François Géré (*)

Février 2007

Ecouter (extrait) :

Dans tous les pays du monde, on assiste à un phénomène assez classique, mais renforcé depuis la fin de la guerre froide, de repli sur les « affaires intérieures », particulièrement en Europe. Ceci s’explique par une conjoncture économique et sociale qui n’est guère prometteuse. Surtout quand on entre dans une séquence d’élection présidentielle.
Je n’aime pas produire de l’angoisse, mais je suis obligé de dire en regardant l’ensemble des indicateurs de la situation internationale que je n’ai pas le souvenir d’une situation aussi grave depuis 1973 avec la guerre du Kippour et la crise pétrolière qui s’en est suivi. En d’autres termes les candidats à l’élection présidentielle de mai 2007 vont se retrouver beaucoup plus vite qu’ils ne le pensent dans une situation internationale que je ne leur envie pas. Il existe des présidents heureux qui prennent leurs fonctions dans une bonne conjoncture internationale et ceux qui arrivent quand les choses vont mal.

Deux crises de nature différente

Nous avons deux crises nucléaires ouvertes, celle de la Corée du Nord et celle de l’Iran. Ces deux crises sont de nature fondamentalement différentes, en terme de capacité, d’objectif politique et de puissance régionale. Mais nous avons assisté, ces trois dernières années, à un phénomène très préoccupant d’interrelations entre les différentes crises. La Corée du Nord et l’Iran ne peuvent pas être taxés d’une connivence très étroite, même s’il existe des liens réels entre les deux pays en matière de coopération dans le domaine des missiles et des échanges de données en matière nucléaire. Rien ne permet de dire aujourd’hui que ces deux pays avancent du même pas de manière concertée. Mais tout se passe comme s’ils avançaient ensemble. Ils sollicitent les mêmes instances internationales : les Nations unies, le Conseil de sécurité (avec le problème des sanctions), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; ils mettent en question la validité du traité de non-prolifération nucléaire de 1970 [1].
L’Iran ayant aujourd’hui une place centrale dans les relations au sein du Proche et du Moyen Orient, le dossier iranien ne peut pas être dissocié de trois autres dossiers : d’abord la Syrie, avec laquelle l’Iran a passé des accords de défense en février 2006, ensuite le Liban compte tenu de la capacité d’influence de l’Iran par rapport au Hezbollah et enfin, si on peut employer ce mot, la « stabilité » de l’Irak dont on peut discuter longuement pour savoir si ce pays est en situation de guerre civile ou de guerre interconfessionnelle ou de guerre interethnique. Quand on examinera la situation de l’Irak de manière rétrospective, on constatera une véritable abomination. Ce qui se passe depuis trois ans est une horreur permanente, payée par des dizaines de vies chaque jour.
Outre ces trois dossiers régionaux, il faut prendre en considération la question israélo-palestinienne vis-à-vis de laquelle l’Iran avait adopté, jusqu’aux dernières élections présidentielles qui ont amené au pouvoir Mahmoud Ahmadinejad, un profil relativement bas, plutôt modéré. Ce nouveau président en a fait un thème majeur de sa diplomatie, avec la victoire du Hamas.
La situation au Proche et au Moyen Orient est donc extraordinairement grave. Nous ne voyons que les débuts d’une crise profonde. Ce qui s’est passé cet été au Liban n’est qu’un avant-goût de ce qui va se développer dans les mois qui viennent, avec une force des Nations unies qui va se retrouver très probablement prise en otage d’ici quelque temps. Il faudra se poser la question de savoir comment on s’en sort, avec qui on passe des alliances.
La Corée du Nord dont le contexte régional est évidemment différent a instauré un système de relations très opaque, de prolifération et d’exportation d’armements. Elle est toujours présente un peu partout, avec des relations avec l’Iran, le Pakistan,… Ces pays composent une nébuleuse d’une grande diversité et d’une grande complexité. Ils n’ont pas les mêmes intérêts, ni les mêmes raisons de s’opposer à la communauté internationale ou de la mettre au défi. George Bush a eu la très mauvaise idée, en février 2002, de regrouper ces pays dans « l’axe du mal », c’est-à-dire l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord et implicitement la Syrie. Quelque temps plus tard, les Étas-Unis, contrairement à la position du Conseil de sécurité de l’ONU, avec certains pays alliés, ont attaqué l’Irak. Les Iraniens et les Nord-coréens se sont alors sentis les prochaines cibles. Il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a rien pu faire. Les Irakiens avaient accepté des inspections sur leur territoire, sans résultat – et pour cause – et ils n’ont pas été protégés de sanctions pour autant. L’Iran et la Corée du Nord se sont donc sentis en danger et se sont demandé ce qui pourrait les protéger. Les Nord-coréens ont pensé immédiatement au développement d’une arme nucléaire. Les Iraniens ont élaboré un système beaucoup plus sophistiqué, mais la question s’est posée du développement des activités électronucléaires. Tel est le contexte depuis le début de l’année 2003.
Même s’il n’y a pas de lien entre les activités de prolifération nucléaire et le terrorisme, même si tout ce qui avait été raconté sur Saddam Hussein et Al Qaida relève de la pure fantaisie, depuis la fin de l’année 2003, la dégradation de la situation de l’Irak a fait que ce pays est devenu le substitut à ce qu’avait été l’Afghanistan, c’est-à-dire une base d’entraînement, de formation, pour des centaines ou peut-être des milliers de gens, motivés d’abord par la volonté de lutter contre les Américains et leurs alliés en Irak même. Ils viennent pratiquement du monde entier, de pays musulmans mais aussi de groupes dans les pays européens. Un jour ou l’autre ils reviennent vers leurs pays d’origine, en Europe ou en Arabie saoudite ou ailleurs. L’Irak se trouve aujourd’hui au centre de ce processus de formation de menaces potentielles. Comme les États-Unis ne sont pas en mesure de trouver une solution politique, l’Irak devient une carte dont jouent les uns et les autres, les Syriens et les Iraniens. En septembre 2005, l’administration Bush avait, par la voix de son ambassadeur à Bagdad Zalmay Khalilzad, demandé aux Iraniens d’ouvrir un dialogue sur la stabilisation de l’Irak. Ceci n’a pas marché car on peut difficilement demander d‘un côté de discuter pour stabiliser l’Irak et d’un autre côté menacer de sanctions devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Quel gouvernement serait assez schizophrène pour donner des garanties d’un côté et supporter des ennuis de l’autre ?

