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Lettre n° 27 – « Privatisation » des entreprises publiques

  • Quelques repères pour un débat –

Au moment où la situation des entreprises publiques (EDF-GDF, France Télécom, SNCF…) revient dans l’actualité, et où l’on parle de leur « privatisation », il nous a paru nécessaire de publier quelques repères de principes qui peuvent aider à aborder plus clairement cette question. L’introduction d’une logique concurrentielle de marché et l’ouverture du capital ne concernent pas les seuls salariés de ces entreprises, mais l’ensemble des citoyens. Toute modification suppose un débat public et parlementaire et un vote des représentants élus de la nation. Mais encore faut-il que ce débat ait lieu sur des bases claires, en dehors du schématisme et de la confusion.
Le texte qui suit reprend des extraits d’un document de travail émanant d’un groupe de réflexion sur le service public et publié dans une Lettre de Politique Autrement de 1995. Il est donc daté et fixe seulement un cadre synthétique qui mériterait d’être développé et complété, notamment par la prise en compte des évolutions qui se sont produites au sein de l’Union européenne. Il appelle critiques et enrichissements, mais il peut fournir néanmoins quelques repères et distinctions nécessaires pour ouvrir un débat. C’est dans cette perspective que nous le publions.
Nous ne prétendons pas, ce faisant, traiter de l’ensemble des problèmes qui sont posés aujourd’hui aux entreprises publiques ni élaborer des propositions précises. Les pressions libérales à l’échelle européenne, les incohérences des décideurs politiques, la façon dont a été menée la modernisation des services publics depuis les années quatre-vingt ont entraîné un désarroi chez les salariés et rendu le débat confus. Chacun de ces problèmes mérite une analyse détaillée que nous n’abordons pas ici. Le but de cette Lettre de Politique Autrement est plus modeste. Il s’agit de rappeler un minimum de connaissances juridiques et historiques, et d’ouvrir des pistes de réflexion.
On assiste aujourd’hui à une dissolution, voire une perte des repères qui structuraient jusqu’alors les services publics, dissolution qui entraîne un malaise généralisé de ce secteur. C’est précisément parce que les services publics se trouvent aujourd’hui confrontés à des défis historiques nouveaux, qu’il est nécessaire de prendre du recul, de revenir aux principes qui les ont structurés, à la façon dont ils se sont inscrits dans notre histoire, afin d’essayer de faire la part des choses entre évolutions nécessaires et fuite en avant.

Politique Autrement

Les difficultés d’une définition

La notion de service public peut apparaître comme une notion trop globalisante dans la mesure où elle recouvre des institutions et des activités diverses. C’est à travers la définition juridique du service public que s’opère en fait un regroupement : « Un service public est une activité d’intérêt général menée sous le contrôle de l’administration avec des prérogatives de puissance publique. »
Les services publics doivent obéir à trois grands principes généraux d’action :

  • le principe d’égalité de traitement : traitement similaire des usagers placés dans une situation identique au regard du service, les discriminations établies dans un but d’intérêt général étant seules admises ;
  • le principe de continuité : les actions menées doivent être conduites dans un souci de permanence et de stabilité ;
  • le principe de mutabilité : adaptation constante des actions aux évolutions quantitatives et qualitatives des besoins.
    Les activités de service public en tant qu’activités d’intérêt général sont menées sous le contrôle de l’administration avec des prérogatives de puissance publique. L’administration des ministères de tutelle des différents services publics est chargée de faire appliquer les principes et d’en contrôler l’effectivité.
    On doit en outre distinguer l’activité de service public répondant à ces critères et la prise en charge institutionnelle de cette activité. Celle-ci peut être assurée :
  • par l’État et ses différents ministères,
  • par les collectivités locales,
  • par des entreprises publiques à caractère industriel et commercial (EDF par exemple),
  • ou encore par des entreprises privées sur la base d’un cahier des charges impliquant des obligations d’intérêt général, comme pour le secteur de distribution des eaux par exemple.
    Afin d’introduire plus d’autonomie et de responsabilité dans la gestion des entreprises publiques, le rapport entre ces entreprises et l’État s’est développé sous la forme de contrats de plan qui fixent le cadre de l’action de ces entreprises et leur engagement en termes de résultats économiques, financiers et sociaux. Il faut enfin ajouter le fait que cette approche juridique du service public est circonscrite à l’espace de l’État-nation. Elle s’est trouvée confrontée aux autres conceptions du service public existantes au sein de l’Union européenne et à l’internationalisation de l’économie.
    Cette approche juridique fournit des critères de délimitation, mais laisse ouverte la question de la définition de l’intérêt général auquel elle se réfère. Celui-ci est en fait défini par l’État et le champ des activités d’intérêt général n’a cessé de s’étendre : aux activités correspondant aux fonctions régaliennes de l’État (défense nationale, police, justice) sont venues s’ajouter l’instruction et l’assistance publiques, puis, dans le courant du XIXe et du XXe siècle, des activités industrielles et commerciales. Cette extension est allée de pair avec la mise en place de statuts administratifs divers qui ont rendu encore plus complexe la notion de service public.
    En fait, la dimension juridique est à elle seule insuffisante pour bien comprendre cette notion. Aussi est-il nécessaire de prendre en compte d’autres approches qui en soulignent plus clairement les enjeux.

Distinguer les activités de service public

On peut distinguer les activités de service public à partir de la nature des biens et des services qu’elles fournissent. Dans cette optique, on ne saurait identifier la totalité des biens produits et distribués à de simples bien marchands. Ces biens ne sont pas de même nature, ils ne peuvent dépendre tous également du marché et n’impliquent pas le même type de prise en charge institutionnelle.
Plusieurs types d’activités de service public correspondant à des biens différenciés peuvent ainsi être distingués :

  • les fonctions régaliennes traditionnelles de l’État (police, défense, justice) ;
  • l’éducation et la santé qui se sont intégrées très tôt dans notre histoire au service public, domaines auxquels sont venus s’ajouter le patrimoine culturel et l’environnement ;
  • les activités de type industriel et commercial.
    Les biens et les services liés aux activités de type industriel et commercial sont d’une autre nature que ceux correspondant aux activités régaliennes de l’État, à l’enseignement, à la santé, à la culture et à l’environnement. Ils sont liés à l’énergie, aux transports, aux communications… Mais ils ne sauraient pour autant être purement et simplement soumis aux lois du marché dans la mesure où ils impliquent des objectifs de cohésion, de solidarité et d’équité.
    Ces activités industrielles et commerciales sont prises en charge selon des modalités différentiées :
  • par des entreprises publiques nationalisées pouvant disposer du monopole de l’activité sur le territoire national, comme ce fut le cas pour EDF-GDF,
  • par des organismes liées aux collectivités publiques territoriales,
  • par des entreprises privées sur la base d’un cahier des charges défini par les pouvoirs public et respectant les principes qui régulent les services publics.
    Il n’y a donc pas de lien nécessaire et mécanique entre monopole et service public. Le monopole d’État ne constitue pas le modèle unique de prise en charge des activités de service public. La modalité de cette prise en charge est liée à l’histoire propre à chaque pays. Que ces activités soient effectuées ou non par des entreprises privées ne permet pas de déterminer automatiquement si celles-ci relèvent ou non des services publics : tout dépend des finalités que leur assignent les pouvoirs publics.

Une notion chargée d’histoire

La notion de service public est une notion chargée d’histoire et comme telle évolutive.
Sous l’ancien régime, les fonctions régaliennes de l’État concernent l’action et la sécurité extérieure (diplomatie, défense), la sécurité intérieure (police, justice), la monnaie et les impôts. À ces fonctions régaliennes correspondent des activités économiques dont l’État a le monopole : manufactures d’armes, arsenaux, service des monnaies et médailles… Pour des raisons d’ordre fiscal, l’État a en outre le monopole du sel, des poudres, du tabac, des allumettes. À ces domaines liés aux prérogatives régaliennes, s’ajoutent des fonctions d’assistance et d’hospitalisation (création de l’Hôpital Général en 1656) et le mécénat culturel dans le domaine artistique (manufacture de Sèvres et des Gobelins).
C’est avec la Révolution française que la notion de service public commence réellement à prendre corps avec l’idée d’intérêt général et d’utilité publique appliquée à deux grands domaines : l’instruction publique qui est commune, gratuite et concerne l’ensemble de la Nation ; l’assistance publique qui prend plus ou moins en charge les citoyens les plus pauvres. L’État a désormais des charges dans ces domaines.
La prise en charge de l’instruction par l’État sera instaurée à la fin du XIXe siècle (IIIe République). L’État va en outre être chargé dans le courant du siècle de la protection du patrimoine culturel (archives, monuments historiques, musées, bibliothèques). Enfin, au XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à un essor important du service public dans les domaines de l’information, de la recherche, de la jeunesse et des sports, du tourisme et des loisirs.
Dans le domaine économique et social, la seconde moitié du XIXe siècle, plus précisément le régime de Napoléon III, constitue une période charnière. Sans remettre en cause le libéralisme économique, l’État va stimuler le développement économique par une série de mesures : travaux d’utilité publique, aide à la modernisation des outillages des entreprises, orientation de l’épargne des couches moyennes vers des investissements productifs… La lutte contre le paupérisme et la question sociale deviennent des préoccupations politiques et l’on va assister à la mise en place progressive des dispositifs de protection ouvrière. Par le développement industriel, la société doit parvenir à en finir avec le paupérisme et l’antagonisme social. Ce développement trace les traits d’un avenir positif de prospérité et de réconciliation sociale. La croissance de l’État en France est liée à la façon dont notre pays a répondu à la question sociale qui n’a cessé d’agiter la société depuis le XIXe siècle.
Ces tendances vont se développer au XXe siècle. Dans le domaine économique, l’intervention de l’État sera marquée à la fois :

  • par l’aménagement du territoire, le développement des infrastructures nécessaires à l’essor de la production et des échanges (chemins de fer, réseaux routiers, équipements collectifs…) ;
  • par une intervention dans l’économie de marché visant à atténuer les fluctuations économiques et à soutenir les grands secteurs industriels.
    Parallèlement, dans le domaine social, on assiste à un renforcement des mécanismes d’assistance. Dans le domaine social, la création en 1945 de la Sécurité sociale sous la tutelle de l’État traduit l’extension et la généralisation de la protection sociale. Ce qu’on a appelé « l’État-Providence » a été le moyen de forger l’unité sociale en liant étroitement expansion économique et correction des inégalités.
    Expansion économique et justice sociale vont de pair et l’intervention de l’État se légitime alors en fonction de ces objectifs. L’État a un rôle décisif à jouer en favorisant le développement de la production, en mettant en place et en encadrant le système de redistribution des richesses. La puissance publique intervient directement dans la sphère économique, favorise le développement industriel et l’emploi ; elle prend en charge des activités indispensables à la vie collective et contribue à corriger les inégalités sociales.
    L’extension des services publics à la sphère économique s’inscrit dans ce cadre. Au cours du XXe siècle, le champ des services publics à la sphère économique va s’étendre. Les collectivités locales vont se voir chargées de certains services de proximité (distribution et épuration des eaux, enlèvement et traitements des ordures ménagères, transports urbains…). Le Front populaire nationalise les industries liées au matériel de guerre et les chemins de fer (SNCF). La période qui suit la Seconde Guerre mondiale constitue un moment clé de cette extension par les nationalisations qui touchent l’énergie, les transports, les grandes banques de dépôt. On voit en outre se multiplier des services d’intervention économique investis d’une mission d’encadrement et d’incitation. La IVe et la Ve République vont développer l’aménagement du territoire et les grands projets technologiques. Ainsi la notion de service public va se trouver directement associée aux infrastructures et équipements collectifs.
    Dans l’histoire du développement du service public en France, le politique, le social et l’économie sont ainsi étroitement mêlés.

