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Lettre n° 61 – Comment comprendre la révolte des « bonnets rouges » ?

Janvier 2014 – ISSN 2261-2661

Hervé Nathan (*)

Vu de Paris, les « bonnets rouges » sont un ovni politique et social qui semble surgir du néant lors des premières manifestations pour contester l’écotaxe poids lourds en octobre 2013. En réalité, ce mouvement est né plusieurs mois plus tôt. Certains disent le 18 juin, date symbolique, lorsqu’un Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB) se constitue à l’initiative de chefs d’entreprises. Dès le mois de juillet, une première manifestation avait mis à bas un premier portique écotaxe ; il n’y avait pas eu d’affrontement avec la police, car les gendarmes n’étaient pas là. Sur internet on peut voir une vidéo filmée lors de cette manifestation : des hommes, des femmes et des enfants sont rassemblés comme pour un pique-nique et, à l’aide de simples cordes, ils renversent tranquillement un portique d’une valeur de 1 million d’euros. Cet événement n’était pas, semble-t-il, arrivé jusqu’aux oreilles de Paris.
Quand les manifestations reprennent en octobre, avec plus de monde et quelques violences, le mouvement surprend les commentateurs politiques parisiens. Pour certains, les « bonnets rouges » sont une véritable abomination. Jean-Luc Mélenchon les traite « d’esclaves défendant les privilèges de leurs maîtres ». Il est difficile d’être plus méprisant. Pour Philippe Askenazy, économiste de gauche [1], c’est un danger poujadiste, en raison de la contestation fiscale. Certains y voient la main de l’extrême droite avec la renaissance d’un nationalisme archaïque breton. D’autres enfin, comme Emmanuel Todd, considèrent ce mouvement comme un combat exemplaire : « La révolte bretonne est une chance pour la France [2] », car c’est un combat rassemblé contre la mondialisation et son vecteur l’Union européenne avec l’euro.

Traditions bretonnes

Vu de Bretagne, les « bonnets rouges » sont une invocation de l’histoire. C’est la référence à une révolte de paysans en 1675 sous le règne de Louis XIV, contre, dit-on, la fiscalité du roi. À cette époque, la Bretagne, était déjà une province « sous-fiscalisée » par rapport à l’ensemble du royaume de France et c’est dans ce cadre que la révolte s’est développée. Mais les historiens précisent qu’il s’agit d’abord d’une lutte contre les privilèges des riches nobles locaux. Il existait plusieurs catégories de noblesse en Bretagne : des nobles pauvres qui travaillaient eux-mêmes la terre et d’autres qui faisaient travailler leurs paysans dans ce qu’on appelait le « domaine congéable », une forme de métayage très exigeante. Les « bonnets rouges » s’en prennent d’abord aux châteaux, même s’ils s’en prennent aussi à l’augmentation des taxes perçues au profit du roi pour mener les guerres de Hollande.
Cet épisode de l’Ancien régime n’existait plus que pour les historiens. Mais il est réinterprété dans les années 1970. Les « bonnets rouges » deviennent alors l’emblème d’une contestation proprement sociale mêlée de revendication identitaire bretonne. À cette époque, la Bretagne a connu une effervescence qui a des points communs avec ce qui se passe actuellement. La grève à l’usine du Joint français [3], très longue et par moments violente, en était un exemple.
Dans le cadre de la politique d’aménagement du territoire, cette entreprise, filiale de la CGE, produisait des joints en caoutchouc en Bretagne avec une main-d’œuvre considérée comme docile et peu chère. Cette grève n’était pas liée à une fermeture ; c’était une grève pour une augmentation de salaires, et plus précisément pour l’alignement des salaires sur ceux de la maison mère à Bezons (Hauts-de-Seine), avec l’idée que les ouvriers bretons étaient exploités par un capital venu de l’extérieur, en l’occurrence français. Cette grève a pu ainsi bénéficier d’un mouvement important de solidarité dans la région. Des paysans et le petit patronat ont manifesté leur soutien envers les ouvriers bretons en distribuant de la nourriture, des produits agricoles. Un peu plus tard, à Saint-Brieuc également, à l’occasion d’un conflit au sein de l’entreprise Chaffoteaux et Maury, le Mouvement des paysans-travailleurs qui deviendra la Confédération paysanne, et la FDSEA furent à nouveau très actifs.
Ces épisodes ont structuré l’expérience de militants qui ont aujourd’hui la soixantaine, sont aux affaires et ne se réfèrent pas du tout à 1675. Dans les esprits, les « bonnets rouges », ce n’est pas l’Ancien régime, c’est le Joint français. Gilles Servat, qui a chanté à Carhaix le 30 novembre 2013 devant 30 000 ou 40 000 personnes, est exactement le symbole de cette résurgence de la culture bretonne de lutte. Ses chansons mêlent les références à la « blanche hermine » à celle du combat des forges d’Hennebont dans les années 1960, où patrons et ouvriers s’opposaient à la fermeture.

