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Lettre N° 54 – Quelles inégalités dans la France d’aujourd’hui ?

Mai 2011

Maryse Fesseau*

Un sondage publié début janvier 2011 montre que les Français sont aujourd’hui plus pessimistes que les Afghans ou les Irakiens. Quelques mois plus tôt, on demandait aux habitants de douze pays (par sondage auprès de 1 000 personnes de chaque pays) ce qu’ils pensaient de la société dans laquelle ils vivaient. Plusieurs modalités de réponse étaient offertes : assez juste, très juste, assez injuste, très injuste. D’après ce sondage, à peine plus d’un Français sur quatre considère qu’il vit dans une société juste. C’est la même proportion qu’en Chine alors qu’un peu plus d’un Américain sur deux considère qu’il vit dans une société juste. Pourtant la France est un pays moins inégalitaire que la Chine ou les États-Unis. Est-ce là une autre caractéristique du pessimisme français ou bien s’agit-il d’une sensibilité particulière aux inégalités ?

Inégalités : de quoi parle-t-on ?

Les inégalités concernent beaucoup de domaines : inégalités de revenus, d’accès aux soins, de logement, d’éducation, de diplôme, entre les sexes, entre les régions… L’Insee, comme la plupart des autres instituts statistiques dans le monde, n’est pas disposé à publier un indicateur unique des inégalités. Ce serait très compliqué de mesurer toutes ces inégalités par un seul indicateur car il faudrait savoir comment pondérer chacun des domaines mesurés. Les inégalités de logement, par exemple, sont-elles plus ou moins graves que les inégalités d’accès aux soins ? D’un autre côté, il est difficile de tenir un discours général sur les inégalités s’il n’existe pas d’indicateur unique. Entre les deux options (indicateur unique ou multiplicité de domaines chiffrés), la solution intermédiaire consiste à choisir des indicateurs-phares et à élaborer ce qu’on appelle, en termes de statisticien, des « tableaux de bord ».
Ce choix d’indicateurs-phares doit être ouvert au débat public. Il faut savoir ce que chaque indicateur signifie exactement, pourquoi certains sont choisis plutôt que d’autres, en sachant qu’aucun d’entre eux, pris isolément, n’est parfait. Un indicateur n’est pas forcément meilleur qu’un autre. Simplement, comme on ne regarde pas exactement la même chose, il faut savoir ce que l’on regarde. On dispose de beaucoup de chiffres, avec chacun son utilité et sa signification, ce qui peut donner parfois l’impression qu’on s’y perd. Mais on ne peut pas décrire des phénomènes complexes par une valeur unique et simple.
Pour analyser l’évolution des inégalités, il ne faut pas seulement regarder le haut de la distribution mais l’ensemble. On ne doit pas se focaliser seulement sur les très hauts revenus, ni seulement sur le taux de pauvreté, il faut aussi analyser ce qui se passe au niveau des classes moyennes. Il faut aussi savoir ce que l’on examine : revenus avant ou après redistribution, revenus individuels, revenus par unité de consommation ?

Comment mesure-t-on les inégalités de revenus ?

On traitera ici des inégalités de revenus, dites encore « inégalités monétaires ». Il ne s’agira donc ni de l’éducation, ni de l’accès aux soins, ni de logement, ni de toute autre sorte d’inégalités sociales ou professionnelles. L’Insee publie beaucoup d’indicateurs pour les inégalités de revenus et c’est à partir de ces indicateur-phares, en indiquant leurs avantages et leurs inconvénients, qu’on peut dresser un portrait de ces inégalités en France ainsi que leur évolution depuis une dizaine d’années.
L’indicateur-phare s’appuie sur une mesure du niveau de vie de l’Insee. Mais que veut dire « niveau de vie ? » Pour le calculer, l’Insee évalue d’abord l’ensemble des revenus d’un ménage défini comme l’ensemble des personnes vivant dans un logement. Ce sont les salaires, les ressources des travailleurs indépendants, les retraites, les revenus financiers du patrimoine, les prestations sociales, les allocations de chômage… bref, tout ce qui peut alimenter les ressources d’un ménage. On déduit ensuite de cet ensemble les impôts et les cotisations sociales et on obtient ainsi le revenu disponible du ménage.
Pour un revenu disponible donné, le mode de vie des personnes composant un ménage va dépendre de leur nombre. Par exemple, avec 1 600 € par mois pour régler ses dépenses (logement, alimentation et habillement, loisirs, épargne, etc.), un célibataire sera plus aisé qu’un couple avec enfants disposant du même montant. Mais a contrario, un couple sans enfant disposant chacun de 1 600 € mensuel vivra mieux que notre célibataire. Il faut en effet tenir compte des économies d’échelle : la dépense de logement à deux n’est pas le double de celle d’une personne seule.
Pour pallier cet inconvénient, l’Insee utilise la notion d’unité de consommation : le premier adulte du ménage compte pour 1, les autres adultes pour 0,5 et les enfants (moins de 14 ans) pour 0,3. Le couple sans enfant compte ainsi pour 1,5. Pour calculer le niveau de vie de chacune des personnes du ménage, on divise alors le revenu disponible de ce ménage par son nombre d’unités de consommation. Notre couple sans enfant, avec 2 x 1 600 € mensuels, a un niveau de vie par unité de consommation de 3 200 € divisé par 1,5 soit 2 133 € par mois. Le célibataire avec ses 1 600 € pour une unité de consommation, a, quant à lui, un niveau de vie de 1 600 €. Avec chacun un même revenu disponible par mois, ces trois individus n’ont donc pas le même niveau de vie. Ceux qui vivent en couple ont un niveau de vie de 33% supérieur à celui du célibataire. Le niveau de vie par unité de consommation tient donc compte non seulement du nombre de personnes du ménage mais aussi des économies d’échelle.
Les données sur les niveaux de vie sont obtenues par enquête auprès d’un échantillon de 35 000 ménages (soit 75 000 individus [1]) représentatif de l’ensemble des ménages vivant en France, ce qui permet des résultats de bien meilleure qualité qu’avec les échantillons habituels de 1 000 personnes des instituts de sondage. On recueille des informations socio-démographiques que l’on va apparier avec des données fiscales et des données des caisses de prestation [2]. Est ainsi évalué le niveau de vie des 35 000 ménages enquêtés.

Des plus riches et des plus pauvres

La mesure des inégalités ne s’arrête pas là. Ces 35 000 ménages sont ensuite classés par ordre croissant de niveau de vie et divisés en deux groupes égaux. Le montant de niveau de vie correspondant à cette césure de 50% est appelé niveau de vie médian (50% des ménages ont un niveau de vie supérieur et 50% ont un niveau de vie inférieur). En 2008 le niveau de vie médian était de 1 600 € par mois [3].
Si maintenant on s’intéresse à la moyenne de l’ensemble des niveaux de vie, on obtient le niveau de vie moyen par unité de consommation. En 2008 ce dernier était de 1 800 € par mois. On observe que le niveau de vie moyen et le niveau de vie médian sont supérieurs au SMIC et au RMI/RSA qui, en 2008, étaient respectivement de 1 037 € nets par mois pour 35 heures et de 450 € par mois pour une personne seule.
Pour analyser un peu plus finement les inégalités, on divise les ménages en 5 groupes égaux de 20% chacun, et on examine les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres. On constate alors que les 20% les plus riches ont un niveau de vie un peu plus du double de celui des plus pauvres. Si on constitue 10 groupes de 10% chacun, les plus riches ont un niveau de vie de 3,5 fois supérieur à celui des plus pauvres. On ne peut pas aller au-delà, car du côté des plus riches comme du côté des plus pauvres, la diversité de situations crée une incertitude trop importante.
On peut par contre analyser plus finement les inégalités si l’on prend en compte un seul élément des revenus comme, par exemple, les salaires. Les inégalités salariales sont plus amples que les inégalités de niveau de vie : si l’on classe tous les salariés par salaires croissants et qu’on les partage en 10 groupes égaux, chacun regroupant 10% des salariés, on observe que les 10% les plus riches gagnent 7 fois plus que les 10% les plus pauvres, alors que l’écart des niveaux de vie n’est que de 3,5 fois. Mais ces inégalités en matière de salaires annuels ne dépendent pas seulement des écarts de salaire horaire ou mensuel. Elles dépendent aussi beaucoup du temps travaillé au cours de l’année : un salarié peut être à temps partiel, avoir commencé à travailler en cours d’année ou au contraire pris sa retraite, ou encore avoir connu une période de chômage… Ainsi, un peu plus d’un salarié sur deux seulement travaille à temps plein toute l’année. Dans ce cas, l’écart entre les 10% les mieux payés et les 10% les moins payés n’est plus que de 1 à 2,9 (hors fonction publique). Par ailleurs, au cours d’une année, certains salariés peuvent avoir touché, en plus de leur salaire, soit des allocations chômage, soit une retraite, soit des revenus de travailleur indépendant. Si l’on prend en compte ces autres revenus, les inégalités entre salariés se réduisent.
Enfin, même à salaire ou revenu égal, la situation de deux personnes ne sera pas la même selon leur situation familiale, avec ou sans enfant, célibataire ou marié, avec conjoint salarié ou sans emploi… Les inégalités salariales sont donc insuffisantes pour évaluer les niveaux de vie, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas pertinentes. Il s’agit simplement de bien cerner la signification des chiffres que l’on étudie.

