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Lettre n° 29 – George W. Bush et l’Irak : enjeux et risques d’une guerre annoncée

– Rencontre avec Jean-François Daguzan –

Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 4 février 2003 avec Jean-François Daguzan, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique [1], rédacteur en chef de la revue Géoéconomie. Il a dirigé l’ouvrage collectif Les États-Unis et la Méditerranée, édit. Publisud, 2002. Face aux explications de type économiste qui tendent à réduire le conflit États-Unis/Irak à une question d’appropriation des ressources pétrolières, Jean-François Daguzan montre la complexité des facteurs en œuvre en donnant la première place aux facteurs politiques.
Comme nous l’indiquions dans notre dernière lettre : la critique de la politique de Georges Bush n’implique pas l’antiaméricanisme, la confusion avec le conflit israélo-palestinien et la moindre complaisance à l’égard du régime dictatorial de Saddam Hussein.

Politique Autrement

On aurait pu penser, après le 11 septembre, que le véritable enjeu pour les États-Unis, était la lutte contre le terrorisme, non seulement en Asie centrale, mais en Asie du Sud-Est, puisque Bali nous avait fait la démonstration que la violence terroriste de type islamiste se déportait de l’Orient proche vers l’Orient lointain. Dans une perspective stratégique globale après le 11 septembre, en dehors de la démarche officielle de l’ONU visant à désarmer l’Irak (résolution 1441), la guerre contre l’Irak n’apparaissait pas comme une priorité. Mais la démarche des États-Unis a finalement basculé.

La guerre du Golfe : un conflit non abouti

Pour comprendre ce basculement, il faut revenir à la guerre du Golfe de 1990-91. Pour les États-Unis, c’est un conflit non abouti. La coalition mise en place par les États-Unis après l’invasion du Koweït par l’Irak est extrêmement large. Il est alors nécessaire de créer un bloc arabe autour de la coalition traditionnelle des alliés des États-Unis (Grande-Bretagne et France au premier chef), l’Allemagne et le Japon assurant la partie financière de l’opération, faute d’intervenir. Cette coalition va essayer de regrouper presque tous les pays arabes ou arabo-musulmans, particulièrement les pays arabes de la zone du conflit : l’Égypte, la Syrie (qui sort à cette occasion de « l’axe du mal »), et l’Arabie Saoudite qui se sent la première menacée après l’invasion du Koweït.
Cette association du « monde arabe » se fera de différentes manières selon les pays, mais elle implique, à la base, un deal, un marché qui est essentiellement lié au statut autoritaire de ces régimes. Il est alors clairement négocié avec George Bush père que la coalition arabe jouera le jeu jusqu’au bout à une condition expresse : on ne touchera pas à Saddam Hussein. Toucher à Saddam Hussein, c’est remettre en cause immédiatement la légitimité et la stabilité des régimes qui accompagnent cette coalition, c’est ouvrir la boîte de Pandore. La guerre du Golfe est basée dès le départ sur cette ambiguïté qu’il faut s’en tenir à la libération du Koweït et à la destruction du potentiel militaire irakien.
À ce moment-là, les États-Unis pensent que l’on peut ne pas aller jusqu’à Bagdad, car Saddam Hussein s’effondrera de lui-même. Mais dès la fin des hostilités, le remplacement de Saddam Hussein pose un problème politique fondamental : supprimer Saddam Hussein alors que l’on n’a pas de véritable successeur à proposer, c’est laisser libre cours à une fragmentation de l’Irak : d’un côté la création d’un Kurdistan indépendant qui pose un problème à la Turquie, d’un autre côté un pays chiite.
Il ne faut jamais oublier cette donnée de base : l’Irak est un monde chiite commandé par des sunnites. Saddam Hussein a mené pendant des années une répression extrêmement dure contre les leaders chiites, surtout à partir de la révolution iranienne et la guerre avec l’Iran. L’idée d’une élimination de Saddam Hussein et d’une révolte chiite a germé. Dans les années 1991-1993, des chiites se révoltent, mais ils sont abandonnés à leur sort et massacrés par les forces irakiennes. Les Kurdes se révoltent et sont de la même façon abandonnés à leur sort alors même que les forces spéciales anglaises et américaines les avaient formés au combat après la guerre du Golfe. Les options visant à un effondrement du régime de Saddam Hussein ou de sa disparition du fait d’une révolte de militaires, d’une révolte de palais ou d’une révolte globale ne vont pas se concrétiser : soit elles n’auront pas lieu, soit on ne voudra pas qu’elles aient lieu à certains moments.

La dangerosité de Saddam Hussein

Saddam Hussein a survécu au conflit avec le cœur de son appareil répressif, la garde républicaine. Après la guerre, il va sortir renforcé de l’embargo et de la situation de contrôle qu’on lui impose. Il va resserrer son pouvoir en maîtrisant lui-même le marché noir, le contrôle des matières premières par le biais de ses fils et de sa famille. Ce pouvoir avait été constitué au départ autour de l’idée baasiste, relativement laïque et républicaine, puis s’est resserré autour du clan, de la ville de Tikrit, d’où sa famille élargie est issue. Ce système clanique s’appuie sur une terreur permanente. Tout le monde se surveille, tout le monde se contrôle. Des séries récurrentes de liquidations éliminent tout ce qui peut ressembler à un opposant. On a même de nombreux exemples d’exécutions préventives : des personnes sont liquidées parce qu’elles pourraient représenter ultérieurement une menace, notamment des chefs militaires qui avaient conduit victorieusement l’Irak.
Au lendemain de la guerre de 1991, est mis en place un encadrement militaro-stratégique de l’Irak par les États-Unis et la Grande-Bretagne : zones d’exclusion aériennes, bombardements de positions irakiennes presque tous les mois à partir de 1998, organisation du double containment (embargo de l’Irak et de l’Iran) géré par les États-Unis (avec des aménagements comme l’accord « pétrole contre nourriture » octroyé par les Nations unies au milieu des années 90). Au fil du temps, les États-Unis se rendent compte que les stratégies qu’ils avaient élaborées pour amener à la destruction du régime de Saddam Hussein ne fonctionnent pas. Au contraire, « pétrole contre nourriture » renforce la position de ceux qui exploitent la manne pétrolière : la famille de Saddam Hussein ainsi que certains membres du parti et de l’armée.
En fait, au cours de ces années, un seul élément a eu un impact important sur la situation stratégique irakienne : les inspections des Nations unies. C’est un élément décisif pour la compréhension des événements que nous vivons. Le véritable désarmement de l’Irak n’avait pas été fait par les bombardements de la guerre du Golfe, ni par les bombardements successifs des années suivantes, mais par les inspections. De 1991 à 1998, date où Saddam Hussein met fin à l’accord passé avec les Nations unies, le travail fait par les inspecteurs est à tous égards exceptionnel. Les inspections des années 1990 ont été fondamentalement efficaces dans le cas irakien. À l’heure actuelle, l’Irak est confronté à une opération de désarmement par la résolution 1441. La quasi-totalité du programme nucléaire (dont on n’avait d’ailleurs pas saisi l’ampleur avant les inspections) est démantelé, même si quelques recherches ont été poursuivies. Dans le domaine balistique (les missiles), il semblerait qu’il manque quelques lanceurs Scud dont on n’a pas totalement retrouvé la trace. En matière chimique en revanche, si la partie missile a été démantelée (ogives, vecteurs), il manque quelques milliers d’obus chimiques. On peut les mettre n’importe où, les enterrer, les oublier… c’est inusable. Les obus chimiques de la guerre 14-18 continuent toujours de fonctionner… C’est un des éléments à prendre en compte pour l’appréciation globale de la difficulté du problème irakien.
Mais le vrai grand problème est le programme biologique. Pendant les inspections, les inspecteurs n’ont jamais trouvé trace des armes biologiques. C’est grâce à la défection des deux gendres de Saddam Hussein, Hussein Kamel Al Majid et son frère, le colonel Saddam Kamel, que les États-Unis et le monde entier ont découvert un programme biologique d’une ampleur absolument colossale. On a la trace écrite du programme qui indique des milliers de litres de la maladie du charbon (l’anthrax), des milliers de litres de ricine (on en a parlé lors de la découverte d’une cache terroriste à Londres), des milliers de litres d’agents de la tularémie, de la peste, de la variole du chameau, du mouton… C’est un ensemble terrifiant, mis sur pied par l’Irak. Nous avons des éléments de preuve écrits. Mais on n’a jamais pu trouver la moindre trace physique de ce programme. La première série d’inspections n’était pas terminée quand ces révélations ont été faites. Les inspecteurs ont demandé à voir les sites cités. Mais on n’a retrouvé que des pièces passées à l’eau de javel et au chlore. Les Irakiens ont dit : « Nous avons tout détruit ». Mais il n’existe aucune preuve de cela. La dangerosité de l’Irak est fondée sur l’armement biologique (à moins qu’il soit détruit…, mais personne ne le sait). C’est ce qui peut justifier à terme l’action militaire de désarmement.

