Il est une façon de faire parler les chiffres qui verse dans la confusion et la démagogie et ne sert nullement la cause que l’on défend. Certaines notions de la comptabilité nationale, tel le fameux « PIB » (produit intérieur brut) qui mesure les richesses produites dans le pays sont assez largement utilisées. Le PIB est fort utile pour comparer des pays entre eux ou pour estimer la contribution de telle ou telle activité à la production des richesses dans le pays. Mais il est utilisé à tout bout de champ et pas toujours à bon escient en le comparant à des chiffres différents portant sur des réalités différentes.

Comparaisons hasardeuses

Nombre d’hommes politiques sont coutumiers du fait. Ainsi le président de la République lui-même a repris ce que bon nombre de journalistes nous serinent : « Un Français sur quatre travaille pour l’exportation ». Eh bien non. Certes, le montant des exportations est égal à 1/4 du PIB, mais ces deux chiffres ne sauraient être comparés, le montant des exportations n’est pas de même nature que le PIB : on ne peut comparer le montant des exportations qu’à l’ensemble de la production vendue en France, les exportations ne représentent plus alors que 12% ou 13% des ventes en France, et ceci depuis environ 20 ans, en dépit de la mondialisation dont on nous rebat les oreilles.
Cette façon confuse de se référer aux chiffres est également présente au sein d’une gauche critique qui se veut irréprochable. Pour prouver la « dictature des marchés », certaines formulations prêtent pour le moins à confusion.

Insinuations

« Le chiffre d’affaires de la General Motors est plus élevé que le produit national brut (PNB) du Danemark, celui de Ford est plus important que le PNB de l’Afrique du Sud, et celui de Toyota dépasse le PNB de la Norvège ». (Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, p. 91)
Que veut-on prouver, ou plus exactement insinuer, en faisant de tels rapprochements ? Comment les interpréter autrement que « General Motors est une entreprise plus puissante que le Danemark », « Ford pourrait tenir sous sa coupe économique l’Afrique du Sud » et « Toyota domine économiquement la Norvège » ? De telles comparaisons hasardeuses sont utilisées pour prouver l’axiome selon laquelle les grandes firmes sont aujourd’hui plus puissantes que les États et leur imposent leur volonté.
En allant dans ce sens, sachant que la consommation des ménages en France est cinq fois plus importante que le PNB du Danemark ou de la Norvège (qui sont l’un et l’autre de l’ordre de 160 milliards de dollars) faut-il conclure que les consommateurs français sont plus puissants que le Danemark et la Norvège réunis, et qu’ils pourraient aussi imposer leur loi à General Motors et Toyota ? On instaure de fait une hiérarchie de puissance et de pouvoir entre le PNB d’un pays, le chiffre d’affaires d’une entreprise ou la consommation d’un ménage. Ces chiffres recouvrent en fait des réalités différentes qui n’ont en commun que leur unité de mesure. C’est comme si l’on établissait une hiérarchie, par exemple, entre un dictionnaire, un livre de mathématiques et un roman en comparant leur nombre de pages.

Des fortunes toutes puissantes ?