Qui est riche ? Qui est pauvre ?

Le niveau de vie médian, 1 600 € par mois, donne une indication pour définir qui est riche et qui est pauvre. Le plus souvent on considère que les individus sont pauvres s’ils perçoivent moins de 60% de ce revenu médian [4], soit, en France en 2008, moins de 960 € par mois, par unité de consommation. Avec cette définition, en 2008, 13% de la population française, soit 7,8 millions de personnes, étaient considérées comme pauvres. Qui sont-elles ? En premier lieu les familles monoparentales (leur niveau de vie médian est à 1 170 € par mois), les couples avec 3 enfants ou plus et les personnes seules. Sont également sur-représentés les chômeurs en fin de droits, les ménages immigrés, plus particulièrement ceux natifs d’Afrique.
Qui est riche ? Les 10% des ménages les plus riches ont un niveau de vie par unité de consommation supérieur à 3 000 € par mois. Les couples sans enfant à charge sont plus nombreux dans cette catégorie, et la part des revenus du patrimoine y est plus importante, bien que les revenus d’activité restent prépondérants.
L’analyse des plus hauts revenus n’a pas donné lieu à beaucoup d’études, car le débat de société a plutôt porté, jusqu’à présent, sur la pauvreté et les moyens de la réduire. La question de l’analyse des hauts revenus est désormais posée. Mais une difficulté réside dans le fait que les données d’enquête sur ce point ne sont pas d’assez bonne qualité, particulièrement pour ce qui concerne les revenus financiers.
Pour étudier ces hauts revenus, l’Insee a exploité des données fiscales à la suite de Thomas Piketty et Camille Landais [5]. Ces données ont l’avantage d’être exhaustives. Il ne s’agit pas alors d’évaluer des « niveaux de vie » des personnes d’un ménage, mais d’observer des revenus déclarés par foyer fiscal. Dans ce cas, on ne tient pas compte des prestations sociales reçues ni des impôts versés, ni d’éventuels revenus non imposables ou non déclarés. Cette source exhaustive permet d’étudier de façon détaillée les hauts revenus, sans les aléas d’un échantillon. Mais elle souffre d’autres défauts : elle couvre uniquement les revenus imposables et dépend des changements législatifs. Cette source permet néanmoins d’étudier les hauts revenus de façon détaillée.
Ainsi, si l’on classe par ordre croissant les revenus déclarés par les ménages par unité de consommation, et que l’on divise l’ensemble en groupe de 10%, on trouve que les 50% les plus pauvres [6] déclarent moins de 1 500 € par mois. Les 10% les plus riches disposent de deux fois plus que ces derniers, soit plus de 3 000 € par mois. En observant plus finement les statistiques, 1% des plus riches – seuil à partir duquel l’Insee définit les très hauts revenus dont le nombre est d’environ 600 000 – disposent de revenus presque cinq fois supérieurs à ceux des 50% les plus pauvres, soit environ 7 000 €. Si l’on passe à 1/1 000e des plus riches on arrive à des revenus déclarés treize fois plus élevés que ceux des les 50% les plus pauvres. Et le rapport de vient de 1 à 50 pour les 1/10 000e les plus riches.
Le très hauts revenus (les 1% les plus riches) déclarent 7 000 € mensuels ou plus par unité de consommation. La plus grande partie de cette catégorie est constituée de personnes âgées de 45 à 64 ans. Ce sont des individus à l’apogée de leur carrière, dont les revenus d’activité sont importants et qui ont pu accumuler une épargne qui génère des revenus financiers et des revenus du patrimoine. Les habitants de la région parisienne sont sur-représentés dans ce groupe.
Pour les plus bas revenus, il n’est pas possible d’affiner à partir des enquêtes en deçà du seuil des 10%. On n’a pas de données statistiques fiables pour les populations très précaires ou sans domicile. Or ce sont ces catégories qui sont touchées par les organismes caritatifs. L’Insee a mené une enquête spécifique à travers les centres d’hébergement et ceux qui fournissent des repas pour rassembler des informations sur les populations les plus en difficulté [7]. Une autre enquête doit bientôt être conduite pour avoir une connaissance plus précise de ces populations particulières.
Des tableaux de bords communs aux pays européens permettent d’autre part d’établir des comparaisons entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches de chaque pays. La France est un peu moins inégalitaire que la moyenne européenne et l’Allemagne un peu plus. Avec l’entrée de pays plus inégalitaires dans l’Union Européenne, la France et l’Allemagne améliorent toutes deux leur situation relative par rapport à la moyenne européenne. Mais les écarts entre l’Allemagne et la France ne sont pas suffisamment importants pour être très significatifs.
Une autre étude de l’Insee [8] a étudié en parallèle le niveau de vie et la consommation pour examiner les comportements d’épargne en fonction des niveaux de vie. Il en ressort que les inégalités de consommation des ménages sont moindres que celles de niveau de vie. On observe que les 20% les plus pauvres ne financent leurs dépenses courantes qu’avec une aide financière d’autres ménages : aides des parents pour leurs enfants vivant dans un logement indépendant, pension alimentaire pour les familles monoparentales… À l’opposé, les 20% les plus riches représentent 80% de l’ensemble de l’épargne accumulée en un an par les ménages. Ce qui leur permet d’accumuler du patrimoine et de générer des revenus financiers.
Enfin le patrimoine fait également l’objet de mesure des inégalités. Celles-ci sont plus marquées que les inégalités de niveau de vie. Ceci s’explique par la correction des inégalités de niveau de vie opérée par la politique de minima sociaux et de soutien aux bas salaires. Cette correction ne vaut pas pour le patrimoine immobilier et financier des ménages. Par ailleurs, héritages et donations perpétuent les inégalités de patrimoine.

Quelle évolution des inégalités en dix ans ?