Aux origines du modèle économique breton

Le « modèle économique breton » est un cas d’école qui était autrefois enseigné à Sciences Po pour sortir une région du sous-développement. Ce modèle est une invention, au sens propre du terme, d’un comité, le Celib (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons) créé en 1951. Évidemment la reprise du nom à peine transformé soixante ans plus tard n’est pas fortuite… Le Celib était à la fois le lobby et le creuset où a été pensé le développement économique de la Bretagne, une région qui se vivait comme arriérée par rapport au reste de l’hexagone [4]. Ce comité regroupait des gens issus de milieux politiques et sociaux différents. On y trouvait à la fois, en grand animateur, René Pléven [5], des chrétiens-démocrates, des radicaux, des socialistes, des autonomistes bretons, les mouvements de syndicalistes paysans qui étaient à la pointe de la modernisation de l’agriculture, la CFTC qui donnera naissance à la CFDT en 1964, etc. Ce conglomérat de gens de droite et de gauche était l’interlocuteur d’un État à l’époque extrêmement centralisé. Le préfet était alors le représentant des ministères, exerçant tous les pouvoirs en l’absence de Conseil régional [6]. Le Celib a négocié l’électrification des voies ferrées dans les années 1950 et « le plan routier breton » en 1968-1969 avec le gouvernement de Georges Pompidou. Ce plan prévoyait des routes à quatre voies au nord vers Brest et au sud vers Lorient et Quimper, ainsi qu’au centre par Rennes et Châteaulin [7]. Le Celib a également obtenu de l’État l’absence de tout péage autoroutier en Bretagne pour compenser sa péninsularité et son éloignement du marché intérieur. À titre indicatif, quand on est à Quimper il faut faire 200 km pour quitter la Bretagne et il reste encore 300 km jusqu’à Paris. Selon une formule du général de Gaulle, la Bretagne devait être « une terre nourricière pour la France ». Il fallait donc un accès rapide et à moindre coût au marché intérieur français.

La crise des piliers économiques

Pendant fort longtemps, la population bretonne a eu le sentiment de connaître des succès grâce à des piliers économiques qui paraissaient solides. Le premier pilier traditionnel était l’armée avec deux grands ports militaires, Brest et Lorient, les bases aéronavales de Lann-Bihoué et de Landivisiau, des régiments d’infanterie de marine… Après la Seconde Guerre mondiale, la Bretagne va se développer avec l’agriculture, l’industrie d’assemblage et un pôle électronique.
L’industrie d’assemblage embauchait d’anciens paysans ayant subi l’exode rural lié à la modernisation de l’agriculture. Ces nouveaux ouvriers n’avaient pas beaucoup d’instruction et quasiment pas de formation professionnelle, mais continuaient de travailler en Bretagne. C’était une main-d’œuvre très travailleuse acceptant des conditions difficiles. L’usine Citroën de Rennes-La Janais, ouverte dans les années 1960, était l’une des figures phares de cette industrialisation. D’autres usines d’assemblage comme le Joint français, Chaffoteaux et Maury à Saint Brieuc, regroupaient également une main-d’œuvre peu revendicative et peu syndiquée. Le pôle électronique s’est développé un peu plus tard, à Lannion et Rennes autour du CNET (Centre national d’études des télécommunications). Le Minitel a été construit à Rennes par la CGE, ancêtre d’Alcatel.
Ces activités ont été durement touchées par la crise. Un premier exemple est celui de l’usine PSA de Rennes. La crise économique et l’austérité qui touchent le sud de l’Europe ont asséché les marchés prioritaires de PSA : l’Espagne et l’Italie, ainsi que la Grèce et le Portugal. Dans ces pays, les voitures fabriquées par PSA sont, tout en étant moins chères, l’équivalent en qualité et en standing d’une Volkswagen. Or, pendant deux ans, PSA n’a rien vendu là où il écoulait auparavant les deux-tiers de sa production. Ces dernières années, l’usine de Rennes a perdu les deux-tiers de ses effectifs. Quant à la téléphonie, elle n’a pas su prendre le tournant numérique et les usines de construction de matériel électronique ont subi de plein fouet la mondialisation.
La crise de consommation en Europe du Sud concerne également l’agro-alimentaire. Mais il existe des causes plus structurelles, comme le manque de recherche-développement et d’investissement qui touche globalement la France, et donc la Bretagne avec, par exemple, un manque de recherche et d’automatisation pour les abattoirs. Globalement, la France a deux fois moins de robots que l’Italie qui elle-même en a deux fois moins que l’Allemagne. La Bretagne a une excellente place en formation initiale mais manque de recherche fondamentale ; elle est la seule région qui n’a eu aucun lauréat dans les initiatives d’excellence pour le Grand emprunt [8].
Apparemment le modèle breton semblait marcher. Pendant des dizaines d’années, la Bretagne était l’une des régions ayant un solde migratoire positif. Aux yeux des journaux parisiens, le taux de chômage plus bas que la moyenne nationale était la preuve du bon fonctionnement de ce modèle, alors qu’il aurait fallu relativiser : 10,5% dans l’ensemble de l’Hexagone et « seulement » 9,5% en Bretagne. En valorisant cette différence, les commentateurs n’ont pas eu peur du ridicule : pour le ressenti de la population et la projection dans l’avenir, cette différence ne compte pas. Le dynamisme de la deuxième région ouvrière de France, derrière la Franche-Comté, a bel et bien été mis à mal.