Prendre en compte les nouveaux défis

Depuis plus de vingt ans, les services publics se trouvent confrontés à de nouveaux défis :

  • Ralentissement de la croissance économique et développement du chômage entraînant une diminution des recettes budgétaires de l’État. Cette diminution a contribué à éroder la puissance publique et a des implications directes sur des mécanismes de redistribution (retraites, santé…).
  • Le développement d’exigences nouvelles de la part des usagers : information, simplification des procédures, efficacité et qualité des services rendus. Ces exigences remettent en cause l’opacité, les lourdeurs bureaucratiques et le corporatisme existant au sein des services publics.
  • Développement des échanges et constitution d’un grand marché unique européen qui, comme tel, est ouvert à la concurrence.
    Ces nouveaux défis concernent tout particulièrement les entreprises de service public à caractère industriel et commercial dont les activités impliquent le développement de réseaux (énergie, transport, communications…) et qui en France ont fait l’objet d’un monopole au sein du territoire national.
    Face à ces nouveaux défis, l’évolution de France Télécom, mais aussi de la Poste, et d’EDF-GDF est significative. La puissance publique a donné l’image d’un « pilotage à vue » et d’un glissement progressif face aux pressions libérales présentes au sein de l’Union européenne, sans qu’une option claire se dégage. Les incohérences et les méandres des discours politiques et des directions des services publics ont de quoi désorienter.
    Dans ces conditions, il nous semble important de rappeler trois idées-forces :
  • Le monopole ne constitue pas la seule modalité de la prise en charge des activités d’intérêt général.
  • La prise en charge directement par l’État d’activités industrielles et commerciales s’est effectuée dans une situation historique particulière où la question de l’aménagement du territoire, du développement des infrastructures et des projets industriels au niveau national étaient indispensables au développement économique de la nation et à la reconstruction de l’après-guerre.
  • L’égalité de traitement est un principe fondamental du service public qui met en jeu la solidarité nationale. Le maintien de ce principe constitue un point de démarcation essentiel par rapport à l’idéologie libérale.
    Sur ces bases, la question de l’évolution des entreprises de service publique peut être abordée de façon pragmatique en évitant les discours démagogiques existant de part et d’autre. Entre la fuite en avant libérale qui se réfère dogmatiquement aux lois du marché et la « défense des acquis » qui mélange confusément plusieurs questions (principes de régulation, monopole, et défense du statut) il est nécessaire d’opérer des distinctions nécessaires à la clarté du débat.

Lettre n° 26 – Islamisme, fondamentalisme et néo-fondamentalisme : de quoi parle-t-on ?

– Rencontre avec Olivier Roy –

La condamnation des attentats du 11 septembre doit s’accompagner d’une analyse qui évite la confusion et les amalgames : c’est la condition pour combattre efficacement le fanatisme et le terrorisme. C’est dans cet esprit que Politique Autrement a invité Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’Échec de l’islam politique, Le Seuil, 1992, et de Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, le Seuil, 1999. Ce texte reprend ses propos lors d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu en janvier 2002. Les thèmes abordés ici seront développés dans un livre, L’islam imaginaire, éditions du Seuil. Nous remercions Olivier Roy d’avoir bien voulu nous faire part de ses connaissances, de son analyse et de son point de vue. Nous poursuivons ainsi une réflexion sur l’événement du 11 septembre qui est loin d’être close.

Je m’attacherai essentiellement à définir ce dont on parle lorsqu’on utilise le terme d’islamisme et je commencerai par quelques petites remarques. Les discours construits sont toujours les plus radicaux et il y existe un décalage entre ces discours et la pratique réelle de ceux qui les tiennent, même si évidemment ces discours correspondent à une réalité. D’autre part, les sentiments sont souvent complexes et contradictoires : une personne peut tenir des propos d’hostilité et ressentir une certaine fascination, comme c’est le cas de ceux qui lancent des anathèmes contre l’Occident. Il en est de même pour toutes les formes de racisme. Lorsqu’on parle de l’islam, de quoi parle-t-on ? Des musulmans ou des Arabes ? Est-ce qu’on parle de l’islam comme religion ou des gens qui viennent d’une société musulmane ? On opère souvent le glissement. Un beur de banlieue est-il un Arabe, un musulman, un Algérien, un Français immigré ? 
Or, on saute souvent d’un niveau à l’autre, alors qu’il faudrait les distinguer. Le premier à jouer sur les différents glissements est l’intéressé lui-même. Le conflit palestinien est-il un conflit entre le monde arabe et quoi d’ailleurs ? L’Occident ? Les juifs ? Les Israéliens ? Doit-on considérer les Palestiniens comme des Arabes d’abord, des musulmans ou simplement des Palestiniens appartenant à un peuple, ayant une langue, une histoire. L’exemple est intéressant, car on oublie souvent de préciser que de nombreux leaders palestiniens sont des chrétiens. Et Ben Laden ? Est-ce un Arabe, un musulman, le gourou d’une secte ? L’intéressé utilise plusieurs registres selon ses propres intérêts et chacun de ces registres a un impact selon ses interlocuteurs. Il s’agit donc de rétablir conceptuellement et intellectuellement les véritables entités contre les discours de confusion, car la confusion est chez tout le monde, pour des raisons qu’on examinera plus tard. Chaque terminologie est discutable. J’en utilise une, elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle correspond à une nécessité intellectuelle de distinguer des choses très différentes.

