– Rencontre avec Olivier Roy –
La condamnation des attentats du 11 septembre doit s’accompagner d’une analyse qui évite la confusion et les amalgames : c’est la condition pour combattre efficacement le fanatisme et le terrorisme. C’est dans cet esprit que Politique Autrement a invité Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’Échec de l’islam politique, Le Seuil, 1992, et de Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, le Seuil, 1999. Ce texte reprend ses propos lors d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu en janvier 2002. Les thèmes abordés ici seront développés dans un livre, L’islam imaginaire, éditions du Seuil. Nous remercions Olivier Roy d’avoir bien voulu nous faire part de ses connaissances, de son analyse et de son point de vue. Nous poursuivons ainsi une réflexion sur l’événement du 11 septembre qui est loin d’être close.
Je m’attacherai essentiellement à définir ce dont on parle lorsqu’on utilise le terme d’islamisme et je commencerai par quelques petites remarques. Les discours construits sont toujours les plus radicaux et il y existe un décalage entre ces discours et la pratique réelle de ceux qui les tiennent, même si évidemment ces discours correspondent à une réalité. D’autre part, les sentiments sont souvent complexes et contradictoires : une personne peut tenir des propos d’hostilité et ressentir une certaine fascination, comme c’est le cas de ceux qui lancent des anathèmes contre l’Occident. Il en est de même pour toutes les formes de racisme. Lorsqu’on parle de l’islam, de quoi parle-t-on ? Des musulmans ou des Arabes ? Est-ce qu’on parle de l’islam comme religion ou des gens qui viennent d’une société musulmane ? On opère souvent le glissement. Un beur de banlieue est-il un Arabe, un musulman, un Algérien, un Français immigré ?
Or, on saute souvent d’un niveau à l’autre, alors qu’il faudrait les distinguer. Le premier à jouer sur les différents glissements est l’intéressé lui-même. Le conflit palestinien est-il un conflit entre le monde arabe et quoi d’ailleurs ? L’Occident ? Les juifs ? Les Israéliens ? Doit-on considérer les Palestiniens comme des Arabes d’abord, des musulmans ou simplement des Palestiniens appartenant à un peuple, ayant une langue, une histoire. L’exemple est intéressant, car on oublie souvent de préciser que de nombreux leaders palestiniens sont des chrétiens. Et Ben Laden ? Est-ce un Arabe, un musulman, le gourou d’une secte ? L’intéressé utilise plusieurs registres selon ses propres intérêts et chacun de ces registres a un impact selon ses interlocuteurs. Il s’agit donc de rétablir conceptuellement et intellectuellement les véritables entités contre les discours de confusion, car la confusion est chez tout le monde, pour des raisons qu’on examinera plus tard. Chaque terminologie est discutable. J’en utilise une, elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle correspond à une nécessité intellectuelle de distinguer des choses très différentes.
L’islamisme comme idéologie politique
J’appelle islamistes ceux qui voient en l’islam une idéologie politique, au sens moderne du terme idéologie. Autrement dit une théorie qui permet de comprendre la totalité du social sous le politique. En ce sens, le marxisme est une idéologie. Les grands auteurs de l’islamisme ont toujours été fascinés par le marxisme, soit dans sa version philosophique, soit dans sa version léniniste : « Comment prendre le pouvoir en dix leçons ? ». L’islamisme, ce sont les Frères musulmans ; son fondateur, c’est Hassan El Banna, c’est Maududi, le fondateur du Jama’at islami pakistanais, c’est Khomeyni, chez les chiites, Mohamed Baqer al Sadr le grand chef des chiites irakiens, Mohamed Fadlallah, le chef spirituel des chiites libanais, et puis aussi Sayd Qotb, plus radical, qui fait le pont avec Ben Laden. La séparation n’est pas franche et nette. Il existe des transitions, des ponts, des auteurs qui ont un pied dans deux systèmes différents, mais il existe des pôles. Les islamistes tirent de cette idée que l’islam est une idéologie politique la conclusion que leur mouvement a pour vocation de prendre et de gérer l’État. Les islamistes sont des politiques, leur objectif, c’est l’État. Ce ne sont pas forcément des révolutionnaires. Ils ne prônent pas forcément la lutte armée. Si Khomeyni a insisté sur la lutte armée depuis 1963, Hassan al Banna n’a jamais eu de théorie de la révolution, Maududi non plus, c’étaient des pragmatiques. S’ils avaient une chance de prendre le pouvoir par les élections, ils participaient aux élections, si par contre un mouvement de révolte populaire ou un coup d’État militaire se déclenchaient, ils jouaient cette carte.