Les effets de l’Europe et du « modèle allemand »

L’intégration européenne semble nourrir le plus de rancœurs parce qu’elle apparaît maintenant comme un danger. Pourtant la Bretagne paraissait acquise à la construction européenne. Les votes largement majoritaires en faveur du traité de Maastricht (1992) et du projet de traité constitutionnel européen (2005) avaient traduit une grande acceptation de l’Europe. Or, tout d’un coup, l’intégration européenne et surtout le dumping social pratiqué par d’autres pays sont apparus comme une menace, tout particulièrement dans le secteur agro-alimentaire très impliqué sur les marchés d’exportation.
Il en va ainsi du groupe Doux, producteur de volailles, qui était situé sur un créneau d’exportation de produits bas de gamme subventionnés par l’Union européenne. Cela représentait 50 millions d’euros de subventions par an depuis plus de dix ans. Mises bout à bout, pour une seule entreprise, il semblerait que les subventions pouvaient atteindre 800 millions d’euros pour exporter du poulet de mauvaise qualité vers le Maghreb, l’Asie, l’Arabie saoudite, éventuellement le Brésil… Les règles de la mondialisation ont fini par interdire les subventions à l’exportation. Cet arrêt des financements européens (restitutions) était programmé, mais aucune mesure n’a été prise par le groupe Doux pour faire des poulets de qualité. Dans le même temps, le marché français dans ce domaine était pris par des producteurs étrangers (60% des poulets consommés en France viennent de l’étranger).
Les abattoirs bretons de cochons se sont trouvés en concurrence avec ceux d’Allemagne qui ont capté ceux de leurs voisins (il n’y a plus d’abattoir au Danemark). Cette branche économique allemande joue sur une bizarrerie européenne. En Allemagne, en l’absence de salaire minimum dans cette branche, il est fait appel à des « travailleurs détachés » roumains, polonais, bulgares, pour des salaires de 3 à 5 euros de l’heure, dans d’immenses usines d’abattage qui obtiennent ainsi des prix de revient beaucoup plus faibles que ceux de Bretagne ou d’ailleurs. Ce phénomène a provoqué une forte prise de conscience chez les salariés et les chefs d’entreprise bretons. Tout d’un coup, l’environnement extérieur (français et européen) est apparu comme agressif et représentant un danger global.
Le modèle agricole qui s’est développé en Allemagne contraste avec celui de la Bretagne. Après la chute du mur de Berlin, l’agriculture allemande a été réorganisée et l’Est de l’Allemagne est venu concurrencer l’agriculture française, en particulier celle de Bretagne, sur la base d’élevages dans des fermes immenses de 600 ou 1000 ha, voire davantage, entièrement intégrées. En France, le projet de « ferme des mille vaches [9] » est calqué sur ce modèle : vastes surfaces de terres, des vaches en stabulation et une station de biogaz qui permet d’être autonome, voire de gagner de l’argent en revendant de l’électricité sur le réseau. Ce modèle vient heurter un modèle breton où des coopératives gèrent les relations entre une multitude de fermes de 100 ou 150 ha qui s’échangent les produits : une ferme élève des poules pondeuses qui font les œufs, une autre élève des poussins et les transmet à une autre qui les engraisse pour faire des poulets. Ce système permet de maintenir beaucoup plus d’agriculteurs au travail, de conserver un paysage, des pratiques culturelles qu’on ne trouve pas dans le Brandebourg. Mais ce système résiste mal à la concurrence des coûts de production.
Le modèle économique breton global est en crise à cause de la conjonction de ces différents facteurs. Les Bretons ont vu leurs trois pôles de modernité (l’agro-alimentaire, l’automobile et la téléphonie) tomber en panne à peu près en même temps. On ne peut plus dire aux agriculteurs qu’ils trouveront du travail chez Citroën et que leurs enfants réussiront grâce aux études…
Du point de vue de la scolarité, la Bretagne a pourtant parfaitement réussi. C’est le meilleur taux de réussite au baccalauréat, avec un très important taux de poursuite des études en dépit de la faiblesse de revenu des catégories sociales par rapport au reste de la France. Le pacte social implicite des Bretons était simple : je travaille dur, mais je peux payer la maison (73% de propriétaires, taux record en France) et les études de mes enfants qui ne feront pas le même métier que moi. Cet ascenseur social ne fonctionne plus. Une crise sociale vient donc s’ajouter à la crise économique. L’avenir commun, avec une conception partagée de l’existence sociale, paraît désormais incertain. La Bretagne vit avec retard ce que d’autres régions ont vécu avant elle : elle est en panne de perspectives d’un nouveau développement.