L’islamisme comme idéologie politique

J’appelle islamistes ceux qui voient en l’islam une idéologie politique, au sens moderne du terme idéologie. Autrement dit une théorie qui permet de comprendre la totalité du social sous le politique. En ce sens, le marxisme est une idéologie. Les grands auteurs de l’islamisme ont toujours été fascinés par le marxisme, soit dans sa version philosophique, soit dans sa version léniniste : « Comment prendre le pouvoir en dix leçons ? ». L’islamisme, ce sont les Frères musulmans ; son fondateur, c’est Hassan El Banna, c’est Maududi, le fondateur du Jama’at islami pakistanais, c’est Khomeyni, chez les chiites, Mohamed Baqer al Sadr le grand chef des chiites irakiens, Mohamed Fadlallah, le chef spirituel des chiites libanais, et puis aussi Sayd Qotb, plus radical, qui fait le pont avec Ben Laden. La séparation n’est pas franche et nette. Il existe des transitions, des ponts, des auteurs qui ont un pied dans deux systèmes différents, mais il existe des pôles. Les islamistes tirent de cette idée que l’islam est une idéologie politique la conclusion que leur mouvement a pour vocation de prendre et de gérer l’État. Les islamistes sont des politiques, leur objectif, c’est l’État. Ce ne sont pas forcément des révolutionnaires. Ils ne prônent pas forcément la lutte armée. Si Khomeyni a insisté sur la lutte armée depuis 1963, Hassan al Banna n’a jamais eu de théorie de la révolution, Maududi non plus, c’étaient des pragmatiques. S’ils avaient une chance de prendre le pouvoir par les élections, ils participaient aux élections, si par contre un mouvement de révolte populaire ou un coup d’État militaire se déclenchaient, ils jouaient cette carte.
Les Frères musulmans quant à eux ont proposé à Nasser une alliance qu’il a refusée. Le seul qui ait opéré une rupture totale et violente, c’est Khomeyni, après 1963. Les islamistes ont donc une perception très politique de l’islam, ils pensent en termes d’institutions. Pour eux, il faut un État islamique. S’ils s’interrogent sur le sens que pourrait avoir un parlement islamique, aucun d’entre eux ne doute qu’il faille un conseil des ministres, un chef de l’État, des processus de législation, etc. La constitution iranienne est un bel exemple. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’a pas été mise en place sous la pression des Occidentaux, c’est un pur produit de la révolution islamique d’Iran. C’est pourtant une constitution moderne, une constitution du xxe siècle. Elle prévoit la séparation des pouvoirs, un processus électoral, des processus législatifs, elle désigne le chef suprême des armées… Elle définit aussi, ce qui est très typique d’une constitution islamique, le rôle du guide de la révolution qui est à la fois le chef religieux et le chef politique. Si l’on fait abstraction du guide, la constitution iranienne est de type présidentiel. Sans cette notion de guide, la constitution iranienne pourrait très bien fonctionner et faire de l’Iran le pays le plus démocratique du Moyen-Orient. Entre nous, il l’est déjà d’une certaine manière, si l’on excepte la Turquie. Dans leur idéologie, les islamistes sont, théoriquement, supra nationalistes. Pour eux, l’État-Nation actuel est une création historique, qu’ils acceptent parce qu’elle est là, mais leur but est de le dépasser et de rassembler toute la communauté des musulmans sous une direction unique. C’est ainsi que, selon la constitution iranienne, le guide de la révolution peut ne pas être iranien, parce qu’il a vocation à être le guide de tous les musulmans du monde. C’est comme cela que Khomeyni a été désigné.
De fait, derrière cet appel à tous les musulmans du monde, les islamistes fonctionnent dans le cadre d’un État donné. En fait, très peu de mouvements islamistes sont supranationaux. Le plus transnational est celui des Frères musulmans, mais les Frères musulmans ont des branches nationales qu’ils appellent branches régionales. Comme le baasisme, comme le panarabisme laïque. Officiellement, selon la terminologie baasiste, Sadam Hussein n’est que le patron de la région irakienne de la ouma arabe. Ils emploient les mêmes termes. Les baasistes qu’on considérait naguère comme des laïques de gauche, utilisent une terminologie religieuse qu’ils restreignent à une cause arabe et non pas à celle de l’ensemble des musulmans. Chez les islamistes comme chez les baasistes, c’est la logique nationale qui l’emporte. La guerre entre l’Irak et l’Iran a été très clairement une guerre entre deux nations, vécue comme telle par les populations, et les alignements internationaux se sont faits sur ces bases-là et non pas du tout sur des bases idéologiques. Conclusion logique : les mouvements islamistes perçus comme une menace dans les années quatre-vingt sont tous devenus nationalistes. Y compris le FIS algérien. Ce sont des mouvements qui sont restés politiques et luttent dans le cadre d’un État donné. Ils ont un programme d’islamisation, mais ils pensent en termes d’intérêts nationaux et en termes d’alliances politiques.
Tous ont évolué dans la définition de ce que pourrait être un futur État islamique. Par exemple, depuis le début les critiques du Hamas palestinien contre Arafat n’ont jamais porté sur l’islam mais sur « sa trahison des intérêts nationaux du peuple palestinien ». Il n’a jamais parlé de charia, ni quoi que ce soit de la sorte. C’est un mouvement nationaliste qui conteste Arafat sur le nationalisme. Autre exemple, le Hezbollah libanais n’a jamais eu de programme islamiste au Liban. Dans les années quatre-vingt-dix, il est devenu un parti nationaliste perçu comme tel par tous les autres, y compris par les Maronites. Le meilleur avocat du Hezbollah est d’ailleurs de confession maronite. C’est lui qui a porté plainte contre Sharon en Belgique. Le Hezbollah, en se battant contre Israël et en définissant sa lutte en termes de libération du territoire national libanais – tout en utilisant le terme djihad bien sûr – est aujourd’hui considéré par beaucoup de Libanais comme l’avant-garde de la défense de leur pays. Hier et aujourd’hui contre Israël et demain – qui sait ? – contre la Syrie, car c’est le problème majeur du Liban. Le Refah turc, scindé en deux, est un parti normal et la validation de son interdiction par la Cour européenne est un scandale. Dans ce cas, il faudrait interdire tous les partis démocrates chrétiens, tous les partis se référant à la religion. Le Refah a toujours joué le jeu des élections et si la ville d’Istanbul qui n’est pas réputée pour être une ville intégriste, réélit régulièrement le maire islamiste, c’est que c’est un bon maire. Ce n’est pas toujours une condition nécessaire pour être élu maire, mais en gros, sur le temps, c’est un critère. Le FIS algérien, contrairement à ce qu’on dit, n’a jamais été un parti terroriste. Il a gagné les élections, elles ont été annulées, il s’est alors replié dans la montagne pour mener une guérilla qui a été rapidement écrasée. Il a surtout été dépassé par le GIA qui, lui, n’est pas un mouvement islamiste, mais relève des autres mouvances dont je parlerai plus loin. Les Frères musulmans quant à eux participent aux élections lorsqu’on les y autorise, ils proposent des alliances électorales, se font élire. Ils présentent des propositions de lois qui ne sont pas d’un progressisme fulgurant, notamment en ce qui concerne le statut de la femme, mais ils jouent le jeu. Ces partis sont donc des partis légalistes, parlementaristes et nationaux, ce ne sont pas forcément des partis démocratiques. Mais, s’il fallait attendre d’avoir des partis démocratiques pour faire la démocratie, la France en serait toujours au Second Empire.

L’échec de l’islam politique

Les partis islamistes ne posent plus problème aujourd’hui. Les Iraniens ne posent plus problème. Ils ont des problèmes, mais c’est autre chose. Les islamistes turcs ne posent pas problème, sauf pour les militaires, ce qui n’est pas mauvais en soi. Les Frères musulmans en Égypte sont un problème pour le gouvernement égyptien, mais parce que le gouvernement égyptien est une dictature pour différentes raisons. Il faut faire attention à l’utilisation de l’argument de la laïcité par des régimes autoritaires. Dans la région, l’argument de la laïcité est un argument de dictature, il faut donc se méfier et ne pas penser qu’il faut d’abord être laïc pour être démocrate. Beaucoup de tyrannies ont été parfaitement laïques.
Lorsque j’ai parlé de « l’échec de l’islam politique », j’ai utilisé des termes polémiques. Je n’ai pas voulu dire que les islamistes avaient disparu ; ils existent toujours, mais contre leur propre programme de créer un État véritablement islamique, d’idéologie islamique. Cela ne marche pas et ils sont les premiers à le reconnaître. Je n’ai aucun problème avec les islamistes. On m’invite régulièrement à faire des conférences à Istanbul et même en Iran. Ils aiment moyennement ce que je raconte, il y a des contestations dans la salle, mais ce que je dis ne leur paraît pas scandaleux et chaque jour qui passe leur démontre qu’on va dans le même sens. Dernier exemple, la Bosnie : le parti islamiste s’est complètement banalisé et il a été élu parce qu’il a été perçu par la population comme le parti des élus défendant les libertés et l’identité bosniaques. Et puis il a fait son œuvre historique et, lorsqu’il perd les élections actuellement, il l’accepte et cela se passe plutôt bien.
Les islamistes sont fascinés par une modernité de type occidental. Le discours de Khomeyni n’était pas anti-occidental, c’était un discours anti-impérialiste. Les islamistes ont repris – d’où leur succès – le discours qui était tenu par les partis de gauche qui ont pris le pouvoir dans certains cas. Le résultat a été très mauvais, comme en Algérie avec le FLN, en Égypte avec Nasser, en Syrie, en Irak avec les partis baasistes… Cela a donné des régimes bureaucratiques construits sur des groupes d’intérêts, l’armée en Algérie, le parti conçu comme une espèce d’aristocratie en Égypte, le système Sadam, les Alaouites en Syrie, etc. Ces partis peuvent encore jouer sur le nationalisme, mais ils n’ont pas rempli leur programme et l’espace de contestation non seulement anti-américain, mais social, a été rempli par les islamistes. Le discours des islamistes est un discours contre la corruption des élites et contre les États-Unis politiques.
Cet islamisme-là est donc un avatar de l’anti-impérialisme et il a formé de nouvelles élites pour la modernisation. D’ailleurs, ces islamistes sont rarement des religieux. En Iran, tout le monde parle de la République des ayatollahs, mais il n’y en avait qu’un, Khomeyni ; la plupart des autres ayatollahs n’ont pas joué le jeu de la révolution, deux ont été mis en prison et un autre écarté. La révolution en Iran a été menée par des jeunes de 35, 40 ans à l’époque, des médecins pédiatres formés aux États-Unis, des ingénieurs formés en Allemagne, etc. La sociologie des islamistes est moderne. Ce sont des ingénieurs et non des oulémas. On a manqué un dialogue avec eux à l’époque, mais on est en train de le rétablir. Il reste de mauvais souvenirs, mais ces partis ont perdu de leur radicalisation, ils ont aussi perdu de leur pouvoir de mobilisation et donc de leur impact, dans la mesure où ils se sont embourgeoisés, « notabilisés », nationalisés.

Le fondamentalisme : appliquer la charia

Parmi les autres formes de contestation islamique, deux relèvent de ce que j’appelle le fondamentalisme, par opposition à l’islamisme. Pour les fondamentalistes, une société devient une société islamiste lorsque tout le monde est un bon musulman. Si tous les gens font la prière comme il faut, appliquent dans leurs transactions de travail, dans leur vie de famille les règles de la charia, alors la société devient islamiste. Peu importe l’État. C’est au mieux un instrument, au pire un obstacle. 
Les fondamentalistes s’adressent directement à la société et la considèrent comme une communauté des croyants. Sur le plan politique, ils ont une revendication essentielle, l’application de la charia. Il n’est pas nécessaire de se poser des questions sur une constitution islamique, sur des pouvoirs politiques, sur les relations entre les trois pouvoirs, sur la démocratie… Tout cela n’existe pas pour eux. Si tout le monde respecte la charia, la justice sociale règne automatiquement, la justice aussi, de même que l’harmonie politique. C’est ce que disent les oulémas traditionnels et cette tendance a toujours existé dans l’islam. Elle n’est pas forcément anti-occidentale, parce que, dans le fond, l’Occident ne les intéresse pas. 
L’Occident, c’est les autres. Eux ne sont pas forcément des prosélytes. Leur but est que le musulman redevienne un bon musulman et, une fois ce but réalisé, la société musulmane sera tellement attrayante que les autres se convertiront. Et s’ils ne se convertissent pas, ils pourront rester chrétiens ou juifs, puisque c’est prévu par la charia ; leur position sera une position minoritaire comme elle a pu exister dans le passé, mais elle sera garantie d’un point de vue juridique.
Les fondamentalistes ne sont donc ni antisémites, ni anti-chrétiens. Ils se sont toujours bien entendus avec les pouvoirs coloniaux. Ce sont les Français qui ont normalisé la charia en Algérie, qui ont créé une faculté de droit islamique à Alger. Napoléon a commencé ce processus en Égypte Il a expliqué aux oulémas qu’il restaurait la charia en place, mais qu’il leur revenait de l’appliquer. Son troisième successeur, le général Denoux s’est même converti à l’islam, il ne faut pas l’oublier.
Les puissances coloniales, à part les Russes avec les Tatares, n’ont pas eu de politique assimilationniste, mais une politique de gestion de l’indigène avec ses propres normes, sa propre société. Les Anglais dans le sous-continent indien, les Français au Maghreb ont codifié le droit indigène. Nous avons naturellement développé les contradictions entre droit chariatique et droit coutumier, entre Berbères et Arabes, pour mieux régner, mais les oulémas traditionnels n’ont jamais mené de soulèvements. Ceux-ci ont été conduits soit par des notables tribaux, soit par des modernes comme Ataturc, soit par des chefs religieux charismatiques, plutôt de type soufi comme l’émir Abd El Kader. Ces oulémas traditionnels ne nous haïssent pas, ils nous ignorent. L’Occident ne les intéresse pas. Ils ne se mêlent pas de sciences modernes, ni de mathématiques. Leur système est arrivé rapidement à bout de souffle, il a été concurrencé soit par le système gouvernemental laïque, soit par les islamistes qui leur reprochaient de n’avoir rien compris et apportaient quelque chose de différent.