Iran : programme nucléaire depuis 1972

L’Iran, sous le règne du Shah, en 1972, a considéré qu’il devait développer un programme industriel électronucléaire. La première question venant à l’esprit consiste à dire que l’Iran est le troisième détenteur mondial de pétrole, le deuxième de gaz et qu’il n’a donc pas besoin de se doter d’une industrie électronucléaire. La réponse iranienne est celle de tout pays en voie de développement doté d’énergie fossile : ces énergies fossiles sont par définition non renouvelables et les besoins d’énergie électrique en Iran sont immenses. Ne vaut-il pas mieux préserver l’avenir, c’est-à-dire diversifier les sources d’énergie ? Plutôt que consommer en Iran les énergies fossiles, ne vaut-il pas mieux les réserver pour l’exportation ? Elle rapporte une manne importante qui représente environ 60% du PIB iranien ? D’où le choix de se doter, progressivement d’une industrie nucléaire civile.
Depuis la chute du Shah d’Iran, il ne s’est pas passé grand chose. Tous les programmes qui avaient été développés avec les pays occidentaux ont été arrêtés. L’Iran a connu une guerre de huit ans contre l’Irak, de 1980 à 1988. Au sortir de la guerre, les Iraniens ont voulu développer les installations de la grande centrale de Bouchehr qui avait été construite d’abord avec les Allemands. Les Iraniens ont demandé à l’Allemagne de reprendre les travaux dans une situation désormais pacifiée. Les Allemands ont refusé. Il faut dire que l’on avait, entre temps, découvert que l’industrie allemande avait abondamment approvisionné l’Irak dans son programme nucléaire militaire clandestin. Le gouvernement, dès 1990, a pris une série de mesures visant à interdire l’exportation de technologies sensibles, en particulier dans le domaine nucléaire. Les Iraniens font valoir, à juste titre, le paradoxe qui consiste à dire que les Allemands ont vendu de la technologie à l’Irak et que c’est à l’Iran d’en faire les frais.
Les Iraniens se sont alors tournés vers d’autres pays. C’est la Russie qui a contribué au développement du complexe nucléaire de Bouchehr. La reprise du programme par les Russes en 1995 n’a pas été une merveille de développement industriel. En effet cette centrale ne devait entrer finalement en service que fin 2006. Cette coopération n’a pas enchanté les Iraniens qui préfèreraient avoir d’autres partenaires. Ils se sont tournés vers la Chine. Elle s’est finalement décommandée en raison d’une très forte pression américaine. Sous l’administration Clinton, les Chinois ne voulaient pas trop faire de peine aux États-Unis. Les Iraniens se sont alors tournés vers le Pakistan, à travers une sorte de consortium international créé plus ou moins clandestinement par le patron de l’agence pakistanaise de l’énergie atomique, Abdul Qadeer Khan qui leur a donc vendu des centrifugeuses pour l’enrichissement de l’uranium. Ces achats ont été réalisés d’une manière semi-clandestine. L’Iran, membre signataire du traité de non-prolifération, a le droit de développer une activité électronucléaire civile pour laquelle il existe deux filières, l’uranium enrichi ou le plutonium. Comme les Pakistanais ne maîtrisaient pas le plutonium, les Iraniens ont acheté les moyens de la filière uranium enrichi. Un pays qui veut développer son industrie en a parfaitement le droit en se procurant ce genre de matériel. Pour enrichir de l’uranium, l’un des procédés est la centrifugation. Pour tout programme civil, on a créé des centrifugeuses qui permettent d’enrichir l’uranium à 3 ou 4 % et qui fournissent du combustible pour des réacteurs nucléaires civils. Tout est parfaitement légal et peut être contrôlé par l’AIEA. C’est le cas de l’Iran puisque ses installations sont sous le contrôle de l’agence.
Bien entendu, à partir du moment où l’on maîtrise complètement le cycle de l’enrichissement de l’uranium, se pose la question de la décision d’enrichir à un taux de 90% pour avoir une matière dite « de qualité militaire », pouvant servir à la fabrication d’une arme nucléaire.
L’acquisition de ces centrifugeuses par l’Iran est dite « semi-clandestine » car elle était connue. Certes ce n’était pas à la une des journaux, mais on savait en 1995,-non seulement dans le secret des services de renseignement, mais aussi dans les milieux spécialisés, les milieux scientifiques et industriels – qu’un peu plus de quarante scientifiques et ingénieurs iraniens étaient partis se former au Pakistan, bien entendu aux techniques de l’enrichissement. À l’époque ceci n’avait pas fortement perturbé. On constatait simplement l’effort des Iraniens pour développer des compétences.
Pourquoi la crise démarre-elle en 2002 ? À l’été 2002, les États-Unis, ayant quasiment achevé les préparatifs de l’invasion de l’Irak, ont décidé de rendre publics certains éléments accusant l’Iran de développer un programme nucléaire clandestin. Il faut faire très attention aux dates, car elles jouent un rôle considérable. En août 2002, le groupe dit des Moudjahiddines du peuple iranien (OMPI) [2] , lors d’une conférence de presse à Washington a présenté des photos satellites – qui venaient bien sûr des services de renseignement américains – montrant certaines installations, notamment des installations préfigurant une centrale d’enrichissement. On s’est rendu compte qu’effectivement, depuis un certain temps, les Iraniens construisaient un programme de centrifugation sans l’avoir déclaré à l’AIEA. Si c’était purement civil, il eût été préférable de lui en faire part. La crise est née de là. L’AIEA a demandé des explications à l’Iran. Elles ont tardé à venir. Au début de l’année 2003, les inspecteurs de l’agence ont pu procéder à une série d’inspections sur les sites qu’ils n’avaient pas vus. Ils ont constaté la mise en route d’un programme d’enrichissement de l’uranium. Mais quand on voit une usine d’enrichissement de l’uranium – on m’a très aimablement promené dans les installations nucléaires iraniennes – on y voit un programme identique à ce que l’on trouve dans tous les pays qui font de l’enrichissement de l’uranium. Il faut bien commencer par le commencement. On ne peut que constater qu’ils font de la conversion pour obtenir de l’hexafluore d’uranium, qu’ils essaient des tubes pour la centrifugation,… Pour aller vers quoi ? C’est la question.
À partir d’octobre 2003, trois pays de l’Union européenne, la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne ont entamé des négociations très compliquées avec l’Iran pour obtenir dans un premier temps la suspension des activités d’enrichissement, ce que les Iraniens ont accepté à la fin de 2003. La suspension a été réelle jusqu’à l’été 2005. Ces négociations ont été très difficiles. Elles ont achoppé sur un problème fondamental. Pour les Iraniens, la suspension devait permettre d’instaurer un régime de contrôle permettant de continuer les activités d’enrichissement de telle manière que les divers pays de la communauté internationale et l’AIEA puissent avoir confiance et vérifier le caractère pacifique du programme iranien. Pour les pays de l’Union européenne, et derrière eux les Étas-Unis, cette suspension ne devait être que le préambule à un arrêt total du programme d’enrichissement d’uranium. Or, les Iraniens, depuis le départ, avec une constance qu’il faut leur reconnaître, ont toujours dit que ceci n’est pas négociable. Pays souverain, membre du TNP, l’Iran reconnaît des pratiques peu claires avec l’AIEA, mais estime avoir le droit à la technologie de l’enrichissement.
Les deux ans de négociation, entre les Européens et les Iraniens auxquels on a offert beaucoup de choses intéressantes pour leur développement économique, ont été un véritable dialogue de sourds. Il s’est interrompu avant même l’élection d’Ahmadinejad. J’ai rencontré en mai 2005 les négociateurs iraniens qui se sont plaint de l’attitude de l’Union européenne lui reprochant de gagner du temps pour arrêter le programme d’enrichissement, leur reprochant d’être le cheval de Troie des États-Unis. Ahmadinejad a été élu un mois et demi plus tard. Même si celui-ci exprime un changement de ton et d’attitude sur la scène internationale, il n’y a pas de rupture entre un avant et un après Ahmadinejad.
Une tentative de reprise des négociations a eu lieu. J’ai le sentiment qu’en août 2006 on n’était pas loin d’une espèce d’accord. Les Iraniens disaient être prêts à internationaliser leurs activités d’enrichissement en créant un consortium international où participeraient les différents pays intéressés, avec des ingénieurs et techniciens du monde entier. Pour des raisons que je ne m’explique pas très bien, cette affaire a finalement capoté. On en revient à la case départ, l’Iran ne veut pas céder sur son droit à enrichir et se prépare à des sanctions.