L’écotaxe en question

La mise en application de l’écotaxe, avec ses portiques de perception, a été le facteur déclenchant du mouvement. Cette écotaxe avait été décidée cinq ans plus tôt, mais ce n’est qu‘avec la révolte des « bonnets rouges », que des journalistes ont découvert l’imbécilité qui a présidé à sa mise en œuvre.
La description faite par les manifestants, et même par les élus locaux socialistes, est significative. Reprenons l’exemple de l’élevage des poussins. On fait venir du grain à Brest par bateau et celui-ci est chargé sur un camion qui passe sous le portique pour aller à la ferme des poules pondeuses ; les œufs sont chargés sur un camion qui passe sous le portique ; les poussins éclos sont transportés et passent sous le portique ; il en ira de même du poulet engraissé. Au bout du compte, la taxe aura été payée six fois pour que le poulet arrive sur les étals de la grande distribution.
L’argument utilisé par les partisans de l’écotaxe est de dire qu’elle fonctionne très bien en Allemagne. Mais en Allemagne, les camions sont taxés à partir de 18 tonnes et non de 3,5 tonnes comme en France. Taxer à 3,5 tonnes c’est taxer tout ce qui circule dans l’activité économique, mise à part la camionnette du boucher. De plus, en France, les trajets sur autoroutes ne sont pas soumis à l’écotaxe et on ne taxe donc que les voies rapides gratuites et les départementales. En Allemagne, tous les grands axes, qui représentent 80% du trafic, sont taxés.
L’écotaxe devait rapporter 1 milliard d’euros avec un coût de gestion de 250 millions d’euros. Sans être un grand économiste, on voit que le rendement est faible. Avec un coût comparable, l’Allemagne perçoit 4,5 milliards d’euros en taxant le gros du trafic sur les autoroutes. La raison d’absence d’écotaxe sur les autoroutes en France n’est pas d’ordre technique (les portiques existent de fait aux péages), mais elle est liée à la privatisation des autoroutes. L’accord passé entre l’État et les sociétés privées prévoit de ne pas faire baisser le chiffre d’affaire des sociétés et en compensation, celles-ci versent une taxe domaniale de plusieurs centaines de millions d’euros, ce qui est bien inférieur à ce que rapporterait l’écotaxe. Si on voulait en faire une vraie taxe carbone, il faudrait mettre à égalité les camions français et étrangers, supprimer la taxe à l’essieu et tout reporter sur l’écotaxe.

Un mouvement hétérogène

La Bretagne est une région où existent encore des réflexes politiques quand la situation n’est pas bonne, contrairement à la région parisienne où la réaction collective n’est plus possible et où les catastrophes provoquent plus d’aphasie que de mouvement. En Bretagne, l’idée de pouvoir se battre contre l’adversité persiste et des collectifs comme le Celib sont encore dans les mémoires. De plus, les Bretons ont l’impression de se trouver face à des pouvoirs politiques, nationaux et européens, qui se sont évanouis. La vieille idée de « vivre, travailler et décider au pays » redevient une issue possible, car « au-dessus » (la France et l’Europe), le pouvoir politique ne semble pas capable de résoudre les problèmes. Dans le slogan « vivre, travailler et décider au pays », encore affiché dans la manifestation de Carhaix le 30 novembre 2013, le mot important est « décider ».
Ce mouvement, fortement teinté d’autonomisme breton, n’est pas seulement « progressiste », dans la lignée de celui des années 1970. Au sein du mouvement des bonnets rouges, on trouve un courant minoritaire très anti-français, pour lequel « le problème de la Bretagne c’est la France ». Le symbole de ce courant n’est pas tant les organisations traditionnelles bretonnes, comme l’UDB (Union démocratique bretonne) qui a fait alliance avec le Parti socialiste ou le maire « divers gauche » de Carhaix, mais plutôt un organisme inconnu hors de Bretagne, dit l’Institut de Locarn, qui se veut un centre de formation, composé de cadres d’entreprises bretons. Son président actuel est un gros producteur d’aliments pour bétail. Cet Institut de Locarn milite en faveur d’un maximum d’autonomie vis-à-vis de la France. Par exemple, il revendique une autonomie fiscale, au motif qu’en Bretagne on ne triche pas sur les impôts et qu’on n’a pas à payer pour le reste de l’hexagone. Il revendique également une réglementation spécifiquement bretonne en matière environnementale.
Le mouvement des « bonnets rouges » comporte donc des lignes de failles. On y trouve des agriculteurs producteurs de porcs qui veulent augmenter le nombre de porcs par exploitation, au risque de produire davantage de ce lisier qui pollue les rivières et produit les algues vertes, mais également des militants environnementalistes très attachés à des réglementations limitant ces élevages. Des autonomistes radicaux côtoient des autonomistes très modérés, comme des élus de gauche pour qui davantage d’autonomie régionale est toujours séduisante.
De ce point de vue, la réforme de l’État portée par Marylise Lebranchu [10] prévoit de pouvoir expérimenter des abandons de compétence du département au profit de la région et de la commune au profit du département. C’est un schéma très souple qui a été pensé par la ministre pour être expérimenté en Bretagne. Le Parti socialiste y est très fort. Il dirige trois départements sur quatre ; les grandes villes sont à gauche (Rennes, Quimper, Lorient…) ; 80% des élus sont socialistes et le débat avec les autres élus de droite est assez facile. Le mouvement des « bonnets rouges » complique un peu l’expérimentation voulue par le gouvernement, mais des élus socialistes ne manqueront pas de vouloir expérimenter le plan gouvernemental de réforme de l’État en Bretagne comme réponse au mouvement social breton.