Les néo-fondamentalistes : le poids des déracinés

Ceux que j’appelle les néo-fondamentalistes – au Pakistan on les appelle les salafi djihadistes – sont ceux qui occupent le terrain de la contestation après la normalisation de l’islamisme. Ce ne sont pas des paysans qui viennent du fond des campagnes. Ce sont des produits de la modernité. Ce ne sont pas forcément des laissés-pour-compte. Toute la théorie selon laquelle l’islamisme vient de la pauvreté est fausse. Ben Laden est un millionnaire. Ces mouvements recrutent d’abord parmi les étudiants. Lorsqu’on regarde de près quels sont les jeunes de banlieues qui se laissent entraîner, on voit nettement que ce ne sont pas les plus dépossédés. Marx l’avait déjà dit : on ne fait pas des révolutionnaires avec du lumpen. Ceux-ci viennent toujours des classes moyennes. Ceux qui vivent au bas de l’échelle sont dans la survie et non dans la prise en main de leur sort, sinon de leur propre sort individuel.
Ces néo-fondamentalistes occupent l’espace laissé par les islamistes, c’est-à-dire l’espace de ceux qui n’ont pas d’État-Nation auquel s’identifier. Soit parce que ce sont des apatrides, soit pour des raisons idéologiques comme Ben Laden. Encore pourrait-on aisément démontrer que Ben Laden a de bonnes raisons de ne pas se sentir saoudien. « Saoudien », c’est le nom d’un clan, d’une tribu, d’une famille. L’Arabie saoudite, c’est l’Arabie des Saoud. Si on ne compte pas parmi les sept ou dix mille princes de la famille royale, on n’existe pas. Pour faire des affaires, il faut avoir un parrain dans le clan royal. C’est vrai pour tout le monde, pour les nationaux, comme pour les étrangers. C’était donc vrai pour la famille Ben Laden. Elle a choisi un prince qui est devenu roi et comme dans ces milieux la loyauté fonctionne, celui-ci a assuré sa fortune. Mais Ben Laden a de bonnes raisons de ne pas se sentir citoyen saoudien ; il est d’origine yéménite et la politique saoudienne est extrêmement tribale. Parmi les hommes de Ben Laden, on compte environ un tiers de Saoudiens et 40 % parmi ceux qui ont participé directement aux attentats de New York. Ce n’est pas par hasard si l’Arabie saoudite fournit un grand nombre de radicaux. Trois nations sont sur-représentées dans les troupes de Ben Laden : l’Arabie saoudite, l’Algérie et l’Égypte L’Égypte, c’est le poids lourd démographique du Moyen-Orient et du monde arabe. L’Algérie est aussi un pays important sur le plan démographique, mais pas l’Arabie saoudite. Il faut donc chercher les raisons ailleurs.
De nombreux radicaux sont en fait sociologiquement des apatrides ou se vivent comme tels. Le Moyen-Orient est une énorme fabrique d’apatrides. On parle de « sans-papiers » en France, mais au Moyen-Orient ils se comptent en millions. La plupart des pays du Moyen-Orient ont des règles de nationalité extrêmement strictes. On ne peut être citoyen que de façon linéaire, par filiation paternelle. Or ces pays sont des pays de migrations (et non d’émigration) et, dans certains, le groupe dominant n’a jamais accordé la nationalité à ceux qui habitent le pays. Le Koweït est un bon exemple : pour une population de trois cent mille citoyens, une centaine de milliers de personnes n’a pas la nationalité. Ils sont nés au Koweït, leur grand-père et leur arrière-grand-père sont nés au Koweït, mais ils sont « sans-papiers ». Il y a près d’un million de « sans-papiers » en Syrie ; ce ne sont pas des émigrés, mais l’État n’a jamais accepté de leur accorder la nationalité syrienne parce qu’ils sont d’origine turque ou kurde. Un million d’Afghans « sans-papiers » resteront en Iran. De nombreux Palestiniens, par définition, figurent dans cette catégorie. Les enfants de Palestiniens partis de leur pays en 1948 et qui ont passé toute leur vie en Égypte n’auront jamais la nationalité égyptienne.
Le Moyen-Orient fabrique des déracinés et, dans les réseaux de Ben Laden, on trouve un nombre important de ce type d’apatrides. Prenons l’exemple de Youssouf Ramzi qui a commis le premier attentat du World Trade Center en 1993:son père est pakistanais, sa mère est palestinienne et il est né au Koweït. À un moment donné, il a acheté un passeport yéménite. Il peut revendiquer la nationalité pakistanaise, mais il n’a jamais vécu au Pakistan et il ne parle aucune des langues. Lorsqu’il y va, il parle anglais. Il a obtenu un diplôme aux États-Unis, puis il a été faire la guerre en Afghanistan où il a sympathisé avec un Philippin, et il est parti aux Philippines pour y mener le djihad, puis il a monté un attentat contre le pape ; son frère s’est fait arrêter grâce à un policier français, et il est reparti aux États-Unis où il s’est fait arrêter à son tour. Ce genre d’individu ne peut pas être islamiste. Construire l’État n’a pas de sens pour lui. Il est globalisé et ce n’est pas de sa faute, parce que c’est un produit de l’histoire, un produit de la partition de la Palestine en 1948, un produit des règles d’attribution de la nationalité trop strictes. C’est un internationaliste. Il parle arabe, bien sûr, il parle anglais, c’est sa langue de voyage et de communication. Il pratique l’informatique. Il prend l’avion constamment. Cette population mouvante (qui n’est pas forcément musulmane, c’est un phénomène global) circule, s’installe dans tel ou tel pays, en prend éventuellement la nationalité, mais elle se vit profondément comme globalisée.

Ben Laden : déculturation et haine identitaire

Une petite partie de ces gens s’est radicalisée sous le discours de Ben Laden. Ce discours tient en deux points. D’abord, le dogme fondamentaliste : la charia, rien que la charia. Mais lorsqu’on ne vit pas dans une société déterminée, que signifie la charia ? Ce n’est pas tellement appliquer la loi islamique, mais se comporter en vrai musulman. C’est le discours du « born again muslim » qu’on retrouve chez tous les auteurs de l’attentat du World Trade Center. Tous les chefs ont la même histoire. Ce sont des jeunes, nés en Occident ou au Moyen-Orient, – cela n’a pas d’importance -, mais tous ont fait leurs études en Occident, tous ont rompu avec leur famille, avec leur pays d’origine, avec leur pays d’accueil. Ils en sont à une triple rupture. La mère de Zacarias Moussaoui parle très simplement et dit la vérité : elle n’avait pas vu son fils depuis trois ou quatre ans. Il est parti en Angleterre, alors qu’il est né en France, de nationalité française, d’origine marocaine. Il ne parlait certainement pas l’arabe, il a dû l’apprendre après. Il a été éduqué en France et il n’est pas parti à la Mecque, mais à Londres, la grande capitale du monde global, du monde international, qui fascine les jeunes, comme New York. Là-bas, il a fréquenté des mosquées un peu radicales, il a rencontré des gens qui revenaient d’Afghanistan, et il est parti à son tour en Afghanistan pour rentrer dans les réseaux de Ben Laden. Sa mère raconte que, lorsqu’il était petit, il n’était pas spécialement musulman, sa famille n’était pas pratiquante. Il est devenu « born again muslim » à Londres. Ces radicaux se sont réislamisés en Occident, sur une trajectoire occidentale. Leur haine est une haine identitaire et non une haine de culture, parce qu’ils n’ont aucune culture islamique, aucune culture arabe. La plupart ne parlent pas l’arabe, sauf ceux qui sont restés jusqu’à l’âge de dix-huit ans dans un pays arabe.
Le phénomène des convertis est intéressant aussi. On ne peut pas dire que tous ces gens sont des produits de l’exclusion sociale ; je l’ai dit il y a quelques années, mais il faut nuancer, parce que lorsqu’on regarde de près, on s’aperçoit qu’une bonne partie d’entre eux était justement en ascension sociale. Celui qui est fasciné par l’islamisme, ce n’est pas le « petit beur » qui brûle des voitures, pour une raison très simple : l’islamisme demande de la discipline, de l’ordre ; on se lève à quatre heures du matin pour faire ses prières. Beaucoup de jeunes qui sont partis dans les camps en Afghanistan en sont très vite revenus. Les radicaux se trouvent dans un contexte de déculturation et ne veulent pas, pour toutes sortes de raisons, se reconnaître dans une autre culture, dans une autre société. Ben Laden et les autres mouvements qui ont une vision semblable de l’islamisme leur fournissent une manière d’être musulman partout dans le monde, en dehors d’une société, sur une base complètement individuelle. L’aspect obsessionnel que l’on retrouve dans le manuel du terroriste est très frappant chez tous les auteurs de l’attentat : « Tu te lèveras de telle manière, tu te doucheras de telle manière, tu te raseras de telle manière, tu prononceras telles formules, tu mettras d’abord le pied droit dans le taxi qui t’amènera à l’aéroport. » Il est très présent dans le testament de Mohammed Atta. Il traduit bien une pratique de l’islam dans la solitude, que l’on peut exercer en avion, en traversant la rue… C’est un islam qui n’est plus incarné dans une société. C’est un islam complètement désocialisé. Beaucoup de ces jeunes passent beaucoup plus de temps à parler de leur islam sur Internet qu’à agir dans le réel et aller à la mosquée. Sur Internet, il n’y a pas le poids de la société, il n’y a pas de problèmes relationnels avec les voisins. Dans ce monde imaginaire, ce qui ne colle pas avec la vision mythique qu’on a de soi-même est éliminé. Ce n’est pas par hasard que les informaticiens sont extrêmement nombreux dans ces réseaux.