Corée du Nord : stratégie de « bord du gouffre »

La situation de la Corée du Nord est totalement différente. Elle a un seul objectif : sauver le pouvoir de la caste militaro-féodale qui détient l’essentiel de la richesse du pays. Cette caste ne vit pas trop mal tandis que la population vit entre la disette et la famine. Les Nord-coréens n’ont absolument pas besoin de l’arme nucléaire en tant que telle. Elle ne servirait aucun but régional, contrairement à l’Iran pour qui on peut dire qu’elle pourrait être une arme de prestige afin de rayonner dans la région et de se poser en grand État du Moyen Orient. Rien de tel en Corée du Nord. Depuis la fin de la guerre froide, les Nord-coréens utilisent le nucléaire comme une espèce d’arme de marchandage diplomatique et économique. « Nous n’avons pas d’argent, financez-nous ! Nous avons de vieux réacteurs plutonigènes, remplacez-les par des réacteurs modernes non proliférants ! ».
L’administration Clinton entre 1992 et 2000 a réussi à établir une structure de dialogue – avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud – qui a permis pendant sept ans de stopper le programme nucléaire militaire de la Corée du Nord. Ensuite l’administration Bush qui avait considéré par définition que tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs était nul et non avenu, surtout en matière de prolifération, a annoncé des changements spectaculaires et il ne s’est rien passé, si ce n’est la rupture avec les Nord-coréens. En avril 2002, des photos américaines ont montré que la Corée du Nord avait arrêté son programme de plutonium, mais commencé un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium. Les Nord-coréens l’ont reconnu et décidé de le maintenir. Les Américains ont alors cessé leur approvisionnement énergétique et ils ont rompu l’accord-cadre qui avait été signé en 1995 avec la Corée du sud, le Japon et la Chine. On est entré dans une période de crise rampante avec l’ouverture d’une conférence dite des six (Corée du Nord, Corée du Sud, Chine, Japon, les États-Unis et Russie). Après cinq tours de négociation, le 19 septembre 2005, on arrive à un accord. Les Nord-coréens déclarent qu’ils arrêtent toutes leurs activités nucléaires militaires. Ils acceptent le programme de soutien économique qui leur est proposé en contre-partie. Pendant quatre jours on a cru que c’était terminé. Quatre jours plus tard, les États-Unis dénoncent la Corée du Nord pour contrefaçon de monnaie et blanchiment illégal de faux dollars. Ces faits exacts devaient-ils être un prétexte de rupture ? Tout le monde n’est pas nécessairement d’accord. Toujours est-il que l’accord de septembre 2005 est caduc, pratiquement dès sa signature. On entre alors dans la période de confrontation qui culmine avec « l’expérience » nucléaire baptisée par la Corée du Nord « essai nucléaire » du 9 octobre 2006.
Nous sommes dans une double impasse. La première avec l’Iran car on ne voit pas quel type de sanction pourrait fonctionner. L’Iran est loin d’avoir l’arme nucléaire mais pourrait d’ici quelques années fabriquer suffisamment d’uranium hautement enrichi pour l’acquérir. Quant à la Corée du Nord, des sanctions la mettraient dans une situation tellement catastrophique qu’elle pourrait jouer de la stratégie du « bord du gouffre ». Ce discours s’adresse aussi aux Chinois qui approvisionnent le pays en denrées alimentaires et en énergie. « Si vous nous poussez à la mort, nous avons l’arme nucléaire. Si nous devons périr, d’autres périront avec nous ». Quand les Nord-coréens considèrent les sanctions économiques comme un acte de guerre, il y a bien sûr une part de provocation, mais ce n’est pas totalement faux. Prendre des sanctions économiques contre ce pays qui n’a pas d’économie, c’est le condamner à relativement court terme (entre un an et un an et demi). Aucun pays de la région (ni la Chine, ni le Japon, ni la Corée du Sud) ne veut pousser à bout le régime nord-coréen. Là encore on ne voit pas très bien ce que pourrait donner une politique de sanctions.
La Corée du Nord et l’Iran ont en tout cas en commun que toute option militaire déboucherait sur une catastrophe. Personne ne le souhaite. Toutefois dans le cas Nord Coréen on a des risques de « dérapage militaire » avec une armée extrêmement agressive. Un enchaînement de petits événements au départ pas trop graves peut déclencher l’ensemble d’un processus allant très vite et pouvant faire très mal.

