Nous publions des extraits du carnet de route de Julia HOULGATE qui s’est rendue en territoires occupés au cours de la première quinzaine de novembre 2002 dans le cadre de la 35ème mission de la Campagne Civile Internationale pour la Protection du Peuple Palestinien (CCIPPP). Depuis juin 2001, cette initiative vise à « faire vivre un mouvement d’opinion et de solidarité active pour briser l’isolement du peuple palestinien en permettant à ceux qui en expriment la volonté de se rendre sur place pour comprendre ce qui s’y passe, exprimer leur soutien par des mobilisations communes et témoigner de ce qui a pu être observé à leur retour en France et en Europe ». Ce témoignage rend compte d’aspects du conflit moins médiatiques que les affrontements : la construction d’un mur censé protéger Israël et la misère qu’elle engendre.

La campagne en cours est axée sur la cueillette des olives. Leur récolte, tous les deux ans, est rendue difficile, alors que cette année est exceptionnelle, du fait de son interdiction par les autorités israéliennes (levée depuis) et de la violence des colons à proximité des colonies. Enfin, les restrictions systématiques de mobilité amenuisent et finissent par réduire à néant les circuits de vente, alors que 90% des terres palestiniennes cultivées sont situées en Cisjordanie. Pourtant, 20% des Palestiniens vivent de la culture de leurs terres qui constitue 7 à 8% du PNB, et 10% de cette production provient des oliveraies qui concernent 70 000 familles en Cisjordanie. Ce territoire de 130 kilomètres de long et 50 de large (pour une surface à peu près équivalente à celle de la Corrèze), est disloqué en 84 morceaux dont les contours sont contrôlés par plus d’une centaine de « check points » (points de contrôle militaires permanents ou volants). Dans ce territoire vivent près de deux millions de Palestiniens [1], et près de 400 000 Israéliens dont plus de la moitié à Jérusalem-Est, parmi lesquels 220 000 civils israéliens armés [2].
Un autre motif de mobilisation nous est également présenté : il s’agit du mur dit de séparation par les autorités israéliennes, de la honte ou de l’apartheid par d’autres, que les forces d’occupation israéliennes et les compagnies sous contrat ont commencé de construire en juin 2002 en différents lieux plus ou moins rapprochés de la fameuse ligne verte, c’est-à-dire les frontières internationalement reconnues en 1967. Rappelons que les responsables du Kibboutz Metzer, où en novembre dernier ont été assassinés trois adultes et deux enfants, ont protesté en vain contre le tracé de la construction de ce mur en regard des dommages considérables causés aux paysans.
Confisquant à terme 10% des terres cisjordaniennes, ce projet de l’administration israélienne de la ligne de séparation, avalisé par décisions ministérielles les 14 avril et 14 août 2002, entre jusqu’à 6 kilomètres, en certains endroits, dans les terres palestiniennes. Les quelques 115 kilomètres au nord sont déjà bien avancés. 16000 hectares ont déjà été récupérés et plusieurs dizaines de milliers d’arbres détruits. En certains endroits, le mur est constitué par des blocs de béton de huit mètres de haut protégés par un périmètre de clôtures, tranchées, fosses et patrouilles de sécurité s’étendant jusqu’à 600 mètres. Mais, c’est tout de long de la Cisjordanie, sur un tracé d’environ 350 kilomètres, depuis le nord vers Jénine, en passant par Tulkarem et Qalqilya, puis Salfit pour finir au sud de Bethléem, que le mur dit de la sécurité devait être achevé en décembre 2003.
Cette opération a été conçue pour inclure à l’intérieur d’Israël toutes les colonies juives qui ont été construites sur les terres palestiniennes du côté oriental de la ligne verte, mais 20 000 palestiniens sont déjà ou se retrouveront résidents dans la zone confisquée entre la ligne et le mur [3].