On a vu qu’en 2008 le niveau de vie des 10% les plus riches était 3,5 fois supérieur à celui des plus pauvres. De 1998 à 2008, cet écart est presque stable en ayant très légèrement diminué, alors qu’auparavant il n’avait pas cessé de diminuer. Sur cette période toutes les catégories n’ont pas évolué de la même façon : les 10% les plus pauvres ont vu leur niveau de vie augmenter légèrement plus que celui des 10% les plus riches. À ce niveau d’observation, on ne peut donc pas parler de croissance des inégalités. Cependant, le niveau de vie des catégories intermédiaires, c’est-à-dire celui des classes moyennes, a non seulement moins progressé que celui des plus pauvres mais il a aussi moins progressé que celui des plus riches.
Le deuxième indicateur utilisé comme mesure des inégalités, le taux de pauvreté (pourcentage des individus dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian) est aussi à peu près stable sur dix ans. Comment alors comprendre le sentiment que les inégalités ne cessent de se creuser ?
La perception sociale d’une croissance des inégalités et les débats qu’elle suscite est sans doute liée, au moins en partie, à un sentiment des couches moyennes dont les revenus ont moins augmenté que ceux des couches supérieures. Il s’explique aussi par la perception que les très hauts revenus explosent. En effet, la stabilité des deux indicateurs ne décrit rien de ce qui se passe à l’intérieur de chacune des catégories, et notamment à l’intérieur de la plus haute. Les études précédemment citées sur les très hauts revenus montrent que les inégalités se creusent à l’intérieur de cette catégorie. Deux raisons peuvent rendre compte de cette situation. D’une part les très hauts revenus sont constitués par des revenus de patrimoine dans une proportion plus importante que pour le reste de la population. Or, sur la période 1998-2007, la croissance des prix de l’immobilier et des produits financiers a été plus forte que celle des autres éléments de revenu, entraînant mécaniquement une plus forte croissance des plus élevés. D’autre part, la hiérarchie des salaires a beaucoup progressé vers le haut depuis quelques années. Un chiffre a été très souvent repris par la presse quand Camille Landais a publié son étude : le salaire moyen du 1/10 000e le plus élevé, sur la période 1998-2006, a augmenté de 50%, alors que les salaires n’ont augmenté que de 8% pour 90% des autres catégories. Mais il faut savoir que ce 1/10 000e ne représente que 2 800 foyers fiscaux, soit un peu moins de 6 000 individus. Ce faible nombre n’enlève rien à l’importance de l’écart et le sentiment d’injustice qu’il peut susciter. Le fait que les inégalités s’accroissent à l’intérieur des 10% les plus riches peut expliquer l’impression que les inégalités se creusent globalement, alors même que les indicateurs classiques sont stables.
En résumé, l’indicateur le plus pertinent des inégalités de revenus est sans doute celui du niveau de vie par unité de consommation, bien qu’il ne permette pas une analyse plus fine à l’intérieur des 10% des plus hauts revenus et des 10% des plus bas. En fait, aucun indicateur n’est idéal. Dans le domaine des statistiques, comme dans les autres, l’important est de bien définir de quoi l’on parle si l’on veut éviter la démagogie.

Débat

  • Q : On utilisait autrefois un « panier de la ménagère ». Établi, par les syndicats, il parlait concrètement aux Français, car il correspondait plus ou moins à ce qu’ils ressentaient. Selon que l’on peut s’acheter le dernier modèle d’ordinateur ou que l’on ne peut pas consommer de fruits et légumes, la situation n’est pas la même. Quel est le rapport entre le niveau de vie et le pouvoir d’achat ?
  • Maryse Fesseau : Le « panier de la ménagère » n’existe pas pour l’Insee qui ne publie pas un indice du coût de la vie. La composition d’un tel panier est très délicate, subjective et l’Insee s’y refuse. Le pouvoir d’achat n’est pas mesuré par enquête mais par l’analyse de la comptabilité nationale. On compare l’évolution du revenu disponible des ménages à celle des prix et de leurs dépenses de consommation. L’Insee établit des indices par catégorie de ménage pour analyser l’impact des différences de prix compte tenu des différentes structures de consommation selon le type de ménage. Les premières données recueillies, il y a quatre ans, ont révélé peu de différences significatives, hormis le rôle accru, pour les plus pauvres, du tabac et des transports lorsqu’ils augmentent sensiblement. Les plus pauvres n’ont pas les mêmes structures de dépenses que les plus riches. Si l’on prend le prix moyen d’un produit courant, il n’aura pas le même impact sur les plus pauvres que sur les plus riches. Il faudrait aussi mettre en relation les indices de prix par catégories de ménage avec les évolutions du revenu disponible de ces catégories pour voir comment évolue leur pouvoir d’achat. L’Insee travaille actuellement à la production d’indices de pouvoir d’achat par catégories de ménages, mais c’est techniquement très compliqué. L’intention est de publier des évolutions de pouvoir d’achat qui prennent en compte à la fois des évolutions différenciées de revenus disponibles et des évolutions d’indices de prix différenciés.
  • Q : Vous avez parlé de niveau de vie après redistribution. On dit que les impôts sont inégalitaires que les riches sont avantagés par rapport aux classes moyennes. Qu’en est-il exactement ?
  • Maryse Fesseau : Les chiffres montrent que l’ensemble du système socio-fiscal, impôts et prestations, contribue indiscutablement à une réduction des inégalités de niveau de vie. Mais les prestations contribuent davantage que les impôts à réduire les inégalités. Les écarts sont plus importants en termes de revenus déclarés qu’en termes de niveaux de vie, après redistribution. Le caractère inégalitaire de l’impôt est une question d’appréciation : doit-il être davantage redistributif ?
  • Q : On n’est pas dans la même situation quand on a de très faibles revenus mais que l’on est propriétaire de son logement que si l’on est locataire. Que représente le poids du patrimoine ?
  • Maryse Fesseau : Ce n’est pas le patrimoine résidentiel qui creuse les inégalités de niveau de vie, mais les revenus du patrimoine financier. Dans l’étude des niveaux de vie un propriétaire de son logement se voit attribué un loyer théorique qu’il aurait à payer s’il était locataire (on parle de « loyers imputés »). Donc, dans les comparaisons de niveau de vie, le fait d’être propriétaire ou locataire est rendu indistinct. Mais cette prise en compte des loyers imputés n’est faite que dans les données macro-économiques de la comptabilité nationale, non dans les enquêtes de niveau de vie. Leur prise en compte n’entraînerait pas de modification sensible sur la hiérarchie globale des niveaux de vie, par contre elle augmenterait les disparités selon l’âge du chef de ménage, les jeunes étant structurellement moins souvent propriétaires de leur logement. Par ailleurs on constate une plus forte concentration des patrimoines que des revenus et niveaux de vie. Mais il peut exister de forts patrimoines immobiliers avec de faibles revenus (on cite souvent les pêcheurs de l’Ile de Ré).
  • Q : Il est intéressant de savoir que 1% des plus riches représente 600 000 individus. Quels sont les chiffres concernant les plus pauvres ?
  • Maryse Fesseau : Le nombre officiel de pauvres, c’est-à-dire des personnes dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian, est de 7,8 millions. Chacune de ces personnes vivent avec moins de 950 € par mois. Ce nombre n’est plus que 4,3 millions si l’on retient un seuil à 50% du niveau de vie médian, c’est-à-dire 790 € par mois. Avec 160 € d’écart, le nombre de personnes pauvres est presque divisé par deux.
    Entre 2003 et 2006, 22% des individus ont connu une période de pauvreté monétaire, ce qui est énorme. Mais parmi eux, seulement une personne sur huit l’a été pendant les trois ans ; une personne sur deux ne l’a été que pendant un an. La pauvreté monétaire persistante ne concerne donc pas 22% des individus, mais près de 3% pendant ces trois ans. On sort de la pauvreté par l’évolution de ses propres revenus ou par un nouvel apport de ressources au sein du foyer. De même on peut entrer dans la pauvreté monétaire par une perte d’emploi, une séparation ou, pour un jeune, après avoir quitté le foyer de ses parents. La dimension individuelle des trajectoires est donc importante à prendre en compte dans l’analyse de la pauvreté, ce qui n’enlève rien à la gravité de la situation. Ces études sont très récentes à l’Insee et le suivi de ces trajectoires individuelles est difficile. Imaginez qu’un enquêteur vous interroge pendant plusieurs années…
  • Q : On entend parler d’« injustice générationnelle » avec un mélange d’analyses objectives et de règlement de compte sur la responsabilité des baby-boomers. Quel est l’effet de l’âge sur les inégalités ?
  • Maryse Fesseau : Je ne me prononce pas sur la notion de responsabilité. Si on ne suit pas des individus années après années par des enquêtes, il est difficile de prendre en compte la différence entre l’effet de l’âge et celui d’une génération donnée avec la notion de cohorte [9]. Des études de l’Insee essaient de voir si aujourd’hui les jeunes sont moins riches. Dans l’analyse du niveau de vie, les jeunes d’aujourd’hui ont plus de difficultés à entrer dans la vie active que les générations précédentes. Ils doivent de plus faire leur propre accumulation de patrimoine car l’allongement de la durée de vie retarde les transmissions de patrimoine, les personnes âgées occupant des logements devenus trop grands sans les enfants.
    Il est bien connu que la retraite offre un revenu inférieur au revenu du travail de la période d’activité. Et pourtant un chiffre (donné par l’Insee) étonne : les plus de 65 ans ont un niveau de vie en moyenne un peu plus élevé que la moyenne des ménages. Mais dans cette catégorie d’âge tous ne sont pas retraités et ceux qui sont encore actifs à cet âge le sont parce qu’ils ont généralement de hauts revenus.
  • Q : Ce que vous dites des inégalités est totalement contraire au discours sans cesse répété de leur progression, bien avant la crise. Certains remettent même en cause les chiffres officiels. Thomas Piketty, de son côté, parle d’explosion des inégalités. La perception des inégalités par les classes moyennes, leur crainte du déclassement ne semblent pas correspondre à une réalité statistique. Serions-nous devenus plus sensibles aux inégalités ?
  • Maryse Fesseau : On constate quand même une certaine stagnation au milieu de la distribution, les classes moyennes sont rattrapées par le bas et distancées par le haut. C’est ce qui peut expliquer, au moins en partie, leur perception d’une aggravation des inégalités. Faut-il parler pour autant d’explosion des inégalités ? L’étude publiée par l’Insee sur les très hauts revenus [10] utilise dans un des ses intertitres le terme d’« explosion ». Ceci concerne spécifiquement le très haut de la distribution, soit le dernier pourcentage de la distribution des revenus déclarés. Les travaux de Thomas Piketty et de Camille Landais vont également dans ce sens. Mais il est possible que la presse schématise en parlant d’explosion générale des inégalités de revenus. On peut en être choqué ou indigné, mais sur le plan statistique l’explosion ne concerne strictement que le très haut de la distribution des revenus et n’affecte pas l’indicateur qui compare les 10% les plus pauvres aux 10% les plus riches. La connaissance de scandales financiers, la vue des SDF dans la rue nous empêchent de voir que il n’y a pas d’accroissement des inégalités pour 90% de la population. Il ne faut pas uniquement se fier à ce qui se voit. Chacun constate l’extrême pauvreté en ville avec les SDF. Mais il y a vingt ou trente ans, la pauvreté concernait en priorité les paysans âgés. Ils étaient nombreux, avec de très faibles revenus, mais on ne les voyait pas. La pauvreté s’est déplacée vers des jeunes dans les villes. Ce n’est pas pour autant plus acceptable.
  • Maryse FESSEAU, économiste-statisticienne de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), actuellement en poste à l’OCDE, a mené l’étude : « Les inégalités entre ménages dans les comptes nationaux « , Insee Première, Novembre 2009. Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 11 janvier 2011.