Les Frères musulmans quant à eux ont proposé à Nasser une alliance qu’il a refusée. Le seul qui ait opéré une rupture totale et violente, c’est Khomeyni, après 1963. Les islamistes ont donc une perception très politique de l’islam, ils pensent en termes d’institutions. Pour eux, il faut un État islamique. S’ils s’interrogent sur le sens que pourrait avoir un parlement islamique, aucun d’entre eux ne doute qu’il faille un conseil des ministres, un chef de l’État, des processus de législation, etc. La constitution iranienne est un bel exemple. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’a pas été mise en place sous la pression des Occidentaux, c’est un pur produit de la révolution islamique d’Iran. C’est pourtant une constitution moderne, une constitution du xxe siècle. Elle prévoit la séparation des pouvoirs, un processus électoral, des processus législatifs, elle désigne le chef suprême des armées… Elle définit aussi, ce qui est très typique d’une constitution islamique, le rôle du guide de la révolution qui est à la fois le chef religieux et le chef politique. Si l’on fait abstraction du guide, la constitution iranienne est de type présidentiel. Sans cette notion de guide, la constitution iranienne pourrait très bien fonctionner et faire de l’Iran le pays le plus démocratique du Moyen-Orient. Entre nous, il l’est déjà d’une certaine manière, si l’on excepte la Turquie. Dans leur idéologie, les islamistes sont, théoriquement, supra nationalistes. Pour eux, l’État-Nation actuel est une création historique, qu’ils acceptent parce qu’elle est là, mais leur but est de le dépasser et de rassembler toute la communauté des musulmans sous une direction unique. C’est ainsi que, selon la constitution iranienne, le guide de la révolution peut ne pas être iranien, parce qu’il a vocation à être le guide de tous les musulmans du monde. C’est comme cela que Khomeyni a été désigné.
De fait, derrière cet appel à tous les musulmans du monde, les islamistes fonctionnent dans le cadre d’un État donné. En fait, très peu de mouvements islamistes sont supranationaux. Le plus transnational est celui des Frères musulmans, mais les Frères musulmans ont des branches nationales qu’ils appellent branches régionales. Comme le baasisme, comme le panarabisme laïque. Officiellement, selon la terminologie baasiste, Sadam Hussein n’est que le patron de la région irakienne de la ouma arabe. Ils emploient les mêmes termes. Les baasistes qu’on considérait naguère comme des laïques de gauche, utilisent une terminologie religieuse qu’ils restreignent à une cause arabe et non pas à celle de l’ensemble des musulmans. Chez les islamistes comme chez les baasistes, c’est la logique nationale qui l’emporte. La guerre entre l’Irak et l’Iran a été très clairement une guerre entre deux nations, vécue comme telle par les populations, et les alignements internationaux se sont faits sur ces bases-là et non pas du tout sur des bases idéologiques. Conclusion logique : les mouvements islamistes perçus comme une menace dans les années quatre-vingt sont tous devenus nationalistes. Y compris le FIS algérien. Ce sont des mouvements qui sont restés politiques et luttent dans le cadre d’un État donné. Ils ont un programme d’islamisation, mais ils pensent en termes d’intérêts nationaux et en termes d’alliances politiques.