Débat

Quelle prolifération ? Quel risque nucléaire ?

– Q : Dans les négociations avec l’Iran intervient la distinction entre le nucléaire civil et militaire. On tourne en rond avec hypocrisie car on peut accéder au militaire par le civil. Cette distinction est-elle opératoire dans une négociation ? Dans le cas coréen, les pays européens ne sont pas des acteurs directs et la situation est différente. Sommes-nous vraiment concernés par la Corée du Nord ?

– François Géré : La distinction entre nucléaire civil et militaire est la base même de l’ordre international depuis au moins le traité de non-prolifération de 1968, mais déjà auparavant. L’AIEA [3]a été créée en 1956 et je rappelle – ce qu’on oublie trop souvent – qu’elle avait pour but de promouvoir le développement du nucléaire civil à travers le monde dans tous les domaines possibles : médical, agricole,…
Le TNP est venu apporter la garantie suivante : les pays signataires, en tant que pays non dotés de l’arme nucléaire, non seulement ont le droit de développer leur industrie électronucléaire civile mais les pays membres du TNP en tant qu’États dotés de l’arme nucléaire ont le devoir d’aider les autres à développer leur industrie civile. Si on commence à dire que le nucléaire civil et le nucléaire militaire reviennent au même, on détruit tout ce système. Si on ne parvient pas à trouver une solution pour la Corée du Nord – et je pense que ce pays est tout à fait disposé à se débarrasser de ses matières militaires – et si on ne trouve pas une solution pour que l’Iran puisse s’insérer dans la communauté des pays qui ne disposeront pas de l’arme nucléaire mais ont le droit à une industrie électronucléaire civile, cela signifie que les institutions qui ont été mises en place ne fonctionnent plus. Le TNP est signé par 189 pays, dont cinq disposent officiellement de l’arme nucléaire. 
Prenons l’Iran au mot et mettons son industrie nucléaire civile sous contrôle de l’AIEA. Parce que les sanctions dures (à supposer qu’elles soient efficaces) ne sont voulues ni par la Russie, ni par la Chine, ni par le Japon ni par l’Inde. Ne parlons pas du Pakistan. D’éventuelles sanctions ne fonctionneront pas car, en rétorsion, l’Iran refusera les inspections de l’AIEA et sortira du TNP [4] pour n’être en contravention avec aucun traité. Quand le programme nucléaire iranien deviendra totalement opaque, je serai alors vraiment préoccupé ! Je ne saurai plus ce qu’ils font. Or, je préfère savoir.

– Q : L’opinion a très peur de la bombe atomique. Nous assistons à des phénomènes inquiétants, mais en même temps le déséquilibre n’est pas si grand. Tout le monde sait qu’Israël a une arme nucléaire et n’est pas démuni face à l’Iran. Pendant la guerre du Golf en 1991, l’Irak a envoyé des missiles sur Israël. Qu’aurait fait Israël en matière de riposte nucléaire si l’Irak avait utilisé des armes chimiques ou bactériologique ? Qu’en est-il techniquement des possibilités nucléaires d’Israël ?