Notes

[1] Ce qui ne fait qu’un peu plus de 2 personnes par ménage ; plus de 30% des ménages sont constitués d’une seule personne.

[2] Ces données ont été au préalable rendues anonymes pour empêcher tout risque de divulgation de données individuelles.

[3] Tous les chiffres cités dans ce texte sont ceux de 2008 qui permettent de donner l’ordre de grandeur le plus récent.

[4] Cette définition de l’individu pauvre est européenne.

[5] Une analyse de l’évolution des hauts revenus a été publiée par Thomas Piketty pour la période 1901-1998. Camille Landais l’a reprise et réactualisée pour la période 1998-2006. L’Insee a étudié la période 2004-2007. Ces études se fondent sur les données exhaustives produites par l’administration fiscale. Cf. Camille LANDAIS, « Les hauts revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ? », School of Economics, Paris, 2007.

[6] Les plus bas revenus déclarés.

[7] Cf. Economie et Statistique n° 391-392, octobre 2006.

[8] Maryse FESSEAU, Vanessa BELLAMY et Émilie RAYNAUD, « Les inégalités entre ménages dans les comptes nationaux – des écarts plus marqués sur le revenu que sur la consommation », Insee Première, n° 1265, novembre 2009.

[9] Ensemble d’individus que l’on suit sur une longue période.

[10] Julie SOLARD, « Les très hauts revenus : des différences de plus en plus marquées entre 2004 et 2007 », in Les revenus et le patrimoine des ménages, Collection Insee Références, édition 2010.

Lettre N° 53 – Quelles révolutions dans le monde arabe ?

Avril 2011

Jean-François Daguzan*

Nous savons ce qu’il advient des révolutions. Certaines tournent bien, d’autres tournent mal et souvent les deux à la fois. Nous ne savons à peu près rien de ce qui va advenir, mais nous savons ce qui pourra se passer si certains éléments ne sont pas pris en compte rapidement par les puissances occidentales.
Le facteur démocratique n’a pas conditionné ces mouvements, il en est une des expressions. La demande de démocratie et de dignité, dans le monde arabe globalement, était préexistante car nous avions affaire à des régimes particulièrement autoritaires quelles qu’en soient les formes : pseudo électoral en Tunisie et en Égypte, autocratique délirant et déstructuré en Libye, monarchies autoritaires, etc. Hubert Védrine les a classés comme des « modèles de stabilité autoritaires ». Nous avons vécu ainsi dans le monde arabo-musulman depuis l’indépendance ou depuis la Seconde Guerre mondiale pour ceux qui étaient déjà indépendants. Tout le monde y avait trouvé peu ou prou son compte, sauf peut-être les populations de ces pays. D’un point de vue géopolitique, il était bien d’avoir de l’autre côté de la Méditerranée, au Moyen Orient et au Proche Orient, des régimes qui maintenaient l’ordre politique et social et assuraient l’approvisionnement en ressources. À partir du 11 septembre 2001 — facteur aggravant des dérives autoritaires — un blanc-seing a été donné par les États-Unis à un modèle répressif tous azimuts dans la lutte contre l’islamisme radical. Ce modèle a bien arrangé les pays occidentaux, mais aussi les populations, dans certains cas. Ainsi, en Tunisie, pendant les dix premières années du règne de Ben Ali [1], la population a accepté l’autoritarisme en échange du pacte social de croissance et de développement. En quelque sorte, pour avoir un État-providence, on acceptait le tour autoritaire avec lequel on composait. D’un tour autoritaire à l’autre, on est entré dans une véritable dictature. Dans le cas tunisien c’était même une dictature captatrice et même « kleptocratique ».