Tous ont évolué dans la définition de ce que pourrait être un futur État islamique. Par exemple, depuis le début les critiques du Hamas palestinien contre Arafat n’ont jamais porté sur l’islam mais sur « sa trahison des intérêts nationaux du peuple palestinien ». Il n’a jamais parlé de charia, ni quoi que ce soit de la sorte. C’est un mouvement nationaliste qui conteste Arafat sur le nationalisme. Autre exemple, le Hezbollah libanais n’a jamais eu de programme islamiste au Liban. Dans les années quatre-vingt-dix, il est devenu un parti nationaliste perçu comme tel par tous les autres, y compris par les Maronites. Le meilleur avocat du Hezbollah est d’ailleurs de confession maronite. C’est lui qui a porté plainte contre Sharon en Belgique. Le Hezbollah, en se battant contre Israël et en définissant sa lutte en termes de libération du territoire national libanais – tout en utilisant le terme djihad bien sûr – est aujourd’hui considéré par beaucoup de Libanais comme l’avant-garde de la défense de leur pays. Hier et aujourd’hui contre Israël et demain – qui sait ? – contre la Syrie, car c’est le problème majeur du Liban. Le Refah turc, scindé en deux, est un parti normal et la validation de son interdiction par la Cour européenne est un scandale. Dans ce cas, il faudrait interdire tous les partis démocrates chrétiens, tous les partis se référant à la religion. Le Refah a toujours joué le jeu des élections et si la ville d’Istanbul qui n’est pas réputée pour être une ville intégriste, réélit régulièrement le maire islamiste, c’est que c’est un bon maire. Ce n’est pas toujours une condition nécessaire pour être élu maire, mais en gros, sur le temps, c’est un critère. Le FIS algérien, contrairement à ce qu’on dit, n’a jamais été un parti terroriste. Il a gagné les élections, elles ont été annulées, il s’est alors replié dans la montagne pour mener une guérilla qui a été rapidement écrasée. Il a surtout été dépassé par le GIA qui, lui, n’est pas un mouvement islamiste, mais relève des autres mouvances dont je parlerai plus loin. Les Frères musulmans quant à eux participent aux élections lorsqu’on les y autorise, ils proposent des alliances électorales, se font élire. Ils présentent des propositions de lois qui ne sont pas d’un progressisme fulgurant, notamment en ce qui concerne le statut de la femme, mais ils jouent le jeu. Ces partis sont donc des partis légalistes, parlementaristes et nationaux, ce ne sont pas forcément des partis démocratiques. Mais, s’il fallait attendre d’avoir des partis démocratiques pour faire la démocratie, la France en serait toujours au Second Empire.
L’échec de l’islam politique
Les partis islamistes ne posent plus problème aujourd’hui. Les Iraniens ne posent plus problème. Ils ont des problèmes, mais c’est autre chose. Les islamistes turcs ne posent pas problème, sauf pour les militaires, ce qui n’est pas mauvais en soi. Les Frères musulmans en Égypte sont un problème pour le gouvernement égyptien, mais parce que le gouvernement égyptien est une dictature pour différentes raisons. Il faut faire attention à l’utilisation de l’argument de la laïcité par des régimes autoritaires. Dans la région, l’argument de la laïcité est un argument de dictature, il faut donc se méfier et ne pas penser qu’il faut d’abord être laïc pour être démocrate. Beaucoup de tyrannies ont été parfaitement laïques.
Lorsque j’ai parlé de « l’échec de l’islam politique », j’ai utilisé des termes polémiques. Je n’ai pas voulu dire que les islamistes avaient disparu ; ils existent toujours, mais contre leur propre programme de créer un État véritablement islamique, d’idéologie islamique. Cela ne marche pas et ils sont les premiers à le reconnaître. Je n’ai aucun problème avec les islamistes. On m’invite régulièrement à faire des conférences à Istanbul et même en Iran. Ils aiment moyennement ce que je raconte, il y a des contestations dans la salle, mais ce que je dis ne leur paraît pas scandaleux et chaque jour qui passe leur démontre qu’on va dans le même sens. Dernier exemple, la Bosnie : le parti islamiste s’est complètement banalisé et il a été élu parce qu’il a été perçu par la population comme le parti des élus défendant les libertés et l’identité bosniaques. Et puis il a fait son œuvre historique et, lorsqu’il perd les élections actuellement, il l’accepte et cela se passe plutôt bien.
Les islamistes sont fascinés par une modernité de type occidental. Le discours de Khomeyni n’était pas anti-occidental, c’était un discours anti-impérialiste. Les islamistes ont repris – d’où leur succès – le discours qui était tenu par les partis de gauche qui ont pris le pouvoir dans certains cas. Le résultat a été très mauvais, comme en Algérie avec le FLN, en Égypte avec Nasser, en Syrie, en Irak avec les partis baasistes… Cela a donné des régimes bureaucratiques construits sur des groupes d’intérêts, l’armée en Algérie, le parti conçu comme une espèce d’aristocratie en Égypte, le système Sadam, les Alaouites en Syrie, etc. Ces partis peuvent encore jouer sur le nationalisme, mais ils n’ont pas rempli leur programme et l’espace de contestation non seulement anti-américain, mais social, a été rempli par les islamistes. Le discours des islamistes est un discours contre la corruption des élites et contre les États-Unis politiques.