L’Irak dans la ligne de mire

Plusieurs éléments ont joué ces dernières années pour remettre l’Irak dans la ligne de mire des États-Unis. Pendant la période Clinton, la politique suivie était celle de l’encadrement répressif de l’Irak, sans intervention, sauf aérienne. Pourquoi les États-Unis ont-ils décidé de passer à une action purement coercitive ?
Un des éléments essentiels est l’arrivée d’une nouvelle équipe au pouvoir à Washington. Elle est d’ailleurs en partie celle de l’ancien président George Bush. Des hommes comme Ronald Rumsfeld ou Paul Wolfovitz qui sont les plus forts partisans d’une action rapide et déterminante sur l’Irak sont des membres de l’ancienne administration de Bush père. Ils ont vécu la guerre du Golfe. Ils ont toujours eu des positions extrêmement radicales vis-à-vis des menaces supposées pouvant toucher les États-Unis. Bien avant le 11 septembre, ces gens-là ont remis l’Irak dans la ligne de mire. Des articles sont publiés disant explicitement qu’il faut entrer dans une logique de contre-prolifération, l’exemple type de pays proliférant désigné en premier étant l’Irak (viennent ensuite l’Iran et la Corée du Nord). Avant même les événements du 11 septembre, l’administration Bush a cadré l’Irak dans son champ des objectifs stratégiques. Mais il n’y a pas alors l’idée d’une intervention à proprement parler, le moyen d’action envisagé étant avant tout l’accroissement de la pression diplomatique et stratégique.
Au même moment, les États-Unis entrent dans une nouvelle politique militaire du bouclier dite national defense missile (NMD), c’est-à-dire la protection des États-Unis contre des attaques de missiles balistiques pouvant venir des pays cités. Pour cela il faut investir des milliards de dollars. Qui dit production d’un nouvel outil militaire extrêmement performant et très onéreux. implique des menaces devant être combattues par ce moyen. La nécessité de relancer ce programme important mais très cher alliée à la présence des anciens de l’équipe de George Bush père va entraîner une focalisation sur l’Irak, pays qui représente d’une certaine manière une menace idéale, dans la mesure où persiste ce doute sur les capacités proliférantes, nucléaires, chimiques, biologiques, balistiques (l’inconnue étant en réalité à ce jour l’armement biologique).

Le choc émotionnel du 11 septembre

Le 11 septembre va éliminer la question irakienne pendant un certain temps. Aux yeux des Américains, le 11 septembre fait apparaître que les menaces qu’ils avaient envisagées dans l’avenir – celle des missiles pouvant tomber sur les États-Unis en provenance de Corée du Nord ou d’ailleurs -, étaient battues en brèche par la simplicité et la sophistication conceptuelle des attentats : une bande de terroristes prêts à donner leur vie est capable, avec des cutters, de projeter des avions contre les tours du World Trade Center et sur le Pentagone. Le choc émotionnel colossal provoqué par ce tragique événement a focalisé l’énergie américaine vers la menace dite Ben Laden /Al-Qaida. C’est une menace très difficile à caractériser parce qu’elle est non territoriale, non formalisée. Al-Qaida n’est pas une organisation pyramidale centralisée. La menace est d’autant plus dangereuse qu’elle est impalpable. La seule riposte américaine possible à ce moment-là est de reterritorialiser la menace.
En attaquant l’Afghanistan, où étaient les bases arrière d’Al-Qaida, les États-Unis répondaient au besoin de vengeance de l’opinion publique américaine, même s’ils savaient pertinemment que ce n’est pas de cette façon que pouvait se gagner la guerre contre le terrorisme. Ces événements furent mis à profit par la vieille garde pour réamorcer la pompe stratégique vers l’Irak, alors qu’au départ il n’y a pas de lien entre la question irakienne et la question afghane ou la question Al-Qaida. À partir du moment où la fabuleuse machine technologique américaine se mettait en marche, les Wolfovitz et Rumsfeld considéraient d’une certaine manière qu’il fallait exploiter la dynamique lancée pour en terminer avec le vieux dossier. À partir de l’élément d’inquiétude légitime qui est essentiellement le dossier biologique irakien, les États-Unis ont récupéré l’Irak dans le maelström stratégique qu’avait créé le 11 septembre et la guerre en Afghanistan. Mais il faut dire aussi que l’Irak, fait tout pour tomber dans ce type de dessein. Il y a en effet chez Saddam Hussein une logique folle implicite qui est fascinante.

Remodeler le Moyen-Orient

La question irakienne est considérée comme un facteur d’exemplarité par des vecteurs d’opinion au sein de l’administration Bush ou parmi les néo-conservateurs de son entourage. Pour eux, le 11 septembre a été la démonstration que le statu quo du soutien aux « régimes arabes autoritaires » depuis cinquante ans est un échec complet pour les États-Unis. En soutenant des dictateurs, les États-Unis ont créé du terrorisme islamiste qui est retombé sur les États-Unis le 11 septembre. Sont ainsi en ligne de mire l’Égypte, la Syrie, et tout autre régime non ou peu démocratique. Pour ces tenants d’un « nouvel ordre mondial », l’Irak, battu militairement avec l’élimination de Saddam Hussein, peut être utilisé comme un modèle exemplaire d’une reconstruction démocratique du Moyen Orient. C’est ce que Pierre Hassner appelait dans un article [2] passionnant le « wilsonisme botté », c’est-à-dire l’imposition de la démocratie par la coercition. Beaucoup de gens à Washington pensent que c’est une solution. D’une certaine manière, la stabilité actuelle est créatrice de crises et de conflits. En créant de l’instabilité par la guerre en Irak, on remodèle le Moyen-Orient, comme on avait réussi à remodeler le Japon et l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale.
À bien des égards, le 11 septembre aura été la perception par les États-Unis de la trahison de l’Arabie Saoudite, alors qu’il y avait eu cinquante ans d’alliance étroite entre ces deux pays. Quand le roi Fayçal avait rencontré le président Roosevelt partant pour Yalta, l’alliance stratégique entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis, qui datait des années trente, avait été renforcée. Le double jeu d’une partie de la monarchie saoudienne soutenant Ben Laden d’un côté et les États-Unis de l’autre, le financement du terrorisme islamiste par des milliardaires saoudiens et la place des Saoudiens dans les commandos islamistes ont provoqué une saturation, les États-Unis considérant désormais que ce pays ne pouvait plus jouer le rôle d’allié privilégie dans la zone. Mieux valait remplacer l’Arabie Saoudite par un vrai pays, avec de vraies élites, de vraies structures sociales, une vraie formation des classes moyennes. L’attaque militaire contre l’Irak ferait tomber le régime comme un fruit mûr. La population finirait par se rendre aux États-Unis à bras ouverts, une fois les opérations militaires commencées. À partir de cet élan irakien on pourrait construire ce Moyen Orient exemplaire qu’une partie de l’intelligentsia américaine souhaite, en laissant aller l’Arabie Saoudite vers son destin quitte même d’ailleurs à éliminer à terme la famille régnante.
Ainsi, un ensemble complexe d’éléments a abouti à créer le but de guerre américain : les vieux de l’administration Bush père qui veulent finir de régler le compte de Saddam Hussein qu’ils ont raté en 1991 ; les « wilsoniens bottés » et néo-conservateurs qui veulent créer un monde à l’image démocratique de l’Amérique ; les gens du pétrole, bien entendu qui se disent d’une certaine manière que ce n’est pas plus mal de contrôler les réserves irakiennes [3] ; la perte de confiance des États-Unis vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. Voilà comment les buts de guerre des différentes parties de l’administration et de l’élite américaine se sont agrégés pour peu à peu converger comme dans un entonnoir vers la cible irakienne qui ne peut plus échapper à son destin.
La question est de savoir si ce sera fait de façon unilatérale ou avec une coalition ad hoc mise en place par les États-Unis ou par le truchement d’une nouvelle résolution des Nations unies. Ils peuvent obtenir une résolution des États-Unis si la France ne met pas son veto. Alors la machine va se mettre en œuvre. Voilà comment les États-Unis ont construit la menace irakienne, avec, en fond, la réalité absolue de la menace. On peut cependant discuter les modalités de sa résolution. Les inspections ont désarmé cent fois plus que tous les bombardements.