– François Géré : Dans le raisonnement stratégique iranien, il y a le souvenir très fort de la guerre contre l’Irak : « Si on avait eu l’arme nucléaire les Irakiens n’auraient jamais osé nous attaquer et n’auraient jamais utilisé d’armes chimiques contre nous. » Par ailleurs Israël a fait clairement savoir qu’en cas d’attaque, ne serait-ce que chimique, venant de l’Irak en 1991, la riposte aurait été « dévastatrice et disproportionnée ». Le message a été nettement entendu. Les Irakiens ont tiré des missiles Scud avec des charges purement conventionnelles.
Finalement, si on introduit l’arme nucléaire dans le jeu, les principes de dissuasion mutuelle ne vont-ils pas se mettre à fonctionner ? Dans ce genre de situation, en raison et en logique, on est tenté de répondre par oui. Inversement on est obligé de se dire qu’on n’a pas envie d’en voir la preuve. Il est préférable de ne pas avoir d’arme nucléaire. Les responsables iranien, avec lesquels j’ai discuté, savent parfaitement ce qu’est la dissuasion nucléaire. Les déclaration selon lesquelles ils promettent de se doter de l’arme nucléaire pour « vitrifier » Israël ne me paraissent pas réalistes. Mais s’ils ne le proféraient pas, ce serait mieux aussi. Certains soutiennent que ce sont de simples propos de surenchère dans le monde musulman, mais cet argument ne me satisfait pas non plus. Si l’on voyait défiler, à Téhéran ou ailleurs, des missiles balistiques portant l’inscription : « Mort à la France » et « La direction de nos missiles, c’est Paris », nous aurions raison de prendre la chose au sérieux. Certes, on saurait quoi répondre en évoquant nos sous-marins et en incitant à la réflexion avant l’action. Il est tout de même préférable de ne pas arriver à ce genre de situation, autant que possible.

– Q : Les pays qui ont l’arme atomique ne l’ont pas tous de la même façon. Les États-Unis n’ont pas les mêmes capacités que la France ou le Pakistan. Depuis Hiroshima, il y a eu des évolutions technologiques, qu’en est- il des rapports de force dans ce domaine ?

– François Géré : Dans tout ce que j’ai dit à propos de l’Iran et de la Corée du Nord, on raisonne sur des armes de fission, c’est-à-dire des armes dont les dégagement d’énergie sont de l’ordre de 10 à 50 kilotonnes. Les cinq grandes puissances nucléaires reconnues ont des armes thermonucléaires, c’est-à-dire des armes de fusion. Cette arme de fusion est amorcée par une arme de fission. Les dégagements d’énergie sont de l’ordre de 100, 500 kilotonnes, voire une mégatonne ou plus. Les Soviétiques avaient mis au point une arme de 23 mégatonnes, je n’ai jamais compris pourquoi, si ce n’est dans la pure logique du développement de l’arme nucléaire. Entre les cinq grands, il n’y a pas vraiment de différence en termes de savoir-faire et de capacité des armes. Les États-Unis et la Russie ont la panoplie complète depuis le tout petit jusqu’au très gros. Il existe aussi des différences en matière de rayonnement des énergies, de sélection des rayonnements… Mais on entre ici dans une sophistication dont la nécessité n’est pas évidente, si ce n’est le but de faire travailler un grand nombre de scientifiques dans de grands laboratoires. En terme d’effet final, il n’y aurait pas de résultats très différents. Mais j’insiste : pour les cinq grands et je pense que c’est vrai aussi pour Israël, l’Inde et le Pakistan, ces armes nucléaires reste des armes de dissuasion.

Terrorisme et prolifération : quels dangers réels ?

– Q : Le traité de non-prolifération nucléaire a son origine dans une période d’affrontement des deux blocs. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité maîtrisaient ensemble la situation en se contrôlant mutuellement de manière assez rigoureuse. Entre temps une prolifération a eu lieu, vous l’avez évoquée. Mais plus récemment un nouveau danger est apparu, celui du terrorisme. La France l’a connu dans les années quatre-vingt. Il s’est largement développé depuis. On dit qu’il pourrait y avoir une alliance objective entre les terroristes du type Al Qaida et les États dit voyous. Dans la politique internationale actuelle des grands du Conseil de sécurité, quelle est la part relative du danger qu’ils accordent au nucléaire qui prolifère et au terrorisme qui prolifère également ?

