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Comment comprendre le vote FN ? (Eric Dupin – mars 2011) 

Éric DUPIN, journaliste politique et auteur, vient de publier Voyages en France. La fatigue de la modernité, édit. du Seuil.
À travers dix-sept voyages dans des régions de France, en voiture, à pied ou à vélo, il a mené une vaste exploration de terrain à travers la rencontre de centaines de personnes de tous âges et de toutes origines.

Comment comprendre le vote FN ?

  •  Qu’est-ce qui a changé en mars 2011 ?
  •  Le FN est-il un parti comme les autres ?
  •  Jusqu’où peut évoluer le FN avec Marine Le Pen ?
  •  Quelle(s) stratégie(s) à droite ?
  •  Quelle est l’efficacité du discours de la gauche ?

Le site d’Eric Dupin sur son dernier livre : Voyage en France cliquer ici

L’avenir du sarkozisme (Stéphane Rozès – novembre 2010)

Stéphane Rozès, politologue, président de Cap (conseil analyse et perspective), enseignant à Sciences-Po et HEC, analyse l’avenir du sarkozisme en novembre 2010.

– Remaniement : rupture ou continuité ?
– Le sarkozisme à l’épreuve des faits
– Nicolas Sarkozy peut-il être réélu en 2012 ?

(Durée de la vidéo : 14’51)

Lettre n° 52 – Quel avenir pour le Sarkozisme ?

Novembre 2010

Stéphane Rozès*

L’intitulé pose une première question : y a-t-il un sarkozisme ? Existe-t-il des constantes politiques qui dépassent le personnage singulier Nicolas Sarkozy ? Plus généralement, qu’est-ce que le pays investit en lui ?
La façon dont ce dernier l’a sacré lors de l’élection présidentielle de 2007, avec un taux de participation inégalé depuis les années 60, montre que le pays a investi quelque chose en Nicolas Sarkozy. C’est l’intérêt du livre de Yasmina Reza [1] qui l’a suivi pendant toute la campagne et qui constate, alors qu’elle est auteur de théâtre, que Nicolas Sarkozy est un acteur, au sens noble du terme, et qu’il se hausse à la hauteur du spectacle que le pays attend de lui. L’intérêt de son personnage, c’est sa plasticité, sa capacité durant la présidentielle à entrer dans le costume attendu de lui. C’est parce qu’il l’a fait que le pays s’est rendu aux urnes et que les électeurs ont voté pour lui, alors que ceux qui ont voté Ségolène Royal ont d’abord voté contre le candidat adverse.

Le bonapartisme de la campagne présidentielle

Je distingue le sarkozisme de la campagne de ce qu’il est advenu après 2007. Le sarkozisme de la présidentielle est un bonapartisme, une figure politique propre à notre histoire nationale. C’est une façon de résoudre les contradictions sociales et idéologiques du moment, au travers de la figure d’un homme qui se hisse à la hauteur des contradictions du pays pour les résoudre en s’appuyant sur l’État. La première contradiction est celle qui existe entre la façon de faire et d’être Français et la globalisation capitaliste nouvelle. La seconde concerne une Nation qui demande beaucoup à ses hommes politiques au travers d’un État et un État qui se retire économiquement de la Nation. La troisième est plus idéologique : dans la présidentielle, le pays était pour le souhaitable sur des valeurs idéologiques de gauche (égalité, solidarité, mixité sociale, services publics…), mais politiquement, il était à droite, sur le possible. En cours de campagne, Nicolas Sarkozy a fait la synthèse entre ces deux dimensions idéologiques.
La synthèse qu’il avait opérée s’est peu à peu délitée. Elle commence le soir-même de son élection. Le Fouquet’s marque en effet une première rupture symbolique avec tout ce qu’il avait construit pendant la campagne. Les coups de canif donnés à la fonction présidentielle (le yacht de Bolloré, ses vacances chez un milliardaire américain, sa façon de s’exprimer…) sont, dans un premier temps, mis entre parenthèses par le pays. Dans les sondages, tout cela est mis sur le compte de sa vie privée : « Il passe ses vacances avec qui il veut… » À l’époque, les études qualitatives d’opinion montraient que le pays était heurté par ces attitudes, mais il attendait du président qu’il mette en place les réformes qui permettraient à chacun d’être jugé sur son apport à la société selon le triptyque « travail/mérite/pouvoir d’achat » : « Sarkozy n’est peut être pas dans les codes, mais si l’ami des puissants et des milliardaire met ses relations au service de la réforme avec la centralité de la question du travail, sa vie le regarde ! »
C’est fin 2007-début 2008, alors qu’il continue à surexposer sa vie privée avec Carla Bruni et qu’au même moment il commence à esquiver la question du pouvoir d’achat, s’éloignant ainsi du projet de donner à chacun une place dans la nation, que la confiance se rompt et que reviennent en lance-flamme tous les effets dévastateurs des atteintes portées à la symbolique de la fonction présidentielle. Ce n’est que plus tard que Nicolas Sarkozy renoue pour partie un lien avec le pays à l’occasion de la crise, puis avec la présidence française de l’Union européenne, la crise géorgienne et son discours de Toulon.

Volontarisme et pragmatisme

Le bonapartisme de Nicolas Sarkozy se caractérise par le volontarisme politique. C’était d’ailleurs son point commun avec Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle. Après le non au Traité Constitutionnel Européen, tous ceux qui invoquaient les mannes de l’Europe et de Bruxelles, tous ceux qui en appelaient à la complexité du monde, tous ceux qui parlaient de la politique comme du traitement des dossiers ont été balayés par les deux candidats, Royal et Sarkozy, qui affirmaient qu’ils ne voulaient pas agir en fonction des contraintes extérieures, mais aller où le pays les porterait. Le pays veut une incarnation du pouvoir politique à l’Élysée au sein de la Nation puisque l’Europe n’est plus momentanément la France en grand.
On n’a jamais entendu Nicolas Sarkozy dire qu’il n’était pas responsable de quoi que ce soit. Il ne dit pas : « Ce n’est pas moi, c’est l’Europe, Matignon, la complexité du monde, les marchés financiers… » Il assume ses responsabilités. Mais il fait reposer les difficultés sur les corps intermédiaires, sur les corporatismes… Il « mouille sa chemise », il se déplace, il se montre avec des caissières, des ouvriers, il porte un casque de chantier… On se dit que c’est le retour de la volonté du politique. Et nous sommes un pays de la passion politique. Nicolas Sarkozy renoue avec le pays quand il se met en mouvement, et quand il y a des crises, des choses s’imposent à lui. Quelque chose le dépasse et le défaut qui est le sien de rabaisser la fonction présidentielle à sa personne est alors gommé.
En même temps, son rapport à la politique, c’est le pragmatisme et ce pragmatisme laisse dubitatifs les politologues, les observateurs, les philosophes… À peu près tous ceux que n’aime pas Nicolas Sarkozy. Tous ces « donneurs de leçons » qui lui demandent d’où il parle, où il est, ce qu’il est, sont insupportables à ses yeux. Le pragmatisme – qui est plutôt une vertu –, peut se transformer chez lui en une fluidité totale. Il peut être au G20 sur les positions de Stiglitz [2], l’un des représentants du « nouveau keynésianisme » et prôner la dérégulation pour la réforme des retraites. Il peut lire les discours que lui écrit Henri Guaino sur la République et la Nation et, deux jours plus tard, faire l’inverse. Avec Nicolas Sarkozy, les actes viennent contredire la pensée. Il se manifeste chez lui une terrible tension entre son intelligence des choses qui lui dit ce qu’il doit dire et faire, et sa psychologie qui vient rapidement la contredire. Il parle de la République, mais reste dans le flou quand il s’agit de la laïcité ; il parle ainsi de « laïcité positive », et se rend à Rome pour prier avec le pape… Pour lui, tout cela n’a pas beaucoup d’importance, pourvu qu’il soit toujours au centre du dispositif. Il aime à dire « quand je suis face à un problème, je me demande comment je vais en tirer profit ».

Rupture et « mouvementisme »

En 2007, Nicolas Sarkozy parvient à construire l’idée qu’il incarne la rupture, alors qu’il procède de la majorité sortante. C’est une situation inédite dans la Ve République. Avec le discours de Grenoble, il procède de la même façon avant la future présidentielle et tente de construire une rupture, mais une rupture avec la façon dont on exerce la fonction même de président de la République. Explicitement, en faisant un lien entre immigration et insécurité, en soutenant qu’il faut juger des personnes non pas en tant qu’individus mais en fonction de leur appartenance à une « communauté » (les Roms), qu’il faut considérer les Français délinquants selon leur date de naturalisation pour les déchoir de leur nationalité…, Sarkozy tente d’établir une nouvelle rupture en s’adressant directement au peuple en pensant que les corps intermédiaires, les élites, les bien-pensants, Bruxelles, les moralistes, Paris, les bons esprits, les eurocrates… ne peuvent pas comprendre le peuple. Le sarkozisme a cette particularité qu’il pense la rupture et la scission comme un moteur. Cette façon de faire de la politique consiste à faire prévaloir le volontarisme et le rôle de l’État, au service d’une nécessaire banalisation de l’exception française dans la globalisation.
Nicolas Sarkozy manifeste un « mouvementisme », un « bougisme permanent ». C’est un homme du mouvement et il doit mettre le pays en mouvement. Il soutient qu’il faut bouger et réformer ce pays en s’appuyant sur ceux qui ont la volonté et les moyens de se mettre en mouvement, contre les conservateurs de gauche, en distinguant le bon grain de l’ivraie, le bon jeune du mauvais jeune, l’immigré subi de l’immigré choisi, le travailleur de l’assisté… Pour mettre en mouvement ce pays, il est persuadé qu’il faut s’appuyer sur les forces vives contre les conservateurs, contre le corporatisme de ceux qui ne pensent qu’à défendre leur intérêt immédiat. Il peine à distinguer les réformes structurelles et les réformes conjoncturelles, il considère qu’il faut faire des réformes partout et tout le temps. Le fond de sa pensée, c’est que le pays est « indécrottable », qu’il n’accepte pas le monde tel qu’il se fait. Il faut donc le prendre par surprise et ouvrir de multiples fronts. Ses réformes ont une constante : persuadé que le pays refuse tout changement, il met un coup de pied dans la fourmilière et fait l’économie de dire où l’on va en utilisant les contraintes financières comme levier des changements de comportement.
Il veut mettre le pays en mouvement sans passer par la case « Où allons-nous ? » Il veut en somme réparer la voiture France et annoncer ensuite où l’on va. Mais dans l’imaginaire des Français, ce qui compte, c’est de savoir d’abord où l’on va, avant de s’inquiéter de la réparation du véhicule. Sarkozy pense la réforme de l’État comme la réforme de l’entreprise, à la manière anglo-saxonne. Le comment vient avant le pourquoi, le process avant les finalités. Mais la France a besoin de la coproduction de la direction à prendre, avant de s’approprier les moyens de la réforme. Le fond du sarkozisme, en somme, est de mettre le pays en mouvement, sans lui dire où l’on va. Il ne dit jamais où il veut l’amener à la fin de son mandat. Il n’a jamais dessiné le modèle de société qu’il veut. Il annonce « travail/mérite/pouvoir d’achat », convoque les mannes de de Gaulle et de Jaurès, mais il parle d’adaptation, sans dévoiler pour quel type de société, son incarnation et sa responsabilité se suffisant à elles-mêmes. C’est une condition nécessaire mais non suffisante.