Cet islamisme-là est donc un avatar de l’anti-impérialisme et il a formé de nouvelles élites pour la modernisation. D’ailleurs, ces islamistes sont rarement des religieux. En Iran, tout le monde parle de la République des ayatollahs, mais il n’y en avait qu’un, Khomeyni ; la plupart des autres ayatollahs n’ont pas joué le jeu de la révolution, deux ont été mis en prison et un autre écarté. La révolution en Iran a été menée par des jeunes de 35, 40 ans à l’époque, des médecins pédiatres formés aux États-Unis, des ingénieurs formés en Allemagne, etc. La sociologie des islamistes est moderne. Ce sont des ingénieurs et non des oulémas. On a manqué un dialogue avec eux à l’époque, mais on est en train de le rétablir. Il reste de mauvais souvenirs, mais ces partis ont perdu de leur radicalisation, ils ont aussi perdu de leur pouvoir de mobilisation et donc de leur impact, dans la mesure où ils se sont embourgeoisés, « notabilisés », nationalisés.
Le fondamentalisme : appliquer la charia
Parmi les autres formes de contestation islamique, deux relèvent de ce que j’appelle le fondamentalisme, par opposition à l’islamisme. Pour les fondamentalistes, une société devient une société islamiste lorsque tout le monde est un bon musulman. Si tous les gens font la prière comme il faut, appliquent dans leurs transactions de travail, dans leur vie de famille les règles de la charia, alors la société devient islamiste. Peu importe l’État. C’est au mieux un instrument, au pire un obstacle.
Les fondamentalistes s’adressent directement à la société et la considèrent comme une communauté des croyants. Sur le plan politique, ils ont une revendication essentielle, l’application de la charia. Il n’est pas nécessaire de se poser des questions sur une constitution islamique, sur des pouvoirs politiques, sur les relations entre les trois pouvoirs, sur la démocratie… Tout cela n’existe pas pour eux. Si tout le monde respecte la charia, la justice sociale règne automatiquement, la justice aussi, de même que l’harmonie politique. C’est ce que disent les oulémas traditionnels et cette tendance a toujours existé dans l’islam. Elle n’est pas forcément anti-occidentale, parce que, dans le fond, l’Occident ne les intéresse pas.
L’Occident, c’est les autres. Eux ne sont pas forcément des prosélytes. Leur but est que le musulman redevienne un bon musulman et, une fois ce but réalisé, la société musulmane sera tellement attrayante que les autres se convertiront. Et s’ils ne se convertissent pas, ils pourront rester chrétiens ou juifs, puisque c’est prévu par la charia ; leur position sera une position minoritaire comme elle a pu exister dans le passé, mais elle sera garantie d’un point de vue juridique.
Les fondamentalistes ne sont donc ni antisémites, ni anti-chrétiens. Ils se sont toujours bien entendus avec les pouvoirs coloniaux. Ce sont les Français qui ont normalisé la charia en Algérie, qui ont créé une faculté de droit islamique à Alger. Napoléon a commencé ce processus en Égypte Il a expliqué aux oulémas qu’il restaurait la charia en place, mais qu’il leur revenait de l’appliquer. Son troisième successeur, le général Denoux s’est même converti à l’islam, il ne faut pas l’oublier.
Les puissances coloniales, à part les Russes avec les Tatares, n’ont pas eu de politique assimilationniste, mais une politique de gestion de l’indigène avec ses propres normes, sa propre société. Les Anglais dans le sous-continent indien, les Français au Maghreb ont codifié le droit indigène. Nous avons naturellement développé les contradictions entre droit chariatique et droit coutumier, entre Berbères et Arabes, pour mieux régner, mais les oulémas traditionnels n’ont jamais mené de soulèvements. Ceux-ci ont été conduits soit par des notables tribaux, soit par des modernes comme Ataturc, soit par des chefs religieux charismatiques, plutôt de type soufi comme l’émir Abd El Kader. Ces oulémas traditionnels ne nous haïssent pas, ils nous ignorent. L’Occident ne les intéresse pas. Ils ne se mêlent pas de sciences modernes, ni de mathématiques. Leur système est arrivé rapidement à bout de souffle, il a été concurrencé soit par le système gouvernemental laïque, soit par les islamistes qui leur reprochaient de n’avoir rien compris et apportaient quelque chose de différent.