Débat

  • Q : Vous avez parlé d’une composante antifrançaise de ce mouvement. Mais les revendications contre le dumping social renvoient davantage à l’Europe qu’à la France. N’est-ce pas là l’aspect le plus important du mouvement ?
  • Hervé Nathan : Le sentiment antifrançais est très minoritaire et présent dans le débat politique comme résurgence. Depuis les années 1970, le soufflet autonomiste est retombé. Les socialistes ont récupéré les courants autonomistes en annonçant une régionalisation et ils se sont présentés comme de grands girondins capables d’apporter plus de pouvoir dans la région. Aujourd’hui, l’autonomisme ressurgit à côté d’eux, voire contre eux. Mais ce courant est marginal.
    La grande revendication des « bonnets rouges » porte sur le dumping social en Europe. Si ce mouvement est salutaire, c’est en se révoltant contre cette longue déliquescence à laquelle on assiste avec impuissance. C’est le cas, par exemple, de la question des « travailleurs détachés ». En France, ils perçoivent au moins le Smic, ont droit à la durée légale de travail et leurs conditions de travail et de sécurité sont les mêmes que les autres salariés. Mais j’ai rencontré à Nice des travailleurs grecs, sous contrat allemand (sans salaire minimum), nettoyant des voitures de location à l’aéroport et travaillant pour la moitié d’un salaire français. On peut même trouver des travailleurs français, employés par des sociétés d’intérim luxembourgeoises, travaillant en France sous contrat de détachement.
    Ce problème renvoie aux débats de 2005 sur le Traité européen avec la fameuse polémique du « plombier polonais ». En 2005, les partisans du « oui » traitaient de xénophobes ceux qui parlaient de l’ouvrier polonais. Huit ans plus tard, Michel Sapin, ministre du Travail, doit pourtant renégocier l’adaptation d’une directive mal ficelée. Jean-Luc Mélenchon qui avait fait campagne en 2005 sur l’ouvrier polonais, traite de poujadistes les « bonnets rouges » qui soulèvent le problème de cette concurrence déloyale, sous prétexte que, cette fois, il y aussi des patrons dans le mouvement de protestation. En se désintéressant ainsi de ceux qui luttent contre le dumping social, il les renvoie vers le Front national.
  • Q : Daniel Cohn-Bendit a comparé le mouvement des « bonnets rouges » aux manifestations contre Allende au Chili en 1973. José Bové, interrogé sur France Inter, au moment de la manifestation de Quimper, dénonçait ces actions car elles sont, disait-il, manipulées par le Medef , la FNSEA et les transporteurs, « tous ceux qui contrôlent l’agro-alimentaire du Finistère ». Dans une tribune parue dans Le Monde [11], Daniel Lindenberg, y voit une « agitation fascisante » et évoque « le spectre de février 34 ». Or ce mouvement semble avoir un fond breton et un fond anti-européen. Au-delà des catégories sociales en présence, il faut se prononcer sur le fond des revendications. Sont-elles justifiées ou non ?
  • Hervé Nathan : José Bové, Daniel Cohn-Bendit et d’autres ne comprennent pas ce qui se passe. On a l’impression d’entendre de vieux marxistes, avec d’une part le prolétariat et d’autre part les capitalistes, l’artisan ou le petit patron camionneur, avec quelques camions et dix ou quinze chauffeurs, étant considéré comme un capitaliste. Jean-Luc Mélenchon quant à lui parle tout bonnement d’« esclaves au service du maître ».
    On a affaire à des PME ou des TPE, dans l’économie finistérienne notamment. Dans cette crise arrivée à un point majeur, on a assisté à une conjonction d’intérêts légitimes entre des salariés et les chefs d’entreprise. Le dumping social allemand tue l’emploi des ouvriers en Bretagne mais il tue aussi l’esprit d’entreprise des patrons. C’est bien ce qu’a exprimé le délégué FO de l’entreprise Gad qui s’est rendu à Carhaix à titre personnel, car FO s’était désolidarisé du mouvement au nom de la lutte des classes. Dans ce cas, la gauche se trompe non pas en étant, pour le coup, trop sociétale mais en étant trop classiste, sans rien comprendre. En Bretagne, le dumping social allemand est apte à souder, des catégories sociales différentes dans un combat commun.
    La crise est particulièrement concentrée à l’ouest de la Bretagne. La position péninsulaire renforce la peur d’être abandonné. Les gens sont républicains et se sentent Français, mais une peur les tenaille, celle d’être oubliés et laissés pour compte. C’est la résurgence d’un sentiment enfoui, la crainte de vivre dans une Bretagne sous-développée. C’est peut-être de « l’archaïsme breton », mais l’idée de s’en sortir ensemble est forte.
    Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer les responsabilités des chefs d’entreprise. Prenons l’exemple de l’usine Gad. Cet abattoir, situé à Saint-Brieuc dans les Côtes d’Armor, employait 900 personnes. Il est la propriété d’une très grosse coopérative de paysans dont le siège est à Vannes. Au début du conflit, les ouvriers de Gad parlaient de la « mafia du Morbihan » et ils se sont même affrontés aux ouvriers des abattoirs de Josselin dans le Morbihan. Les images vues à la télévision ont eu un effet déplorable.
    Une césure se manifeste également dans les syndicats agricoles. La FDSEA du Finistère dirigée par Thierry Merret, celui qui a été le premier à porter le bonnet rouge, est en opposition avec la fédération régionale (FRSEA) qui négocie le Pacte d’avenir avec le gouvernement. Le Medef Bretagne, dirigé par Patrick Caré, participe aussi aux négociations avec le gouvernement, mais des composantes du patronat local, des transporteurs du Finistère notamment, ne sont pas présentes dans les négociations. La grande solidarité ouvrière et la grande solidarité bretonne ne sont pas simples…
  • Q : Face à un tel mouvement, comment la gauche peut-elle s’y retrouver ?
  • Hervé Nathan : C’est en effet un mouvement compliqué pour la gauche. Le week-end du 30 novembre 2013, trois manifestations différentes ont eu lieu.
    L’une d’elle était une manifestation contre le racisme et les atteintes à Christine Taubira qui a réuni environ 6 000 personnes, ce qui est loin d’être un succès à Paris. N’était-ce pas une diversion au moment où des problèmes sociaux importants sont mis en lumière ?
    La deuxième était celle des « bonnets rouges » à Carhaix, dans laquelle étaient présents des gens de gauche mais pas seulement. Cette manifestation était un succès car les participants étaient plus nombreux qu’à celle de Quimper, quinze jours plus tôt.
    La troisième manifestation était celle du Front de gauche et d’autres qui avaient fait le pari d’être plus nombreux que ceux de Carhaix. À l’évidence, ce n’était pas le cas.
    La gauche est très éclatée. Une partie d’entre elle est au gouvernement et il n’est jamais facile de faire l’unité dans ces conditions. Il est alors bien plus simple de traiter les autres de poujadistes.