– François Géré : Dans ce domaine, il faut être aussi rigoureux que possible. À propos de la prolifération nucléaire, je rappelle qu’en 1960, au début de l’administration Kennedy, un grand mouvement a donné lieu ultérieurement à un traité de non-prolifération. Les services américains prédisaient à l’époque que vingt ou vingt-cinq États seraient dotés de l’arme nucléaire dans les vingt ans à venir. Or, il faut être catégorique sur ce point, la prolifération nucléaire en tant que telle a été incroyablement faible. En 1960 il existait quatre États nucléaires : la France venait de faire son premier essai, à la suite des Étas-Unis, de l’URSS et de la Grande-Bretagne. La Chine allait le faire en 1963. On peut considérer qu’Israël avait accès à une capacité nucléaire à la fin des années soixante. Soit cinq plus un. Jusqu’en 1998, on est resté à cinq plus un. Entre temps on a eu le petit épisode de l’Afrique du Sud qui s’est dotée, clandestinement, officiellement de six armes nucléaires et qui, en 1993, les a confiées à l’AIEA pour leur démantèlement. En 1998, ont lieu les essais nucléaires indiens et pakistanais. C’est tout. Ce n’est pas monstrueux. On peut considérer que c’est regrettable, mais on doit constater que la relation entre l’Inde et le Pakistan est bien plus stabilisée qu’elle ne l’était voici dix ans. Ces deux pays font extrêmement attention. Ils ont signé toute une série d’accords. Ils s’avertissent quand ils font des essais de tirs. La situation du Cachemire n’est pas réglée, mais elle n’est pas prétexte à une escalade militaire.
La prolifération nucléaire n’est pas aussi catastrophique qu’on le pense. Alors, la Corée du Nord ? On sait que depuis 1994, la Corée du Nord a retraité du plutonium. Elle dispose de la capacité à faire des « expériences » nucléaires militaires. Je suis prudent sur les termes car ce qui a été testé le 9 octobre 2006, c’est plus de l’ordre de « l’expérience » ouvrant la voie à d’autres « expériences ». Ceci nous montre que ce pays n’a pas encore la capacité d’assembler une arme. Il est incontestablement sur le chemin, mais s’il n’y a pas de dérapage malheureux, à mon avis, la Corée du Nord va vendre sa capacité nucléaire militaire. La question est de savoir si on veut bien l’acheter. Je répète encore une fois que c’est un affreux régime, mais acheter sa capacité nucléaire ne serait pas une mauvaise opération. Ceci permettrait de renforcer le TNP [5], même si cela doit coûter quelques milliards de dollars.
Je n’aime pas vendre de l’angoisse, mais je ne cherche pas non plus à vous rassurer. En ce qui concerne le terrorisme, il faut faire très attention. Un État comme la Corée du Nord a retraité du plutonium, il a des matières de qualité militaire et a fait une expérience qui n’est pas encore au niveau d’une arme. Réaliser une arme nucléaire suppose une infrastructure scientifique et technique. Il faut au minimum 3000 à 5000 personnes formées à un haut niveau. Il faut les connaissances de l’assemblage d’une arme et les compétences pour la faire détonner. On vous dit qu’il est possible de fabriquer une arme nucléaire en consultant Internet. Essayez et on en reparlera. Quand un journal vous montre le schéma d’une arme, il ne montre pas tout le processus. Il reste de sérieux verrous technologiques. Un certain nombre d’États peuvent les franchir. Une organisation terroriste ne le peut absolument pas. On ne fabrique pas de bombe atomique dans son garage, ni dans les grottes pakistanaises de Tora Bora.
On dira que des terroristes peuvent acheter des armes nucléaires. Mais à qui ? Depuis seize ans, avec la chute de l’URSS, on répète que les Russes sont prêts à en vendre. Mais les trafics qui ont eu lieu portent sur des volumes de matières absolument ridicules dans la plupart des cas. Il y a eu un incident grave sur 300 grammes de matière de qualité militaire, d’uranium hautement enrichi. Mais on ne peut pas faire grand chose avec 300 grammes. La Russie, c’est une de ses grandes qualités, continue à faire attention.
La solidarité islamiste ? Les Pakistanais ont vendu des technologies nucléaires utilisables pour le civil qui peuvent être développées dans le domaine militaire. Mais les Pakistanais ont vendu de la technologie civile que les Allemands, les Français, les Canadiens ne voulaient plus vendre. Si vous dites à un responsable pakistanais que son gouvernement est disposé à offrir sur un plateau une arme nucléaire à une organisation terroriste aussi islamiste soit elle, il vous regardera vraiment comme un amateur. Il existe une loi fondamentale dans le domaine de l’arme nucléaire : il est difficile de l’acquérir, de la fabriquer et une fois qu’on l’a, c’est pour soi, on ne la donne pas aux autres. On n’en fait pas cadeau. Je ne vois aucun pays disposé à prendre le risque de céder, au non de je ne sais quelle idéologie, une arme nucléaire à une organisation terroriste dont personne ne sait dans quelles conditions elle l’utiliserait. Les États ne plaisantent pas avec le nucléaire. Il ne veulent pas s’en séparer.
Toutefois, pour se donner un vrai petit frisson, il faut noter qu’il est possible de fabriquer une arme conventionnelle dans laquelle on introduit des matières de déchets radiologiques. C’est ce qu’on appelle une « bombe sale ». Si elle explose dans le centre d’une grande ville, ne seront tués que les personnes dans le périmètre du souffle de l’explosif conventionnel. Au-delà les victimes seront légèrement contaminées mais n’en seront pas tuées. Néanmoins l’impact psychologique d’un événement de ce genre serait certainement épouvantable. Il faudrait que les populations y soient un peu plus sensibilisées qu’elles ne le sont actuellement. Il faudra peut-être prévoir dans quelque temps chez soi des ampoules pour contrer les effets du césium afin d’éviter d’être incommodé pendant trois semaines ou un mois. Ceci se fait actuellement autour des centrales nucléaires, on pourrait peut-être le généraliser à toute la population. Mais je ne suis pas convaincu du degré d’opportunité de telles mesures actuellement. Si une tentative terroriste de ce genre avait lieu en Europe, on procéderait immédiatement à de telles protections. Dans l’entre-deux-guerres, on avait des masques à gaz familiaux dans un placard, puis au bout d’un certain temps on a fini par oublier l’endroit où ils avaient été rangés. Il ne faut pas dramatiser, mais une bombe radiologique n’est pas trop compliquée à construire et l’impact psychologique et politique serait très nuisible. En réalité ça perturberait un peu la circulation dans le centre ville pendant quelques heures, mais ce ne serait pas plus grave.

Que veut l’Iran ?

– Q : L’Iran veut s’affirmer en tant que puissance régionale. Les déclarations d’Ahmadinejad sur la destruction d’Israël font partie d’une stratégie consistant à enfoncer un coin dans le monde arabe. L’Iran chiite voudrait obtenir la sympathie des sunnites en visant Israël, au moins en parole pour l’instant. N’est-ce pas dans ce but que l’Iran veut-il devenir une puissance nucléaire ? Vous parliez d’un prestige régional. Mais dans le cas où l’Iran en disposerait, on peut craindre son utilisation.