Les néo-fondamentalistes : le poids des déracinés
Ceux que j’appelle les néo-fondamentalistes – au Pakistan on les appelle les salafi djihadistes – sont ceux qui occupent le terrain de la contestation après la normalisation de l’islamisme. Ce ne sont pas des paysans qui viennent du fond des campagnes. Ce sont des produits de la modernité. Ce ne sont pas forcément des laissés-pour-compte. Toute la théorie selon laquelle l’islamisme vient de la pauvreté est fausse. Ben Laden est un millionnaire. Ces mouvements recrutent d’abord parmi les étudiants. Lorsqu’on regarde de près quels sont les jeunes de banlieues qui se laissent entraîner, on voit nettement que ce ne sont pas les plus dépossédés. Marx l’avait déjà dit : on ne fait pas des révolutionnaires avec du lumpen. Ceux-ci viennent toujours des classes moyennes. Ceux qui vivent au bas de l’échelle sont dans la survie et non dans la prise en main de leur sort, sinon de leur propre sort individuel.
Ces néo-fondamentalistes occupent l’espace laissé par les islamistes, c’est-à-dire l’espace de ceux qui n’ont pas d’État-Nation auquel s’identifier. Soit parce que ce sont des apatrides, soit pour des raisons idéologiques comme Ben Laden. Encore pourrait-on aisément démontrer que Ben Laden a de bonnes raisons de ne pas se sentir saoudien. « Saoudien », c’est le nom d’un clan, d’une tribu, d’une famille. L’Arabie saoudite, c’est l’Arabie des Saoud. Si on ne compte pas parmi les sept ou dix mille princes de la famille royale, on n’existe pas. Pour faire des affaires, il faut avoir un parrain dans le clan royal. C’est vrai pour tout le monde, pour les nationaux, comme pour les étrangers. C’était donc vrai pour la famille Ben Laden. Elle a choisi un prince qui est devenu roi et comme dans ces milieux la loyauté fonctionne, celui-ci a assuré sa fortune. Mais Ben Laden a de bonnes raisons de ne pas se sentir citoyen saoudien ; il est d’origine yéménite et la politique saoudienne est extrêmement tribale. Parmi les hommes de Ben Laden, on compte environ un tiers de Saoudiens et 40 % parmi ceux qui ont participé directement aux attentats de New York. Ce n’est pas par hasard si l’Arabie saoudite fournit un grand nombre de radicaux. Trois nations sont sur-représentées dans les troupes de Ben Laden : l’Arabie saoudite, l’Algérie et l’Égypte L’Égypte, c’est le poids lourd démographique du Moyen-Orient et du monde arabe. L’Algérie est aussi un pays important sur le plan démographique, mais pas l’Arabie saoudite. Il faut donc chercher les raisons ailleurs.
De nombreux radicaux sont en fait sociologiquement des apatrides ou se vivent comme tels. Le Moyen-Orient est une énorme fabrique d’apatrides. On parle de « sans-papiers » en France, mais au Moyen-Orient ils se comptent en millions. La plupart des pays du Moyen-Orient ont des règles de nationalité extrêmement strictes. On ne peut être citoyen que de façon linéaire, par filiation paternelle. Or ces pays sont des pays de migrations (et non d’émigration) et, dans certains, le groupe dominant n’a jamais accordé la nationalité à ceux qui habitent le pays. Le Koweït est un bon exemple : pour une population de trois cent mille citoyens, une centaine de milliers de personnes n’a pas la nationalité. Ils sont nés au Koweït, leur grand-père et leur arrière-grand-père sont nés au Koweït, mais ils sont « sans-papiers ». Il y a près d’un million de « sans-papiers » en Syrie ; ce ne sont pas des émigrés, mais l’État n’a jamais accepté de leur accorder la nationalité syrienne parce qu’ils sont d’origine turque ou kurde. Un million d’Afghans « sans-papiers » resteront en Iran. De nombreux Palestiniens, par définition, figurent dans cette catégorie. Les enfants de Palestiniens partis de leur pays en 1948 et qui ont passé toute leur vie en Égypte n’auront jamais la nationalité égyptienne.