Nicolas Sarkozy peut-il être réélu ?

L’avenir du sarkozisme c’est en réalité celui de Nicolas Sarkozy. Un peu moins de deux ans avant la prochaine présidentielle, le président teste le discours de Grenoble. C’est un mélange original de « berlusconisation » de la société et d’un discours de la droite de la droite.
En allant sur le terrain de l’immigration, de la sécurité, de l’identité nationale. Il apporte, selon moi, en réalité des voix pour le premier tour à Marine Le Pen, alors que son objectif essentiel est de limiter au maximum le nombre de voix en sa faveur, afin d’être certain d’arriver au premier tour devant le candidat socialiste. Or ce qui lui a fait défaut aux dernières élections locales, c’est l’électorat de centre-droit (et non pas celui de la droite de la droite) et il a perdu ses voix en raison de sa façon d’être et de faire.
Par ailleurs, il existe une différence entre la France et l’Italie. Berlusconi peut attaquer tous les corps constitués, toutes les élites, car en Italie le politique n’est pas sacralisé. Les chefs d’entreprise s’en prennent aux magistrats, aux personnels politiques, Berlusconi peut se moquer des politiques et abaisser sa fonction, tout en gardant l’oreille d’une partie du peuple italien. Mais les Français ne confondent pas la politique et le politique. Le problème des Français, ce n’est pas – comme on le dit à gauche mais aussi à droite –, « l’omniprésidence » de Nicolas Sarkozy, mais l’incohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait ; c’est aussi que le président ne hausse pas sa personne à la hauteur de la fonction qu’il occupe. Or, en France, tout ce qui affaiblit la fonction affaiblit sa personne, contrairement à ce qui se passe en Italie.
Notre peuple est un peuple politique. Il psychologise les questions politiques et politise les questions psychologiques. Pour avoir travaillé lors de trois présidentielles et pour dix-sept candidats différents, je comprends bien la relation entre ce que sont psychologiquement les individus et leur rapport au pays. « Sont-ils courageux pour nous ? Prennent-ils des risques ? », telles sont les questions que se pose le pays. La valse entre Aubry et Strauss-Kahn augurent mal des choses. Les journalistes les trouvent très habiles, mais, à vrai dire, il faut être inquiet pour le Parti socialiste. Tous les signes donnés actuellement par Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry sont perçus comme des faux-semblants, à la manière de Jospin en 2002. On ne sait pas qui ils sont. Ils se racontent que l’autre, Nicolas Sarkozy, est dangereux pour le pays. Mais se positionner par rapport à l’autre, c’est dire qu’on ne sait pas qui on est. Les Français décryptent cela parfaitement.
Nicolas Sarkozy a besoin d’un récit et le discours de Grenoble ne peut pas suffire, d’autant plus qu’il part sur des postulats partiellement faux. Si Sarkozy a récupéré une partie des électeurs du Front national en 2007, ce n’était pas, selon moi, sur la sécurité et l’immigration. C’était sur le thème de la place de chacun au sein de la Nation au travers du triptyque « travail/mérite/pouvoir d’achat ». Ma thèse est que, dans l’imaginaire français, l’important pour les individus est la place de chacun dans le corps social et le corps national. Si les électeurs ne s’orientent pas vers Jean-Marie Le Pen en 2007, s’il n’est pas question de communautarisme durant la campagne, c’est que les deux candidats, Royal et Sarkozy, ont su donner à chacun une place au sein de la Nation. Le pays ne s’intéresse à la question de l’immigration que par défaut. Les gens ne regardent le voisin immigré que lorsqu’ils ne sont pas garantis d’avoir leur place au sein de la Nation. Il en est du rapport à la Nation comme il en est du rapport de la France à l’Europe. Quand on doute du projet européen on se focalise sur les frontières et la question turque comme en début de campagne référendaire. Quand le pays après la directive Bolkestein ré-explore le projet, la question turque n’existe plus dans les préoccupations des Français.
On constate que le lien de Nicolas Sarkozy avec le pays s’est dégradé et que les gens sont inquiets pour leur avenir, mais ils peuvent très bien le réélire. Toutes ses chances reposent sur un raffermissement de l’électorat de droite et une très forte abstention, avec un éparpillement des voix à gauche. La défaite de Sarkozy implique que quelqu’un existe en face. Pour l’instant, les signaux donnés par Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry montrent qu’ils ont peur de l’affronter. Sur le fond si l’alternative lors de la présidentielle est entre la réforme au prix de l’injustice ou la justice au prix de l’immobilisme, alors oui, Sarkozy peut être réélu sans qu’on ai doctrinalement défini le sarkozisme si ce n’est comme une forme de bonapartisme, un mouvement perpétuel visant à résoudre les contradictions.

Débat
Face à l’opinion

  • Q : Comment l’Élysée mesure l’opinion autrement que par ce qui est publié dans la presse et qu’est-ce qui l’intéresse ?
  • Stéphane Rozès : Contrairement à ce qui se dit, Nicolas Sarkozy ne suit pas l’opinion mais il utilise les sondages pour comprendre. Il les utilise comme des outils de communication. Il est intéressé de savoir comment l’opinion réagit à son action. Le seul moment où les études ont été d’un apport stratégique c’est bien entendu pendant la campagne de 2007. Un an et demi avant l’élection, il conçoit une campagne à l’américaine. Il envisage d’intervenir en faveur de la discrimination positive, quand une étude du CEVIPOF d’un jeune chercheur, les études confidentielles dont celles sur lesquelles j’ai travaillé sur la nation, le travail et la mondialisation lui démontrent que ce n’est pas un bon sujet. Sur le thème de la nation, Emmanuelle Mignon rencontre Pierre Nora, puis ce sont les échanges avec Max Gallo, la collaboration avec Henri Guaino… Mais une fois que Nicolas Sarkozy est à l’Élysée, il est dans le mouvement. Il peut faire des études d’opinion en amont pour tester certaines questions, mais il se situe essentiellement dans une logique de l’offre. Il a une intelligence politique intuitive et se donne le droit à l’erreur. Ce qui est publié par la presse sont des études quantitatives, comme par exemple la popularité. Sarkozy recourt confidentiellement à de études plus fouillées, mais il ne considère pas que les gens de l’opinion —il en a autour de lui —, doivent lui dicter ce qu’il doit faire.
  • Q : Comment Nicolas Sarkozy choisit-il le thème de ses réformes et comment expliquez sa position sur la réforme des retraites ?
  • Stéphane Rozès : Le président choisit ses réformes en fonction de la possibilité de mouvement. C’est un politique… En ce qui concerne les retraites, il avait annoncé ne pas toucher aux « 60 ans », mais cela ne l’a pas empêché de s’y attaquer. On a baladé les syndicats sur le perron de l’Élysée pour entrer très rapidement dans une séquence politique. Nicolas Sarkozy avait besoin de faire la démonstration que les socialistes sont incapables de réformer. Sur ce sujet, les Français disent ne pas vouloir abandonner la retraite à 60 ans. Non pas dans l’absolu, mais tant qu’il n’y aura pas de réforme juste et efficace. Les « 60 ans » ne constituent pas un tabou pour eux, mais un bouclier. Si les socialistes arrivent à l’élection présidentielle en proposant le retour à la retraite à 60 ans, le piège se referme. Sarkozy les accusera de défendre un tabou et de ne pas vouloir sauver le système par répartition. D’abord, les socialistes ont mal interprété ce que disait l’opinion sur les « 60 ans ». Le front syndical a tenu sur trois points : nouvelles ressources, vraie concertation et le refus de reculer l’âge de la retraite au-delà des 60 ans. En somme, comme les Français, les syndicats pensent qu’il faut une réforme juste et pérenne avant de toucher aux « 60 ans ». Mais les socialistes confondent la construction d’un rapport de forces entre les syndicats et le gouvernement en 2010 et ce qu’il faut faire à la présidentielle. Poser comme préalable qu’on rétablira la retraite à 60 ans après la présidentielle, c’est s’empêcher d’entamer un débat sur une réforme juste et efficace. Nicolas Sarkozy a fait le choix de réformer ainsi les retraites pour pouvoir dire : « Souvenez-vous, les Français étaient contre, des gens étaient dans la rue…, et quand j’ai fait évacuer par la force les raffineries, je n’ai pas bien compris ce que voulaient les socialistes ; s’ils étaient pour ou contre… ». Je caricature à peine ce que va être la prochaine campagne présidentielle. Si, dans un contexte de forte abstention, l’alternative est « réformer au prix de l’injustice ou l’immobilisme au nom de la justice », Nicolas Sarkozy peut l’emporter alors même que le pays ne le souhaite pas.
  • Q : Comment interprétez vous les manifestations pour le maintien de la retraite à 60 ans ?
  • Stéphane Rozès : Seuls les syndicats ont bénéficié la confiance majoritaire des Français. Au départ, ils estiment que l’allongement de la durée de vie permet de travailler plus longtemps pour sauver le système. Mais ils estiment que la réforme n’est pas juste et efficace. Ils délèguent aux syndicats le soin de trouver les bons compromis. Derrière la question des retraites se pose en réalité la question de la vie au travail et de la place des seniors. La France détient un double record : les jeunes ont plus de difficulté à entrer dans le travail et le taux de chômage est le plus élevé chez les seniors. Certes, avec la Belgique, nous avons l’âge de retraite le plus bas, mais les salariés de 50 ans savent qu’ils seront, pour nombre d’entre eux, remerciés bien avant. De plus, quand des difficultés se présentent dans une entreprise, les plus âgés sont volontaires pour partir, car la retraite est devenue un moment de libération sociale pendant lequel il est possible, avec un certain revenu, d’employer son temps à une utilité sociale dans la vie associative ou la garde des petits-enfants… Symboliquement, la retraite est un nouveau cycle de vie où l’on peut être utile ; on va enfin s’occuper de choses utiles.