– François Géré : Un président des Étas-Unis dit : « Vous êtes l’axe du mal », et passe à la phase n° 1 en Irak. Indépendamment du caractère non sympathique du gouvernement concerné – personne n’aime Kim Jong Il et personne n’a un amour débordant pour Ahmadinejad et les mollahs iraniens -, à partir du moment où un pays est désigné par la première puissance militaire mondiale comme leur ennemi, il est obligé de se poser des questions. L’Iran doit se demander quel est le meilleur moyen pour assurer sa sécurité. Les Iraniens, même s’il réfutent cette idée en affirmant : « Nous n’avons pas besoin de l’arme nucléaire pour assurer notre sécurité, nous sommes un grand pays avec une grande armée… », ont bien sûr cette idée en tête. Selon moi, ils veulent pouvoir, s’ils l’estiment nécessaire, être en mesure un jour de réaliser l’arme nucléaire. À l’heure actuelle, ils se mettent dans une position, certains le disent explicitement, à peu près équivalente à celle du Japon. Ce pays est une puissance nucléaire civile d’un tel niveau qu’en six mois il pourrait avoir l’arme nucléaire s’il le décidait. Les Iraniens veulent se mettre dans une situation où ils pourraient aller vers l’arme nucléaire.
Ahmadinejad, ce n’est pas nouveau, veut se mettre dans les bottes de Khomeyni. C’est en effet Khomeyni qui a introduit l’agressivité à l’égard d’Israël avec une propagande véritablement antisémite. Ahmadinejad se présente comme le pieux héritier du grand guide suprême de la révolution. Il reprend la même rhétorique agressive et un peu de la manœuvre de Khomeyni, étouffée dans l’œuf avec la guerre contre l’Irak. Il se présente comme le meilleur défenseur de la foi, en transcendant à la fois les critères étatiques et religieux, de manière à dépasser la division entre chiites et sunnites. Ahmadinejad instrumentalise Israël au service de cette stratégie, de la même façon que c’est lui qui a lancé la crise à propos des caricatures de Mahomet. L’Arabie saoudite n’y avait pas prêté une attention particulière ; seules quelques organisations pieuses avaient protesté. C’est Ahmadinejad en visite en Arabie saoudite qui a ressuscité cette affaire quasiment morte. Les autorités iraniennes veillent avec le plus grand soin à tout ce qui pourrait être perçu comme des attaques contre l’islam ou contre la foi avec la volonté de se mettre en avant comme le grand gardien de la foi par-dessus tous les clivages.

– Q : Quelles sont les sources réelles du pouvoir en Iran ? Vous avez cité des autorités que vous avez rencontrées. Le président élu Ahmadinejad fait des déclarations hostiles à Israël qui heurtent la communauté internationale au risque de se voir freiné dans son accession au nucléaire civil. Si sa motivation n’est que le développement d’un nucléaire civil, pourquoi tient-il un tel discours idéologique et politique ?

– François Géré : Il faut distinguer deux aspects. Le premier c’est qu’Ahmadinejad développe un discours extrêmement agressif et hostile à l’égard d’Israël et, parallèlement, continue à dire qu’il n’est absolument pas question que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On a parfois du mal à intégrer cette donnée, mais officiellement, pour les autorités religieuses iraniennes, l’arme nucléaire est considérée comme proscrite. Une fatwa explicite déclare que l’arme nucléaire est contraire à la religion musulmane. J’ai tendance à dire, avec notre mécréance occidentale, que les discours théologiques peuvent être changés par les théologiens en fonction des besoins de la situation. Si on étudie la logique du discours d’Ahmadinejad, on voit que d’un côté il faut éliminer le sionisme et qu’Israël doit être rayé de la carte du Moyen-Orient et d’un autre côté l’arme nucléaire est malfaisante par nature.
Ahmadinejad est président élu, c’est vrai, mais le pouvoir réel est entre les mains du guide suprême Khamenei autour duquel existent une série d’instance politiques comme le Conseil du discernement présidé par Rafsandjani. Ahmadinejad lui-même est extraordinairement dépendant du Conseil des gardiens de la révolution dont il est un peu l’émanation. Dans ce conseil, certains sont beaucoup plus puissants que lui. Le fait que ce soit un président élu ne joue qu’un rôle très limité dans l’équilibre des instances de pouvoir et leurs relations réciproques. Je passe sur tous les services de renseignement et de sécurité d’État… Ahmadinejad ne dit et ne fait rien sans l’accord des autorités qui lui sont supérieures ou qui l’entourent. Le jour où on lui demandera de dire autre chose, il le fera ou on se séparera de lui.

– Q : Aux États-Unis, on assiste à des campagnes sur la nécessaire guerre à l’Iran, dénonçant la lâcheté de l’inaction, comme à la veille de la guerre en Irak. Les États-Unis sont-ils vraiment prêts à déclencher une nouvelle guerre avec l’Iran ?

– François Géré : Il y a toujours aux États-Unis un groupe très agressif et qui continue à dire qu’on a eu tort de s’arrêter à Bagdad qu’il aurait fallu aller en Syrie, la prochaine cible étant les Iraniens, car il faut les arrêter dans leur prolifération nucléaire. Ce sont toujours les mêmes : Dick Cheney, Donald Rumsfeld,… George Bush les avait gardés pendant son second mandat. Il s’est trouvé dans la situation très désagréable de l’Irak et a subi la défaite électorale des élections de mid-term du 7 novembre 2006. Malgré la défaite des Républicains, malgré le remplacement de Rumsfeld, il ne faut pas s’attendre à un discours très différent de l’administration Bush pendant les deux prochaines années. Mais ces discours se heurtent à la réalité des difficultés rencontrées par les États-Unis aujourd’hui en Irak. Dire « On va attaquer l’Iran » n’a pas de sens.

Quel rôle peuvent jouer la France et l’Union européenne ?

– Q : Qu’en est-il exactement des relations de la France avec l’Iran ? Il y a eu des contrats anciens concernant l’uranium. J’ai entendu dire qu’il y avait eu en France des attentats à cause de conventions qui n’avaient pas été suivies par un gouvernement de la gauche.