Les raisons de l’explosion

Pourquoi ce modèle a-t-il volé en éclat et pourquoi maintenant ? Le facteur démocratique n’est pas à l’origine, même s’il est un des éléments structurants de l’explosion. Celle-ci a été provoquée d’abord par un phénomène dont les effets n’ont été anticipés que par de très rares observateurs du monde arabe : la crise économique et financière mondiale. Si on lit les travaux publiés depuis deux ans sur l’espace méditerranéen, conduits notamment par la Femise [2] ou par la Banque mondiale, on peut penser que cette région a été épargnée par la crise économique et financière. Mais ces pays méditerranéens n’étaient pas insérés dans l’économie financière de type hedge funds, fonds de pension, bourse…, et ils ont subi de plein fouet le deuxième choc, celui de l’économie réelle. Le modèle de pacte social qui arrangeait la grande et la moyenne bourgeoisie, ainsi que les classes moyennes, a volé en éclats en l’espace de deux ans.
Des chiffres impressionnants ne sont sortis qu’en décembre 2010. Un rapport de la Femise [3] déclare paradoxalement que les économies méditerranéennes ont « bien réagi à la crise », mais donne ensuite des chiffres calamiteux : moins 33% d’exportations, moins 5% de tourisme, moins 7% des investissements étrangers… Finalement, c’est une catastrophe. Il suffit de comparer l’Asie et la Méditerranée pour constater que l’appauvrissement des populations sud-méditerranéennes est en cours et s’accélère. S’ajoute en Tunisie le pillage de l’économie par un clan, par une famille. Depuis plus de dix ans, les investissements étrangers n’entraient plus en Tunisie. Ben Ali et la famille Trabelsi qui pratiquaient la règle des 50% — « 50% pour nous, le reste, c’est pour vous, sauf en ce qui concerne les pertes » —, ont dissuadé les investisseurs. Nous avons vécu sur un mensonge global et tout le monde se congratulait. Certes, certains spécialistes prévoyaient une crise, mais on ne sait jamais quand la mèche finit par provoquer l’explosion.
Effondrement de l’économie réelle, pillage de l’économie nationale se combinent avec un phénomène démographique. Fruits de la dictature, des classes d’âge bien formées, bien éduquées, parfois dans des universités étrangères, se retrouvent sans travail. Actuellement, 50% de la population a moins de 15 ans et 35% moins de 18 ans. Les étudiants qui arrivent avec des diplômes — et même de bons diplômes — n’ont pas de travail. On retrouve ce phénomène en Tunisie, en Égypte, en Jordanie, en Algérie, au Maroc… Les éléments de l’explosion sont réunis. Il est très symbolique que, dans un village reculé de Tunisie où le chômage est endémique, un diplômé de l’enseignement supérieur dans l’impossibilité de trouver du travail, soit confronté à une violence policière et réduit à s’immoler. C’est ce point de départ symbolique qui entraîne le développent d’événements imprévus par les Occidentaux. La situation n’est pas très bonne, mais le modèle autoritaire répressif (un policier pour 10 000 habitants) était censé être efficace. Les États-Unis, si on se réfère à des documents publiés par Wikileaks, avaient une perception du système gangstérisé de Ben Ali.
Ce système de Ben Ali s’est effondré, car les gens au pouvoir n’ont jamais fait la guerre, jamais réellement connu de crise, jamais été capable, en dehors de Ben Ali lui-même, de gérer des situations très dures, si ce n’est les petites violences qui se traitent à coups de matraque. Ils ignoraient la possibilité d’un soulèvement de grande ampleur. Le système leur « saute à la figure » et l’effet panique désorganise en quelques jours tout le système d’État.

Des particularités importantes selon les pays

Le cas tunisien est particulier, mais par effet de capillarité, d’autres pays arabes sont à leur tour touchés, de façon plus ou moins brutale. Au même moment que la Tunisie, des événements se produisent en Jordanie, en Algérie, en Égypte. Le phénomène égyptien est un cas tout à fait spécifique. C’est à la fois un soulèvement populaire issu du modèle tunisien et un coup d’État de palais. Une partie du pouvoir en place a pris en compte l’exemple de la Tunisie et préparé l’élimination de la famille Moubarak à partir du refus de la succession assurée au fils Gamal. L’élimination du père n’était vraisemblablement pas prévue dans le scénario initial.
En Libye, c’est une révolution doublée d’une guerre civile. Même les États rentiers qui disposent de ressources pétrolières solides et que l’on croyait à l’abri de la crise, se retrouvent eux aussi emportés par un mouvement de révolte qui libère les énergies. La famille-clan-tribu de Kadhafi au pouvoir depuis quarante ans a établi un régime de prédation avec un système de déstructuration permanente de l’État pour éviter l’émergence d’un pouvoir concurrent. Dans le conflit actuel, on retrouve toute la Libye du passé avec l’opposition entre Tripoli et Benghazi, entre Tripolitaine et Cyrénaïque. La Libye est le deuxième État créé par les Nations Unies après la Deuxième Guerre mondiale (après Israël). Elle est un regroupement de régions qui se fréquentaient à peine pendant des milliers d’années d’histoire, en dehors de la confrérie religieuse senoussi [4] à partir de laquelle a été construit l’État libyen [5]. On en voit les limites aujourd’hui : le clan Kadhafi est installé en Tripolitaine, tandis que la Cyrénaïque, qu’il a toujours dominée, est devenu le foyer de l’opposition.
En Algérie, le modèle est pour l’instant plutôt sous contrôle. La guerre civile algérienne a eu lieu dans les années 1990, elle a laissé des traces qui ne favorisent pas un nouveau conflit. Mais d’autres États dont on parle moins sont en situation de grande panique politique. La Jordanie a été la première à connaître des événements et le roi Abdallah a fait baisser d’autorité le prix de tous les produits de base. Combien de temps pourra-t-elle tenir avec, de plus, un million d’Irakiens arrivés depuis la guerre ? Le Maroc n’est pas moins à l’abri que les autres : une crise économique et sociale, un sur-enrichissement en vingt ou trente ans d’une classe bourgeoise, alors que le reste du pays n’a pas suivi, des bidonvilles sur l’axe Casablanca-Rabat… Des mouvements dans diverses villes du pays ont subi une violente répression avec des morts. Le Yémen cumule tous les problèmes.
Ce dernier pays se distingue par la permanence d’un pouvoir du président Saleh de plus de quarante ans de règne, de la présence de l’insurrection des zaïdites (la monarchie chiite qui régna sur le Yémen jusqu’à la colonisation britannique), de la présence d’un foyer de contestation de plus en plus violent de la partie sud du Yémen — dont de nombreux responsables et tribus n’ont pas accepté la réunification de 1992 — et, enfin, de l’agitation d’Al Qaida qui a fait de ce pays sa base de repli après son échec en Arabie Saoudite. La question yéménite est donc bien plus qu’un problème démocratique. Pourtant c’est semble t-il celui là qui fait vaciller le dictateur qui va de répressions en renoncements. De ce point de vue, si la raison se satisfera de la chute de Saleh, nul ne peut se réjouir de l’avènement possible d’une deuxième Somalie de l’autre côté du Golfe d’Aden.
En Syrie — ce qui ne fut jamais le cas du Yémen —, c’est désormais un autre pôle de stabilité qui est menacé. Depuis 1974, la minorité alaouite (secte ésotérique d’origine chiite comme les Druzes) tient ce pays d’une main de fer avec le soutien — on l’oublie trop souvent — de la minorité chrétienne sous couvert d’un parti Baas fantoche. Dans ce cas particulier, les groupes qui ne sont pas au pouvoir — notamment les milieux commerçants des grandes villes d’origine sunnite — commencent à ruer dans les brancards. Les frères musulmans, brisés par le massacre sans précédent de Hama en 1981, relèvent progressivement la tête alors que le pays est touché par la crise économique et que les réfugiés irakiens comme en Jordanie pèsent d’un poids de plus en plus lourd pour un pays qui n’est guère riche. Ceci étant, en dépit des images télévisées, il est pour l’instant difficile de dire le niveau réel de l’agitation populaire et sa capacité à faire basculer le régime. Beaucoup ont à perdre dans la chute du régime qui assurait un équilibre peu ou prou respecté entre les communautés. L’autre partie qui a le plus a perdre est paradoxalement Israël qui avait trouvé en réalité un parfait équilibre stratégique avec ce pays, le statu quo arrangeant les deux protagonistes.
Enfin, Barhein cumule à la fois la crise démocratique et la présence d’une communauté chiite majoritaire sous le contrôle d’une communauté sunnite depuis les années 1970 [6]. L’Arabie saoudite s’inquiète, car elle voit à travers la révolte de la communauté chiite le problème de sa minorité chiite très importante qui occupe les zones frontalières et redoute, comme dans tous les autres pays, le développement d’un mouvement d’aspiration à la démocratie. Dans ce pays, les dirigeants ont une moyenne d’âge de plus de soixante-quinze ans et sont composés d’une famille de cinq mille descendants en compétition pour le « partage du gâteau ». La redistribution n’a pas trop mal fonctionné jusqu’alors, mais elle commence à se heurter à des exigences populaires ouvertes.