Débat

Quelle spécificité du conflit ?

– Q : Quel poids joue le facteur pétrolier dans la guerre contre l’Irak ? L’administration américaine est présentée dans de nombreux médias comme une sorte de marionnette entre les mains des groupes pétroliers. Au-delà de la caricature, quelle réalité ?

– Jean-François Daguzan : Il faut demeurer prudent sur cette question du pétrole. Nous avons fait venir à la Fondation pour la recherche stratégique, il y a quelques semaines, Pierre Terzian, directeur de la rédaction de Pétrostratégie [4]. Il considère que la question pétrolière est très relative parce que le monde peut vivre sans le pétrole de Irak et l’a montré : pendant 13 ans la consommation mondiale a vécu sans ce pétrole, avec un baril extrêmement bas. Nous sommes cependant dans une période où les prix du pétrole ont considérablement monté. Rouvrir le robinet irakien ferait immédiatement baisser les prix et relancerait la machine économique américaine. Mais, a contrario, il faut se rappeler que ce sont les chocs pétroliers de 1973 ou 1979 qui avaient rendu l’industrie pétrolière américaine à nouveau rentable, après des années de pétrole trop bas. Il est très difficile d’avoir une appréciation réelle de ce que représentera la prise de contrôle relative des ressources irakiennes par les États-Unis (ils ont dit que les compagnies irakiennes continueraient de faire leur business). Il faut se méfier de l’explication définitive par le pétrole. On l’a trop dit également pour l’Afghanistan. Les ressources d’hydrocarbures d’Asie centrale seront peut-être rentables un jour quand toutes les réserves auront été épuisées au Moyen-Orient, en Libye, au Venezuela, en Norvège… L’extraction du pétrole d’Asie centrale deviendra peut-être rentable, mais cela concernerait beaucoup plus la Chine avec les gaz du Turkménistan ou le pétrole de la mer Caspienne. Attention à tout vouloir lire à travers les yeux des pétroliers. Il existe une influence, c’est évident. Dick Cheney a toujours fait sa carrière dans le pétrole, la famille Bush s’est enrichie dans le pétrole. Mais ce n’est qu’un des éléments constitutifs de la prise de décision. Survaloriser cette influence, c’est se tromper sur les buts de la guerre.

– Q : Quelles preuves les États-Unis avancent-ils concernant le lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida ?

– Jean-François Daguzan : Je suis un peu perplexe. Après le 11 septembre, on avait parlé de contacts à Prague, entre Al-Qaida et des agents irakiens. À Paris, on est très sceptique. Ce n’est pas sur ce point que pourrait s’exercer une coercition internationale. Le point essentiel est la capacité à monter le contournement irakien des inspections et de la dissimulation des armes de destruction massive.

– Q : Quel crédit apporter aux actuelles inspections de l’ONU qui ne trouvent rien ?

– Jean-François Daguzan : On s’étonne en effet de ne rien trouver à l’occasion des inspections. Certains disent qu’il n’y a rien puisqu’on ne trouve rien. Je suis persuadé depuis le début que les inspecteurs ne devaient rien trouver. Les Irakiens ont tiré des leçons de la première série d’inspections. Ils ont mis en place un appareil de contournement des inspections extrêmement au point, cadenassé qui, derrière une apparence de bonne volonté et de liberté, est un fabuleux écran de fumée. Après de nombreux entretiens avec des inspecteurs de la première série, je sais que les Irakiens n’ont jamais collaboré. Chaque fois que les inspecteurs ont découvert quelque chose, ils l’ont arraché par la force, c’est-à-dire par un travail minutieux d’étude des sites et de documents. Jamais les Irakiens n’ont fait une démarche positive.

– Q : Je peux apporter un petit témoignage. Ma société, Pechiney, avait créé, à la frontière avec la Syrie, une usine pour produire du chlorure d’aluminium. Cette usine n’a jamais sorti la moindre tonne de chlorure d’aluminium. Il était impossible d’aller la visiter. Quand nous avions des réunions de producteurs de ce produit, ils envoyaient des représentants d’un niveau désolant et qui changeaient à chaque réunion. On s’est toujours posé des questions sans avoir de preuves formelles. Une question : parmi les formules envisagées, pour ne pas aller jusqu’à la guerre, on a parlé de démarches de chefs d’État arabes auprès de Saddam Hussein pour l’amener à quitter le pouvoir. Peuvent-ils avoir une influence sur lui ?

– Jean-François Daguzan : Ces démarches ont effectivement eu lieu. Elles ont été conduites par l’Arabie Saoudite, par l’Égypte, mais aussi par la Russie qui a offert une datcha à Saddam Hussein. On a même parlé de la Libye, prête à lui offrir quelques villas de luxe dans la banlieue de Tripoli. Tout dépend du profil psychologique de Saddam Hussein. Est-ce un dictateur qui veut vivre de ses rentes ? Est-ce un dictateur sur le modèle psychologique d’Hitler qui veut finir dans une apocalypse ? Mon sentiment est que je ne le vois pas partir… Je peux me tromper. Saddam Hussein est un homme terriblement secret qui a été quasi analphabète pendant longtemps. Il s’est fait seul, à la force du poignet et toujours dans un déchaînement de violence époustouflant. Il est difficile de savoir quelles sont ses intentions finales. Je ne sais pas si même les profilers de la CIA sont capables de faire de vrais pronostics. On peut dire néanmoins deux choses. C’est quelqu’un qui passe aux actes, vu le nombre de personnes qu’il a assassinées, l’utilisation des gaz chimiques pendant la guerre Iran-Irak et contre sa propre population, les massacres des chiites… C’est aussi un homme qui se trompe. Il se trompe sur sa capacité à battre l’Iran en 1979 et sur la réaction de la communauté internationale à l’occasion de l’invasion du Koweït. Peut-être parce qu’il vit enfermé, ce qui gêne sa capacité d’interprétation du monde.

– Q : Quel lien peut être fait avec le conflit israélo-palestinien ?

– Jean-François Daguzan : Il faut faire plusieurs réponses. Du point de vue américain, il n’y a pas de lien direct. Du point israéliens, oui. Les Israéliens ont en effet toujours considéré l’Irak comme la menace majeure à laquelle ils ont à faire face. Ils citent aussi l’Iran. Mais dans la conscience d’une menace directe, l’Irak représente la principale menace. Ils l’ont subie de plein fouet lors de la première guerre du Golfe avec les missiles irakiens. Dans l’opinion publique israélienne, c’est un souvenir traumatisant. Éliminer définitivement la menace irakienne serait l’idéal. Les Israéliens n’avaient pas hésité à aller bombarder le réacteur nucléaire d’Ozirak en 1981 par une opération aérienne de longue distance. Si, par malheur, l’Irak frappait une nouvelle fois Israël avec des missiles, on ne peut pas prévoir quelle serait la réaction israélienne. Il avait fallu toute la diplomatie américaine à l’époque de la guerre du Golf pour empêcher Israël de réagir qui était passé en alerte nucléaire.
Du point de vue de Saddam Hussein enfin, oui le lien peut être fait avec le conflit dans la mesure où il cherche à l’instrumentaliser à sa propre cause. Pour Saddam Hussein, Israël est devenu un objectif symbolique. Lorsqu’il envahit le Koweït, l’Irak est encore un « état républicain laïque » et Saddam Hussein n’apparaît pas particulièrement religieux. Au milieu du conflit, il devient le défenseur de la foi, le Saladin des temps modernes, et revendique Jérusalem. Yasser Arafat se déclare alors d’accord avec Saddam Hussein, ce qui va ensuite lui coûter très cher politiquement. Saddam Hussein « musulmanise » son discours à des fins politiques. Il en rajoute depuis dix ans. Il a fait coudre des versets du coran sur le drapeau. Il a fait écrire le coran avec son sang personnel dans la grande mosquée de Bagdad. Il se pose comme Saladin, Kurde de Takrit, en grand vainqueur de l’Occident. La libération de Jérusalem et la liquidation des Israéliens, l’assimilation Israël/États-Unis sont devenus un leitmotiv dans le discours de Saddam Hussein, à des fins de propagande à destination de l’opinion publique arabo-musulmane.