– François Géré : Les Iraniens ont reparlé récemment d’Eurodif. C’est un feuilleton extrêmement compliqué. Brièvement, en 1972 le Shah d’Iran qui était un grand ami de la France offre un accord. Eurodif est une usine d’enrichissement de l’uranium implantée dans le site nucléaire du Tricastin, à Pierrelatte dans la Drôme. L’Iran prête un milliard de dollars US pour la construction de l’usine, afin d’avoir le droit d’acheter 10% de la production d’uranium enrichi du site. Mais c’est le dernier gouvernement du Shah lui-même, celui de Chapour Bakhtiar, qui dénonce cet accord considéré comme beaucoup trop onéreux. Khomeyni qui arrive au pouvoir trouve une situation mal engagée. Les Iraniens avaient payé mais avaient décidé de se désengager. Il y avait bien une clause de pénalités de désengagement, mais sur fond de révolution Khomeyni disant ne pas reconnaître les dettes du Shah, voulait que la France rende purement et simplement en totalité le capital versé par les gouvernements précédents. La France a différé le règlement de cette affaire. La situation a viré à l’aigre et à des actions malveillantes des services secrets iraniens contre notre pays. Après quoi, François Mitterrand a nommé un ambassadeur extraordinaire pour régler le problème avec les Iraniens. Les sommes dues ont été rendues. Mais les Iraniens ont aujourd’hui une position un peu bizarre. Considérant que l’accord n’a pas été formellement dénoncé, ils estiment qu’il serait possible de le réactiver. Par ailleurs il existe un phénomène bien plus sérieux. Les Iraniens ne sont contents ni de la coopération avec les Russes ni de la qualité des équipements fournis par les Pakistanais. Ils seraient bien plus satisfaits avec une technologie de bonne qualité comme celle des entreprises françaises. Au début de l’accession de l’Iran au nucléaire, étaient engagés beaucoup de pays de l’Ouest : les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique. Il manquait les Britanniques car les Iraniens, pour des raisons historiques, ne les aimaient pas trop.

– Q : Quelle est la position spécifique de la France ? Vous avez dit que les sanctions économiques sont loin d’être efficaces pour la Corée du Nord et les sanctions militaires encore moins dans les deux cas. La diplomatie doit jouer son rôle. Quel peut être le rôle de la France face aux États-Unis qui ont une position très dure sous l’administration Bush ?

– François Géré : Dans cette affaire la France joue un double rôle. D’une part, elle a une position importante sur le plan industriel et technique. Nous avons potentiellement les moyens de passer des accords de coopération avec les Iraniens, de favoriser la création d’un consortium international qui « encagerait » le programme électronucléaire iranien. Cet atout technique n’est pas négligeable. D’autre part, la France considère depuis le début qu’il faut éviter une rupture avec l’Iran. On ne voit pas raisonnablement d’autres options. L’option militaire est totalement hors de question, en terme d’efficacité. Nous recherchons depuis le début une solution négociée qui soit acceptable par tout le monde. Cette solution permettrait de se rapprocher de l’Iran, non pour des histoires de « gros sous », mais parce que l’Iran est incontournable dans le processus de stabilisation d’un Moyen-Orient qui va très, très, très mal. Dans l’immédiat je préfèrerais un Iran qui contribue à la lutte contre le terrorisme plutôt qu’un Iran qui contribue à l’attiser.

– Q : L’Europe peut-elle vraiment jouer un rôle déterminant ?

– François Géré : L’Europe aurait beaucoup à gagner en se dotant d’une personnalité internationale, ce qui la renforcerait dans l’état actuel des choses. Mais si l’Europe ne parvient pas à apporter une solution dans cette affaire, car elle s’est beaucoup impliquée, elle montrera une fois de plus qu’elle est incapable de mener une négociation à son terme. Malheureusement il ne faut pas se faire d’illusion. Les Iraniens préféreraient négocier avec les Américains plutôt qu’avec les Européens. Ils se demandent,quand ils parlent avec M. Solana, qui ils ont exactement en face d’eux. D’ailleurs tout le monde préfère discuter avec le plus fort et il y a tout de même une vieille préférence pour les relations bilatérales. Les Iraniens m’ont dit : « Si on arrive à un accord avec M. Solana qu’est-ce qui nous garantit qu’il aura une valeur auprès de la France et de la Grande-Bretagne puisqu’il n’est pas votre ministre des affaires étrangères ? »

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 24 octobre 2006 avec François Géré, enseignant à l’université Sorbonne-Nouvelle, président de l’Institut français d’analyse stratégique, spécialiste des questions internationales (nucléaire, armes de destruction massive, stratégie militaire, terrorisme et guérilla). Il vient de publier La Nouvelle géopolitique , éd. Larousse, Paris, 2005 et L’Iran et le nucléaire, les tourments perses, éd. Lignes de repères, Paris, 2006.

Notes

[1] Le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), signé le 1er juillet 1968, est entré en vigueur le 5 mars 1970, après avoir été ratifié par les gouvernements dépositaires (États-Unis, Royaume-Uni, URSS) et quarante autres États signataires. À ce jour, 189 États ont ratifié ce traité. Trois États ne l’ont pas ratifié : l’Inde, le Pakistan et Israël.

[2] Connu aussi sous l’appellation Mujaheddin-e-Khalq c’est un groupe d’opposition au gouvernement officiel iranien. Il est par ailleurs considéré par les États-Unis comme un groupe terroriste.

[3] Les idées qui ont donné naissance à l’agence étaient dans le discours « l’atome pour la paix » prononcé par le Président des États-Unis Eisenhower devant l’assemblée générale des Nations unies le 8 décembre 1953. Ces idées ont contribué à donner forme au statut de l’AEIA, que 81 nations ont approuvé à l’unanimité en octobre 1956. Ce statut définit les trois piliers du travail de l’agence : contrôle et sûreté du nucléaire, sécurité, transferts de technologie.

[4] Le TNP comporte une clause de retrait au nom des intérêts de sécurité nationale. Cette clause a été appliquée par les États-Unis en juin 2002 quand ils sont sortis du traité anti-missiles balistiques. La Suède est le seul pays à avoir protesté.

[5] La Corée du Nord s’en est retirée en 2002, est revenue en 2005 et fait des expériences en 2006.