Libre échange et populisme

  • Q : Pensez-vous que dans les prochaines années, la droite et la gauche pourraient se défaire des dogmes du libre-échange ?
  • Stéphane Rozès : J’aime bien cette phrase de Bossuet : « Dieu se rit de ceux qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes. » Dans la division internationale du travail, le libre-échange produit le populisme, car les individus économiquement et socialement insécurisés croient qu’ils se sauvent moralement en désignant l’autre. Comment expliquer la montée du populisme et de la droite autoritaire en Europe nonobstant les politiques économiques et sociales menées ? Une réponse existe : « Les électeurs sont des abrutis, ils regardent trop la télévision… ». Vous avez compris que cette explication ne me convainc pas. Les gens arbitrent entre des contraintes qui leur sont imposées. Les plus insécurisés économiquement et socialement par ce libre-échange qui remet en cause tous les anciens compromis sociaux, et ils se sécurisent moralement en pointant le voisin d’à côté. Quand on s’adresse aux pauvres et aux « exclus », ils répondent : « L’exclu, ce n’est pas moi. C’est mon voisin qui est un alcolo ; c’est lui le pauvre et l’exclu, moi j’ai une fierté ». On trouve toujours pire que soi. C’est un processus de sécurisation psychologique qui permet d’être du bon côté de la barrière. Quand on ne définit pas les frontières, les compromis, les règles du jeu, lorsqu’on laisse tout aller à vau-l’eau, on ouvre la porte à des appréciations limites. Un immigré venu d’Algérie peut dire : « Je ne suis pas un Pakistanais. Je suis ici depuis vingt ans. » Et il peut même voter pour le Front national… Quand on laisse la loi de la dérégulation et du marché l’emporter, la vie devient insupportable pour les plus précarisés. Ce sont les ouvriers en activité, ceux qui se défoncent au travail, qui pensent qu’on paye des allocations à des chômeurs qui ne le méritent pas. Seules les classes moyennes sécurisées trouvent qu’il est scandaleux de retirer des allocations aux chômeurs.
    Poser la question d’un néoprotectionnisme au niveau européen oblige à un choix. Si cela ne correspond pas aux valeurs que l’on défend, on laisse faire, mais il ne faut pas s’étonner de la montée du populisme. On reporte les solutions à plus tard et on laisse s’installer la déliquescence, alors qu’il faudrait s’attaquer dès maintenant aux questions de fond et faire des choix.

Une opposition sans dessein

  • Q : N’avez-vous pas tendance à être un peu trop sévère avec la gauche et à minimiser ses chances, lorsqu’un candidat sera désigné par le PS ?
  • Stéphane Rozès : Pour préserver un idéal, les dirigeants du PS se sont coupés du réel. Au cours d’un débat auquel je participais, devant les socialistes, Emmanuel Todd soutenait la nécessité d’un néoprotectionnisme européen. Quelle est la position des socialistes sur ce point ? Comment penser l’articulation capital-travail, si on ne fixe pas les frontières ? Où sont les leviers ? Que dit le PS aux ouvriers à propos des délocalisations ? On n’entend pas ses propositions.
    J’ai expliqué pendant vingt ans aux gens de gauche qui parlent des « exclus » que les « exclus » eux-mêmes ne se définissent pas comme tels. Avant les élections de 2002, j’ai critiqué la « nouvelle synthèse » avec d’un côté les classes moyennes puis les classes populaires et de l’autre les exclus. J’ai fait les premières études auprès des SDF en 1994 et je sais que les « exclus » n’existent pas. L’« exclus », c’est toujours l’autre. Une telle méconnaissance des catégories populaires est sidérante. Je ne vous parle pas du care de Martine Aubry… Un candidat qui irait à la présidentielle avec le care, se ferait immédiatement « fusiller ». Ce serait pire que les « exclus » de Lionel Jospin en 2002. Ai-je entendu un seul débat au sein du Parti socialiste sur le care ?
    Personne ne pense qu’un futur président de la République est capable de résoudre tous les problèmes, mais il doit dessiner le type de société souhaité et l’inscrire dans le temps. Il faut d’ores et déjà déterminer les critères permettant de s’y acheminer. Deux questions seront centrales selon moi : le travail et la justice sociale. Aujourd’hui, la gauche esquive celle du travail et Sarkozy esquive celle de la justice sociale. Et puis la gauche doit parler de la France, c’est la période qui le veut.
  • Q : Les incohérences politiques de l’opposition semblent, selon vous, peser davantage que celles du gouvernement. Pourtant, celui-ci repousse l’âge de la retraite alors qu’il n’y a plus de travail pour les seniors.
  • Stéphane Rozès : Mon propos est de répondre à la question posée, celle de l’avenir du sarkozisme. Le sarkozisme est une façon de faire et une façon d’être qui déstabilise la symbolique présidentielle. Pour l’instant, il atteint un record d’impopularité. Et pour autant je ne pense pas que l’on puisse dire, à partir de ce que l’on voit aujourd’hui, que Nicolas Sarkozy sera battu. Je regarde, comme le fait sans doute Nicolas Sarkozy, ce qui se passe au Parti socialiste.
    Bien sûr, ceux qui ont voté Sarkozy en 2007 se posent des questions. Mais ils sont intelligents et n’attendent pas la gauche pour savoir ce qu’il faut penser de lui. Les ouvriers qui ont voté Sarkozy sont intelligents. Ils disaient, par exemple : « Les socialistes sont pour le libre échange, pour l’Europe et ils veulent augmenter les salaires ; cela reviendra à augmenter les délocalisations. Travailler plus pour gagner plus ne nous fait pas plaisir, mais c’est plus cohérent ». Tant que les socialistes n’auront pas défini ce qu’il faut faire face à la Chine et aux pays asiatiques, tant qu’ils ne trancheront pas, les ouvriers qui votent Sarkozy ne seront pas convaincus de voter socialiste. Il faut comprendre l’intelligence des gens avant de juger. Les électeurs de Sarkozy ou de Le Pen se trouvent dans un réseau de contraintes et ils essaient de trouver des solutions à leurs problèmes. Ils ne cherchent pas des dénonciations, mais des solutions. Chacun voit midi à sa porte, mais le plus grand risque est que les gens restent chez eux aux prochaines élections.
    Notre pays ne va jamais à une présidentielle contre. Il se mobilise pour. Jospin est seul responsable de sa défaite. Il se définissait par rapport à Chirac et, du coup, il n’existait pas. Nous ne sommes pas aux États-Unis. Nous sommes un pays de tradition catholique. Un candidat ne doit pas dénoncer ce qu’est l’autre, mais expliquer qui il est, lui. Jospin avait du mal avec lui-même. Il ne parvenait pas à résoudre la contradiction qui subsistait entre ses réelles qualités personnelles et sa culture, et son image politique d’autre part. Ségolène Royal, quant à elle, a rencontré le pays à la présidentielle ; mais, une fois investie par le PS, dès qu’elle s’est mise à discuter de la fiscalité et à critiquer Sarkozy, elle n’existait plus. Une présidentielle comporte des règles. Contrairement à ce que pensent les militants et les journalistes, il ne suffit pas de critiquer les autres, il faut dire qui on est.
    Or les socialistes se contentent de reprocher à Sarkozy d’avoir fait des promesses pendant la campagne et de faire le contraire aujourd’hui ; d’être l’ami des ultra-riches en tentant de nous faire croire qu’il s’intéresse au peuple ; de s’en prendre aux immigrés et aux Roms… Si les socialistes vont à la présidentielle avec ce seul discours, ils seront battus. Que disent-ils sur les défis à relever pour le pays ? On ne les entend pas. C’est pourquoi le pays peut très bien réélire Nicolas Sarkozy, alors même qu’il n’en veut plus. Le net succès du PS aux élections territoriales ne vient pas tant de la force de persuasion de ses candidats que de l’abstention des électeurs de centre-droit privés de listes propres. Il ne doit pas se tromper sur les raisons de l’ampleur de sa victoire. À droite, on cherche un candidat providentiel qui ne serait pas Nicolas Sarkozy. Le personnel politique de droite ne le supporte plus, mais par qui le remplacer ? Juppé ? Villepin ? Celui-ci semble mener un combat singulier contre Sarkozy, ce qui pose un problème dans le camp de la majorité. La réalité aujourd’hui, c’est que Sarkozy peut très bien l’emporter en 2012.
  • Stéphane Rozès, politologue, président de Cap (conseil analyse et perspective), enseignant à Sciences-Po et HEC. Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 19 octobre 2010.

Notes

[1] Yasmina REZA, L’aube le soir ou la nuit, Flammarion Albin Michel, 2007.

[2] Joseph Stiglitz est un économiste américain, prix Nobel d’économie en 2001

Lettre n° 51 – L’Europe et l’euro sont-ils menacés ?

Juin 2010

Jean Luc Gréau*

La crise très aiguë que nous connaissons commence en février 2010. Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque centrale européenne, avait prononcé cette phrase imprudente : « Il est exclu de procéder à un sauvetage d’un État membre de la zone euro, ce n’est pas dans les statuts de la BCE. » Il est vrai que ce n’est ni dans les statuts, ni dans le Traité de Maastricht, mais c’était reconnaître que de nouveau la situation se détériorait. Les États membres de la zone euro, la Banque centrale, ceux qui sont responsables de nos destinées économiques et financières, pouvaient prendre des mesures préventives. Mais ils ont pensé que la crise financière mondiale était terminée. Dans un entretien à Libération en novembre 2009 [1] , Baudouin Prot, directeur général de BNP Paribas, annonçait (le titre était en bandeau à la une) : « La crise financière est terminée. » Il aurait été honnête de dire que la première crise financière est terminée. Les 6 et 7 mai 2010, les marchés financiers ont connu une quasi débâcle. C’est l’origine de la réunion, en catastrophe, les 9 et 10 mai, d’un conseil des ministres européens des Finances [2].