Les talibans sous influence

Ben Laden touche donc des individus qui sont des produits de la globalisation et de l’acculturation. Mais cela n’explique pas l’arrivée des talibans. Ceux-ci se trouvent à la rencontre de ma deuxième catégorie, celle des fondamentalistes, et de la troisième, celle des néo-fondamentalistes. Ils ont suivi un chemin complètement opposé de celui des oulémas traditionnels. Ils sont partis d’une position très modérée, très pro-occidentale. En 1994-95, ils avaient d’excellentes relations avec les Américains, non pas parce qu’ils étaient manipulés par eux. Je connais bien les talibans, j’ai vécu chez eux il y a dix-huit ans, en 1984 ; ils n’étaient pas du tout anti-occidentaux. L’anti-impérialisme, ce n’était pas leur affaire. Ils étaient très proches des oulémas traditionnels et ne voyaient pas la cohabitation des religions en termes de conflits. Chacun devait s’attacher à respecter sa religion et à devenir de bons musulmans ou de bons chrétiens, selon son origine. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir en 1996, cela s’est plutôt bien passé au début. C’est après qu’ils se sont radicalisés sous l’influence de Ben Laden.
Cette conjonction entre les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes est un phénomène intéressant parce qu’on le retrouve ailleurs. On le retrouve notamment au Nigeria en ce moment. On le retrouve surtout à la périphérie du monde musulman, parce que par définition les néo-fondamentalistes sont des gens de la périphérie. Ben Laden est un djihadiste, ce qui compte avant tout, c’est le djihad, mais ses cibles sont New York, la Bosnie, le Kosovo, la Tchéchénie, l’Afghanistan, le Cachemire, les Philippines. Le monde de Ben Laden, c’est le monde de la confrontation, le monde de la périphérie, le monde de la frontière au sens ancien du terme. Ben Laden n’a jamais été un homme du Moyen-Orient ; il n’a pas de réseaux à Jérusalem. Il ne parle d’Israël que depuis les bombardements américains, pour mobiliser le Moyen-Orient. Il ne recrute des Palestiniens que parmi ceux dont les parents ont quitté la région en 1948. Les radicaux islamiques en Palestine sont avec le Hamas et se battent contre les Israéliens pour l’établissement d’un État national palestinien. Les actions de Ben Laden sont catastrophiques pour eux, elles donnent raison à Sharon, resserrent les liens entre Bush et les Israéliens, elles sont très dangereuses et ils le disent. Alors qu’il y a beaucoup d’Égyptiens chez Ben Laden, il n’y a pas de « benladenistes » en Égypte L’Égypte n’ajamais été aussi calme : pas un seul attentat islamiquedepuis1998.Moubarak a libéré des centaines de « terroristes » l’an dernier. En Arabie saoudite, c’est différent, on risque d’avoir des surprises.

Crise des valeurs musulmanes, radicalisation et haine de soi

La radicalisation d’oulémas fondamentalistes au contact de gens comme Ben Laden repose sur une espèce de ressentiment. Ils se repositionnent sur une entité islamique, alors que le paysage politique est plutôt bouché et qu’il n’existe plus de société véritablement musulmane, au sens fort du terme. Les sociétés du monde musulman sont profondément occidentalisées. Ils se battent dans le fond contre ce qu’ils perçoivent comme une aliénation. Lorsque des gens combattent pour le retour aux valeurs traditionnelles, c’est que ces valeurs sont en crise. La crise des valeurs n’est pas propre aux musulmans, mais certains d’entre eux revendiquent un retour à l’islam sans véritable point d’appui. Les islamistes avaient un point d’appui, l’État. Aujourd’hui existe un mouvement insaisissable, informel, de réislamisation du monde musulman sur des bases individuelles, avec un discours de l’authenticité en crise. Ce retour à l’islam est très largement une reconstruction, une fabrication, un bricolage chez des gens profondément occidentalisés. Cela provoque une forme de schizophrénie qui se traduit par de la haine, mais ne conduit pas toujours au terrorisme. 
Il existe une crise du politique dans le monde musulman, comme dans le monde occidental, et cette crise du politique ouvre un espace au discours néo-religieux, aux sectes. La secte de Ben Laden est une secte apocalyptique, au même titre que la secte Aun au Japon, Fa lun gong en Chine, etc. Tous ces gens sont très proches et ce qui frappe c’est leur côté suicidaire. Il existe partout une crise de l’évidence religieuse, une crise du rapport entre politique, religion et société, mais dans le monde musulman elle est très brutale, parce qu’elle s’est déclarée dans un laps de temps très court. Comme la religion musulmane est actuellement une religion du « tiers-monde » ou une religion de milieux socialement défavorisés en France (pas aux États-Unis), s’expriment en même temps une critique sociale et des tensions stratégiques. Le point commun entre les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes, c’est qu’il n’y a que le bien d’un côté et le mal de l’autre. Le plus gros budget chez les talibans était celui de la prescription du bien et de la proscription du mal, la police religieuse. Le critère, c’est ce qui permet de distinguer les bons et les mauvais. Il y a deux camps, celui de « la communauté des saints » et celui des autres.
Qu’est-ce qui relève de circonstances historiques et qu’est-ce qui relève du texte religieux ? Un grand pas a été fait en Occident, lorsque l’Église a laissé s’opérer la critique des textes sacrés. Mais c’est assez tardif dans l’histoire du christianisme. Chez les musulmans, elle se fait, mais l’avantage et la difficulté de l’islam, c’est qu’il n’y a pas de clergé. Du coup, chacun peut faire à peu près ce qu’il veut et aucune instance supérieure ne peut protéger les croyants d’un excité qui peut traiter n’importe qui d’apostat. Les fondamentalistes et les néo-fondamentalistes nient l’histoire, seules comptent pour eux les paroles du prophète. Les talibans ont détruit leur propre culture. Ils ont nié la culture afghane. Ils ont détruit les bouddhas, interdit la musique et tout ce qui était tradition. Ils ont fait table rase et se sont retrouvés sans rien. C’est un point commun avec les jeunes de banlieue qui débarquent chez les talibans. On leur dit : « Tout ce que tu as appris à l’école n’a pas de sens ; il suffit d’apprendre l’arabe et de faire la prière de telle et telle manière pour être un bon musulman. Le reste ne compte pas. »
Quel est le moteur psychologique pour un tel engagement ? Je dirais que c’est une espèce de haine de soi. On le voit très nettement dans leur comportement. C’est souvent un comportement d’échec total. Tous les jeunes impliqués dans les attentats ont fait le voyage initiatique en Afghanistan. Mais ces formes de terrorisme sont autant occidentales qu’orientales. On a affaire en réalité à une radicalisation de milieux déclassés, de jeunes éduqués qui agissent sous le coup de la culpabilité et de la haine de soi. Ils règlent leurs comptes avec ce qu’ils disent que l’Occident a fait d’eux. La bande de Roubaix est typique de ce point de vue. Les jeunes se sont convertis à l’islam pour aller faire le coup de feu en Bosnie. Il y a vingt ans ils se seraient retrouvés dans « la bande à Bader » ou à « Action directe » au nom d’une idéologie anti-impérialiste de gauche.

Lettre n° 25 – Israël/Palestine : la politique du pire

La politique du pire est désormais en œuvre dans le conflit israélo-palestinien. À la vague d’attentats suicides contre l’armée et les civils israéliens qui sèment la terreur au sein de la population a répondu la politique de force menée par le gouvernement d’Ariel Sharon vis-à-vis de l’Autorité et de la population palestiniennes, entraînant un spectacle de désolation. Si l’État israélien ne pouvait rester sans rien faire après la série d’attentats, la réponse choisie par le gouvernement de Sharon est la pire : l’humiliation de tout un peuple qui ne peut qu’engendrer et développer la haine. Loin de combattre le terrorisme, cette politique lui fournit un nouveau terreau, renforce tous les extrémismes.
Dans une telle situation, les camps se ressoudent, les mythologies et les idéologies reprennent le dessus ; les modérés sont pris pour des traîtres. En guise d’engagement, un schématisme militant ancien refait surface qui somme chacun d’épouser une cause en bloc, en mélangeant tous les plans, en faisant fi de tout recul réflexif et critique. L’histoire donne l’impression de tourner à l’envers, de faire comme si les changements opérés dans les deux camps et les avancées politiques n’avaient été qu’une parenthèse, comme si le conflit israélo-palestinien et les extrémistes pouvaient « repartir » comme avant.

L’éthique n’appartient pas à un camp

La fin ne saurait justifier les moyens et l’éthique n’appartient pas en propre à un camp. S’inspirant du discours de Bush sur « l’axe du mal », Ariel Sharon prétend donner des leçons de morale contre le terrorisme au monde entier, alors que les pratiques de l’armée israélienne sèment et entretiennent la haine. La destruction des symboles de l’Autorité palestinienne, les représailles collectives, les arrestations massives, le bombardement du camp de Jénine, l’interdiction de secourir les blessés et le blocage de toute intervention humanitaire… ne relèvent pas de la « légitime défense », mais d’une politique de force qui met à genoux tout un peuple, s’attaque à sa dignité et l’accule au désespoir. À Ramallah, l’armée israélienne a détruit les infrastructures politiques, culturelles et sociales construites par l’Autorité palestinienne, comme si elle voulait nier symboliquement le droit du peuple palestinien à disposer librement de lui-même. Les traumatismes causés aux familles par la destruction d’habitation, la fouille des maisons, les arrestations massives et le comportement de nombre de soldats israéliens ne sont pas près de s’éteindre. Israël ne s’en sortira pas indemne : son image aux yeux de nombre d’Israéliens et des peuples du monde est moralement et durablement atteinte.
Mais l’indignation devant les agissements de l’armée israélienne ne peut faire oublier les attentats suicides contre les bus, les boutiques de jouets, les restaurants… qu’aucune cause ne saurait justifier. On ne saurait concéder un blanc-seing à l’Autorité palestinienne sous prétexte de l’agression et de l’occupation israélienne. L’attentat de Netanya (23 morts dans un restaurant) revendiqué par le Hamas lors d’une des fêtes les plus significatives du peuple juif, est intervenu au moment où l’émissaire américain Anthony Zinni tentait d’obtenir un cessez-le-feu et au moment du sommet arabe de Beyrouth qui a entériné le plan de paix saoudien. Cet attentat fait suite à une longue liste qui a ensanglanté le pays, créé un climat de terreur et de suspicion généralisée en Israël. Ces attentats suicides n’ont pas été perpétués seulement par le Hamas, mais par des groupes tels que les Brigades des martyrs d’Al Asqsa qui sont liés au Fatha de Yasser Arafat. 
Le terrorisme suicidaire palestinien contre les populations civiles n’est pas assimilable à celui de Ben Laden, dans la mesure où il se veut encore lié à la lutte nationale d’un peuple. Il trouve un terrain dans l’occupation israélienne et la politique de force menée par le gouvernement Sharon qui accule les palestiniens au désespoir et renforce, tout particulièrement au sein de la jeunesse, les rangs de ceux qui sont prêts à « mourir en martyr ». Mais ces éléments ne suffisent pas à l’expliquer et ne sauraient en aucun cas le justifier. Des raisonnements qu’on aurait pu croire disparus peuvent à cette occasion refaire surface : le terrorisme aveugle serait l’ultime recours des peuples opprimés. Comme si en l’affaire, on pouvait se livrer à un savant calcul éthique dans le domaine de la terreur.
Il faut s’interroger sur le nouveau phénomène que constituent ces attentats suicides. Un des chefs du Hamas a déclaré au Washington Post : « Les juifs aiment la vie plus qu’aucun autre peuple, et ils préfèrent ne pas mourir. Ainsi les bombes humaines palestiniennes sont l’arme idéale pour les user ». [1]. Le terrorisme n’est pas simplement une « réponse inadéquate » à une situation qui suffirait à en rendre raison. Il introduit dans le conflit un culte de la mort et du martyr qui constitue un défi pour la raison, fait basculer la lutte dans un désespoir qui annihile la dimension politique en bouchant l’horizon du possible. « La société israélienne est devenue de plus en plus violente, agressive et raciste, et de moins en moins démocratique, écrit David Grossman, écrivain israélien. La société palestinienne suit un processus encore plus dangereux : une société qui s’habitue à envoyer ses jeunes au suicide destinés à tuer des innocents, une société qui encourage de tels actes et s’en enorgueillit, paiera un lourd prix à l’avenir » [2]. Les attentats terroristes contre les populations civiles ne sont pas seulement indéfendables sur le plan de la morale, ils réactivent l’extrémisme et le racisme anti-arabe au sein de la société israélienne et font leur jeu. Mais on ne saurait simplement incriminer le développement du terrorisme pour expliquer l’impasse.