(*) Hervé Nathan est rédacteur en chef du secteur économique et social à l’hebdomadaire Marianne. Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 3 décembre 2013.

Notes

[1] Membre des « Économistes atterrés ».

[2] Emmanuel TODD, Marianne, n°865, 16-23 novembre 2013.

[3] Le Joint français, à Saint Brieuc, filiale de la CGE (Compagnie générale d’électricité), ancêtre d’Alcatel, connaît une grève, de huit semaines au printemps 1972.

[4] En 1950, 90% des logements étaient sans eau courante contre 34% dans l’ensemble de la France.

[5] Résistant de la France libre, de sensibilité démocrate-chrétienne, élu jusqu’en 1973 député des Côtes-du-Nord devenues Côtes-d’Armor depuis 1990.

[6] Cette assemblée territoriale élue au suffrage universel n’existe que depuis 1986.

[7] Ce dernier tronçon n’existe toujours pas.

[8] Le grand emprunt de la France lancé en 2010, nommé « Investissements d’avenir » a fait suite à la crise économique et financière de 2008.

[9] Un projet de ferme d’élevage de vaches laitières est en cours de réalisation près d’Abbeville dans la Somme. Il suscite des manifestations hostiles.

[10] Ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique, Marylise Lebranchu a été maire de Morlaix et députée du Finistère.

[11] Le Monde, 23 novembre 2013.

Lettre n° 60 – Sécurité : la gauche a-t-elle vraiment changé ?