Déficits et tromperie

Le détonateur de la crise actuelle est la révélation de l’ampleur du déficit de la Grèce avec un chiffre de 13%. L’ampleur de l’écart avec les chiffres officiels est impressionnant : 9 points de PIB. C’est comme si la France truquait ses comptes publics à hauteur de 180 milliards d’euros. C’est inimaginable en France en raison de l’existence de l’Insee, de la Cour des comptes, des commissions d’économie et des finances des deux assemblées. Des personnes compétentes et intègres peuvent empêcher ce genre de manipulation.
Mais nous pouvions avoir une connaissance intuitive des déficits de la Grèce, car chaque semaine les trésors publics se livrent à des adjudications pour emprunter sur le marché. En suivant la courbe montante de ces adjudications, Francfort et Bruxelles ne pouvaient pas ne pas savoir, même de façon approximative, l’ampleur de la détérioration du budget de ce pays. Je peux donc vous affirmer qu’il y a eu une volonté délibérée de fermer les yeux sur le cas de la Grèce, alors que ce pays s’enfonçait déjà depuis des mois. C’est un sujet en soi de savoir pourquoi les grands organismes habilités n’ont pas réclamé les révisions de chiffres qui s’imposaient. Il est vrai que la presse économique donne à l’occasion les montants des adjudications des grands Trésors publics (américain, anglais, français, allemand), mais celles des petits Trésors restent dans l’ombre.
La grande leçon, tirée d’abord entre janvier et mars 2009, puis à partir de février 2010, est qu’une monnaie solide sur le marché des changes, l’euro, n’est pas forcément représentative d’un ensemble économique solide. Elle représente l’Allemagne, les Pays-Bas et dans une moindre mesure la France et l’Italie, mais aussi des pays très fragiles comme l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne. Or deux pays de la zone euro, l’Irlande et l’Espagne, et un pays européen important, le Royaume Uni, connaissaient avant la crise des situations budgétaires apparemment très favorables. L’Irlande et l’Espagne étaient en excédent budgétaire. L’Irlande affichait une dette publique de 25% du PIB. Elle était le meilleur élève de la classe européenne avec le Luxembourg, pour s’exprimer dans le jargon économique usuel. L’Espagne était en excédent budgétaire et sa dette publique n’excédait pas 40% du PIB, comme le Royaume Uni. Or ces pays sont aujourd’hui dans une situation apparemment insoluble. Le déficit public irlandais est supérieur à 14% du PIB —c’est le plus important de la zone euro — ce qui signifie une dégradation 16% du PIB en deux ans et demi. L’Espagne est officiellement à 11%, alors qu’elle était en excédent il y a trois ans. Ces situations sont tout à fait singulières, avec des retournements brutaux à l’occasion de la crise économique.
Certains disent que la Grèce vit au-dessus de ses moyens. En termes économiques, il faut dire que l’on vit au-dessous, au niveau ou au-dessus de sa productivité. Or la Grèce est un des pays les moins productifs d’Europe et de loin. La Grèce souffre encore plus que la France d’une monnaie très forte sur le marché des changes, alors que la monnaie européenne est nettement surévaluée par rapport au dollar. Ce pays de faible productivité est ressortissant d’une zone monétaire extrêmement forte sur le marché des changes. La Grèce a vécu très longtemps au-dessus de sa productivité. Et il faut noter que les Grecs ne déclarent pas leurs revenus véritables. Ils dissimulent beaucoup et le fisc ne fait pas de zèle pour redresser les déclarations des contribuables grecs. C’est une cause très directe, très simple de la faillite grecque. Un laxisme général a entraîné ce pays dans cette situation. Le secteur privé et le secteur public se sont entendus pour entraîner le pays dans la faillite…
Pourquoi a-t-on accueilli la Grèce et d’autres pays non seulement dans l’Union européenne, mais aussi dans l’euro ? On peut accueillir dans l’Union européenne des pays faibles et les aider, mais pourquoi dans l’euro ? On a d’ailleurs intégré des pays comme Chypre ou Malte : comment peuvent-ils appartenir à la même zone monétaire que l’Allemagne ? Une question politique de fond se pose : doit-on continuer à élargir le système comme on l’a fait ?
Dans cette crise, le rôle de l’Allemagne a été dévastateur. Angela Merkel et ses ministres économiques ont fait tout ce qu’ils ont pu pour entraver le processus de sauvetage de la Grèce. Si un plan de sauvetage avait été établi dès le mois de février 2010, il aurait été beaucoup plus modeste et plus efficace. Mais en février Jean-Claude Trichet, gouverneur de la BCE et l’Allemagne s’y opposaient dans le principe avec un argument juridique de poids : « C’est interdit par le Traité de Maastricht, il faut d’abord le modifier. » C’était surtout un argument d’opportunité pour ne pas aller au secours de ces « fainéants » de Grecs. Or ce n’était pas seulement l’avenir des Grecs qui se jouait, mais la stabilité et la cohérence de la zone euro ; la crise financière se préparait.
Le 26 avril encore, Angela Merkel a déclaré que le plan de sauvetage de la Grèce — qui était prêt — ne serait activé que si la stabilité de l’euro était menacée. Autrement dit, elle donnait un message aux marchés : évitons d’activer le plan et laissons la Grèce faire faillite. Conclusion : la crise s’est accélérée jusqu’à la quasi débâcle financière mondiale des 6 et 7 mai.

La dette publique n’est plus fiable

Fin avril et début mai, les opérateurs financiers qui disposent normalement de beaucoup de données mais semblent ne pas savoir les utiliser à bon escient, ont pris conscience de l’exposition très forte des banques françaises et allemandes sur les pays les plus fragiles de la zone euro : en ce qui concerne la Grèce, il s’agit de la France ; pour le Portugal et l’Espagne, l’Allemagne est en première ligne, puis la France. Les banques allemandes détiennent 240 milliards de prêts espagnols, privés et publics, dans leurs comptes, soit 8% du PIB allemand. Les banques françaises ont 194 milliards de prêts en euros sur l’Espagne, soit 10% du PIB français. Ces prêts sont invendables, sauf à prix cassés. Ils sont donc très fragiles. On a vu les chiffres commencer à circuler dans le Wall Street Journal, dans le Financial Times. On a surtout pris conscience que l’Europe ne prenait pas le chemin d’une vraie croissance. L’espoir d’une résorption spontanée des déficits publics un peu partout en Europe, qui devait découler de la reprise économique, a commencé à s’évanouir.
Un postulat est donc remis en cause, celui de la fiabilité de la dette publique avec les AAA, notation des agences spécialisées considérée comme plus fiables que toute autre dette. Un document de BNP Paribas montre comment la Banque d’Espagne classait la sûreté des titres d’emprunts. En haut de la hiérarchie les emprunts publics (obligations et bons du Trésor), puis les obligations hypothécaires. Or ce sont les deux types d’emprunts remis en cause à l’occasion de cette crise. Beaucoup de comportements des agents économiques reposent sur des « conventions ». On admet ainsi des idées fausses selon lesquelles la dette publique est fiable en toute hypothèse et que les hypothèques vont garantir le prêt.
Dans les trente dernières années, les banques et les fonds de placement se sont appropriés le monopole de la détention de la dette publique. Aujourd’hui, les particuliers n’y ont pratiquement plus accès, ni à celle de leur pays ni à celle des pays voisins de la zone euro. C’est le lobbying bancaire qui a abouti à ce résultat. Elles ont été promues en SVT, « spécialistes en valeurs du trésor ». Les particuliers n’y ont accès qu’indirectement et le plus souvent sans le vouloir et le savoir, au gré des placements des SICAV ou des fonds d’assurance vie auxquels ils ont confié leur épargne. Pendant longtemps, les Trésoriers payeurs généraux des différents départements pouvaient offrir des titres de la dette publique française à des particuliers, mais ce service a été supprimé, le lobbying bancaire ayant fini une fois de plus par avoir gain de cause. C’est important car au moment où les États sont dans une situation difficile, ils ne peuvent pas s’adresser à leur public de citoyens épargnants et contribuables pour passer un compromis de redressement et éviter une faillite générale. Or, aujourd’hui, la panique financière sur les marchés expose à nouveau les banques à un risque de faillite globale.
Observons au passage cette chose surprenante. À partir de l’automne 2008, les banques centrales ont offert de l’argent quasi gratuit aux banques, à des taux compris entre 0 et 1%. Avec cet argent les banques ont fait beaucoup de choses, mais la première a été d’acheter des titres de la dette publique à des taux de 3 à 5%. On a donc simplement octroyé une rente au système bancaire. C’est d’ailleurs un des facteurs du redressement comptable récent des banques, du moins jusqu’au dernier épisode.

De crise en crise…

Je rappelle le processus que nous avons connu : une crise de la dette privée des ménages américains, fondée sur des hypothèques, entraînant une crise immobilière sans précédent depuis les années 30. Dans son sillage, nous avons subi une crise bancaire occidentale. Nous avons encore connu une crise industrielle majeure : 10 millions d’emplois industriels ont été supprimés en Europe, en Amérique du Nord et dans les pays asiatiques déjà développés. La première cause de la montée en flèche du déficit budgétaire dans la plupart des pays est là. On peut distinguer trois causes, presque partout (oublions la Grèce) : d’abord, des plans de relance plus ou moins importants selon les pays (importants en Espagne, relativement importants aux États-Unis, mais modestes en France ou en Allemagne) ; deuxièmement le soutien aux banques, très inégal selon les pays (les plus englués dans leur soutien au banques sont les États-Unis, le Royaume Uni [3], l’Irlande) ; troisième facteur, décisif et qui prendra de l’importance dans les mois à venir, c’est le tarissement des recettes fiscales (au sens large, avec, pour la France, les recettes sociales). Quand l’impôt sur les sociétés ne rentre plus, que l’impôt sur le revenu se contracte, que les recettes de TVA diminuent, comment ne pas connaître une dégradation de la situation budgétaire ? Le déficit budgétaire français s’est creusé de plus de 5 points de PIB dont 3 points qui peuvent être attribués à la diminution de la recette fiscale. Nous ne pourrons pas sortir de l’impasse sans un redémarrage de l’activité et des embauches permettant à l’Etat et à la Sécurité sociale de retrouver une certaine aisance.
J’ai dit, au printemps 2009, que les dettes publiques de tous les pays occidentaux sans exception, aussi bien l’Allemagne que les États-Unis, ne pourraient pas être remboursées dans leur intégralité. À partir d’un certain seuil difficile à déterminer, variable selon les pays, on ne peut plus rembourser sa dette. La dette grecque est à 110 ou 115% du PIB, la dette française à 85% du PIB pour 2010, la dette allemande proche de la nôtre est à 80% et celle des États-Unis à 70% : elles ne pourront pas être totalement remboursées. Cela supposerait un tissu économique suffisamment puissant pour les résorber et l’Occident ne l’a plus.
Si on ne peut pas rembourser les dettes, il existe deux solutions, tout à fait classiques : une restructuration de la dette ou une monétisation de la dette. La restructuration de la dette, c’est la réduction volontaire et consensuelle de la dette publique avec les créanciers. Le professeur Nouriel Roubini, devenu une sorte de star américaine pour avoir prévu le séisme qui nous a accablé dès 2005-2006, a publié récemment,dans le Financial Times, un article convaincant, peu avant l’épisode le plus aigu, plaidant pour une restructuration de la dette grecque. Cela signifie que si la Grèce n’est en mesure de n’en rembourser que la moitié de ce qu’elle doit, il faut réduire le montant requis à due concurrence tout en rééchelonnant. C’est logique, mais il y a un hic : cette dette est entre les mains des banques et des fonds de placement, tous engagés fortement sur les dettes publiques des États occidentaux. Si on restructure la dette, des banques seront de nouveau en faillite. C’est pourquoi les 6 et 7 mai ont vu une débâcle financière sur les marchés de l’Europe, des deux Amériques et même de l’Asie, c’est pourquoi le 7 mai, 47 organismes professionnels, représentatifs du monde de la finance et de la banque en Europe, ont publiquement appelé au secours la Banque centrale européenne. Et c’est le pourquoi de la réunion, le 9 mai en soirée des ministres européens des Finances. Barack Obama a aussi appelé Nicolas Sarkozy et Angela Merkel pour leur demander de prendre des décisions lourdes. La réunion des ministres s’est terminée dans la précipitation au moment même où les marchés asiatiques allaient réouvrir.