La rupture et la montée des extrémismes

En juillet 2000, les négociations menées à camp David entre Clinton, Arafat et Barak, alors premier ministre israélien, aboutissent à de nouvelles propositions de paix : Barak se déclare prêt à céder 95% des territoires et procéder au démantèlement d’une partie des colonies, la question du statut de Jérusalem et des réfugiés restant en suspens.
À la conférence de Taba, en janvier 2001, Barak fait une ouverture sur la question de Jérusalem, laissant entendre un partage possible, mais c’est sur la question du « droit au retour » que les négociations butent. Les Palestiniens considèrent le retour sur la terre d’origine comme un droit légitime, entendant ainsi faire reconnaître la responsabilité de l’État d’Israël dans l’injustice qui leur a été faite. Pour les Israéliens, ce « droit au retour » ne paraît guère envisageable comme tel. Il signifie pour eux la négation de l’existence même de leur État fondé à l’origine, en 1948, sur un transfert de population et une restitution des biens spoliés.
L’offre de Barak, qui comporte des points d’avancée importants, n’est pas saisie par Yasser Arafat qui met en avant le problème des réfugiés et la question de Jérusalem. Du côté palestinien, les atermoiements de la politique israélienne, les incohérences de Barak et le développement des colonies (il s’est créé trois fois plus de logements sous le gouvernement Barak que sous celui de Netanyahou) ont développé l’exacerbation de la population. 
La reprise de l’Intifada va déboucher sur des affrontements armés. En 2000, avant même son élection, Ariel Sharon, en visitant l’esplanade des Mosquées, provoque les Palestiniens et l’armée israélienne tire sur la foule qui manifeste. Après son arrivée au pouvoir en février 2001, Ariel Sharon a de fait accepté de négocier avec l’Autorité palestinienne mais à ses propres conditions. Désignant immédiatement Yasser Arafat comme le responsable des attentats, il lui a réitéré les appels à combattre le terrorisme tout en le privant en même temps des moyens de le faire. Les attentats perpétrés par le Hamas ont à chaque fois entraîné des représailles contre l’Autorité palestinienne, ses institutions et les services de sécurité chargés précisément de réprimer les auteurs de ces attentats.
Suite aux affrontements armés et aux attentats, Ariel Sharon donne l’ordre à l’armée israélienne de pénétrer dans les zones régies par l’Autorité palestinienne, de détruire ses symboles et ses institutions, remettant ainsi en cause les acquis antérieurs de la négociation. Ariel Sharon saisit l’occasion de l’attentat de Netanya non seulement pour tenter de « démanteler les infrastructures terroristes » mais pour déclarer la guerre à Yasser Arafat, considéré désormais comme un « ennemi d’Israël » et mettre hors-jeu l’Autorité palestinienne. Cette politique menée par le gouvernement Sharon renforce l’extrémisme dans le camp palestinien. Les partisans de la lutte armée, encouragés par la Syrie ou l’Irak se sont de nouveau fait entendre. Dans cette escalade, la question de la responsabilité de Yasser Arafat est posée dans la mesure où il a pu jouer sur plusieurs plans à la fois : le discours de la négociation et l’affrontement armé, le laisser-faire dans une situation de plus en plus confuse et immaîtrisable, favorable à la montée de tous les extrémismes. Ce basculement intervient après des années de négociation entamées par les accords d’Oslo qui ont abouti à l’impasse.

La fin des accords d’Oslo

Signés en 1993, ces accords ont abouti à une reconnaissance mutuelle entre deux peuples qui antérieurement s’ignoraient et se combattaient : les Palestiniens reconnaissent le droit de l’État d’Israël à vivre en paix et en sécurité ; l’État israélien reconnaît l’OLP comme « représentant légitime du peuple palestinien ». Les accords d’Oslo engagent un processus de négociation par étapes entre Israël et l’OLP devant conduire à la rétrocession progressive des territoires occupés par Israël depuis 1967, tandis que l’Autorité palestinienne doit être investie de pouvoir d’administration dans les territoires devenus autonomes.
Dans ces accords, l’OLP reconnaît l’État d’Israël, mais l’existence d’un État palestinien n’est pas mentionnée. Une série d’accords successifs est supposée amener les deux parties vers un règlement définitif sans que soit clairement défini au départ le contenu de ce règlement. Les accords d’Oslo prévoient que le statut définitif des territoires palestiniens sera établi au terme d’une période de cinq ans (c’est-à-dire en mai 1999). Israël a en outre tout fait pour que ne soit pas mentionné l’arrêt de la colonisation et l’a obtenu. Cette approche par étapes liée directement à la négociation entre les deux partenaires laisse de côté des sujets épineux comme le statut de Jérusalem, le statut des réfugiés et la question des frontières définitives de l’État palestinien.
L’idée selon laquelle une entente durable peut émerger d’une négociation directe entre Israéliens et Palestiniens et la méthode de pas à pas qui l’accompagne a vite rencontré ses limites. Profitant du rapport de force, Israël s’est de fait érigé comme juge et partie de l’avancée du processus. Il a centré sa perspective sur la question de la sécurité tandis qu’il reportait à plus tard les discussions sur le futur État palestinien, les colonies de peuplement et le statut de Jérusalem. Les territoires palestiniens ont été répartis en trois zones : la zone A sous l’autorité administrative et sécuritaire palestinienne, la zone B sous l’autorité administrative palestinienne, la sécurité demeurant israélienne, la zone C sous le contrôle d’Israël. En plus de huit ans de négociation, seulement 40% de la Cisjordanie et de Gaza sont passés en zones A et B, tandis que l’implantation des colonies a continué et que la question de la création d’un État palestinien a été sans cesse reportée. C’est l’idée même de négociation avec ce qu’elle implique de compromis qui s’est trouvée mise en question.
Les Palestiniens ont eu le sentiment que dix années de négociation avec Israël n’aboutissaient qu’à des tergiversations, qu’Israël ne s’engageait pas clairement dans la reconnaissance d’un État palestinien, tandis qu’il continuait l’extension des colonies, la diplomatie et les pressions internationales se montrant impuissantes pour s’y opposer. Cette situation a entraîné une profonde déception du côté palestinien, un doute légitime sur la volonté israélienne d’accepter une terre et un État palestiniens : « Les Palestiniens attendent une paix qu’ils ne voient jamais venir et c’est toujours à eux de prouver qu’ils sont mûrs, qu’ils ont accompli toutes les démarches possibles, qu’ils ont jugulé tout acte de terrorisme. […] Il faut s’interroger sur l’aptitude d’Arafat à négocier la paix mais aussi sur la nature de paix qui est proposée aux Palestiniens ». [3] L’approche exclusivement sécuritaire du problème palestinien aboutit à reporter à l’infini la création d’un État palestinien aux frontières clairement définies, « l’espace géopolitique palestinien apparaît comme un projet “appendiciel”, en accordéon, modulable au gré de la sécurité d’Israël ». [4
Cette politique a créé un terrain favorable à la montée des groupes extrémistes du Hamas et du Jihad islamique qui, dès le début, se sont opposés aux accords d’Oslo, ont maintenu l’option de la lutte armée avec le soutien de pays arabes comme la Syrie. Ces groupes ont pu bénéficier d’un courant de soutien et de sympathie au sein d’une population palestinienne déçue, constatant l’enlisement du processus de négociation, le développement des colonies et l’impuissance internationale.

Retour en arrière ?