Falamya – Le village dispose d’une propriété agricole aux terres particulièrement fertiles. Elles sont irriguées et diversifiées puisque le maraîchage s’y développe aux côtés des cultures sous serres, des arbres fruitiers et des oliveraies. 60% de la production agricole palestinienne provient de la région et approvisionnerait toute la Cisjordanie en fruits et légumes.
Les marques de passage du mur ont été indiquées par l’armée au sol et les champs destinés à la destruction sont signalés pour information à leurs propriétaires par un imprimé accroché aux arbres ou aux serres, parfois par un courrier d’expulsion. On nous montre les oliveraies déjà détruites.
La prochaine visite du consul de France à Jérusalem suscite un grand espoir chez les villageois. Ils considèrent qu’il pourra faire valoir la sauvegarde du projet de coopération hydraulique franco-palestinien initié en 1997 pour la conduction des ressources en eau qui sont vitales à la région dans son ensemble. Rien de moins que sept sources seraient ainsi confisquées par le mur dans la zone. C’est notamment sur le contrôle des sources que les villageois de Falamya veulent faire reculer les autorités israéliennes qui garderont tout contrôle sur le débit. 
Nous sommes hébergés chez les familles qui le peuvent selon une répartition par sexe, et c’est dans la famille d’Ammar que je suis, avec trois autres femmes de la mission, invitée à partager le repas de veille du ramadan. Ammar est paysan, propriétaire de terres à proximité du village ; il a une bonne trentaine d’années, est marié et a trois enfants. Sa femme doit poursuivre les études qu’elle a commencées il y a un an, pour devenir enseignante.
Avec le mur, Ammar va perdre la totalité de ses terres. Sans aucune ressource, tous ses projets s’écroulent ; il prévoit, dans une vision de cauchemar non dénuée de réalisme, que le village sera transformé en camp de réfugiés, complètement dépendant d’Israël pour sa subsistance, acculant finalement ses habitants à un « transfert »… Cette perte le désespère : il rêve à une vie normale, se réveille dans le cauchemar, comme lors d’une de ses précédentes incarcérations pour avoir répondu à un soldat à un check point. Il nous demande comment vivre alors et comment sa femme pourra payer les transports pour aller à l’université ? Que transmettra-t-il à ses enfants, et, s’il ne résiste pas, comment pourra-t-il les regarder dans les yeux ? Perplexes, nous sommes impuissants face à cette désespérance, d’autant plus sensible que les germes d’une forme de bonheur de vivre étaient nettement perceptibles dans la maisonnée…
Au-delà du fait que le mur se dressera aux portes du village à cause du périmètre de sécurité, la confiscation concerne 170 familles dans la région de Qalqilya, une dizaine de villages et les 20 000 personnes qui en dépendent [4].
Le maire du village fait un discours à la nuit tombée, pour nous remercier chaleureusement. Il nous explique comment le mur vise à rendre totale la dépendance à l’égard d’Israël en étouffant tout développement économique autonome, Israël arguant de fausses raisons sécuritaires sous couvert de son prétendu droit. Il en appelle à la France et à l’Europe pour éviter l’exil forcé, stopper cette transgression impunie du droit international. […]

Irtah – Une partie des membres de la mission décide de poursuivre l’observation de la construction du mur environ cinq kilomètres plus au nord vers Tulkarem, à Irtah, village qui jouxte le ligne verte et le mur. Nous accompagnons un couple de petits agriculteurs, afin de leur permettre de travailler dans la serre située en limite de la frontière. Nous passons par des champs abandonnés à cause de la destruction des plantations par les chars et de l’interdiction de culture faite par l’armée à des centaines de villageois. Cette dernière a aussi détruit les canaux d’irrigation et creusé un fossé qui coupe en deux ces terres auparavant cultivées, pour indiquer les limites du périmètre militaire au-delà du mur proprement dit. Six hectares sont désormais inaccessibles ici, et l’on se demande ce qu’il adviendra des maisons habitées qui se situent à moins de 100 mètres du fossé. […]
Dans le même temps, la zone d’activités commerciales est morte. Elle bordait les terres cultivées à proximité de la frontière, du mur et de l’usine chimique d’Irtah, le long de la route principale. Les forces d’occupation israéliennes ont fait fermer les boutiques, après des manifestations importantes contre l’usine, il y a un an et demi environ. L’atmosphère est celle d’une ville morte, hormis le bruit des engins de l’usine chimique de produits fertilisants et l’odeur irrespirable qui s’en dégage. Cette usine, après avoir été plusieurs fois transférée à l’intérieur d’Israël, s’est finalement implantée là il y a douze ans, au grand désagrément des habitants d’Irtah, mais aussi de la colonie juive d’à côté. Sa proximité aurait des effets néfastes sur la santé, d’après l’UPMRC (Union of Palestinian Medical Relief Committees). L’usine chimique déverse ses eaux polluées sur les terres cultivées qui la jouxtent, dans les champs de pommes de terre et de tomates d’Ahmed qui n’a pu y accéder depuis plus d’un an, à cause des tirs de l’armée ou de la sécurité privée, qui guettent du haut des murs de l’usine. Nous l’accompagnons et constatons, outre la pollution du sol qui fait que nous aurions bien du mal à défendre la culture de ces terres, la décrépitude des cultures maraîchères.
Après le repas copieusement offert, une réunion a lieu dans le parc de la maison commune. C’est l’occasion pour les villageois d’Irtah de nous remercier de notre présence, tout en disant ne rien attendre de nous, puisque tout dépend de la poursuite ou non du soutien des États-Unis à Israël. Un autre villageois nous explique qu’il est séparé de sa femme et de ses enfants qui vivent à Nazareth depuis deux ans, parce qu’il ne parvient pas à obtenir un permis de circuler. On nous demande si cela est possible dans d’autres pays.