– Q : Concernant le blocus de l’Irak et ses effets, des chiffres ont été avancés concernant le nombre de victimes, notamment des bébés, qui seraient morts faute de soins, quelles sont les informations fiables sur ce point ?

– Jean-François Daguzan : Il faut être extrêmement prudent sur les sources. Les Irakiens s’y entendent pour « faire pleurer Margot ». Ceci étant, l’embargo a bel et bien provoqué un affaiblissement de la structure sociale et des infrastructures de soin et d’équipement irakienne qui était les plus développées du Moyen-Orient à l’exclusion des monarchies du Golfe avant 1990.

Quelle issue possible à la guerre ?

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 Q : Quel pronostic peut-on faire sur la durée d’un conflit ?

– Jean-François Daguzan : Vous posez une question à laquelle personne ne peut répondre. On sait quand on commence une guerre, on ne sait pas quand elle finira. Il est vraisemblable, vu le rapport de forces que la guerre devrait être courte. Mais puisque Saddam Hussein a des armes biologiques, ça peut mal tourner… Il existe de nombreux scénarios. Là encore, je me garderai bien de les décrire. Je suis toujours épaté de lire en permanence dans les journaux les formes que vont prendre la guerre américaine. Le Sunday Times nous a même donné la date il y a quelque temps… C’est raté ! Les Américains ont le génie de noyer le poisson quand ils font la guerre. Sauf pour l’Afghanistan, car la question ne se posait pas. Il n’y avait pas d’État, pas de forces constituées. Mais pour l’Irak, ce sera la surprise.

– Q : Face à une pénétration de forces militaires américaines en Irak, quelles peuvent être les réactions populaires ? Comment les États-Unis ont-ils évalué ce problème ?

– Jean-François Daguzan : On peut penser que la population irakienne attendra de voir que Saddam Hussein soit six pieds sous terre et que toute force autour de lui soit anéantie avant de sortir le premier drapeau américain. Deux exemples redoutables ont montré que bouger trop tôt peut se révéler extrêmement dangereux : le cas de chiites en 1992 et le cas des Kurdes ensuite. On les a poussés à la rébellion et on les a laissés se faire massacrer par l’armée irakienne. Et la répression a été terrifiante. L’armée irakienne a traversé la zone d’exclusion et il n’y a pas eu de riposte aérienne alliée, alors qu’il aurait été parfaitement possible de liquider les chars irakiens en rase campagne. Que ce soit les chiites, les Kurdes ou toute la population, tous attendront de savoir ce qui se passe avant de bouger. Sans doute bougeront-ils dans le sens imaginé par les Américains. Mais il ne faut pas négliger un sentiment patriotique irakien tout à fait réel.

– Q : Existe-t-il une opposition démocratique à Saddam Hussein, susceptible de le remplacer, alors que son régime semble condamné à disparaître depuis la guerre du Golfe ?

– Jean-François Daguzan : Rien ne s’est passé pendant dix ans. Saddam Hussein a tellement bien fait son travail de dictateur qu’il a éliminé toute possibilité d’opposition cohérente et responsable. Il ne reste à l’étranger que des groupes ou groupuscules peu crédibles, ayant peu d’implantation locale, plus prompts à s’enrichir avec de l’argent de la CIA qu’à mener une véritable politique intérieure. Le vrai problème de l’Irak est l’incapacité depuis dix ans à trouver une alternative. Elle va peut-être finir par apparaître. La campagne militaire et le protectorat de type proconsulaire que les États-Unis pourraient mettre en place sur lemodèle du Japon de 1945 produira d’une certaine manière des élites. Mais les dernièresréunionsdufrontd’oppositionn’estqu’unramassis de personnes non crédibles qui n’ont ni assise, ni lisibilité politique.

Les États-Unis ne sont pas l’empire du mal

– Q : Ben Laden est dans une certaine mesure une création des États-Unis. Pourquoi ne l’ont-ils découvert qu’en septembre 2001 ?

– Jean-François Daguzan : Ben Laden est en effet à bien des égards une créature des États-Unis. Pour mener la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, la CIA repère très vite Ben Laden comme un très bon organisateur. La première période de la vie aventureuse de Ben Laden est un lien très fort entre lui et la CIA. Ben Laden fait sa conversion à 180° à l’occasion de la guerre du Koweït, quand il s’aperçoit que les États-Unis vont rester en Arabie Saoudite. Fondamentalement, pour ce garçon très particulier, très radical dans sa pratique islamique mais, d’après tous les analystes spécialisés, peu armé théologiquement, la présence des États-Unis sur la terre des lieux saints est insupportable.
À partir de 1992, il poursuit donc son propre combat contre les États-Unis. Les premiers attentats sont petits, mais progressivement ils prennent de l’importance jusqu’aux graves attentats de Dar Es-Salam, puis ceux du 11 septembre. D’une certaine manière, Ben Laden est un avatar de la guerre du Golfe. Au départ, les États-Unis ne le prennent pas au sérieux jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’il a monté une organisation capable de se retourner contre eux, en ayant évolué idéologiquement dans le temps. Les premiers discours de Ben Laden s’en tiennent à une revendication très simple : les États-Unis en dehors des lieux saints et du Golfe. Des Égyptiens, anciens Frères musulmans, qui le rejoignent, comme le Takfir Wa Ijra (excommunication et exil), apportent une mouture idéologique ultra-radicale et universaliste : les « croisés », « libération du monde musulman », anathème contre les « corrompus »… Le 11 septembre, les Américains sont surpris. Or, d’une certaine manière, tout était écrit, ils savaient tout, mais ils n’ont pas voulu le croire. Quand on prend connaissance du débriefing post-11 septembre fait par le Congrès des États-Unis, on est abasourdi par l’autisme face à cette menace de plus en plus prévisible.

– Q : J’ai l’impression qu’existe un certain idéalisme américain qui considère que les États-Unis apportent la démocratie, que la population va les applaudir, à l’image de la libération de la France en 1944 ? Finalement, d’où vient, dans l’imaginaire américain, l’idée que les États-Unis incarnent la démocratie et sont capables de l’imposer à coup de bombes ?

– Jean-François Daguzan : L’imposition de la démocratie par les Américains plonge ses racines dans l’inspiration religieuse et messianique de la constitution des États-Unis par des sectes religieuses protestantes. Existe l’idée que les États-Unis ont une mission messianique consistant à apporter des vraies valeurs au monde. Tout le monde ne pense pas comme cela, mais ces idées sont très fortes chez les néo-conservateurs influents comme la femme du vice-président Dick Cheney ou Richard Perle. Pour eux il existe une vocation américaine à exporter le bien. D’où la « coalition du Bien contre l’axe du Mal », clairement exprimée par George Bush.

– Q : Je reviens sur la guerre du Golfe. On relit actuellement l’événement et on « découvre » que, lors de l’invasion du Koweït par l’Irak, les Américains auraient donné des signes à Saddam Hussein qu’il pouvait le faire sans trop de problèmes. Saddam Hussein serait tombé dans le piège tendu par les Américains… C’est du moins la thèse avancée récemment dans un documentaire à la télévision sur la guerre du Golfe. Que peut-on en savoir exactement ?