Pour les deux camps façonnés par la guerre, le processus de paix a pu constituer une épreuve ouvrant des interrogations nouvelles sur leur identité et leur histoire respectives, interrogations qui marquent une rupture avec les interprétations idéologiques et militantes.
Pour l’OLP, qui antérieurement refusait de reconnaître le droit à l’existence de l’État d’Israël et avait pour objectif sa destruction, la reconnaissance explicite de ce droit en 1988 marque un tournant important. Cette reconnaissance et l’engagement dans une négociation sont venus interpeller une identité militante à forte charge symbolique, centrée autour de la lutte armée de libération. En même temps, les divisions et les faiblesses internes au mouvement palestinien sont plus clairement apparues. Dans les années soixante et soixante-dix, la mobilisation autour du thème de la libération par la lutte armée pouvait masquer ces divisions et ces faiblesses. Au sein même de l’Autorité palestinienne, le passage d’une organisation de résistance à celle d’une administration de type étatique a révélé les rivalités claniques et organisationnelles, les difficultés à mettre en œuvre un fonctionnement démocratique et des phénomènes de corruption. 
Dans le même temps, le mouvement palestinien s’est trouvé confronté à la montée des mouvements islamistes. L’identité de l’OLP s’est construite à l’origine autour d’une référence nationaliste laïque se réclamant à la fois du nationalisme arabe et de l’internationalisme révolutionnaire. La crise et l’épuisement du modèle anti-impérialiste et internationaliste des années soixante et soixante-dix, la corruption des élites des mouvements traditionnels ont favorisé le développement des groupes islamistes. Ceux-ci entendent disputer le leadership de la représentation du mouvement palestinien à l’OLP de Yasser Arafat en se voulant les porte-paroles des plus déshérités et les défenseurs les plus fidèles et radicaux de la cause palestinienne. L’Autorité palestinienne a du faire face à cette situation sans parvenir à une position unifiée et claire.
Au sein de la société israélienne, le processus de paix a produit des effets parallèles. Depuis son origine, l’histoire de l’État d’Israël est liée à la guerre et la mobilisation sécuritaire face à des ennemis qui entendaient détruire cet État. Ces éléments constituent un puissant ciment d’unité nationale. Les perspectives de paix ont eu pour effet un relâchement de la mobilisation sécuritaire et la société israélienne s’est trouvée plus directement confrontée à ses propres évolutions et contradictions internes. Israël n’échappe pas en effet aux évolutions des sociétés modernes : le développement de l’individualisme, les valeurs de l’épanouissement et de la réussite individuelle remettent en cause les références collectives d’origine, les valeurs de sacrifice et de solidarité. Des clivages sont apparus au grand jour qui manifestent la fragilité interne de cette société : exacerbation des conflits entre le camp laïque et religieux, entre les citoyens d’origine Arabe et les autres, développement des inégalités économiques et sociales recoupant des clivages d’origine ethnique et culturelle [5]… Les hommes politiques israéliens se trouvent confrontés à ces nouveaux défis qu’ils ne peuvent évacuer.
Mais la nouvelle Intifada et la vague des attentats terroristes en Israël ont de nouveau réveillé le « sentiment du péril » : « Comme toujours, ce sentiment a entraîné les processus bien connus d’identification nationale, de solidarité et de brouillage momentané des fractures idéologiques et sociales ». [6] Au plan interne, Ariel Sharon entend mobiliser le pays en faisant valoir que la « survie » d’Israël est de nouveau en jeu comme aux premiers temps de la création de l’État. Il s’appuie sur les courants ultra-nationalistes, trouvant face à lui une opposition divisée, une gauche israélienne incohérente et sans projet, participant de son gouvernement et incapable de proposer une alternative claire à sa politique.
Pour les extrémismes des deux camps, le processus de paix n’aura été qu’une parenthèse, l’affrontement peut reprendre dans une fuite en avant meurtrière. Cette fuite, ce refus de se confronter au réel peuvent-ils durer bien longtemps ?

Comment sortir de l’impasse ?

Les attentats terroristes et la politique menée par le gouvernement Sharon ont réduit à néant le processus engagé à Oslo. Il ne peut y avoir de solution militaire au conflit israélo-palestinien et le terrorisme ne peut-être déraciné par de simples opérations militaires. Les épreuves que vient de subir le peuple palestinien risquent, au contraire, de relancer un cycle de vengeance meurtrier. Quoi qu’on puisse penser de Yasser Arafat, celui-ci dirige un mouvement qui a renoncé à détruire l’État d’Israël, et il s’est engagé dans un processus de négociation. Qu’on le veuille ou non, c’est un interlocuteur reconnu internationalement.
L’échec du processus engagé par les accords d’Oslo a montré qu’un tel conflit ne peut être résolu qu’en sortant d’un face-à-face, en faisant directement intervenir la communauté internationale. Après avoir laissé faire l’intervention israélienne (en y mettant comme condition la non élimination de Yasser Arafat), Georges Bush soumis aux pressions contradictoires de son entourage a finalement décidé d’intervenir directement. Quoiqu’il en soit du retard accumulé et des intérêts propres aux États-Unis dans cette affaire, leur intervention dans ce conflit est décisive. Une fois de plus la nécessité d’une initiative européenne qui puisse contrebalancer l’hégémonie américaine est posée. Mais force est de constater que si l’Union européenne peut apparaître comme une puissance économique, elle demeure encore faible dans l’abord des grandes questions politiques qui déterminent l’avenir du monde. 
Une conférence internationale associant États-Unis, Europe, Russie et toutes les parties prenantes du conflit (Israéliens, Palestiniens et pays arabes), pourrait prendre en compte le plan de paix saoudien adopté par les participants du sommet de Beyrouth et les avancées faite à la conférence de Taba. Cette perspective pourrait mettre fin à la spirale meurtrière et réouvrir un avenir de paix dans la région. Une paix durable n’implique pas seulement l’arrêt des attentats palestiniens et le repli de l’armée israélienne, mais un règlement global qui mette fin à la politique des implantations israéliennes, amène le retrait d’Israël des territoires occupés et la reconnaissance claire et sans plus tarder d’un État palestinien viable qui ne soit pas une menace pour l’État d’Israël. Dans l’immédiat, le retrait des troupes israéliennes des territoires palestiniens conformément aux résolutions de l’ONU, et la condamnation ferme des attentats terroristes de la part de l’Autorité palestinienne sont la condition minimale pour aller plus loin. Au moment où ce texte est écrit, rien ne paraît, à vrai dire, encore bien clair de part et d’autre sur ces points. Les haines accumulées ne s’éteindront pas de si tôt. Une intervention de la communauté internationale est nécessaire pour séparer les deux belligérant et garantir la paix et la sécurité. Si prompts à réagir quand il s’agit du Koweit ou du Kosovo, les États-Unis et l’Union européenne sauront-ils assumer leurs responsabilités sous l’égide des Nations-Unies quand il s’agit du conflit israélo-palestinien ?

Refuser les amalgames

Les répercussions du conflit israélo-palestinien en France sont révélatrices de l’état de la démocratie et du lien de citoyenneté. Les incendies de synagogues et les agressions contre les citoyens français de religion et de culture juives créent un climat délétère et remettent en mémoire les pages les plus sombres de l’histoire européenne. Elles méritent une condamnation et une répression des plus fermes. Mais on ne saurait pour autant, sous le coup de l’émotion, en référer trop vite à un antisémitisme organisé ou évoquer une nouvelle « nuit de cristal ». Là aussi, les allusions au nazisme et au pétainisme ne permettent pas de comprendre la situation nouvelle. Jusqu’à présent, les attaques contre les synagogues, les agressions verbales et physiques semblent être l’œuvre de jeunes déstructurés des quartiers défavorisés. Ils s’identifient aux Palestiniens dans une logique victimaire, et font des juifs les bouc-émissaires de leur mal-être. Dire cela n’implique aucune complaisance à l’égard de ces jeunes, mais il importe d’identifier le phénomène si on entend le combattre efficacement. La collusion avec des mouvements extrémistes organisés n’est pas à exclure ; la vigilance s’impose sur ce point. Mais il importe de ne pas favoriser les amalgames qui font alimentent tous les extrémismes.
La dénonciation la plus ferme contre le racisme antijuif sous toutes ses formes n’implique pas le soutien à la politique guerrière du gouvernement d’Ariel Sharon. Réciproquement, le soutien au peuple palestinien contre l’agression dont il est victime et à sa lutte pour un État n’implique pas de se taire sur les agressions contre les synagogues et les citoyens, les attentats terroristes contre les civils israéliens qu’aucune cause ne serait justifier. L’immense majorité des Français rejette ces assimilations simplistes et les responsables politiques, associatifs, religieux se doivent de les combattre.
L’expression de l’appartenance culturelle et religieuse est légitime, mais elle ne saurait laisser croire que les « communautés » juives ou arabes sont monolithiques et il ne faudrait pas confondre cette appartenance avec le lien de citoyenneté.
La démocratie implique la reconnaissance de la diversité des points de vue de citoyens qui, sans nier leurs origines et leurs cultures, se sentent partie prenante et responsable d’une même collectivité politique. L’espace public démocratique permet l’expression des différences, des contradictions et des conflits dans le cadre d’un État de droit, sur la base d’une commune appartenance. Les événements récents montrent la fragilité de ces principes qu’il importe de réaffirmer et de faire vivre face à confusion ambiante, en favorisant les initiatives qui permettent aux individus de sortir de leur ghetto, de retrouver le goût de la réflexion, du débat et de l’action commune dans le respect des différences et des contradictions. Il ne s’agit pas seulement de « préserver la paix civile » mais de faire vivre un lien de citoyenneté qui ne réduit pas la démocratie à la « coexistence des différences ». Avec ses modalités et ses moyens propres, Politique Autrement entend bien y contribuer. 
Dans une situation historique marquée par la décomposition de nombre de schémas anciens sans qu’on perçoive encore sur un plan d’ensemble les signes d’un renouveau, l’histoire paraît se bloquer ou faire machine arrière. Le conflit israélo-palestinien en est un exemple dramatique et il n’est pas d’avenir tout tracé. Mais la politique n’est-elle pas l’art de saisir les possibles pour ouvrir de nouveau l’horizon contre les logiques meurtrières et désespérées qui mènent à l’impasse ?

Jean-Pierre Le Goff, président du club Politique Autrement, 
17 avril 2002

Notes

[1] Ismaïl HANIYA, cité par THOMAS L. FRIEDMAN, « Mensonges suicidaires », article publié dans le New York Times et repris dans Le Monde, 3 avril 2002.

[2] David GROSSMAN, « Proche-Orient : retournons à la négociation, sans conditions », Libération, 2 avril 2002.

[3] Daniel LINDENBERG, « Israël et Palestine sous tension », Daniel LINDENBERG et Joseph MAÏLA, Le conflit Israélo-palestinien, Desclée De Brouwer, Paris, 2001.

[4] Joseph MAÏLA, ibid.

[5] Ilan GREILSAMMER, « Clivages et fractures, un état des lieux », Le Débat, n°118, janvier-février 2002.

[6] Ibid.