Le Moyen-Orient fabrique des déracinés et, dans les réseaux de Ben Laden, on trouve un nombre important de ce type d’apatrides. Prenons l’exemple de Youssouf Ramzi qui a commis le premier attentat du World Trade Center en 1993:son père est pakistanais, sa mère est palestinienne et il est né au Koweït. À un moment donné, il a acheté un passeport yéménite. Il peut revendiquer la nationalité pakistanaise, mais il n’a jamais vécu au Pakistan et il ne parle aucune des langues. Lorsqu’il y va, il parle anglais. Il a obtenu un diplôme aux États-Unis, puis il a été faire la guerre en Afghanistan où il a sympathisé avec un Philippin, et il est parti aux Philippines pour y mener le djihad, puis il a monté un attentat contre le pape ; son frère s’est fait arrêter grâce à un policier français, et il est reparti aux États-Unis où il s’est fait arrêter à son tour. Ce genre d’individu ne peut pas être islamiste. Construire l’État n’a pas de sens pour lui. Il est globalisé et ce n’est pas de sa faute, parce que c’est un produit de l’histoire, un produit de la partition de la Palestine en 1948, un produit des règles d’attribution de la nationalité trop strictes. C’est un internationaliste. Il parle arabe, bien sûr, il parle anglais, c’est sa langue de voyage et de communication. Il pratique l’informatique. Il prend l’avion constamment. Cette population mouvante (qui n’est pas forcément musulmane, c’est un phénomène global) circule, s’installe dans tel ou tel pays, en prend éventuellement la nationalité, mais elle se vit profondément comme globalisée.
Ben Laden : déculturation et haine identitaire
Une petite partie de ces gens s’est radicalisée sous le discours de Ben Laden. Ce discours tient en deux points. D’abord, le dogme fondamentaliste : la charia, rien que la charia. Mais lorsqu’on ne vit pas dans une société déterminée, que signifie la charia ? Ce n’est pas tellement appliquer la loi islamique, mais se comporter en vrai musulman. C’est le discours du « born again muslim » qu’on retrouve chez tous les auteurs de l’attentat du World Trade Center. Tous les chefs ont la même histoire. Ce sont des jeunes, nés en Occident ou au Moyen-Orient, – cela n’a pas d’importance -, mais tous ont fait leurs études en Occident, tous ont rompu avec leur famille, avec leur pays d’origine, avec leur pays d’accueil. Ils en sont à une triple rupture. La mère de Zacarias Moussaoui parle très simplement et dit la vérité : elle n’avait pas vu son fils depuis trois ou quatre ans. Il est parti en Angleterre, alors qu’il est né en France, de nationalité française, d’origine marocaine. Il ne parlait certainement pas l’arabe, il a dû l’apprendre après. Il a été éduqué en France et il n’est pas parti à la Mecque, mais à Londres, la grande capitale du monde global, du monde international, qui fascine les jeunes, comme New York. Là-bas, il a fréquenté des mosquées un peu radicales, il a rencontré des gens qui revenaient d’Afghanistan, et il est parti à son tour en Afghanistan pour rentrer dans les réseaux de Ben Laden. Sa mère raconte que, lorsqu’il était petit, il n’était pas spécialement musulman, sa famille n’était pas pratiquante. Il est devenu « born again muslim » à Londres. Ces radicaux se sont réislamisés en Occident, sur une trajectoire occidentale. Leur haine est une haine identitaire et non une haine de culture, parce qu’ils n’ont aucune culture islamique, aucune culture arabe. La plupart ne parlent pas l’arabe, sauf ceux qui sont restés jusqu’à l’âge de dix-huit ans dans un pays arabe.