Des économies européennes divergentes

L’échec du projet économique européen dans les années récentes est dû au fait que les économies européennes ont divergé. Nous avons d’un côté une grande et puissante économie qui reste très puissante, celle de l’Allemagne qui connaît l’excédent commercial le plus important du monde après celui de la Chine. Paradoxalement l’Allemagne a diminué ses coûts du travail, alors qu’elle était compétitive à l’échelle internationale. Elle a cherché à devenir ultra-compétitive en les diminuant de 15%. Elle a fait les 35 heures à l’envers en passant de 35 à 38, 39 et 40 heures, sans compensation de salaire, en introduisant de plus la flexibilité. Les pays de la zone sud ont fait l’inverse. Ceux qui avaient la compétitivité la plus faible et les déficits extérieurs les plus importants, comme la Grèce, le Portugal ou l’Espagne, ont laissé s’accroître leurs coûts du travail.
Or cette situation n’a pas fait l’objet de débats dans les instances européennes, preuve que la commission et la banque centrale restent inopérantes sur les questions essentielles, aussi bien l’hétérogénéité de l’Union que la prévention ou le traitement de la crise financière venue des États-Unis. Les économies ont donc divergé dans cette période essentielle qu’a été l’introduction de la monnaie unique. L’expérience – car c’en est une –, s’est faite dans une espèce d’aveuglement général. Les pays actuellement les plus en difficulté, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande ont bénéficié des fonds de cohésion structurelle, inventés par Jacques Delors. Le financement des infrastructures de ces pays par la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Suède, pays considérés comme riches, n’a pas permis de développer harmonieusement les tissus économiques. C’est un échec coûteux si l’on songe aux débours des les Trésors publics des pays contributeurs et en particulier de la France qui est au premier rang.
Pendant la décennie écoulée, on nous a ressassé la question de la dette publique dans tous les pays. On fait des benchmarks [4]
, c’est-à-dire des étalonnages, des comparaisons. Mais on les fait toujours sur la dette publique et jamais sur la dette privée. Or celle-ci peut se révéler plus importante encore que la dette privée au sein de laquelle il faut distinguer encore avec soin celle des ménages et celle des entreprises. N’oublions pas que la crise financière de 2008 a commencé par une crise de la dette des ménages américains, à travers les fameux subprimes. Comment se fait-il qu’on n’ait jamais fait de comparaison des dettes privées ? De tous les pays de l’ancien G7, bizarrement, la France qui n’est pourtant pas considérée comme le pays le mieux géré — et c’est vrai — est néanmoins le pays qui a la masse de dettes (privée et publique) la plus faible avec un peu plus de 2 fois le PIB. Les États-Unis en sont à 3.5 fois le PIB et le Japon à 4 fois le PIB. On n’a pas pris en compte que des pays puissent être mis en danger par le surendettement des ménages ou des entreprises. Le cas de l’Espagne est édifiant : la dette publique était faible, mais la dette des ménages était aussi élevée que celle des américains (en pourcentage du PIB), ainsi que celle des entreprises supérieure à la moyenne de la zone euro. Les défauts de paiement des agents économiques privés espagnols montent aujourd’hui en flèche. Mais, bizarrement, les économistes qui se consacrent à ces questions et les dirigeants politiques ne portent jamais attention à la dette privée, comme si elle était par définition saine et la dette publique malsaine.
Je ne vois pas pour l’instant de sortie de crise. C’est pourtant le titre d’un livre récent : Sorties de crise : ce qu’on ne nous dit pas, ce qui nous attend de Patrick Artus et Olivier Pastré [5]
. Sorties de crise, au pluriel : elles semblaient évidentes pour les deux auteurs à l’automne 2009, aujourd’hui il faut bien admettre qu’elles le sont nettement moins.

Des dogmes intangibles ?

Le dimanche 9 mai 2010 s’est produit un événement extraordinaire. La banque centrale européenne a été autorisée à racheter — je n’ai pas dit « acheter » — des obligations du Trésor de la zone euro, sur le marché secondaire (c’est-à-dire des obligations déjà émises). Or la banque centrale n’était pas autorisée à le faire jusque là. Du coup, le Traité de Maastricht devient caduc sur ce point, de même que les statuts de la banque centrale. On n’a pas fait la correction juridique nécessaire, mais la décision a tout de même été prise. Désormais une question se pose : si une clause aussi essentielle de la banque centrale et du Traité est caduque, que peut-on penser du reste ?
Néanmoins, rappelons que la Réserve fédérale américaine (Fed), la banque centrale américaine, a racheté et même acheté des obligations du Trésor américain pour 300 milliards de dollars en 2009, auxquels s’ajoutent plus de 1 400 milliards d’obligations privées du marché hypothécaire américain pour stabiliser les marchés en rassurant les opérateurs financiers. La Fed a donc tout simplement monétisé [6] la dette correspondante. La banque d’Angleterre a fait la même chose à une plus vaste échelle : 200 milliards de livres sterling d’obligations anglaises ont été rachetées en 2009. Si elle n’est pas allée encore au-delà, c’est pour ne pas attirer plus l’attention des opérateurs financiers sur des opérations qui frisent le désespoir.
Ce que la BCE est autorisée à faire, de façon totalement inédite, ce n’est finalement rien d’autre que ce qu’ont fait – et bien au-delà –, la Fed et la banque d’Angleterre. Si on avait autorisé de longue date, une monétisation très graduelle, très dosée, nous n’en serions pas là. Mais le dogme et la doctrine préétablie ont interdit la monétisation de la dette publique. Certaines mesures qui n’ont pas été prises à temps mettent en péril, de manière irrémédiable, l’avenir du système économique et financier.

Ce qui n’est jamais reconsidéré

Il fallait mettre sous tutelle le système bancaire en faillite dans l’ensemble du monde occidental, par des voies juridiques ou financières. Il fallait faire analyser par de vrais comptables compétents la situation financière précise des banques concernées. Nous ne la connaissons toujours pas. De ce fait, les États et les économies demeurent les otages des fauteurs de crise qui les exposent toujours davantage à la ruine. Reconfigurer le système bancaire aurait dû être la priorité absolue des États et des démocraties responsables après la crise de 2008 et c’est ce qu’on a refusé. Le denier livre paru d’Elie Cohen, économiste de renom, s’appelle Penser la crise [7]. C’est un vaste programme, mais tout le livre est tendu vers le chapitre terminal intitulé : « La refondation du système n’aura pas lieu. » Cette refondation n’a pas eu lieu, car on n’en veut pas. Élie Cohen ne parle pas des obstacles, il affirme qu’il ne faut pas refonder le système. Selon lui, nous avons connu des incidents de parcours avec des imperfections techniques à corriger…
Au moment de la première crise financière, le système de crédit a été étatisé dans les faits. Les banques centrales sont passées du stade de prêteur en dernier ressort, aidant les banques à honorer leurs créances, à celui de prêteur en premier ressort ; elles ont prêté de l’argent aux banques commerciales qui l’ont placé comme elles l’entendaient, sur les emprunts publics, sur les privés, sur les bourses asiatiques, sur les marchés des matières premières, etc. Dans la mesure où une banque centrale devient prêteur en premier ressort, ce qui est le cas de nouveau, on peut considérer que les banques privées deviennent les filiales de la banque centrale. Elles devraient donc être placées sous sa tutelle et la banque centrale elle-même sous la tutelle de l’État. On ne l’a pas fait et on ne veut toujours pas le faire.
Il convient également — mais on ne le fait pas davantage — de mettre sur la table la double question monétaire et commerciale. L’instabilité des monnaies, avec des surévaluations ou des sous-évaluations constantes, a montré ses effets dommageables ; toutefois l’hypothèse d’un retour à des parités fixes et ajustables n’est toujours pas mise sur la table. Depuis 18 mois, de nombreux articles ont été publiés sur le thème : « Une crise inouïe depuis la grande dépression de 1929 ». Néanmoins, miracle providentiel, le libre-échange n’a pas été remis en cause. Tel est la conclusion récurrente desdits articles. Autant dire qu’on a constamment refusé de voir le point central c’est-à-dire l’impossibilité pour les pays développés de soutenir une concurrence inéquitable avec les pays de l’Asie émergente, pour l’essentiel la Chine, en raison de l’ampleur des écarts du coût du travail et de la matière grise. Pourtant, mes professeurs d’économie le disaient, il y a longtemps de cela, « il faut que le travail soit payé à sa juste valeur ». Cela ne résout pas tous les problèmes, mais si cette règle primordiale n’est pas respectée, l’économie est appelée à s’affaisser sur ses bases. Cette règle systématiquement transgressée depuis de nombreuses années est à l’origine de la crise que nous connaissons.
La chute de l’euro a certainement joué un rôle dans l’intervention de Barack Obama auprès de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel. L’euro revenait vers une parité convenable avec le dollar qui serait de 1,15 à 1,20. Il avait démarré à 1,18 en janvier 1999, puis il est tombé à 0,82 en octobre 2000 et pour monter ensuite jusqu’à 1,60 en juillet 2008 avant de retomber sous l’effet des doutes sur le crédit public en zone euro. C’est dire à quel point les marchés donnent des cotations irréalistes aux monnaies. On pourrait dire aux Américains qu’il faut profiter de cette situation de retour à une juste parité pour amarrer nos deux monnaies. Je précise, car c’est peu connu, que les accords de la Jamaïque de 1976 se sont conclus par deux décisions : d’une part le retour à des parités fixes et ajustables (ce que la France avait demandé et obtenu, mais les États-Unis se sont efforcés avec succès d’en empêcher l’application) et d’autre part la démonétisation de l’or. Il faut maintenant demander le retour à des parités fixes et ajustables, au moins pour certains pays. Ces parités réalistes seraient non pas fixées par les traders des marchés des changes, mais par les gouvernements dans le cadre d’accords entre leurs gouvernements. Il faut commencer par l’amarrage de l’euro et du dollar et poursuivre par celui à l’euro des monnaies européennes hors zone euro. Notons, pour illustrer ce dernier point, que la livre sterling s’est dévaluée de 25% par rapport à l’euro depuis l’automne 2008. Même si cela aide un peu le Royaume Uni dans sa situation difficile, ces mouvements des devises sont extrêmement préjudiciables à la bonne marche des économies.
Je n’ai pas de solution miracle pour la crise, mais des solutions partielles. Il convient de revenir sur certains choix dommageables qui ont été faits et essayer de nous protéger. Il n’est pas normal que le mot « protection » soit considéré comme une obscénité. Nous avons une protection sociale, une protection sanitaire… Celle-ci en particulier est considérée comme une volonté publique bien orientée. Mais dans le domaine commercial, la protection est considérée comme répréhensible.
Nous avons grand besoin d’un ménage dans nos cerveaux. Je suis accablé par le fait que, matin, midi et soir, montent au créneau toutes les personnalités publiques et privées qui entretiennent une propagande pour empêcher ce débat nécessaire. Si l’expérience néo-libérale que nous avons vécue n’est pas l’expression d’un complot, mais l’expression d’une transformation profonde des esprits, il faut admettre cependant que le désarroi des « élites » défaillantes, qu’il s’agisse des économistes, des gouvernements, des organismes internationaux de régulation, les conduit aujourd’hui à multiplier les leurres, à étouffer la critique libre et responsable, à exercer une sorte d’effet hypnotique sur les opinions publiques.

