alors qu’en France les phénomènes de communauté s’estompent à partir de deuxième génération.
    Dans nos études européennes, on trouve des caractéristiques propres à la France : la République, notre rapport à l’universel… L’individu, pour autant qu’il mette de côté ses origines religieuses, ses pensées philosophiques, ses intérêts sociaux, serait capable de se préoccuper de l’intérêt général. Ce point de vue, cet imaginaire républicain est très français. On reconnaît l’individu dans un échange d’équivalence. La République n’est pas seulement une procédure, c’est un peu plus que la démocratie. C’est l’adhésion à des façons communes d’être.
    Ce qui heurte dans certains pays ne heurte pas dans d’autres, en Angleterre par exemple. Mais les Français pensent que nos valeurs sont universelles. Ils voient l’Europe comme la transposition de ce qu’ils sont. Non par nationalisme, mais par projection. Ce que nous sommes n’est pas notre propriété, mais une propriété universelle.
    La grande ligne de fracture en Europe passe entre les anciens pays européens, les fondateurs, et les nouveaux. Les anciens voient dans l’Europe le nécessaire airbag face à la globalisation économique, alors que les nouveaux voient dans l’Europe un espace d’accès à la mondialisation.
    S’il y avait un référendum en Allemagne, il y aurait le même débat que dans notre pays. Quel modèle pour l’Europe ? Avons-nous un haut niveau de compromis social à défendre ? Comment le faire ?
    Mais globalement, les peuples européens sont plus proches entre eux que les arrières pensées des gouvernements. Ils souhaitent que l’Europe soit une instance de compromis des peuples se construisant par le haut et non un écran entre élus et citoyens justifiant des reculs sociaux.

Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 10 mai 2005.
Stéphane Rozès, directeur-adjoint de CSA-opinion et maître de conférences à Sciences-Po Paris, vient de publier un article : « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n°134, mars-avril 2005.

Notes
[1] Lire Stéphane ROZES : « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005.

[2] Stéphane ROZES, « Le désenchantement libéral » in L’état de la France 1994-1995, La Découverte.

[3] Pascal LAMY, « Le modèle français vu d’Europe », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005.