L’avenir démocratique n’est pas tout tracé

La boîte de Pandore a été ouverte. À l’issue de ces mouvements révolutionnaires, vont être mises en place de nouvelles institutions avec une ouverture du champ démocratique à l’intégralité des acteurs, y compris les partis islamistes. Ces nouveaux pouvoirs vont être soumis à une très pressante demande du peuple : « Donnez-nous des emplois, donnez-nous du pain ! » Il est possible que les gouvernements démocratiques en place ne soient pas capables de répondre à ces demandes politiques et sociales. Les économies locales sont ruinées. En Tunisie et en Égypte, la saison touristique est profondément touchée et cette activité est vitale pour ces deux pays. À défaut d’une réponse forte aux attentes de la population, on peut craindre un « deuxième tour » qui ne sera absolument pas démocratique. Les extrémismes monteront à marche forcée vers le pouvoir. Ces extrémistes peuvent être des militaires providentiels ou des islamistes radicaux. Il existe alors un risque de retour brutal de la violence politique dans une situation inextricable sur le modèle iranien ou irakien de l’époque de Saddam Hussein ou même une explosion avec une division tribale, notamment en Libye.
Dans l’immédiat on peut avoir, en particulier en Tunisie, des élections avec un véritable système démocratique qui se met en place. En Égypte, on va assister à une ouverture en direction des Frères musulmans. Il faut noter que ces derniers n’ont rien vu venir. Dans aucun pays, les islamistes n’ont été dans la course. Le seul fait de les associer éventuellement au pouvoir les a effrayés. Les cadres des Frères musulmans sont aussi vieux que les caciques au pouvoir. Ils n’ont aucune envie d’une aventure dans la rue et sont même inquiets de l’ardeur déployée par leurs jeunes militants.

Le rôle de l’Europe et des États-Unis

Le modèle de coopération Europe-Méditerranée est moribond. Avec l’Union pour la Méditerranée [7], l’ancien système bilatéral est devenu multilatéral pour améliorer l’espace de coopération. Ce qui n’a eu pour effet que le dégrader. On a reproduit le système de stabilité autoritaire de chaque État à un niveau collectif avec, autour d’une table, les Ben Ali, les Moubarak… Que pouvait-il en sortir ? De la stabilité, de l’immobilisme. Aborder le conflit israélo-palestinien est une excellente solution pour paralyser toute discussion et toute initiative dans ce type de cénacle. Les projets économiques, qui étaient censés être le moteur de la nouvelle Union pour la Méditerranée, ont été bloqués par la crise économique et financière. Le secrétaire général nommé péniblement en 2010 a démissionné en janvier 2011 [8]. Il faut donc réinventer un processus de coopération tourné vers l’urgence de ces pays. Il faut un « plan Marshall » pour les pays arabes, surtout pour ceux qui n’ont pas la rente pétrolière comme la Tunisie ou l’Égypte, mais aussi pour la Libye entrée dans un processus de destruction. Dans ces conditions, la coopération avec les États-Unis prend tout son sens. Ils ont vu arriver la crise mieux que l’Europe et ont su réagir plus courageusement pour la Tunisie et l’Égypte. Le Président Obama s’est engagé de façon décisive pour obtenir le départ de Moubarak. Après des tergiversations, ils se sont engagés aussi pour la Libye.
En ce qui concerne la Tunisie et l’Égypte, l’opinion arabe a vainement attendu une prise de parole de la France. Si on laisse la situation s’envenimer dans les pays en mouvement, elle nous reviendra de toute façon brutalement. Les flux migratoires brutaux de Tunisie vers Lampedusa en février ne sont que le début de ce qui peut nous attendre. Selon la Femise, il faudrait créer dans ce pays 22 millions d’emplois en Méditerranée, soit 300 milliards d’investissements d’ici 2030. Dans un pays où la population a moins de 15 ans, il faut des mesures de prise en charge particulières. C’est un élément fondamental des mouvements actuels. Les États ont pu gérer des populations moins nombreuses qu’aujourd’hui, populations qui s’étaient insérées dans le moule de l’autoritarisme en espérant progresser socialement. Pour la Tunisie, ce qui a très bien marché est désormais terminé. Le modèle de stabilité autoritaire est mort. Le modèle économique de capitalisme libéral sans barrière est très sérieusement entamé. Il faut donc refonder une nouvelle politique économique qui puisse prendre en compte ce type d’aspiration. Faute de quoi, l’avenir peut être extrêmement sombre.

Débat
Quelle démocratie ?

  • Q : Certes, il y a eu les effets de la crise mondiale, mais au préalable on a eu des manifestations de demande de liberté et de dignité. Il est d’ailleurs révélateur que ces mouvements n’aient attaqué ni l’Occident, ni les Américains, ni le sionisme… Les mots d’ordre étaient : « Liberté » et « Dehors ». L’exigence démocratique est bien présente, quelle place exacte lui accordez-vous ?
  • Jean-François Daguzan : Bien entendu, je ne pense pas que la crise mondiale soit la cause unique des mouvements récents. J’ai dit qu’elle avait joué comme facteur déclenchant. La demande de démocratie et de dignité était préexistante dans le monde arabe, globalement. Des mouvements divers avaient déjà eu lieu : les émeutes de la faim au Maroc en 1981 et 2007 ; en Tunisie en 1984 et en 2008 ; l’appel en avril 2008 par le parti égyptien Kifaya (« Ça suffit ») à un mouvement de grève de grande ampleur, fortement réprimé mais ayant obtenu une modification du prix du pain. On a vu aussi en Tunisie la fuite des élites qui ne pouvaient plus rester dans ce pays et qui ont émigré vers l’Europe, le Canada, les États-Unis. Le facteur démocratique est bien présent, de façon latente, mais les conséquences de la crise économique de 2008 ont joué comme un détonateur. Certes, le système aurait fini par craquer, mais on a assisté à une accélération. Avec 8% de croissance, le faux pacte social pouvait encore tenir. Je ne veux pas dévaluer l’aspiration démocratique, mais le démarrage a été rendu possible par l’usure d’un État devenu impuissant dans la situation économique et sociale de la crise.
  • Q : Dans les images montrées à la télévision, on a pu noter des différences d’un pays à l’autre : en Tunisie des manifestations avec beaucoup de jeunes adultes, hommes et femmes, d’apparence occidentalisés, en Égypte surtout des hommes et quelques femmes souvent voilées et en Libye des combats militaires avec des hommes jeunes. Si en Tunisie il est possible d’imaginer un processus s’inspirant des démocraties occidentales, pour l’Égypte n’est-ce pas moins sûr et pour la Libye n’est-ce pas nettement plus douteux ?
  • Jean-François Daguzan : Les images de télévision ne reflètent pas toute la réalité sociale. Mais pour la Tunisie, rien n’est étonnant dans la composition des manifestations. C’est le pays qui —même s’il y a eu une réislamisation pour les besoins électoralistes de Ben Ali ces dernières années — a été, avec le modèle laïc de Bourguiba, le plus avancé du monde arabo-musulman depuis la fin des années cinquante. Mais il faut aussi considérer la réalité démographique et géographique de ces pays. La Tunisie a une dizaine de millions d’habitants, l’Égypte en a officiellement quatre-vingt millions et la Libye seulement cinq millions. La Libye n’a fonctionné qu’avec des mercenaires ou des immigrés sur une superficie de sept fois la France et des régions agrégées depuis seulement 1951. C’est un État qui n’existe pas en tant que tel.
    Une issue démocratique est en effet plus probable en Tunisie. Ce pays a une taille raisonnable, une population ultra-formée et un espace politique qui peut être dirigé. Pour l’Égypte, nous sommes davantage dans l’inconnu. Il y a vingt ans, on disait dans les milieux officiels étrangers vivant dans le pays : « Pour le moment ça va. » Vingt après on parlait d’un risque d’explosion, mais personne ne savait quand. Or il n’y a pas eu de totale explosion. C’est ce qui est particulier à l’Égypte. L’enjeu est maintenant de diriger un pays de plus de 80 millions d’habitants dont la moitié a moins de quinze ans. Comment faire vivre ce pays sur un modèle moins élaboré que celui de la Tunisie ? Mais l’Égypte a un État qui fonctionne, alors que la Libye n’en a pas. L’évolution de ces pays ouvre sur des inconnues.
  • Q : Des institutions démocratiques peuvent-elles mettre en place des moyens de lutte efficaces contre la corruption ?
  • Jean-François Daguzan : Il existe deux types de corruption : la corruption kleptocratique avec un enrichissement individuel massif et des corruptions distributives en direction d’un clientélisme qui arrose toute une chaîne de bénéficiaires. Pour nous, cette corruption est également condamnable moralement. Mais il faut bien prendre en compte cette réalité au risque de ruiner des pans entiers d’une économie. Or ce phénomène va se rejouer avec l’ouverture des nouvelles générations à l’économie, au pouvoir et à la transparence. Et tout le monde n’est pas rôdé à cet exercice…
  • Q : On a parlé de révolution par Internet, des réseaux sociaux, mais leur particularité est de ne susciter aucun leader.
  • Jean-François Daguzan : J’ai, à titre personnel, des contacts familiaux très proches en Tunisie et depuis de nombreuses années. J’ai donc été en contact téléphonique permanent pendant les manifestations. On me disait : « On voit tout en direct. Facebook et Twitter nous permettent de vivre tout ce qui se passe. » Le départ de Ben Ali a été immédiatement connu. Sans ces communications, ce mouvement n’aurait pas pu exister sous cette forme. Le gouvernement tunisien avait investi dans le contrôle de l’Internet avec un service d’un millier de personnes, mais avec diverses astuces techniques tout le monde a contourné le système. Il est vrai que cette communication est horizontale, égalisée, mais l’émergence de leaders ne passe pas par ces réseaux. Ils ouvrent seulement le champ de l’information et d’un possible engagement. Les gens ont pu savoir globalement en temps réel ce qui se passait et donc y participer.