– Jean-François Daguzan : Cette thèse existe depuis le début. Je crois qu’il s’agit, comme toujours, de l’étirement de la vérité. Ma position est que les États-Unis ne sont pas un pays machiavélique ourdissant des plans visant à prendre le contrôle du monde. C’est un pays qui prend des « grands coups dans la gueule » et qui réagit. La force américaine c’est son extrême capacité de réaction et d’utiliser les vides laissés par les autres. Ils savent exploiter le vide politique européen, le vide politique vis-à-vis du Moyen Orient. Le 11 septembre, comme à Pearl Harbor, ils n’ont rien vu venir. Ils prennent un coup énorme sur la tête. Mais à partir de ce moment-là, la machine se met en route. La machine est capable de faire des choses extraordinaires.
Pourquoi cette surprise du 11 septembre, alors que tout est écrit ? Il existe 550 centres de recherche qui écrivent un rapport sur quelque chose et même sur la même chose. Vous trouvez forcément écrit à un moment donné tout et son contraire aux États-Unis, puisque toutes les options sont étudiées et sur toute la palette du champ politique américain. La vision de la pieuvre, telle qu’on la voyait dans les années soixante-dix, avec les multinationales américaines, United Fruits, ITT au Chili (même s’ils y étaient), doit être relativisée. Souvent, les États-Unis se noient dans leur gigantisme, le pouvoir américain est pluriel, les services se battent entre eux à tours de bras : le FBI contre la CIA, la CIA contre le ministère de la Justice, l’apparition d’un nouveau ministère, le Homeland Security, le Pentagone contre les quatre autres, au sein du Pentagone la Navy contre l’Air Force qui se bat contre l’armée de terre et les Marines qui se battent contre tout le monde, le département de l’énergie avec sa propre politique nucléaire… Cela montre que les États-Unis ne sont pas, pour le moins, un pays monolithique, mais c’est aussi pour cela que les catastrophes y arrivent. L’information est disponible, mais elle est verrouillée par chacun. Il n’y a jamais de coordination finale, sauf quand l’accident est survenu. À ce moment-là, on s’aperçoit qu’on savait tout, mais par morceaux.
L’élément essentiel du pouvoir américain, c’est moins une capacité à anticiper qu’une capacité à réagir. Le plan Marshall c’est la réaction américaine au bloc de l’Est. On injecte des milliards de dollars en Europe, on crée l’OTAN, alors qu’un an auparavant ils avaient retiré 95% de leurs forces d’Europe. Le cœur de compréhension de ce que font les États-Unis, c’est leur réactivité. Comme ils ont énormément d’argent, certaines choses durent. Les programmes militaires sont faits sur des années, mais ils sont en éternelle recomposition. La National Missile Defense dont on parle maintenant n’est que l’avatar ultime de la « guerre des étoiles » du président Reagan (1983). On réinvente un nouveau terme, une nouvelle menace. Tout cela fait tourner la recherche et le développement, donne de l’argent aux entreprises et fait marcher le commerce. Cette perception des États-Unis n’entre pas dans les schémas que se font beaucoup de Français de ce pays qui est vu comme « l’empire du mal ».

Comment comprendre les divergences européennes ?

– Q : En Europe une convergence franco-allemande mettant en avant le rôle de l’ONU, s’oppose à la position pro-américaine de la Grande-Bretagne. Inversement en matière de défense (plus précisément pour la production d’armements), des accords récents rapprochent la France et la Grande-Bretagne. Sur quels critères se positionnent les différents pays européens par rapports aux deux options de politique internationale : soit l’alliance quasiment sans conditions avec les États-Unis, soit une position plus attentive au rôle de l’ONU ?

– Jean-François Daguzan : La position de la Grande-Bretagne adoptée avec les États-Unis n’a pas varié depuis les bombardements unilatéraux après 1998. Pour Tony Blair, mener la guerre avec les États-Unis, c’est renforcer l’alliance traditionnelle entre les deux pays et éventuellement tirer les marrons du feu dans la reconstruction. Par ailleurs Tony Blair pensait pouvoir jouer le rôle de moteur d’une coalition européenne qui, si elle n’attirait pas directement la France, aurait pour effet politique à la fois de poser la Grande-Bretagne comme leader d’une Europe pro-américaine telle que la lettre des huit [5] l’a manifestée et de marginaliser les deux autres adversaires-alliés majeurs que sont la France et l’Allemagne. L’Allemagne s’était elle-même marginalisée toute seule par les positions prises par Schröder auparavant. À partir du moment la France a décidé d’aller plutôt dans le sens de l’Allemagne, il était évident que l’action de Blair prenait toute sa valeur stratégique, en tirant les autres Européens. On a vraisemblablement en France sous-estimé l’effet négatif que peut jouer le moteur franco-allemand dans la construction européenne. Cela peut sembler paradoxal, mais chaque fois qu’il se dessine une action franco-allemande, des pays comme l’Espagne et l’Italie sont fondamentalement agacés. Jouer une carte d’opposition à l’axe franco-allemand était assez logique.
Certains n’ont pas compris la position des pays d’Europe centrale et orientale. Il faut se remettre dans la perspective de ce que ces pays ont subi pendant cinquante ans. J’étais, il y a un mois, invité à une conférence sur les amitiés franco-lithuaniennes. Je présente, comme on me l’avait demandé, la menace islamiste. Les Lithuaniens me regardent. Je sens un flottement… Tout à coup un député demande la parole : « Monsieur, ce que vous venez de dire est très bien. Nous sommes d’accord avec vous et l’on fera tout ce que l’on pourra pour lutter contre la menace islamiste. Mais nous avons un problème, ce sont les Russes ». Tout était dit. Pour les Baltes, les Polonais, les Tchèques, les Hongrois… la menace demeure l’Est : les Russes, ex-Soviétiques. La défense contre la menace de l’Est, c’est les États-Unis. Ils sont pour l’Union européenne. Ils sont pour une politique européenne de sécurité et de défense. Mais quand il s’agit de resserrer les liens et de montrer qu’ils sont du côté des États-Unis, ils choisissent la voie américaine. Ils considèrent de plus qu’elle n’est pas antagonique et qu’elle va dans le sens du renforcement de leur sécurité. Laisser entrevoir aux États-Unis qu’on n’est pas avec eux à fond n’est pas bon. En France, on a beaucoup de mal à comprendre cette attitude qui est liée au sens de la menace et au fait que l’on considère que les États-Unis sont le cœur de la sécurité.
Il faut également prendre en compte la capacité américaine à comprendre les messages. Il y a quelques mois, on était persuadé que les Américains attaqueraient l’Irak unilatéralement. De ce côté-là, la France a joué un rôle très important pour arriver à faire comprendre à ceux des faucons les plus perméables – actuellement, c’est un pays sans « colombes », il n’y a que des variétés de « faucons » -, que les relations internationales doivent se jouer dans le respect des règles des Nations unies et que la coalition ad hoc n’a qu’un temps. On a convaincu des gens comme Colin Powell ou Condoleezza Rice qu’il fallait aller vers le Conseil de sécurité de l’ONU, faire adopter une résolution des États-Unis, recréer un régime d’inspection. Cela a eu un effet important sur une position américaine actée par le président George W. Bush. Celui-ci d’ailleurs, à mon sens, contrairement à ce qu’on fait croire, joue plus dans la catégorie du groupe Powels-Rice que dans la catégorie des super-faucons Rumsfeld-Wolfovitz. Bush fait en sorte de passer par le biais des Nations unies. Même si la guerre est inéluctable, on peut peut-être aller vers une voie légaliste dans le conflit, ce qui serait un pis-aller dans la situation actuelle.

Notes

[1] La Fondation pour la recherche stratégique est une fondation d’intérêt public, dont le conseil d’administration est constitué des principaux ministères français et d’industriels. Sa mission est de trois ordres : 1) Faire des études pour l’État, le CNES, le CEA, avec, outre les problèmes de défense, une forte orientation technologique. 2) Contribuer au débat public (médias, rencontres). 3) Enseignement et publications.

[2] « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n°54, septembre 2002.

[3] L’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Irak, possèdent des réserves de pétrole jusqu’en 2050. L’Aise centrale ne pourra vraisemblablement être rentable que beaucoup plus tard.

[4] Pétrostratégie, publication bi-mensuelle éditée à Paris.