Débat
La dette publique en question

  • Q : Peut-on envisager la banqueroute d’un État comme la Grèce ?
  • Jean-Luc Gréau : Les obligations émises par un État peuvent ne plus être acceptées. En fait, la Grèce a cessé d’émettre des obligations et des bons du Trésor auprès du public des investisseurs, puisque ce sont les autres États européens ainsi que le FMI qui doivent en assurer la souscription. Dans les faits, c’est une situation de faillite non déclarée, puisque la Grèce ne peut plus emprunter en s’appuyant sur son crédit. Le Portugal, l’Espagne et d’autres pays peuvent se retrouver dans la même situation. Des faillites d’État — que l’on appelle des faillites souveraines selon le terme consacré — on en compte une centaine dans les trente années écoulées. Le plus souvent, le FMI intervient à partir d’une faillite effective. Le Brésil, le Mexique, la Turquie ont, parmi beaucoup d’autres, dus être secourus par le FMI. En général, la faillite s’accompagne d’un effondrement de la monnaie de 30, 40%, voire plus. L’Argentine, malgré une très grosse faillite souveraine de 100 milliards de dollars, a refusé l’aide du FMI en 2001. Elle a elle-même restructuré sa dette en décidant de ne rembourser que 35 ou 40% du montant accumulé au fil des ans. Elle a réussi, parce qu’une partie substantielle de sa dette se trouvait entre les mains de fonds de placements autrichiens, allemands et italiens. L’Argentine a négocié directement avec ses créanciers. Plutôt que de continuer à emprunter à des taux exorbitants pour assurer les remboursements, elle a proposé de ne rembourser 35 ou 40% ; comme c’était mieux que rien, certains créanciers ont accepté cette décision douloureuse.
    C’est comme cela qu’il faut raisonner. Celui qui fait un mauvais placement doit se demander à un certain moment s’il peut avoir quelque chose au bout du compte plutôt que rien. Il faudrait monter une restructuration de la dette partout en Occident. Nos pays n’en peuvent plus. Leurs engagements sont trop élevés au regard d’un dynamisme économique très faible dans l’ensemble. Ainsi, la reprise économique américaine, qui est effective et qui bizarrement procède du secteur industriel, est-elle durable ? La plupart des économistes américains pensent que non. Dans quelques mois ou un an au plus, le rythme est voué à ralentir pour une raison simple : le revenu américain s’est contracté, à l’occasion de la crise, de 7 à 8%, essentiellement à cause de la suppression de plus de 8 millions d’emplois. Les Américains ne s’endettent plus, on les comprend bien. La consommation est donc maintenue par des injections du Trésor fédéral qui ne peuvent se maintenir longtemps. Quant à l’Europe, les derniers chiffres démontrent qu’elle patauge dans la stagnation.
  • Q : Que signifie la monétisation de la dette publique ? À qui la BCE rachète-t-elle de la dette ? Avec quels capitaux ? Qu’en fait-elle ?
  • Jean-Luc Gréau : Le lundi 10 mai, j’ai demandé à un ami polytechnicien et statisticien : « Que s’est-il passé hier ? Les informations médiatiques ne sont pas claires ». La question était de savoir si la BCE pouvait agir sur le marché primaire en répondant à des émissions d’emprunt ou sur le marché secondaire en rachetant des emprunts déjà émis auparavant. Il m’a confirmé qu’il s’agissait bien de rachats sur le marché secondaire. Mais si la BCE ne demande jamais le remboursement de ces emprunts, c’est l’équivalent d’une création monétaire. Avec quel argent rachète-t-elle ? Un simple clavier d’ordinateur permet de créer de la monnaie. Milton Friedman disait, en son temps, que le banquier central créait la monnaie avec son stylo. Nous sommes passés du stylo au clavier. Par ses opérations d’achat ou de rachat, le banquier central soutient la cotation des obligations sur le marché. Les taux d’intérêts ne montent donc plus en flèche. Mais on peut encore se poser la question : pourquoi faut-il que les États payent 4%, voire 5 ou 6% (les bons du Trésor grecs sont montés jusqu’à 14%), alors qu’auprès de la BCE les banques commerciales peuvent emprunter à 1% ? Ne serait-il pas cohérent, dans l’immédiat, que la banque de Francfort prête directement aux États au même taux qu’aux banques commerciales ?
  • Q : Le Japon a une dette publique de 200% de son PIB. On n’entend pas parler du yen attaqué…
  • Jean-Luc Gréau : La dette japonaise, qui ne rapporte quasiment rien, est entre les mains des ménages japonais : cela suffit à expliquer le cas d’espèce. Le Japon pourrait d’ailleurs pratiquer une réduction autoritaire de sa dette. N’oublions pas aussi que le Japon reste un pays excédentaire en matière de commerce extérieur. Il possède la deuxième réserve mondiale de change avec environ mille milliards de dollars, après les 2 400 milliards de dollars représentés par les réserves chinoises.
    On peut se demander par ailleurs d’où le FMI tire les 250 milliards d’euros de son concours au plan de soutien européen ? Le FMI c’est d’abord nous, les pays endettés. On peut donc penser qu’il crée à son tour de la monnaie pour les besoins de la cause. Certes un pays pourrait nous aider, avec l’épargne qu’il a accumulée, mais ce pays, c’est… la Chine !
  • Q : Dès lors qu’on monétise les dettes publiques, n’est-ce pas aller vers l’inflation tant redoutée par les instances politiques et administratives européennes ?
  • Jean-Luc Gréau : Durant cet épisode où les banques centrales ont libéré beaucoup de liquidités, les prix sont restés relativement stables. Il n’y a d’inflation que dans les pays où la monnaie a beaucoup baissé, c’est le cas de la livre sterling, les prix à l’importation ayant mécaniquement augmenté. Pour que l’inflation augmente, il faut une demande dans le circuit économique avec des revenus importants. Normalement, au cours de la décennie écoulée nous aurions dû connaître une inflation plus importante. Mais comme nous avons beaucoup importé des produits à bas prix, les politiques monétaires ont été perturbées. La Fed pouvait dire : « On a 2,2% d’inflation, on peut avoir des taux d’intérêt encore très modeste ». Il ne faut pas incriminer la BCE qui, avant la crise, avait un taux d’intérêt de 2%, donc pas susceptible de contrarier l’activité économique.

Quelles menaces sur l’euro ?