Octobre 2013 – ISSN 2261-2661

Éric Dupin (*)

Longtemps, à gauche, une thèse a prévalu : il n’y a pas vraiment d’insécurité, il y a surtout un sentiment d’insécurité. À la limite, le problème était dans la tête des gens manipulés par les médias. J’étais alors journaliste à Libération et je ne partageais déjà pas ce point de vue. Petit à petit, les esprits ont évolué. Le chef du service politique a en a eu un peu marre de se faire visiter sa voiture. Et le « sentiment d’insécurité » est alors devenu plus prégnant…
En France particulièrement, mais pas uniquement, on assiste à une hystérisation du débat sur ce thème. L’insécurité est un sujet pour lequel il est tentant de raisonner en en fonction d’un a priori, où il est difficile d’examiner les faits dans leurs contradictions, leur complexité.
En France particulièrement, mais pas uniquement, on assiste à une hystérisation du débat sur ce thème. L’insécurité est un sujet pour lequel il est tentant de raisonner en en fonction d’un a priori, où il est difficile d’examiner les faits dans leurs contradictions, leur complexité.

Médias et statistiques

L’insécurité est un thème qui fait de l’audience et les médias jouent un rôle non négligeable dans son orchestration. Les sondages nous rappellent régulièrement qu’en France l’insécurité n’est jamais le souci numéro un. En 2002, on a eu un phénomène de boule de neige politico-médiatique lors de la campagne de Jacques Chirac sur ces thèmes, TF1 mettant en avant des faits-divers à répétition, ce qui n’est certainement pas resté sans effet. Curieusement, après l’élection présidentielle de 2002, qui a vu la qualification de Le Pen au second tour et la victoire de Chirac, la situation s’est calmée dans les journaux télévisés.
Pour autant, l’insécurité n’est jamais la préoccupation première dans l’opinion. Depuis une dizaine années, même à l’époque où Nicolas Sarkozy en a fait un cheval de bataille important, c’est toujours l’emploi qui est en tête des préoccupations, suivi du pouvoir d’achat puis de la santé qui est à peu près au même niveau que la sécurité. En réalité, dans l’esprit des gens, la sécurité n’est pas aussi obsessionnelle que l’impression qui en est donnée par le débat public.
Churchill disait des statistiques : « Je ne crois que celles que je truque moi-même. » Celles-ci doivent être prises avec précaution, mais elles ont plus de sens si on prend du recul. Depuis 1945, le taux de délits et crimes rapporté à la population reste bas dans les années 1950 et 1960. De 1965 à 1980, ce taux connaît une très forte augmentation. Et depuis cette date la situation est structurellement stable, avec des évolutions sinusoïdales, mais sans explosion du phénomène.
Du point de vue des causalités, on ne peut pas tout mettre sur le dos des crises économiques. Dans les années 1970 on a eu la crise du pétrole et depuis la crise est devenue quasi permanente. Si cette délinquance avait pour cause la crise, elle s’aggraverait à partir du milieu des années 1970 et augmenterait ensuite régulièrement. Or, c’est bien dans la période des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, qui appartiennent aux fameuses Trente glorieuses, que cette délinquance s’aggrave. Il est vrai que la France connaît alors de grands bouleversements des modes de vie et des conditions socio-économiques et que cette mutation est sans doute le facteur explicatif.
Il reste que les statistiques dépendent notamment des plaintes qui sont déposées. Manuel Valls développe les pré-plaintes en ligne, ce qui est une bonne initiative, mais il faut s’attendre en retour à voir augmenter le nombre des délits recensés car ils seraient passés inaperçus autrement. Il existe toutefois un instrument — même s’il a été lui aussi été critiqué — c’est celui de l’Observatoire nationale de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) qui, par des enquêtes, étudie le ressenti des gens. Cette méthode déclarative a l’avantage d’être constante. Cet indicateur ne se fonde donc pas sur les plaintes enregistrées par la police. Si l’on vous demande si vous avez été victime d’une atteinte à vos biens ou à votre personne vous n’avez pas plus de raison de mentir à un moment donné qu’à un autre. Or, d’après cet indicateur, on ne remarque pas d’augmentation significative en dix ans. Le nombre de victime de vols et de violences serait même plutôt à la baisse.
Tout cela étonnerait sans doute beaucoup de gens. Les médias jouent un rôle non seulement d’amplificateur, mais de créateur d’anxiété. Avec la disparition de la petite Fiona, un jour on nous fait pleurer sur la mère et puis on nous fait cracher sur la même mère. Au-delà de cet aspect de feuilleton à motivation commerciale, l’insécurité renvoie à des angoisses, à des souffrances sociales réelles telles que j’ai pu les appréhender dans mes enquêtes [1]. Les politiques vivent très souvent dans un microcosme, passant d’un plateau de télé à un autre, et leur vision de la réalité en est terriblement faussée. Certains disent que le Front National « exploite les peurs », comme si ces peurs ne reposaient sur rien ou si elles étaient pathologiques. Il y a dans la société française de véritables peurs et de véritables souffrances qui ne tiennent pas seulement à l’emploi et à la précarité. Il existe à l’évidence une anxiété qui touche à ce qu’on dénomme par antiphrase le « vivre-ensemble », c’est-à-dire des difficultés de coexistence.
On parle d’insécurité mais c’est aussi une façon de parler, sans le dire, de l’immigration. Mais j’aborde ici un terrain glissant, car quiconque établit un rapport entre immigration et insécurité se voit rapidement accusé de faire un amalgame et être taxé de xénophobie. Il existe bien cependant un rapport même s’il n’est pas de causalité directe et renvoie à des facteurs tiers. Il ne faut pas confondre corrélation et causalité.
Les Américains sont bien plus audacieux sur les statistiques ethniques, interdites en France avec des avantages et des inconvénients. J’ai retrouvé un article du Washington Post, datant de 2008, d’un journaliste venu en France et faisant une enquête sur la délinquance des populations immigrées ou d’origine immigrée comme cela se fait dans d’autres pays. Il est allé voir des directeurs de prison… Il est arrivé à la conclusion qu’en 2008, 60 à 70% des détenus se disaient de confession musulmane. On ne peut pas en tirer de conclusion sur leur origine immigrée ou non, il existe des musulmans récemment convertis. C’est toutefois un indicateur à prendre en compte car les travaux statistiques sur ce sujet sont rares en France. Mais des études dans d’autres pays mettent en évidence une corrélation entre délinquance et populations d’origine immigrée. Attention, la corrélation n’est pas une explication de causalité. Le fait d’être étranger, maghrébin, africain ou autre ne vous prédispose pas à la délinquance. Mais certains parcours de vie vous rendent plus fragile selon votre trajectoire. Le passage d’une culture à une autre, d’un univers à un autre, le fait de se retrouver dans un quartier ghettoïsé, avec un environnement en grande difficulté sociale, tout cela a des conséquences. On peut essayer de s’en sortir par des méthodes douteuses et évidemment les risques de délinquance augmentent.
Dans le débat, la question des Roms a récemment pris aussi une importance démesurée. Il y a en France 15 000 à 20 000 Roms avec de nombreux campements illégaux qui posent de réels problèmes notamment en région parisienne et en particulier en Seine-Saint-Denis. Une enquête d’opinion récente montre que 60% des Français trouvent ce phénomène très inquiétant. L’exploitation médiatique y est pour quelque chose, mais cette inquiétude renvoie aussi à des peurs sur l’immigration, sur les repères culturels, sur l’Europe. Il est ennuyeux que ces questions ne soient jamais sérieusement posées car on donne ainsi du crédit à ceux qui vont les dire faussement ou brutalement avec une analyse raciste de la délinquance.