[5] Lettre publiée le 30 janvier 2003, signée par Tony Blair (Grande-Bretagne), José Maria Aznar (Espagne), Silvio Berlusconi (Italie), Leszek Miller (Pologne), Vaclav Havel (République tchèque), Peter Medgyessy (Hongrie), José-Manuel Barroso (Portugal), et Anders Fogh Rasmussen (Danemark).


Lettre n°28-février 2003 Repères

L’industrie du vide

« La démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrhesia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. Et sans un tel ethos, il ne peut y avoir non plus de “République des Lettres”, mais seulement des pseudo-vérités administrées par l’État, par le clergé (monothéiste ou non), par les médias. (…) 
Que l’industrie des médias fasse son profit comme elle peut, c’est, dans le système institué, logique : son affaire, c’est les affaires. Qu’elle trouve des scribes sans scrupules pour jouer ce jeu n’est pas étonnant non plus. Mais tout cela a encore une autre condition de possibilité : l’attitude du public. Les “auteurs” et leurs promoteurs fabriquent et vendent de la camelote. Mais le public l’achète – et n’y voit que de la camelote, des fast-foods. Loin de fournir un motif de consolation, cela traduit une dégradation catastrophique, et qui risque de devenir irréversible, de la relation du public à l’écrit. Plus les gens lisent, moins ils lisent. Ils lisent les livres qu’on leur présente comme “philosophiques” comme ils lisent des romans policiers. En un sens, certes, ils n’ont pas tort. Mais, en un autre sens, ils désapprennent à lire, à réfléchir, à critiquer. Ils se mettent simplement au courant, comme l’écrivait l’Obs il y a quelques semaines, du “débat le plus chic de la saison”. »

Cornelius Castoriadis, « L’industrie du vide » 
Domaines de l’Homme – Les carrefours du Labyrinthe II , édit. Seuil, Paris, 1986, p. 31

Le journalisme critique

« Une chose au moins est évidente, l’information telle qu’elle est fournie aujourd’hui aux journaux, et telle que ceux-ci l’utilisent, ne peut se passer d’un commentaire critique. C’est la formule à laquelle pourrait tendre la presse dans son ensemble.
D’une part, le journaliste peut aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentes. Il peut, par exemple, rapprocher dans sa mise en pages des dépêches qui se contredisent et les mettre en doute l’une par l’autre. Il peut éclairer le public sur la probabilité qu’il est convenable d’attacher à telle information, sachant qu’elle émane de telle agence ou de tel bureau à l’étranger. […] Il revient au journaliste, mieux renseigné que le public, de lui présenter, avec le maximum de réserves, des informations dont il connaît bien la précarité. […]
Il est un autre apport du journaliste au public. Il réside dans le commentaire politique et moral de l’actualité. En face des forces désordonnées de l’histoire, dont les informations sont le reflet, il peut être bon de noter, au jour le jour, la réflexion d’un esprit ou les observations communes de plusieurs esprits. Mais cela ne peut pas se faire sans scrupules, sans distance et sans une certaine idée de la relativité. Certes, le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. Et même, si l’on a commencé de comprendre ce que nous essayons de faire dans ce journal, l’un ne s’entend pas sans l’autre. Mais, ici comme ailleurs, il y a un ton à trouver, sans quoi tout est dévalorisé. »

Albert Camus, « Actuelles I, Le journalisme critique » Combat, 8 septembre 1944) édit. La Pléiade, Gallimard, p. 266

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Lettre n°28 – février 2003 Conflit israélo-palestinien : le « mur de la honte »

Nous publions des extraits du carnet de route de Julia HOULGATE qui s’est rendue en territoires occupés au cours de la première quinzaine de novembre 2002 dans le cadre de la 35ème mission de la Campagne Civile Internationale pour la Protection du Peuple Palestinien (CCIPPP). Depuis juin 2001, cette initiative vise à « faire vivre un mouvement d’opinion et de solidarité active pour briser l’isolement du peuple palestinien en permettant à ceux qui en expriment la volonté de se rendre sur place pour comprendre ce qui s’y passe, exprimer leur soutien par des mobilisations communes et témoigner de ce qui a pu être observé à leur retour en France et en Europe ». Ce témoignage rend compte d’aspects du conflit moins médiatiques que les affrontements : la construction d’un mur censé protéger Israël et la misère qu’elle engendre.

La campagne en cours est axée sur la cueillette des olives. Leur récolte, tous les deux ans, est rendue difficile, alors que cette année est exceptionnelle, du fait de son interdiction par les autorités israéliennes (levée depuis) et de la violence des colons à proximité des colonies. Enfin, les restrictions systématiques de mobilité amenuisent et finissent par réduire à néant les circuits de vente, alors que 90% des terres palestiniennes cultivées sont situées en Cisjordanie. Pourtant, 20% des Palestiniens vivent de la culture de leurs terres qui constitue 7 à 8% du PNB, et 10% de cette production provient des oliveraies qui concernent 70 000 familles en Cisjordanie. Ce territoire de 130 kilomètres de long et 50 de large (pour une surface à peu près équivalente à celle de la Corrèze), est disloqué en 84 morceaux dont les contours sont contrôlés par plus d’une centaine de « check points » (points de contrôle militaires permanents ou volants). Dans ce territoire vivent près de deux millions de Palestiniens [1], et près de 400 000 Israéliens dont plus de la moitié à Jérusalem-Est, parmi lesquels 220 000 civils israéliens armés [2].
Un autre motif de mobilisation nous est également présenté : il s’agit du mur dit de séparation par les autorités israéliennes, de la honte ou de l’apartheid par d’autres, que les forces d’occupation israéliennes et les compagnies sous contrat ont commencé de construire en juin 2002 en différents lieux plus ou moins rapprochés de la fameuse ligne verte, c’est-à-dire les frontières internationalement reconnues en 1967. Rappelons que les responsables du Kibboutz Metzer, où en novembre dernier ont été assassinés trois adultes et deux enfants, ont protesté en vain contre le tracé de la construction de ce mur en regard des dommages considérables causés aux paysans.
Confisquant à terme 10% des terres cisjordaniennes, ce projet de l’administration israélienne de la ligne de séparation, avalisé par décisions ministérielles les 14 avril et 14 août 2002, entre jusqu’à 6 kilomètres, en certains endroits, dans les terres palestiniennes. Les quelques 115 kilomètres au nord sont déjà bien avancés. 16000 hectares ont déjà été récupérés et plusieurs dizaines de milliers d’arbres détruits. En certains endroits, le mur est constitué par des blocs de béton de huit mètres de haut protégés par un périmètre de clôtures, tranchées, fosses et patrouilles de sécurité s’étendant jusqu’à 600 mètres. Mais, c’est tout de long de la Cisjordanie, sur un tracé d’environ 350 kilomètres, depuis le nord vers Jénine, en passant par Tulkarem et Qalqilya, puis Salfit pour finir au sud de Bethléem, que le mur dit de la sécurité devait être achevé en décembre 2003.
Cette opération a été conçue pour inclure à l’intérieur d’Israël toutes les colonies juives qui ont été construites sur les terres palestiniennes du côté oriental de la ligne verte, mais 20 000 palestiniens sont déjà ou se retrouveront résidents dans la zone confisquée entre la ligne et le mur [3].