  • Q : Pourquoi l’Allemagne est-elle si réticente vis-à-vis d’une intervention de soutien à la Grèce ? Pourquoi laisser planer une menace sur l’euro ?
  • Jean-Luc Gréau : La banque centrale allemande, qui a une mission de supervision des banques allemandes, a fait paraître, au printemps 2009, une information très importante. Elle considérait alors que les banques allemandes avaient dans leurs comptes 800 milliards d’euros de créances fragiles, publiques et privées, tout en évaluant à 135 milliards d’euros les pertes potentielles. Normalement les dirigeants allemands devraient en tenir compte, avant d’opposer leur veto à des secours qui viendraient consolider les débiteurs de leurs propres banques. Mais ils sont ignorants des faits essentiels comme d’ailleurs leurs grands homologues européens.
    L’Allemagne a voulu jouer une partie compliquée consistant à préparer le largage des pays de la zone sud de l’euro dont elle ne voulait pas au départ et que la France lui a imposé. N’oublions pas que l’euro est une idée française. Ce n’est venu ni de l’Angleterre qui n’a pas l’euro, ni de l’Allemagne qui était attachée à son mark. Dans l’affaire de la Grèce, l’Allemagne a joué le jeu du pire. Mais la situation s’est retournée sous l’effet de l’action des marchés financiers dont on sous-estime toujours l’imprévisibilité. La débâcle peut se réaliser en deux jours. Le vendredi 7 mai quand les banques appellent à la rescousse, même des entreprises asiatiques très éloignées des turbulences européennes ont du renoncer à émettre des emprunts programmés, en raison de la correction brutale des marchés. Ceux-ci peuvent passent en quelques semaines, voire quelques jours ou quelques heures s’agissant des marchés boursiers, d’un état d’optimisme à un état de pessimisme, voire de panique. L’appareil ne peut donc pas être raisonnablement piloté. Or les dirigeants politiques (pas simplement allemands) et même certains économistes ne veulent pas le comprendre et y remédier.
  • Q : La Banque de France intervenait pour défendre le franc, pourquoi la BCE ne joue-t-elle pas ce rôle par rapport à l’euro ?
  • Jean-Luc Gréau : La BCE n’intervient pas car elle considère que c’est au marché de fixer la parité. Le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, et son équipe s’interdisent toute intervention sur le sujet. Mais sur le fond, vous avez raison. Il existe des parités équitables entre pays de niveau comparable. Pour des pays du cœur de la zone euro, comme France Allemagne, Italie, Benelux, on sait qu’une parité équitable serait à 1,15 ou 1,20 dollar. Pour la Grèce ce serait plutôt 0,60 dollar. La parité devrait être un sujet traité dans la zone euro. Or chaque fois que quelqu’un estime que l’euro est surévalué on l’accuse d’un protectionnisme déguisé. Dans le système de change actuel, sans pivot, sans parité fixe et ajustable, les ajustements ne peuvent se faire que si les différentes banques centrales œuvrent en commun. Mais la BCE ne veut pas intervenir sur la parité. Elle ne veille qu’à la valeur de l’euro sur le marché intérieur en s’armant contre l’inflation.
  • Q : Ma question peut sembler naïve : beaucoup n’ont cessé de se plaindre du taux de l’euro jugé trop haut par rapport au dollar, maintenant c’est l’inverse : on s’inquiète de la baisse. La baisse relative de l’euro est-elle forcément mauvaise pour l’Europe, dans la mesure où cela peut faciliter les exportation et si la dette publique de certains pays se dévalue, n’est-ce pas aussi pour eux une bonne chose pour eux ?
  • Jean-Luc Gréau : Si les créanciers étaient hors de la zone euro, la réduction de la dette publique des pays débiteurs serait évidemment à court terme une issue favorable. Mais l’essentiel des dettes grecques, portugaises et espagnoles est dans la zone euro. En revanche, du point de vie de la parité de change, à condition que la baisse soit maîtrisée et stabilisée à un certain niveau, le réajustement à la baisse de l’euro vis-à-vis du dollar peut être considéré comme bienvenu.
    Pour vous faire comprendre la différence entre le discours public et le discours privé, voici une anecdote. Je reste en relation avec Rexecode, institut français privé de conjoncture. Un de mes interlocuteurs, homme compétent, bardé de chiffres, m’a dit que secrètement il espérait que l’euro tomberait au dessous d’un dollar. C’est considérer qu’après tout, ayant été victimes d’un euro surévalué, il nous faut maintenant connaître la situation inverse pour « bouffer » les Américains avec un euro sous-évalué. Or ce raisonnement ne me paraît pas sain. Il faut évoluer vers des parités équitables. Instantanément, une baisse de l’euro aide cependant les entreprises européennes à retrouver une certaine compétitivité. L’amélioration des opinions des industriels de la zone ces derniers mois n’est pas étrangère au passage de l’euro de 1,45 à 1,30 dollars.
    Notons encore ce fait : la consommation des pays européens s’est affaiblie avec un euro pourtant favorable en terme de pouvoir d’achat extra zone euro. La clé du pouvoir d’achat n’est pas là, dans la possibilité d’acheter au-dehors à plus bas prix avec une monnaie surévaluée. Elle est dans le revenu distribué aux agents économiques. Or, le travail reste trop peu rémunéré dans la plupart des pays occidentaux. Il n’est pas grave de payer le pétrole un peu plus cher dès lors qu’on conserve une bonne compétitivité externe. D’ailleurs, le pétrole n’est pas seulement un produit de consommation des ménages (chauffage et transports), c’est aussi un coût pour les entreprises. Mais quand elles achètent des matières premières à l’extérieur, c’est pour les transformer. Leur problème n’est pas tant de payer à bas prix ces matières premières que de pouvoir exporter dans de saines situations de concurrence. Les entreprises de transformation industrielles européennes ont intérêt à avoir un euro pas trop « fort ».

Quel gouvernement économique ?

  • Q : Pourquoi, dans un premier temps, le FMI a-t-il été écarté ? Si on s’en tient aux statuts de la BCE, seul le FMI aurait pu intervenir sans délais…
  • Jean-Luc Gréau : L’Europe ne voulait trahir qu’elle n’est pas une entité cohérente et solidaire. C’est un point essentiel de son image. Depuis le début on dit : « L’Europe nous protège, l’euro nous protège ». Maintenant, voilà qui est déconcertant, c’est l’euro que les Européens doivent protéger. On a fini par s’apercevoir qu’un organisme martien pouvait jouer un rôle en apportant de liquidités qu’il créée lui-même. Remarquez que les sommes requises ont explosé. Au départ c’était un plan de 30 milliards d’euros, le deuxième plan a atteint 110 milliards pour aboutir dans la panique et la précipitation à 600 milliards d’euros. L’Europe n’a pas voulu avouer — maintenant elle le fait — qu’elle n’était pas aussi solidaire et cohérente qu’elle l’avait affirmé. L’affaire grecque fait tache sur l’image de la photo des chefs d’État réunis, selon le rituel, devant la bannière européenne.
  • Q : On entend des voix s’élever en faveur d’un gouvernement économique de l’Europe. Est-ce un effet d’annonce ? Est-ce envisageable ?
  • Jean-Luc Gréau : Quand l’Allemagne commençait à mettre des obstacles au plan de sauvetage de la Grèce qui s’esquissait, la presse économique anglaise a fortement réagi en considérant que l’Allemagne, somme toute, voulait que la Grèce soit allemande. Ce n’est tout simplement pas possible. Il faut mettre en place des moyens pour que les économies soient moins hétérogènes et plus solidaires. Un gouvernement économique de l’Europe ? Je n’ai jamais bien compris ce que cela signifie. Nous avons des économies tellement hétérogènes, comment pourrions-nous avoir un gouvernement économique cohérent. Prenons un simple exemple. Est-ce qu’on va pouvoir décider de baisser ou augmenter la TVA allemande ou française ? La TVA est une arme décisive, c’est la première ressource budgétaire dans tous les États européens. Elle représente en France près de la moitié des recettes fiscales. Il est exclu que les États abandonne la fixation à un comité d’experts supranationaux. En tout cas, je n’y crois pas. En revanche, on doit avancer vers une politique commerciale incluant une protection douanière chaque fois que cela est nécessaire. On doit faire la réforme du système bancaire qui s’impose. Mettons encore en place une politique industrielle et de recherche commune. Avec ces trois axes nous avons plus et mieux qu’un gouvernement économique de la zone euro.

Des chiffres contestables

  • Q : J’ai été frappé par l’absence de statistiques fiables au niveau des instances européennes et de l’absence de prise en compte par la BCE des évolutions des adjudications des obligations d’État. L’Europe a-t-elle des instruments d’analyse et de vigilance dont elle ne se sert pas ?
  • Jean-Luc Gréau : Je vois, depuis trois ans déjà, l’Espagne détruire des emplois de façon massive. Début 2008, j’ai consulté régulièrement mes interlocuteurs des instituts de conjoncture. Je ne comprenais rien aux chiffres de la production espagnole. Comment se faisait-il que l’Espagne qui détruisait de l’emploi depuis l’été 2007 puisse afficher encore des taux de croissance élevés. On m’a dit d’abord que « les choses sont compliquées ». Or, il y a une contradiction manifeste entre les chiffres de la croissance espagnole et le début du déclin de la construction immobilière qui a suivi évidemment l’éclatement de la bulle entre 2006 et 2007. Les logements mis en chantier sont passés de 800 000 en 2006 à 100 000 aujourd’hui.
    Les conjoncturistes européens se réunissent deux fois par an, une fois à Bruxelles, l’autre dans une ville prédéterminée. J’ai appris enfin que tous les conjoncturistes européens, sans exception, considèrent désormais que les chiffres de la production espagnole sont falsifiés. Ils ne le disent qu’en privé, bien sûr. En réalité plus d’un Espagnol sur neuf a perdu son emploi. Dans ces conditions, la décroissance ne peut pas être inférieure à 7 ou 8% du PIB. Or elle est annoncée à 3 ,5%. Si la réalité de la dépression se révèle un jour, comme la réalité du déficit grec s’est révélée, ce serait un nouveau détonateur potentiel de crise financière.
    Notons que les trucages de chiffres sont quelque chose de très nouveau dans le monde occidental. Tout le monde sait que l’URSS truquait ses chiffres. Mais en Europe ! Il existe aussi des chiffres qui ne sont pas très bien établis. Ils doivent subir plusieurs correctifs successifs. S’agissant des chiffres de la production européenne, il faut attendre près d’un an pour qu’ils soient affinés par le Bureau National de Recherche Economique (NBER). Les chiffres japonais ne sont pas très fiables non plus. Les chiffres français sont encore fiables pour quelque temps, on va voir. Les chiffres allemands aussi. Pourtant les journalistes reprennent tous ces chiffres pour gloser et sur la décennie à venir en partant parfois de chiffres trimestriels… Mais le fond du problème c’est la tendance à embellir ou camoufler, comme le faisaient les entreprises américaines jusqu’en 2001 pour satisfaire leurs actionnaires. Même celles qui n’ont pas truqué ont toujours un peu embelli la situation en prenant pour base le haut de la fourchette comptable autorisée. La pratique du trucage pointe le doigt sur une dérive de fond des acteurs économiques en Occident.
  • Q : Qui note et paie les agences de notation ?
  • Jean-Luc Gréau : Les agences de notation sont payées par les emprunteurs privés. Elles notent les États, alors qu’ils ne les payent pas. Par leur notation, elles orientent les comportements des opérateurs de marché. Quand la situation est apparemment bonne, les AAA, qui symbolisent la meilleure note possible, s’imposent pour une masse d’emprunts privés ou publics. Quand la situation se dégrade, au contraire, elles se mettent à courir derrière la désaffection qui a commencé à s’emparer des opérateurs. Ces agences ne sont donc pas des « magistrats » qui établissent avec rigueur la fiabilité des dettes. Notons qu’elles ont joué un rôle déterminant dans la « titrisation ». À partir d’un certain moment les banques ont voulu revendre massivement leurs prêts. Mais pour que les prêts détenus par les banques puissent être revendues sur le marché, il leur fallait une note. Les agences de notation ont été intimement associées à cette opération. La faillite matérielle des banquiers et des financiers est corrélée à leur faillite intellectuelle, comme celle des comptables au moment des faillites d’Enron ou d’autres entreprises. Au lieu d’être des agences indépendantes des banques, des États et des marchés, elles ont suivi le mouvement. Elles ne servent donc et leur coût ne doit plus être accepté. Elles peuvent même être nuisibles en précipitant une crise. On dit que Michel Barnier réfléchit à la possibilité d’une agence de notation européenne publique…
  • Q : Aux informations boursières sur une radio de service public, le journaliste répète tous les jours : « On attend les chiffres américains sur… » Tous les jours on attend un chiffre américain décisif. Existe-t-il une telle quantité de chiffres essentiels et fiables pour les marchés ?
  • Jean-Luc Gréau : Pour les États-Unis, un chiffre est à ne pas prendre en considération, car il est le plus volatile de tous, c’est celui de la commande de biens durables. Il n’a de sens que sur une durée de six à sept mois, après correction. Par contre, les chiffres de l’emploi sont très importants. Ils sont donnés le premier vendredi du mois. Ainsi, le dernier chiffre pour le mois d’avril a été le premier chiffre encourageant depuis 27 mois. Mais ce chiffre lui-même n’est pas fiable pour une raison : les destructions d’emploi et les créations d’emploi par les petites entreprises de moins de 50 salariés sont très mal saisies. En général, quand les États-Unis créent de l’emploi le chiffre est sous-évalué, mais quand ils en détruisent, le chiffre est également sous-évalué. Il faut attendre la deuxième correction pour avoir une idée approximative. Mais là aussi il y a eu trucage dans la période critique. Durant cette période (8 400 000 emplois supprimés en l’espace de 26 mois), les États-Unis ont escamoté environ 800 000 suppressions d’emplois en se réservant le droit de les réincorporer ultérieurement, ce qui est fait aujourd’hui. Le but de cette manipulation des chiffres a pour unique but d’empêcher le pessimisme chez les agents économiques et la panique chez les opérateurs financiers. Il faut réarmer le moral des troupes autant que possible.
    Le chiffre du PIB américain est moins bien fait que celui de la France ou de l’Allemagne. Il est à prendre avec beaucoup de précautions. Mais, qu’il s’agisse d’un pays ou d’un autre, il faut toujours le prendre en rapport avec le stockage/déstockage. Si vous stockez, la tendance est moins bonne que le chiffre annoncé. Même avec une décroissance comme l’a connue la France qui a déstocké massivement pendant trois ou quatre trimestres, le déstockage normal est à déduire de la tendance affichée.
    Ensuite, il faut apprécier la ventilation entre investissements, consommation, exportations. Le chiffre le plus important pour l’avenir de la zone euro concerne les investissements. Nous sommes tombés à un taux très faible en Europe et aux États-Unis, historiquement le plus faible depuis la guerre, en dessous de 10% du PIB, alors qu’un chiffre normal serait de 12 à 13%. Contrairement à une idée répandue, les États-Unis sont dans le bas de la fourchette en termes d’investissements productifs des entreprises. Mais on se satisfait de parler toujours des variations de chiffres d’un mois ou d’un trimestre à l’autre, au lieu d’envisager le taux proprement dit qui en dit beaucoup plus long.