Quel avenir pour la jeunesse dans ces pays ?

  • Q : S’il y a beaucoup de diplômés dans ces pays, une société ne peut fonctionner uniquement avec des ingénieurs. Quelle est la valeur des diplômes ?
  • Jean-François Daguzan : C’est un problème pour tous les pays en développement. Ils ont maintenant des diplômés de très haut niveau (ingénieurs, avocats, médecins…) et en dessous rien. Le niveau intermédiaire de la maîtrise et de techniciens qualifiés fait défaut. La Tunisie fait exception ainsi que l’Irak d’avant la guerre du Koweït. Le critère d’un développement réussi est la mise en place de ces niveaux intermédiaires. Mais le jeune tunisien [9] qui s’est immolé n’était pas surdiplômé, il avait fait une école d’informatique. L’assèchement du marché du travail a été tel qu’un jeune diplômé d’informatique était réduit à l’activité de vendeur ambulant.
  • Q : S’il n’y a pas d’emploi pour les jeunes diplômés, se développe une logique de ressentiment, c’est ce que l’on constate en Grèce actuellement. Des diplômés de haut niveau et des jeunes sans emploi ne peuvent-ils pas constituer un nouveau flux d’immigration ? Si l’avenir de ces pays, comme vous l’avez souligné, est ouvert sur divers possibles, celui-là n’est pas à exclure. Comment les pays européens peuvent-ils y faire face ?
  • Jean-François Daguzan : Les Italiens en parlent… On estime à quatre millions le nombre de personnes « en flottaison » c’est-à-dire qui se déplacent dans le Sahara. Certains sont plus ou moins sédentarisés. Il se pose des problèmes graves d’insertion ou de criminalité. Une ville comme Tamanrasset connaît un problème majeur de migrations. La Libye était le pays accueillant le plus de migrants. Quand la guerre cessera, les migrations reprendront. C’est d’ailleurs un chantage fait par Kadhafi s’estimant le seul à pouvoir endiguer un déferlement vers l’Europe. Le Maghreb, l’Afrique du Nord et l’Europe sont confrontés aux mouvements migratoires d’Afrique noire. Nous sommes donc confrontés à un double mouvement : celui des Maghrébins voulant quitter leur pays si la situation tourne mal et celui des populations noires. Ce n’est pas qu’un scénario catastrophe. Ce qui se passe à Lampedusa est révélateur et mérite qu’on y porte réellement attention.

Quelle extension de ces révolutions ?

  • Q : Ces mouvements peuvent-ils s’étendre à d’autres pays très proches comme l’Algérie ou le Maroc ?
  • Jean-François Daguzan : L’Algérie a connu sa guerre civile pendant près de dix ans et elle a fait des dizaines de milliers de morts. De plus le modèle de pouvoir est constitué de groupes qui s’autocontrôlent et s’autorégulent. On dit souvent que les militaires tiennent le pouvoir. Ils ne tiennent qu’un morceau du pouvoir. Il est partagé par des coteries, le FLN, des oppositions régionales (les Kabyles, les Oranais, le M’zab…), le président qui joue avec les confréries religieuses, les jeunes capitalistes locaux (et les vieux), le marché noir… La complexité du modèle algérien en fait un régime probablement plus stable dans son instabilité relative et sa régulation. Il n’est pas à l’abri de soubresauts, mais il faut être prudent sur l’Algérie dont le pouvoir dispose d’un réel savoir-faire. L’opposition du FFS (Front des forces socialistes) d’Aït Ahmed est beaucoup moins présente en Algérie qu’en Europe. Le régime peut encore durer. Mais on s’avance vers l’élection présidentielle et des groupes en concurrence pour le pouvoir peuvent jouer sur la situation économique et sociale pour allumer des feux et créer des poussées de violence sociale pour affaiblir un autre groupe.
    En ce qui concerne le Maroc, Mohamed VI a engagé un processus qui semble aller vers une monarchie constitutionnelle. L’appareil d’État est technocratique, très élaboré et puissant. Le roi a engagé des processus de développement des zones les plus défavorisées qui avaient été totalement abandonnées par son père Hassan II. Des capitaux ont été investis dans le développement de Tanger et au-delà vers l’Ouest, dans la partie méditerranéenne du Maroc. Mais il faudra apprécier la position du roi vue par la population marocaine et le seuil de tolérance à la souffrance de certaines couches sociales. Le Maroc, qui n’est pas une économie de rente pétrolière et qui a une forte dépendance du tourisme, se trouve dans une situation économique et sociale comparable à celle de la Tunisie et subit les mêmes chocs. La structure sociopolitique construite depuis cinquante ans pourra-t-elle résister ?
  • Q : Il y a eu aussi des manifestations en Iran. Quelle rôle peut jouer l’Iran via le Hezbollah, la Syrie ou les Chiites du Moyen Orient ?
  • Jean-François Daguzan : L’Iran a connu d’importantes manifestions en juin-juillet 2009 contestant les résultats officiels de l’élection de juin, puis en février 2010 à l’occasion de l’anniversaire de la révolution de 1979 et en mars 2011 plusieurs organisations ont lancé un appel à la manifestation à Téhéran pour exiger la libération de deux leaders de l’opposition. Mais il faut aussi noter que le gouvernement iranien a applaudi aux révolutions arabes. Il avait en Moubarak un ennemi intime qui a disparu. Mais, au fond, ils sont extrêmement préoccupés. Le scandale électoral de 2009 a soulevé la réprobation de la population iranienne jeune, très bien formée, où les femmes jouent un rôle important. En effet, en créant la séparation absolue entre hommes et femmes, les mollahs ont fait monter les femmes dans tous les métiers, ce qui est en train de se retourner contre eux. Mais l’appareil répressif est autrement plus élaboré que celui d’autres pays de la région. Les « jours » du régime iranien sont comptés. Il est suffisamment inquiet pour avoir pris des mesures conservatoires : arrêter des opposants, changer des responsables à des postes clés… Peut-il emballer la situation pour s’en sortir ? Les Israéliens ont fait savoir déjà depuis quelques mois qu’ils ne tolèreraient rien du Hezbollah. Les Iraniens peuvent être tentés d’ouvrir un nouveau front. Est-ce que le Hezbollah est prêt à y aller ? Ce n’est pas certain, mais les Israéliens s’y préparent.