Falamya – Le village dispose d’une propriété agricole aux terres particulièrement fertiles. Elles sont irriguées et diversifiées puisque le maraîchage s’y développe aux côtés des cultures sous serres, des arbres fruitiers et des oliveraies. 60% de la production agricole palestinienne provient de la région et approvisionnerait toute la Cisjordanie en fruits et légumes.
Les marques de passage du mur ont été indiquées par l’armée au sol et les champs destinés à la destruction sont signalés pour information à leurs propriétaires par un imprimé accroché aux arbres ou aux serres, parfois par un courrier d’expulsion. On nous montre les oliveraies déjà détruites.
La prochaine visite du consul de France à Jérusalem suscite un grand espoir chez les villageois. Ils considèrent qu’il pourra faire valoir la sauvegarde du projet de coopération hydraulique franco-palestinien initié en 1997 pour la conduction des ressources en eau qui sont vitales à la région dans son ensemble. Rien de moins que sept sources seraient ainsi confisquées par le mur dans la zone. C’est notamment sur le contrôle des sources que les villageois de Falamya veulent faire reculer les autorités israéliennes qui garderont tout contrôle sur le débit. 
Nous sommes hébergés chez les familles qui le peuvent selon une répartition par sexe, et c’est dans la famille d’Ammar que je suis, avec trois autres femmes de la mission, invitée à partager le repas de veille du ramadan. Ammar est paysan, propriétaire de terres à proximité du village ; il a une bonne trentaine d’années, est marié et a trois enfants. Sa femme doit poursuivre les études qu’elle a commencées il y a un an, pour devenir enseignante.
Avec le mur, Ammar va perdre la totalité de ses terres. Sans aucune ressource, tous ses projets s’écroulent ; il prévoit, dans une vision de cauchemar non dénuée de réalisme, que le village sera transformé en camp de réfugiés, complètement dépendant d’Israël pour sa subsistance, acculant finalement ses habitants à un « transfert »… Cette perte le désespère : il rêve à une vie normale, se réveille dans le cauchemar, comme lors d’une de ses précédentes incarcérations pour avoir répondu à un soldat à un check point. Il nous demande comment vivre alors et comment sa femme pourra payer les transports pour aller à l’université ? Que transmettra-t-il à ses enfants, et, s’il ne résiste pas, comment pourra-t-il les regarder dans les yeux ? Perplexes, nous sommes impuissants face à cette désespérance, d’autant plus sensible que les germes d’une forme de bonheur de vivre étaient nettement perceptibles dans la maisonnée…
Au-delà du fait que le mur se dressera aux portes du village à cause du périmètre de sécurité, la confiscation concerne 170 familles dans la région de Qalqilya, une dizaine de villages et les 20 000 personnes qui en dépendent [4].
Le maire du village fait un discours à la nuit tombée, pour nous remercier chaleureusement. Il nous explique comment le mur vise à rendre totale la dépendance à l’égard d’Israël en étouffant tout développement économique autonome, Israël arguant de fausses raisons sécuritaires sous couvert de son prétendu droit. Il en appelle à la France et à l’Europe pour éviter l’exil forcé, stopper cette transgression impunie du droit international. […]

Irtah – Une partie des membres de la mission décide de poursuivre l’observation de la construction du mur environ cinq kilomètres plus au nord vers Tulkarem, à Irtah, village qui jouxte le ligne verte et le mur. Nous accompagnons un couple de petits agriculteurs, afin de leur permettre de travailler dans la serre située en limite de la frontière. Nous passons par des champs abandonnés à cause de la destruction des plantations par les chars et de l’interdiction de culture faite par l’armée à des centaines de villageois. Cette dernière a aussi détruit les canaux d’irrigation et creusé un fossé qui coupe en deux ces terres auparavant cultivées, pour indiquer les limites du périmètre militaire au-delà du mur proprement dit. Six hectares sont désormais inaccessibles ici, et l’on se demande ce qu’il adviendra des maisons habitées qui se situent à moins de 100 mètres du fossé. […]
Dans le même temps, la zone d’activités commerciales est morte. Elle bordait les terres cultivées à proximité de la frontière, du mur et de l’usine chimique d’Irtah, le long de la route principale. Les forces d’occupation israéliennes ont fait fermer les boutiques, après des manifestations importantes contre l’usine, il y a un an et demi environ. L’atmosphère est celle d’une ville morte, hormis le bruit des engins de l’usine chimique de produits fertilisants et l’odeur irrespirable qui s’en dégage. Cette usine, après avoir été plusieurs fois transférée à l’intérieur d’Israël, s’est finalement implantée là il y a douze ans, au grand désagrément des habitants d’Irtah, mais aussi de la colonie juive d’à côté. Sa proximité aurait des effets néfastes sur la santé, d’après l’UPMRC (Union of Palestinian Medical Relief Committees). L’usine chimique déverse ses eaux polluées sur les terres cultivées qui la jouxtent, dans les champs de pommes de terre et de tomates d’Ahmed qui n’a pu y accéder depuis plus d’un an, à cause des tirs de l’armée ou de la sécurité privée, qui guettent du haut des murs de l’usine. Nous l’accompagnons et constatons, outre la pollution du sol qui fait que nous aurions bien du mal à défendre la culture de ces terres, la décrépitude des cultures maraîchères.
Après le repas copieusement offert, une réunion a lieu dans le parc de la maison commune. C’est l’occasion pour les villageois d’Irtah de nous remercier de notre présence, tout en disant ne rien attendre de nous, puisque tout dépend de la poursuite ou non du soutien des États-Unis à Israël. Un autre villageois nous explique qu’il est séparé de sa femme et de ses enfants qui vivent à Nazareth depuis deux ans, parce qu’il ne parvient pas à obtenir un permis de circuler. On nous demande si cela est possible dans d’autres pays.

Nazlat Isa – Zeita – Nous parvenons au village de Nazlat Isa, qui comptait 5000 habitants auparavant, mais qui est condamné par enclavement entre la ligne et le mur, et se vide peu à peu de ses habitants. L’entrée du village est obstruée par de grosses pierres, la route ayant été rendue impraticable, bloquant toute circulation en période hivernale. Non seulement enclavé, mais aussi coupé en deux par un check point permanent, interdisant plus loin le passage au village d’arabes israéliens avec lesquels beaucoup d’échanges avaient lieu il y a encore un an. L’eau est dispensée au compte-gouttes. Tout commerce de proximité, et à une échelle plus large l’écoulement des produits sur le marché de Naplouse, ont été rendus impossibles. Le marché est mort depuis, les habitants qui le peuvent quittant progressivement la ville. Nous quittons Nazlat Isa avec le sentiment que dans un an, ce village sera transformé en camp, ou disparaîtra. […]
Du haut de la vallée qui surplombe les terres agricoles, nous observons l’avancement de la construction du mur. C’est un immense chantier de terrassement, sur une bande très large spécialement conçue pour la circulation rapide des engins de l’armée, sensée assurer la sécurité des piétons. Mais comment les Palestiniens pourront-ils accéder à leurs terres situées de l’autre côté ? Elles ont été abandonnées alors que visiblement, en territoire israélien, à côté, la plaine verdoie. […]

Yanoun – Nous rejoignons Yanoun, hameau complètement isolé au-dessus de la vallée du Jourdain, au terme de huit heures de route pour une quarantaine de kilomètres. Ce petit village rural perché sur une colline au milieu d’un paysage ocre superbe, dominé d’un côté par un poste de la colonie de juifs américains d’Itamar, et de l’autre côté par un poste d’observation militaire. Six des seize familles paysannes avaient fui leur maison à cause des exactions des colons qui organisent habituellement des « descentes » depuis leur installation, en 1998. Elles sont revenues chez elles sous la « protection » des internationaux. 
Les habitants nous font part des menaces physiques et armées, des actes de vandalisme sur les rares biens de ces familles plutôt pauvres. Le saccage du générateur d’électricité et des réservoirs d’eau, l’empoisonnement de la source et des troupeaux de chèvres ou de moutons, nous disent-ils, ont contraint les familles à se réfugier au village d’Aqraba, dans la plaine, ou ailleurs. Et puis les dernières sont parties à la mi-octobre pour ne revenir qu’avec les internationaux. Quatre d’entre eux ont été sérieusement blessés une dizaine de jours plus tard, alors qu’ils cherchaient à protéger les familles lors de la récolte des olives. […]
Nous faisons un tour du hameau. Une bonne partie des habitations, peu nombreuses, est déserte, et l’on est constamment observé des hangars de la colonie qui se trouve à quelques dizaines de minutes à pieds. La seule piste qui conduise jusqu’à la route a été défoncée à la pelleteuse par des colons et il faudra la réaménager le lendemain. Cette rapide ballade constitue le repérage pour les tours de garde cette nuit ; munis de lampes de poche, nous veillons afin de rassurer les villageois et prévenir rapidement l’armée israélienne en cas de descente des colons. Les postes de la colonie d’Itamar disposent d’un mirador équipé d’un projecteur très puissant, régulièrement braqué sur le hameau et ses alentours pendant la nuit. Les colons viennent de temps en temps et sont apparus hier, mais nous avons ce soir la chance d’être nombreux. […]
La nuit passée entre les lumières obsédantes du projecteur de la colonie et les hurlements des chiens errants dans les campagnes avoisinantes, ne fut pas bonne, mais nous sommes prêts pour la récolte deux heures après le lever du jour. Nous travaillons quelque temps avant qu’un coup de téléphone annonçant la nouvelle du terrifiant attentat dans le kibboutz de Metzer stoppe brusquement l’activité et nous fasse plier bagage, comme tous les autres, par peur des représailles des colons… La cueillette est terminée pour aujourd’hui.