Nazlat Isa – Zeita – Nous parvenons au village de Nazlat Isa, qui comptait 5000 habitants auparavant, mais qui est condamné par enclavement entre la ligne et le mur, et se vide peu à peu de ses habitants. L’entrée du village est obstruée par de grosses pierres, la route ayant été rendue impraticable, bloquant toute circulation en période hivernale. Non seulement enclavé, mais aussi coupé en deux par un check point permanent, interdisant plus loin le passage au village d’arabes israéliens avec lesquels beaucoup d’échanges avaient lieu il y a encore un an. L’eau est dispensée au compte-gouttes. Tout commerce de proximité, et à une échelle plus large l’écoulement des produits sur le marché de Naplouse, ont été rendus impossibles. Le marché est mort depuis, les habitants qui le peuvent quittant progressivement la ville. Nous quittons Nazlat Isa avec le sentiment que dans un an, ce village sera transformé en camp, ou disparaîtra. […]
Du haut de la vallée qui surplombe les terres agricoles, nous observons l’avancement de la construction du mur. C’est un immense chantier de terrassement, sur une bande très large spécialement conçue pour la circulation rapide des engins de l’armée, sensée assurer la sécurité des piétons. Mais comment les Palestiniens pourront-ils accéder à leurs terres situées de l’autre côté ? Elles ont été abandonnées alors que visiblement, en territoire israélien, à côté, la plaine verdoie. […]

Yanoun – Nous rejoignons Yanoun, hameau complètement isolé au-dessus de la vallée du Jourdain, au terme de huit heures de route pour une quarantaine de kilomètres. Ce petit village rural perché sur une colline au milieu d’un paysage ocre superbe, dominé d’un côté par un poste de la colonie de juifs américains d’Itamar, et de l’autre côté par un poste d’observation militaire. Six des seize familles paysannes avaient fui leur maison à cause des exactions des colons qui organisent habituellement des « descentes » depuis leur installation, en 1998. Elles sont revenues chez elles sous la « protection » des internationaux. 
Les habitants nous font part des menaces physiques et armées, des actes de vandalisme sur les rares biens de ces familles plutôt pauvres. Le saccage du générateur d’électricité et des réservoirs d’eau, l’empoisonnement de la source et des troupeaux de chèvres ou de moutons, nous disent-ils, ont contraint les familles à se réfugier au village d’Aqraba, dans la plaine, ou ailleurs. Et puis les dernières sont parties à la mi-octobre pour ne revenir qu’avec les internationaux. Quatre d’entre eux ont été sérieusement blessés une dizaine de jours plus tard, alors qu’ils cherchaient à protéger les familles lors de la récolte des olives. […]
Nous faisons un tour du hameau. Une bonne partie des habitations, peu nombreuses, est déserte, et l’on est constamment observé des hangars de la colonie qui se trouve à quelques dizaines de minutes à pieds. La seule piste qui conduise jusqu’à la route a été défoncée à la pelleteuse par des colons et il faudra la réaménager le lendemain. Cette rapide ballade constitue le repérage pour les tours de garde cette nuit ; munis de lampes de poche, nous veillons afin de rassurer les villageois et prévenir rapidement l’armée israélienne en cas de descente des colons. Les postes de la colonie d’Itamar disposent d’un mirador équipé d’un projecteur très puissant, régulièrement braqué sur le hameau et ses alentours pendant la nuit. Les colons viennent de temps en temps et sont apparus hier, mais nous avons ce soir la chance d’être nombreux. […]
La nuit passée entre les lumières obsédantes du projecteur de la colonie et les hurlements des chiens errants dans les campagnes avoisinantes, ne fut pas bonne, mais nous sommes prêts pour la récolte deux heures après le lever du jour. Nous travaillons quelque temps avant qu’un coup de téléphone annonçant la nouvelle du terrifiant attentat dans le kibboutz de Metzer stoppe brusquement l’activité et nous fasse plier bagage, comme tous les autres, par peur des représailles des colons… La cueillette est terminée pour aujourd’hui.

Retour à Jérusalem – Al Qods– Dès notre retour à Jérusalem, nous prenons rendez-vous avec le consul pour le lendemain. Ce dernier reçoit notre petite délégation une bonne heure et tandis que nous lui relatons ce que nous avons pu observer au cours des journées précédentes, il nous expose son point de vue, forcément marqué par l’attentat, qui compromet comme à chaque fois toute avancée dans une perspective de dialogue, de respect et de paix entre les deux peuples. Nous lui répondons que malheureusement c’est malgré cela qu’il faudra désormais chercher à composer, avec d’autres, pour un avenir viable dans la région dans son ensemble.
Il nous semble que le précédent historique et le déni du droit sont tels qu’ils ont aujourd’hui atteint un seuil irréversible, un point de non-retour. Il n’est pas réaliste d’espérer que soit immédiatement mis fin à la haine, même si des possibles meilleurs s’ouvraient à l’horizon, même si la majeure partie de la société civile palestinienne, consciente de l’échec de la seconde intifida et du terrorisme se mobilisait pacifiquement… Avec le contexte politique international, la guerre annoncée en Irak et la réélection d’Ariel Sharon, cet horizon semble s’éloigner à nouveau.

Julia HOULGATE

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Notes
[1] Sachant que cinq millions de Palestiniens sont réfugiés.

[2] Sources 2002 : Palestine Monitor et Peace now.

[3] Source 2002 : Palestine Monitor.

[4] Selon le Bureau central de la statistique de l’Autorité palestinienne, le taux de chômage qui était de 16% à Qalqilya avant 2000 a atteint 70% en 2002, comme dans la bande de Gaza.