Vers la dépression ?

  • Q : Je suis étonné par les discours sur la compétitivité dans la mondialisation. D’un côté, on a dit que la France a échappé à la catastrophe de crise parce qu’elle n’a pas le même système que les autres, mais en même temps on dit que cette situation est un point faible et qu’il faudrait qu’elle profite de la crise pour mieux se réinsérer dans la mondialisation. Je trouve ce discours très paradoxal pour le citoyen ordinaire.
  • Jean-Luc Gréau : C’est le discours des élites. Je viens d’être invité à un colloque pour intervenir sur la question : « Le système social qui a été un amortisseur pour la crise économique ne va-t-il pas être un obstacle à le reprise ? » C’est ce qui est dans la tête de nos dirigeants. Or, ce qui a aidé la France dans la conjoncture difficile que nous avons connue, c’est que les ménages français, comme les ménages italiens, sont les moins endettés du monde occidental : la dette des ménages représente la moitié du PIB pour la France, 1/3 pour l’Italie. La consommation française s’est correctement tenue en période de crise, sans que le gouvernement ait eu à injecter massivement du pouvoir d’achat. On n’a donc pas eu les rajustements brutaux qu’ont connus les États-Unis, le Royaume Uni ou l’Espagne. Remarquons qu’avec un comportement plus vertueux qu’en moyenne, il existe tout de même 800 000 ménages surendettés dans les registres de la Banque de France. S’agissant de nos entreprises, elles sont endettées de façon importante quoique non disproportionnée dans l’ensemble. Enfin, la dette publique élevée peut nous rattraper dans un contexte de débâcle financière généralisée.
    La France a eu la chance paradoxale de ne pas disposer d’un marché hypothécaire véritable. Tous les pays qui ont connu une expansion débridée du crédit aux manages se sont appuyés sur le marché hypothécaire. Comme on pense que les prêts sont fiables, puisque adossés à des garanties réelles, les crédits sont accordés de manière très libérale. De ce fait, les prix de l’immobilier augmentent. La valeur des hypothèques augmente avec eux. Le taux du crédit baisse encore alors que la demande et l’octroi de crédits correspondant augmente. C’est une spirale en apparence vertueuse qui s’auto-entretient jusqu’au jour où ça explose. On ne peut plus rembourser les dettes, les biens hypothéqués sont mis en vente forcée et l’immobilier s’effondre. Le candidat Sarkozy avait dans ses cartons un projet de développement du marché hypothécaire français. La crise a fait avorter ce projet. À quelque chose malheur est bon !
    S’agissant de l’amortisseur social, il convient de distinguer entre deux sortes de protection sociale. Celle qui s’est développée après la guerre et qui est liée à l’exécution du contrat de travail (maladie, accidents et retraite) ou à la famille. On a ajouté, dans les années 60 et un contexte encore très favorable, le chômage. Toutefois un autre régime de protection, qu’on pourrait baptiser à proprement parler d’État providence s’est superposé au début de la décennie 70 : l’aide aux transports (payée par les entreprises), l’aide personnalisée au logement (Barre), l’aide au parent isolé, l’allocation de rentrée scolaire (Balladur), la prime à l’emploi (Jospin)… Toutes ces aides superposées pèsent désormais très lourds.
    Mais si les comptes sociaux se sont tant creusés, c’est d’abord parce qu’on a perdu une masse de cotisants. Avec 600 000 cotisants de moins, comment nos régimes de protection sociale pourraient-ils ne pas être en difficulté ?
  • Q : L’Allemagne n’a t-elle pas eu, à la différence de la France une politique de préservation de ses emplois et de son tissu industriel ?
  • Jean-Luc Gréau : L’Allemagne a connu une période de marasme économique de 2001 à 2006. Puis de janvier 2006 à novembre 2007, elle a connu une embellie de 23 mois, fondée sur un essor accentué des exportations. Actuellement, elles représentent à peu près la moitié du PIB. Même dans les années florissantes, 1960-1970, elles constituaient encore seulement 35% du PIB. Schröder, l’ancien chancelier SPD, a, avec l’accord des syndicats, fortement réduit le coût du travail, au point de gravement pénaliser un travail fortement productif. Ils ont donc une demande interne et externe inférieure à ce qu’elle devrait être. Les premières victimes de cette opération sont la France, l’Italie, le Benelux. Récemment un expert me montrait le graphique de la baisse du coût unitaire du travail en Allemagne. C’est une belle courbe, lui disais-je, mais, si tout le monde fait de même en Europe, que se passera-t-il ? Réponse : « C’est la dépression ».
    Et dans cette période, nombre des emplois créés l’ont été à temps partiel, à mi-temps, voire à tiers-temps. Ils ne sont pas à traiter par le mépris, mais les relativement bons chiffres de l’emploi sont dès lors à relativiser. De même, le chômage partiel s’est développé avec la crise. La durée du travail réduite à 60% dans des usines est une façon de préserver les salariés du chômage complet. Ils sont également disponibles immédiatement pour une reprise.
    Enfin, il faut évoquer deux facteurs de la structure de l’emploi en Allemagne. Du fait de la natalité très faible, on enregistre chaque année un différentiel de 300 000 unités entre les départs en retraite et les entrées sur le marché de l’emploi. Le stock de chômeur se dégonfle d’autant quelle que soit le niveau l’activité. Second facteur qui allège invisiblement le stock des chômeurs, le taux d’occupation des femmes reste un des plus faibles en Europe.
  • Q : Dans une situation d’absence de croissance, que peuvent donner les plans d’austérité appliqués à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal, voire à la France ?
  • Jean-Luc Gréau : Tous les apôtres de la réduction des dépenses publiques omettent de comptabiliser les effets collatéraux sur la demande intérieure. On doit certes s’efforcer de réduire les dépenses publiques improductives. Mais réduire les salaires des professeurs qui font correctement leur travail correspond à une simple réduction de pouvoir d’achat sans justification économique.
    Les chiffres de la dépense publique sont révisés trimestriellement. Attendons la rentrée et l’on verra quel sera le déficit public en Angleterre, en Irlande, en Espagne, en Grèce, en Italie, en France…, mais aussi en Allemagne. Cette dernière vient de renoncer à des réductions d’impôts programmées, car elle pressent qu’elle ne pourra pas améliorer sa situation budgétaire. Et si à l’automne les Grecs sont dans une situation pire qu’auparavant ? Et si l’Irlande est encore à 14% du PIB, alors qu’elle a fait déjà ce qu’on demande à la Grèce avant même qu’on le lui demande ? Tous les postes budgétaires irlandais ont été massivement réduits : moins de retraites, moins de salaires de fonctionnaires, moins de dépenses éducatives et de sécurité… Qu’est que tout cela donnera en fin de compte. Attendons.

(∗) Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 11 mai 2010 : « Crise grecque : l’Europe et l’euro sont-ils menacés ? » avec Jean-Luc Gréau, économiste, auteur de La trahison des économistes, Gallimard (prix Sophie Barluet 2010).

Notes

[1] Libération du 6 novembre 2009

[2] Les ministres européens des Finances se sont réunis à Bruxelles le 9 mai pour une réunion extraordinaire. Un accord sans précédent a été adopté dans la nuit du 9 au 10 mai par les États membres de l’UE portant sur la mise en place d’un plan de secours pouvant atteindre 750 milliards d’euros.

[3] Gordon Brown a décaissé 117 milliards de livres sterling pour les trois banques nationalisées en cessation de paiement.

[4] Un benchmark, en anglais, est un point de référence servant à effectuer une mesure.

[5] Patrick ARTUS et Olivier PASTRE, Sorties de crise : ce qu’on ne nous dit pas, ce qui nous attend, Perrin, oct. 2009

[6] En émettant de la monnaie, les États, par l’intermédiaire de leur banque centrale, peuvent en effet financer le remboursement de leurs emprunts passés. Mais le risque est la hausse de l’inflation.

[7] Élie COHEN, Penser la crise, Fayard, avril 2010.

Euro : une récidive inquiétante de la crise (Jean-Luc Gréau – mai 2010)

Jean-Luc Gréau est économiste, auteur de La trahison des économistes, Gallimard (prix Sophie Barluet 2010)

Le détonateur grec

_ Quel est le rôle des marchés financiers ?

Cette situation était-elle prévisible ?

_ Un signal clair : les recettes fiscales se sont effondrées

L’Europe et l’euro sont-ils menacés ?

_ Que peut-on attendre des plans d’austérité ?

Un gouvernement économique est-il viable ?

_ Un crash boursier est possible