« La fortune de Bill Gates équivaut au PIB du Portugal » (Frédéric Beigbeder, 99 F, Grasset, 2000, p. 278.)
Le PIB (produit intérieur brut) du Portugal, c’est le montant de la richesse créée chaque année au Portugal, la fortune de Bill Gates, c’est la valeur de son patrimoine. Si l’on voulait vraiment comparer Bill Gates et le Portugal il faudrait comparer les revenus annuels de Bill Gates au PIB du Portugal (de l’ordre de 100 milliards de dollars) ainsi que leurs patrimoines. Chaque année, le Portugal produit l’équivalent de la fortune de Bill Gates. Celle-ci est certes énorme pour un individu, mais elle n’est qu’une goutte d’eau par rapport au patrimoine du Portugal qui comporte des châteaux et des palais, des musées avec leurs œuvres d’art, des terres viticoles et agricoles, un tissu industriel, des infrastructures touristiques, des paysages…
« La fortune de Claudia Shiffer est estimée à plus de 200 millions de francs. 250 millions d’enfants dans le monde travaillent pour quelques centimes de l’heure »(Frédéric Beigbeder, 99 F, Grasset, p. 276).
Cette inégalité, chacun peut la ressentir comme scandaleuse. Mais il y a deux façons de diminuer cette inégalité telle qu’elle est présentée ici : ruiner Claudia Shiffer ou améliorer le sort des enfants. Mais on ne dit pas qu’en fait confisquer la fortune de Claudia Shiffer, pour autant que cela semble nécessaire, permettrait de donner moins d’1 Franc à chacun de ces enfants. Que de telles formulations soient issues d’un roman qui entend dénoncer les « nouveaux maîtres du monde » que seraient devenus les grands groupes de publicité, ne les légitiment pas pour autant : il y a une façon de dénoncer les inégalités qui ne montre pas la voie pour les résoudre, mais joue avant tout sur le registre moraliste de la mauvaise conscience et de la culpabilisation.

Inquiétants fonds de pension

« Pour les États-Unis, la valeur des actifs des fonds de pension était en 1996 de 4 752 milliards de dollars, soit 62% du PIB américain, celle de fonds de placement collectif de 3 539 milliards de dollars, soit 46% du PIB, et celle des compagnies d’assurance s’établissait 3 052 milliards soit 30% du PIB. Au total, ces fonds de pension détiennent l’équivalent de 138% du PIB américain. » (Attac, Contre la dictature des marchés, La Dispute, éditions Syllepse, VO éditions, p. 43-44)
Là encore, on compare un flux annuel de richesses produites, le PIB, à un patrimoine, résultat d’accumulation de plusieurs années. Et là aussi, on rapproche deux montants qui ne sont pas de nature comparable : quelle hiérarchie instaurer entre la richesse créée chaque année par un pays et les capitaux accumulés pour financer des retraites ou des indemnités d’assurances ? On joue ici sur l’énormité des chiffres en milliards de dollars pour impressionner le lecteur et faire valoir toujours la même idée : la toute puissance de la finance.
« Que pèsent les réserves, cumulées en devises des États-unis, du Japon, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et du Canada – soit les sept pays les plus riches du monde – face à la force de frappe financière des fonds d’investissements privés, pour la plupart anglo-saxons ou japonais ? » (Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Gallimard/Folio, p. 108).
Tout se passe ici comme si on comparait, en le transposant au monde entier, les réserves de change d’une banque (monnaie étrangère que celle-ci détient) aux capitaux qui serviraient à financer les retraites des clients de cette banque. Ces montants renvoient à des réalités différentes dont le seul point commun est l’unité de mesure en monnaie.

Changes et spéculation

« Plus de 1800 milliards de dollars vont et viennent chaque jour sur les marchés des changes à la recherche d’un profit instantané, sans rapport avec l’état de la production et du commerce des biens et services. » (ATTAC, Contre la dictature des marchés, La Dispute, éditions Syllepse, VO éditions, p. 145).
Eh bien non ! La plus grande part de ces milliards correspondent tout simplement au commerce international. Il y a donc bien un rapport avec la production et le commerce des biens et services. Les entreprises qui vendent ou achètent à l’étranger ont besoin de convertir les devises étrangères qu’elles ont reçues en monnaie de leur pays ou inversement de convertir la monnaie nationale qu’elles possèdent en devises étrangères. Cela n’est pas lié à la spéculation. Bien sûr, elles préfèrent ne pas perdre au change, mais ce change est dans 80% des cas « contraint » par les échanges internationaux de biens et de services. Cela n’implique pas pour autant de renoncer à critiquer la spéculation financière, mais pas sur ces bases.
Tous ces chiffres sont en fait censés prouver le bien-fondé de la critique de la « dictature des marchés » et du libéralisme économique. En fait, ils sont trompeurs et utilisés pour faire valoir des thèses qui comme telles méritent débat. La lutte contre les inégalités et la spéculation, oui, mais pas au prix de la confusion et de la démagogie.

Élisabeth Martin

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001