Retour à Jérusalem – Al Qods– Dès notre retour à Jérusalem, nous prenons rendez-vous avec le consul pour le lendemain. Ce dernier reçoit notre petite délégation une bonne heure et tandis que nous lui relatons ce que nous avons pu observer au cours des journées précédentes, il nous expose son point de vue, forcément marqué par l’attentat, qui compromet comme à chaque fois toute avancée dans une perspective de dialogue, de respect et de paix entre les deux peuples. Nous lui répondons que malheureusement c’est malgré cela qu’il faudra désormais chercher à composer, avec d’autres, pour un avenir viable dans la région dans son ensemble.
Il nous semble que le précédent historique et le déni du droit sont tels qu’ils ont aujourd’hui atteint un seuil irréversible, un point de non-retour. Il n’est pas réaliste d’espérer que soit immédiatement mis fin à la haine, même si des possibles meilleurs s’ouvraient à l’horizon, même si la majeure partie de la société civile palestinienne, consciente de l’échec de la seconde intifida et du terrorisme se mobilisait pacifiquement… Avec le contexte politique international, la guerre annoncée en Irak et la réélection d’Ariel Sharon, cet horizon semble s’éloigner à nouveau.

Julia HOULGATE

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Notes
[1] Sachant que cinq millions de Palestiniens sont réfugiés.

[2] Sources 2002 : Palestine Monitor et Peace now.

[3] Source 2002 : Palestine Monitor.

[4] Selon le Bureau central de la statistique de l’Autorité palestinienne, le taux de chômage qui était de 16% à Qalqilya avant 2000 a atteint 70% en 2002, comme dans la bande de Gaza.

Lettre n°28 – février 2003 Développer une réflexion libreDe quelques principes de Politique Autrement

« Face aux bouleversements de tous ordres que connaissent la société et le monde, il importe que chacun puisse développer une réflexion rigoureuse et libre, débattre des grandes questions qui déterminent le présent et l’avenir de notre société, en dehors des conformismes et de toute forme de “politiquement correct”.
Contre le repli sur les particularismes individuels, sociaux, culturels ou religieux, l’idéal de citoyenneté doit permettre le dépassement de nos différences et la participation de tous ou du plus grand nombre à la construction d’un monde commun, par la confrontation et le débat démocratique. Ceux-ci ne se confondent pas avec l’expression débridée de la subjectivité et des affects, mais impliquent des convictions sensées. En ce sens, citoyenneté, culture et formation personnelle sont inséparables. Sans éducation et formation, l’appel à la libre expression est démagogie.
La culture n’est pas pour nous une superstructure ou un supplément d’âme à la sphère économique et sociale. La culture entendue comme un univers de significations qui s’imprègnent dans des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en société. C’est parce que la société et son évolution ne sont pas des réalités naturelles qu’elles doivent faire l’objet de questionnements et de débats. Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d’une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une crise de l’idée de l’homme et de la vie commune en société. C’est en portant aussi le débat sur ce plan qu’on peut donner figure humaine à une société et un monde en plein bouleversement.
Dans l’étude et la formation, nous entendons donner la primauté à la rigueur, à la compréhension et à l’échange, en refusant les étiquettes et les jugements sommaires sur les auteurs et les œuvres. Dans le débat, nous voulons faire prévaloir une éthique de la discussion basée sur le respect des personnes et le développement des arguments contre l’invective et le sectarisme. Il s’agit de fournir les éléments nécessaires d’information et favoriser la confrontation argumentée, pour que chacun puisse, en toute liberté, se forger son propre point de vue ».

Extrait du texte de présentation : Face à la crise de la politique et de la culture, 1996

Sommaire de la lettre n°28-février 2003

Lettre n°28 – février 2003 Un nouveau « prêt-à-penser »

Le contenu du livre de Daniel Lindenberg [1] n’appelle pas de longs débats. Il passe rapidement en revue pas moins d’une vingtaine d’auteurs, au « genre littéraire » et aux références fort différents : romanciers, essayistes, philosophes, sociologues… Passant d’un auteur à un autre dans un même mouvement, l’auteur stigmatise un « néo-conservatisme », un « désir de réaction », des « passions naguère inavouables » annonçant une nouvelle « ère glaciaire »… Mais qu’en est-il au juste du contenu des idées que l’auteur qualifie de « réactionnaires » ?

Amalgame et stigmatisation

« Tout homme, écrivait Péguy, a droit à ce qu’on le combatte loyalement », ce qui implique qu’on argumente sur le fond. En jouant avant tout sur l’amalgame et la logique du soupçon, l’auteur se place dans le bon camp. Avec ce « rappel à l’ordre », le travail d’analyse critique des maux des sociétés démocratiques peut vite être taxé de nostalgie d’une « politique héroïque », de fascination pour « la représentation d’un peuple un et indivisible », ou encore de remise en cause de la liberté des mœurs… Mais encore faudrait-il entrer dans le contenu de chacun de ces points et ne pas en rester à une invocation éthérée de la démocratie qui ne nous apprend rien. La démocratie, contrairement à une idée qui se répand avec l’air du temps, n’est pas qu’un régime où le pouvoir est « un lieu vide » coiffé par la référence à l’universalité des droits de l’homme. Elle s’insère dans une histoire dont il n’est pas illégitime de penser qu’elle est parvenue à un point critique de son développement. Il ne suffit pas là aussi de rappeler de façon générale que la crise et le conflit sont inhérents à la démocratie, que celle-ci est toujours fragile et incertaine, pour évacuer ces questions.
Ce « rappel à l’ordre » réactive en fait d’anciens schémas de pensée et de démarcation. Il délimite d’emblée le camp du progrès et de la gauche, sans dire un mot de la crise de leurs référents. La petite histoire fonctionne par mouvement de balancier et la défaite de la gauche peut constituer un terrain propice à de nouveaux règlements de compte, à des procès d’intention qui font les choux gras des médias. Le caractère désolant de l’affaire réside dans le fait que ce livre a occupé le devant de la scène, ce qui en dit long sur l’état du débat intellectuel en France, sur la coupure existant entre un certain milieu intellectuel et journalistique et les défis nouveaux auxquels la société française et le monde se trouvent confrontés.

Des effets de brouillage

La polémique médiatique sur les « nouveaux réactionnaires » a fait long feu. Elle a donné l’image d’un monde intellectuel et journalistique qui s’enferme dans son ghetto, permis à des individus « branchés » de se donner l’impression de penser et de se distinguer dans les dîners en ville. Mais en l’affaire, l’important n’est pas là. Le livre et son écho médiatique ont produit des effets de brouillage et de d’étiquetage qui tendent de fait à rendre d’emblée « incorrects », illégitimes, une série de questions sur l’état actuel de la démocratie, les usage des droits de l’homme, l’héritage impossible de Mai 68, l’idéologie féministe, l’islam et la modernité… En ce sens, ce livre et sa promotion médiatique ont bien fonctionné, participant d’une logique de battage qui déconsidère la libre réflexion. Les événements récents du 11 septembre 2001 et du 21 avril 2002 appellent autre chose que ce genre de stigmatisation.
La mutation en cours n’est pas affaire de conjoncture. La réactivation des schémas du passé et le développement de nouveaux « prêt-à-penser » n’aident en rien à son intelligibilité. Si les clivages et les oppositions politiques sont nécessaires, on ne saurait pour autant les projeter dans le domaine de la réflexion et du débat intellectuels. C’est la mutation historique en cours qu’il s’agit de comprendre et cela implique une liberté de pensée en dehors de toute forme de moralement et de politiquement correct.

Jean-Pierre LE GOFF

Sommaire de la lettre n°28-février 2003
Notes

[1] Daniel LINDENBERG, Le Rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, Editions Le Seuil, 2002.