Le phénomène des convertis est intéressant aussi. On ne peut pas dire que tous ces gens sont des produits de l’exclusion sociale ; je l’ai dit il y a quelques années, mais il faut nuancer, parce que lorsqu’on regarde de près, on s’aperçoit qu’une bonne partie d’entre eux était justement en ascension sociale. Celui qui est fasciné par l’islamisme, ce n’est pas le « petit beur » qui brûle des voitures, pour une raison très simple : l’islamisme demande de la discipline, de l’ordre ; on se lève à quatre heures du matin pour faire ses prières. Beaucoup de jeunes qui sont partis dans les camps en Afghanistan en sont très vite revenus. Les radicaux se trouvent dans un contexte de déculturation et ne veulent pas, pour toutes sortes de raisons, se reconnaître dans une autre culture, dans une autre société. Ben Laden et les autres mouvements qui ont une vision semblable de l’islamisme leur fournissent une manière d’être musulman partout dans le monde, en dehors d’une société, sur une base complètement individuelle. L’aspect obsessionnel que l’on retrouve dans le manuel du terroriste est très frappant chez tous les auteurs de l’attentat : « Tu te lèveras de telle manière, tu te doucheras de telle manière, tu te raseras de telle manière, tu prononceras telles formules, tu mettras d’abord le pied droit dans le taxi qui t’amènera à l’aéroport. » Il est très présent dans le testament de Mohammed Atta. Il traduit bien une pratique de l’islam dans la solitude, que l’on peut exercer en avion, en traversant la rue… C’est un islam qui n’est plus incarné dans une société. C’est un islam complètement désocialisé. Beaucoup de ces jeunes passent beaucoup plus de temps à parler de leur islam sur Internet qu’à agir dans le réel et aller à la mosquée. Sur Internet, il n’y a pas le poids de la société, il n’y a pas de problèmes relationnels avec les voisins. Dans ce monde imaginaire, ce qui ne colle pas avec la vision mythique qu’on a de soi-même est éliminé. Ce n’est pas par hasard que les informaticiens sont extrêmement nombreux dans ces réseaux.
Les talibans sous influence
Ben Laden touche donc des individus qui sont des produits de la globalisation et de l’acculturation. Mais cela n’explique pas l’arrivée des talibans. Ceux-ci se trouvent à la rencontre de ma deuxième catégorie, celle des fondamentalistes, et de la troisième, celle des néo-fondamentalistes. Ils ont suivi un chemin complètement opposé de celui des oulémas traditionnels. Ils sont partis d’une position très modérée, très pro-occidentale. En 1994-95, ils avaient d’excellentes relations avec les Américains, non pas parce qu’ils étaient manipulés par eux. Je connais bien les talibans, j’ai vécu chez eux il y a dix-huit ans, en 1984 ; ils n’étaient pas du tout anti-occidentaux. L’anti-impérialisme, ce n’était pas leur affaire. Ils étaient très proches des oulémas traditionnels et ne voyaient pas la cohabitation des religions en termes de conflits. Chacun devait s’attacher à respecter sa religion et à devenir de bons musulmans ou de bons chrétiens, selon son origine. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir en 1996, cela s’est plutôt bien passé au début. C’est après qu’ils se sont radicalisés sous l’influence de Ben Laden.
Cette conjonction entre les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes est un phénomène intéressant parce qu’on le retrouve ailleurs. On le retrouve notamment au Nigeria en ce moment. On le retrouve surtout à la périphérie du monde musulman, parce que par définition les néo-fondamentalistes sont des gens de la périphérie. Ben Laden est un djihadiste, ce qui compte avant tout, c’est le djihad, mais ses cibles sont New York, la Bosnie, le Kosovo, la Tchéchénie, l’Afghanistan, le Cachemire, les Philippines. Le monde de Ben Laden, c’est le monde de la confrontation, le monde de la périphérie, le monde de la frontière au sens ancien du terme. Ben Laden n’a jamais été un homme du Moyen-Orient ; il n’a pas de réseaux à Jérusalem. Il ne parle d’Israël que depuis les bombardements américains, pour mobiliser le Moyen-Orient. Il ne recrute des Palestiniens que parmi ceux dont les parents ont quitté la région en 1948. Les radicaux islamiques en Palestine sont avec le Hamas et se battent contre les Israéliens pour l’établissement d’un État national palestinien. Les actions de Ben Laden sont catastrophiques pour eux, elles donnent raison à Sharon, resserrent les liens entre Bush et les Israéliens, elles sont très dangereuses et ils le disent. Alors qu’il y a beaucoup d’Égyptiens chez Ben Laden, il n’y a pas de « benladenistes » en Égypte L’Égypte n’ajamais été aussi calme : pas un seul attentat islamiquedepuis1998.Moubarak a libéré des centaines de « terroristes » l’an dernier. En Arabie saoudite, c’est différent, on risque d’avoir des surprises.