Lettre n°24 – décembre 2001 Repères

La langue de caoutchouc

« Il faut en prendre son parti, et s’y préparer : nous aurons à vivre un certain nombre d’années dans cette mélasse “théorique”, en boxant des édredons. […] Le procédé eurocommuniste est identiquement le même avec le procédé souverain dans les pays capitalistes libéraux : tout est admis – et par là, tout disparaît aussitôt. Dans la propagande et l’idéologie – mais aussi au plan pratique. Les femmes, les jeunes, l’écologie, les homosexuels ? Ne vous en faites pas – on ajoutera un paragraphe au Programme commun (au programme de Chirac aussi bien d’ailleurs). »

Cornelius Castoriadis, « Les crises d’Althusser. De la langue de bois à la langue de caoutchouc », Libre, n° 4, 1978

Effondrement

« La société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. Un effondrement analogue affecte l’autre dimension de l’autoreprésention de la société : la dimension de l’historicité, la définition par la société de sa référence à sa propre temporalité, son rapport à son passé et à son avenir. […] Le passé n’est source et racine pour personne. Comme s’il était impossible de se tenir droit devant le passé, comme si l’on pouvait sortir de l’absurde dilemme : imitation servile ou négation pour la négation, que par l’indifférence. Ni “traditionnaliste” ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. […] Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhésion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »

Cornelius Castoriadis, La Montée de l’insignifiance – Les Carrefours du labyrinthe IV, Seuil, Paris, 1996, p. 23

Les potentialités inaccomplies du passé

« Ce que l’on a à délivrer dans l’héritage du passé, ce sont aussi les promesses non tenues du passé. […] Les gens d’autrefois ont eu des rêves, des désirs, des utopies, qui constituent une réserve de sens non réalisé. Un aspect important de la relecture et de la révision des traditions transmises, consiste dès lors dans le discernement des promesses non tenues du passé. Le passé en effet n’est pas seulement le révolu, ce qui a lieu et ne peut plus être changé – définition très pauvre du passé – il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé est le bénéfice majeur qu’on peut attendre du croisement des mémoires et de l’échange des récits. […] Ce sont principalement les événements fondateurs d’une communauté historique qu’il faut soumettre à cette lecture critique, de manière à libérer la charge, l’espérance parfois de révolution, qu’ils portaient et que le cours ultérieur de l’histoire a trahi. »

Paul RICŒUR, Identité narrative et communauté historique, Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001

École : du public au privé un parcours exemplaire

Militants parents d’élèves, défenseurs de l’école publique, nous nous sommes toujours intéressés à ce qui s’y passait en gardant en tête une vision de cette école telle que nous l’avons connue dans le passé. Mais cette année, nous avons perdu nos dernières illusions et nous avons fini par placer un de nos enfants, Clément, dans le privé.

Échec scolaire

Partir le matin à l’école a toujours été pour lui très difficile, et le « travail », expression qu’il avait empruntée tout petit à sa maîtresse de maternelle, lui est toujours apparu comme une corvée insupportable. Les causes en sont difficiles à cerner et l’école n’est sûrement pas seule en question. Mais les enseignants qu’il a croisés, pourtant tous formés à la pédagogie moderne, semblaient avoir quelque difficulté à assumer leur autorité, oscillant sans cesse entre une approche psychologisante et un autoritarisme désuet. Notre enfant rebelle a dû signer de multiples contrats d’objectifs et des engagements concernant son comportement et des objectifs à atteindre. Nous avions en fait le sentiment qu’il était devenu comme un objet d’expérimentation aux mains de pédagogues modernes qui le cataloguaient dans leurs schémas, sans que cela change quoi que ce soit à ses difficultés scolaires.
Les quelques conseils de classe auxquels nous avons assisté en tant que représentants de parents d’élèves étaient toujours les mêmes : seuls les très bons et les bons avaient droit à des encouragements, les élèves moyens et mauvais étaient systématiquement enfoncés. Nous avions en fait le sentiment que beaucoup d’enseignants confrontés à des jeunes d’un genre particulier, perdus dans les multiples réformes et ne se sentant plus soutenus par leur institution et leur ministre, avaient perdu le goût de leur métier. L’aigreur et le ressentiment dominaient chez beaucoup d’entre eux. Leur discours était devenu une longue plainte et certains avaient tendance à prendre les élèves comme les boucs émissaires de leur malaise. Chaque rencontre avec ce type d’enseignant nous culpabilisait un peu plus : notre enfant ne valait décidément rien, mais nous devions néanmoins nous y mettre, suivre ses devoirs et ses leçons à la maison, ne pas lâcher prise…
Nous étions découragés jusqu’au jour où, nous avons rencontré un proviseur plus « traditionnel » ayant une réelle autorité et centré sur les contenus de l’enseignement. Il a accepté de prendre notre enfant, en dérogeant quelque peu à la carte scolaire : « Je le prends uniquement parce que je sais que vous êtes des défenseurs de l’école publique ». Cette dernière année au collège s’est plutôt bien passée : plus de problème de discipline, des efforts réels pour s’y remettre, mais tout cela venait trop tard : on ne pouvait rattraper en un an les lacunes accumulées depuis le primaire et le niveau dans ce collège était élevé. Il fallait s’y attendre : le conseil de classe refusait son entrée en seconde générale et l’orientait vers l’enseignement professionnel, quoique notre enfant ne manifeste aucune disposition ou intérêt particulier pour cette filière. Mais le discours tenu par le ministre délégué sur la valorisation de l’enseignement professionnel nous paraissait juste et le BEP pouvait être un bon moyen pour que Clément retrouve confiance en lui et ait une autre image de l’école que celle d’une plainte perpétuelle le concernant.

La désillusion

Premier jour de rentrée dans le lycée technique pour les classes du BEP. Très peu de parents d’élèves, beaucoup de jeunes venus de tout le département et qui ont l’air un peu perdus ; nous écoutons le discours clair et ferme de Mme le Proviseur. Nous sommes un peu étonnés quand elle insiste sur le fait qu’il est interdit de cracher par terre et qu’elle aime bien qu’on lui réponde quand elle dit bonjour. Quelques jeunes arrivent en retard : « Eh madame, c’est pas de ma faute, c’est le bus… » Ils se voient vertement éconduits.
Après l’appel des jeunes par classe, Clément panique un peu : il est le seul dont le nom est d’origine française et il a reconnu un jeune de la bande qui l’avait agressé l’an dernier. Le soir du premier jour, il nous décrit l’ambiance : une petite bande d’une dizaine, issue de la même cité, embête tout le monde : « T’as pas un franc, une cigarette… », impossible d’écouter quoi que ce soit en classe. Un élève de la classe est particulièrement agité et nerveux. Il ne tient pas en place et gare à celui qui le regarde dans les yeux. La cour est jonchée de crachats. Dans les couloirs, des jeunes sont assis en bande sur les marches. Pour monter en classe, il faut les frôler, ce qui donne immédiatement lieu à des jurons et menaces : « Claque tes dents, je vais te les casser ». Nous l’encourageons néanmoins à être patient et à ne pas juger trop vite.
Le compte rendu qu’il nous fait de la seconde journée n’est guère plus brillant. Fort chahutée, une jeune enseignante, épouse d’un marocain, se permet une remarque aux jeunes d’origine marocaine qui ne cessent de l’interpeller : « Vous seriez au Maroc, vous n’auriez pas le droit de vous comporter comme vous le faites, là bas c’est beaucoup plus sévère… » Mal lui en prend : elle se fait aussitôt traiter de raciste.
En classe, les jeunes parlent entre eux, certains se lèvent, les coups de pieds dans les chaises sont constants, impossible d’écouter. Dans la cour, on propose à Clément du hasch, et à la sortie on lui a demandé de « prêter » sa mobylette… Comment travailler dans une telle ambiance chargée d’agressivité en permanence ? Le troisième jour, Clément part le matin à contrecœur. Le midi, il téléphone : il veut rentrer, la bande lui a donné rendez-vous à la sortie pour qu’il les ramène à la cité avec sa mobylette. Depuis ce jour, Clément n’a jamais plus mis les pieds dans ce lycée technique.
Nous sommes furieux : nous avons cru jusqu’au bout au discours de la valorisation de l’enseignement professionnel. L’an dernier, l’adjoint du proviseur avait très bien présenté les choses lors d’une journée d’information sur l’orientation, faisant valoir l’importance de l’enseignement professionnel et des technologies modernes dont dispose ce lycée. Il avait oublié de nous dire une chose : comme les classes de BEP de lycée dans le domaine industriel n’ont pas d’effectifs suffisants, on les remplit à l’avenant et les élèves désocialisés du département qui passent d’une école à l’autre s’y retrouvent en nombre. Ils sont dans ces classes, parce qu’on ne sait pas où les mettre ailleurs et eux-mêmes ne comprennent pas trop ce qu’ils font là. Au sein des rectorats, des directives ont été données : « Cette année, pas un jeune dans la rue. »

Dénégation et hypocrisie

Nous voyons le visage médiatique tout souriant du ministre de l’Éducation nationale annoncer à la télévision les résultats positifs concernant l’enseignement professionnel au vu du nombre d’entrées… Nous sommes révoltés par ces mensonges déconcertants qui se refusent à regarder la réalité de jeunes désocialisés en face et à traiter ce problème de façon spécifique. On ne peut demander aux parents d’être les militants d’une idéologie et d’y sacrifier leurs enfants. Au nom d’un discours contre la discrimination, on produit des effets inverses : les jeunes désocialisés vont continuer leur parcours d’échec et ceux qui le peuvent partent ailleurs. Pendant ce temps-là, le ministre continue de faire comme si de rien n’était au nom d’un discours sur l’égalité des chances de plus en plus coupé de la réalité.
Nous en avons parlé ouvertement avec la direction du lycée qui dit comprendre parfaitement nos propos. D’ailleurs, il semble évident qu’ils ne mettraient jamais leurs enfants dans l’école où ils exercent. Ce qui ne les empêche pas de tenir un discours convenu qui n’ose pas trop voir et dire la réalité, pour ne pas donner une mauvaise image de l’établissement. Nous sommes à la fois révoltés et las de cette duplicité. Nous avons fini par trouver, grâce à des relations, une école privée affiliée à l’éducation nationale qui accepte Clément.
Mais qu’en est-il pour les quelques autres jeunes défavorisés qui veulent travailler et s’accrochent, mais dont les parents n’ont pas le réseau de relations et les moyens de leur faire quitter ces classes ? Quant aux autres jeunes désocialisés, ils relèvent d’un traitement et d’institutions spécifiques qui puissent les aider à sortir de l’incivilité et de la petite délinquance.
Le discours politique de la gauche au pouvoir continue de faire comme si de rien n’était. On sacrifie des jeunes et on développe l’inculture au nom d’une idéologie qui se revendique de la lutte contre les discriminations et les inégalités, alors qu’elle les développe. La dénégation et l’hypocrisie ont assez duré.

M. et J.M. Lamure
Décembre 2001

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001