Quelle réaction d’Israël ?

  • Q : Comment Israël régit-il à ces événements ? Existe-t-il des risques de conflits entre pays arabes ?
  • Jean-François Daguzan : Pour Israël, le modèle de stabilité autoritaire dans les pays arabes était parfait. Un point d’équilibre avait été trouvé avec l’Égypte et même la Syrie. Israël se retrouve face à un monde arabe en plein changement, quoi qu’il arrive. Les États pouvaient être en situation de « paix froide », mais toutes les populations sont en totale animosité vis-à-vis d’Israël. Ainsi, de tous les pays du Maghreb, la Tunisie est le plus anti-israélien. Le QG d’Arafat à Tunis fut bombardé en 1987 et il en reste une vive rancœur. Même le Maroc, qui pendant très longtemps a su gérer une tradition juive marocaine, a pu jouer un rôle modérateur. En 1973, le roi avait envoyé un bataillon combattre en Syrie, mais c’est lui qui a ouvert les premiers pourparlers avec Israël. Mais aujourd’hui, c’est fini, l’opinion publique marocaine a basculé dans l’anti-israélisme. L’avenir d’ Israël au Moyen Orient et en Afrique du Nord lui est totalement défavorable, même si dans un premier temps les États poursuivent la même politique étrangère. L’inquiétude d’Israël est telle que le gouvernement Netanyahou annonce reprendre le processus de paix, alors qu’en juin 2010 j’ai rencontré la plupart des responsables politiques et militaires de ce pays, qui déclaraient que c’en était fini avec les Palestiniens, qu’ils avançaient en Cisjordanie et qu’ils s’occupaient du Hezbollah. Ils doivent désormais se sortir du risque d’un isolement complet et inextricable.
    Entre pays arabes eux-mêmes, la mise en place de nouveaux gouvernements peut réveiller de vieux nationalismes. Il est d’ailleurs tentant, quand on est en difficulté à l’intérieur, d’aller chercher un bon vieil ennemi extérieur. La Libye, ce non-État avec ses champs de pétrole, peut susciter des tentatives de scission entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Rappelons que l’Égypte a fait la guerre à la Libye en 1976 à la suite des agressions répétées de Kadhafi, verbales et militaires. Les chars égyptiens sont passés en Libye, ont fait le tour de la Cyrénaïque et sont rentrés après avoir fait quelques dégâts. La bataille pour les ressources rares, comme l’eau ou le pétrole, peut être source de conflits. La Tunisie s’est toujours considérée comme flouée par le partage colonial vers l’Algérie et vers la Libye et elle en a toujours revendiqué des parties de territoire. Ce ne sont dans l’état actuel que des extrapolations, mais la règle de base qui consistait à ne pas remettre en cause les frontières des États issus de la colonisation vient d’être mis à mal avec la constitution d’un nouvel État, le Sud-Soudan [10].

Quel soutien possible de l’Europe ?

  • Q : Avec quels moyens l’Europe peut-elle participer à un plan Marshall pour la Méditerranée, alors qu’elle connaît une crise économique et financière ?
  • Jean-François Daguzan : Le plan Marshall de 1947 a été possible car les États-Unis étaient une puissance disposant de surplus colossaux qu’ils pouvaient réinvestir en Europe sans qu’ils en soient affaiblis, au contraire. L’Europe actuelle a un problème, car elle est « à sec ». Si on s’achemine vers l’idée d’un plan Marshall, il faudrait impliquer les États-Unis, mais depuis 1947 ils ne l’ont jamais refait. Si la situation se dégrade franchement de l’autre côté de la Méditerranée, nous en paierons directement le prix. Nous serons confrontés à des demandes, éventuellement à un ressentiment, à des pressions migratoires non seulement d’Afrique du Nord, mais au-delà des populations d’Afrique noire qui poussent derrière.
    Je pense que, bien au-delà de la question financière, il faut mettre en place une véritable dynamique de coopération qui ancre les pays du Sud à l’Union européenne. La question de la stabilité régionale est désormais économique et sociale et implique l’articulation étroite de tous les acteurs. D’une certaine mesure, la situation actuelle et surtout à venir, nécessite quelque chose de bien plus ambitieux que le plan Marshal : une véritable notion d’intégration.
  • Jean-François Daguzan, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), directeur de la revue Sécurité Globale, rédacteur en chef de la revue Maghreb-Mackrech. Dernier ouvrage : Terrorisme (s) : abrégé d’une violence qui dure, CNRS éditions, Paris, 2006.
    Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 8 mars 2011.
    Ben Ali devient, le 7 novembre 1987, président et chef suprême des forces armées.

Notes

[1] Ben Ali devient, le 7 novembre 1987, président et chef suprême des forces armées.

[2] Forum euroméditerranéen des instituts de sciences économiques.

[3] « Crise et voies de sortie de crise dans les pays partenaires méditerranéens de la FEMIP », 29 novembre 2010, http://www.femise.org/2011/01/publications/pourquoi-les-pays-mediterraneens-ont-tenu-le-choc-de-la-crise/

[4] La confrérie la plus puissante est la Senussiyah. Ses adeptes sont les senoussis.

[5] Son chef, Idris, devient en 1951 le roi d’une Libye fédérale.

[6] Le Royaume-Uni a reconnu l’indépendance de Bahreïn en 1913, mais les îles restèrent sous administration britannique jusqu’en 1971.

[7] L’Union pour la Méditerranée a été lancée en 2008 à l’initiative de Nicolas Sarkozy. Cette organisation regroupe 43 pays dont les 27 de l’UE, la Turquie, Israël et les pays arabes riverains de la Méditerranée. Elle s’est fixée pour objectif de relancer le dialogue euro-méditerranéen.

[8] Ahmad Massa’deh a démissionné de son poste le 26 janvier, un an après son arrivée.

[9] Mohamed Bouazizi, 26 ans, s‘est immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid après s’être fait confisquer sa marchandise par la police.

[10] À la suite d’un référendum d’autodétermination organisé en janvier 2011, le Sud-Soudan doit accéder à l’indépendance vis-à-vis de la République du Soudan d’ici le 9 juillet 2011.

Tunisie, Egypte… Quelles révolutions dans le monde arabe ? (Jean-François Daguzan – mars 2011)

Enregistré le 8 mars 2011

Avec Jean-François Daguzan, maître de recherche à la fondation de Recherche Stratégique, rédacteur en chef de la revue Géoéconomie et de la revue Maghreb-Machrek.
Quelles sont les composantes sociales et politiques de ces mouvements populaires ? Quel est le poids réel de l’islamisme politique ?
Peut-on penser ces révolutions sur le modèle des démocraties occidentales ?
Quelle stratégie pour les États-Unis et pour l’Union Européenne dans la région ?

Jean-François Daguzan

(Durée : 32mn)
Pour écouter :

Les Français sont-ils fatigués de la modernité ? (Eric Dupin – mars 2011)

Éric DUPIN, journaliste politique et auteur, vient de publier Voyages en France. La fatigue de la modernité, édit. du Seuil.
À travers dix-sept voyages dans des régions de France, en voiture, à pied ou à vélo, il a mené une vaste exploration de terrain à travers la rencontre de centaines de personnes de tous âges et de toutes origines.

  • Comment la mondialisation est-elle perçue ?
  • Comment les Français réagissent-ils à une sorte d’américanisation du pays ?
  • Quelles préoccupations populaires sur l’insécurité, sur le racisme, les délocalisations… ?

(Durée 48mn)

Eric Dupin

Le site d’Eric Dupin sur son dernier livre : Voyage en France cliquer ici

Questions à Marcel Gauchet (mars 2011)

Conférence : « À l’épreuve des totalitarismes » (Marcel Gauchet – mars 2011)

Marcel Gauchet, directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef du Débat, a publié L’Avènement de la démocratie : Tome 3 – A l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Gallimard.

Jean-Pierre Le Goff, René Rodriguez, Marcel Gauchet, Julien Barroche

(Durée : 1h18)
Pour écouter :