Crise des valeurs musulmanes, radicalisation et haine de soi
La radicalisation d’oulémas fondamentalistes au contact de gens comme Ben Laden repose sur une espèce de ressentiment. Ils se repositionnent sur une entité islamique, alors que le paysage politique est plutôt bouché et qu’il n’existe plus de société véritablement musulmane, au sens fort du terme. Les sociétés du monde musulman sont profondément occidentalisées. Ils se battent dans le fond contre ce qu’ils perçoivent comme une aliénation. Lorsque des gens combattent pour le retour aux valeurs traditionnelles, c’est que ces valeurs sont en crise. La crise des valeurs n’est pas propre aux musulmans, mais certains d’entre eux revendiquent un retour à l’islam sans véritable point d’appui. Les islamistes avaient un point d’appui, l’État. Aujourd’hui existe un mouvement insaisissable, informel, de réislamisation du monde musulman sur des bases individuelles, avec un discours de l’authenticité en crise. Ce retour à l’islam est très largement une reconstruction, une fabrication, un bricolage chez des gens profondément occidentalisés. Cela provoque une forme de schizophrénie qui se traduit par de la haine, mais ne conduit pas toujours au terrorisme.
Il existe une crise du politique dans le monde musulman, comme dans le monde occidental, et cette crise du politique ouvre un espace au discours néo-religieux, aux sectes. La secte de Ben Laden est une secte apocalyptique, au même titre que la secte Aun au Japon, Fa lun gong en Chine, etc. Tous ces gens sont très proches et ce qui frappe c’est leur côté suicidaire. Il existe partout une crise de l’évidence religieuse, une crise du rapport entre politique, religion et société, mais dans le monde musulman elle est très brutale, parce qu’elle s’est déclarée dans un laps de temps très court. Comme la religion musulmane est actuellement une religion du « tiers-monde » ou une religion de milieux socialement défavorisés en France (pas aux États-Unis), s’expriment en même temps une critique sociale et des tensions stratégiques. Le point commun entre les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes, c’est qu’il n’y a que le bien d’un côté et le mal de l’autre. Le plus gros budget chez les talibans était celui de la prescription du bien et de la proscription du mal, la police religieuse. Le critère, c’est ce qui permet de distinguer les bons et les mauvais. Il y a deux camps, celui de « la communauté des saints » et celui des autres.
Qu’est-ce qui relève de circonstances historiques et qu’est-ce qui relève du texte religieux ? Un grand pas a été fait en Occident, lorsque l’Église a laissé s’opérer la critique des textes sacrés. Mais c’est assez tardif dans l’histoire du christianisme. Chez les musulmans, elle se fait, mais l’avantage et la difficulté de l’islam, c’est qu’il n’y a pas de clergé. Du coup, chacun peut faire à peu près ce qu’il veut et aucune instance supérieure ne peut protéger les croyants d’un excité qui peut traiter n’importe qui d’apostat. Les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes nient l’histoire, seules comptent pour eux les paroles du prophète. Les talibans ont détruit leur propre culture. Ils ont nié la culture afghane. Ils ont détruit les bouddhas, interdit la musique et tout ce qui était tradition. Ils ont fait table rase et se sont retrouvés sans rien. C’est un point commun avec les jeunes de banlieue qui débarquent chez les talibans. On leur dit : « Tout ce que tu as appris à l’école n’a pas de sens ; il suffit d’apprendre l’arabe et de faire la prière de telle et telle manière pour être un bon musulman. Le reste ne compte pas. »
Quel est le moteur psychologique pour un tel engagement ? Je dirais que c’est une espèce de haine de soi. On le voit très nettement dans leur comportement. C’est souvent un comportement d’échec total. Tous les jeunes impliqués dans les attentats ont fait le voyage initiatique en Afghanistan. Mais ces formes de terrorisme sont autant occidentales qu’orientales. On a affaire en réalité à une radicalisation de milieux déclassés, de jeunes éduqués qui agissent sous le coup de la culpabilité et de la haine de soi. Ils règlent leurs comptes avec ce qu’ils disent que l’Occident a fait d’eux. La bande de Roubaix est typique de ce point de vue. Les jeunes se sont convertis à l’islam pour aller faire le coup de feu en Bosnie. Il y a vingt ans ils se seraient retrouvés dans « la bande à Bader » ou à « Action directe » au nom d’une idéologie anti-impérialiste de gauche.