Gauche gouvernante et gauche d’opinion

La gauche a changé mais de manière contradictoire. Selon moi, elle a changé en bien, mais elle n’en reste pas moins sur la défensive. Le procès d’angélisme et de laxisme, si on l’adresse à la gauche de gouvernement, à celle qui a gouverné depuis 1981, au parti socialiste en particulier, est largement infondé. Il s’est opéré une maturation sous l’effet de différents facteurs. Les élus locaux — des bataillons importants du parti socialiste depuis 1977 — ont une perception de la société qui n’est pas passée au filtre médiatique. Ils sont au contact du terrain et ont fait remonter beaucoup de réactions qui ont mis à mal la « culture de l’excuse » toujours mise en cause par la droite. Au sein du parti socialiste, Jean-Jacques Urvoas, député du Finistère, chargé des questions de sécurité en 2009, a joué un rôle important. Il s’est efforcé d’en finir avec cette fausse opposition entre prévention et répression et a avancé l’idée de rapprocher police et justice au sein d’un même ministère. Nous n’en sommes pas là car on n’a pas même vraiment réussi à rapprocher la police et la gendarmerie…
Quant aux déclarations de Manuel Valls en matière de sécurité, elles n’ont rien d’original de la part d’un ministre de l’Intérieur. Ce vieux conflit entre la place Beauvau et la place Vendôme est quasiment systémique. De ce point de vue, rien de nouveau. Manuel Valls me rappelle les discours que tenait Gaston Deferre au début des années 1980 lorsqu’il s’était violemment opposé à Robert Badinter, Garde des Sceaux. Ensuite on a eu Jean-Pierre Chevènement avec le fameux colloque de Villepinte (octobre 1997) qui a eu un rôle important dans l’évolution de la gauche en matière de sécurité. Manuel Valls est dans cette continuité.
Ceux qui reprochent à la gauche ses discours répressifs et l’accusent de poursuivre la politique de Nicolas Sarkozy ne voient pas la réalité. La création des zones de sécurité prioritaires (ZSP) me paraît une excellente idée. C’est moins voyant que l’intervention de cars de CRS pendant quelques jours mais c’est plus efficace. Alors que la mise en place des zones de sécurité prioritaires est récente (juillet 2012), Manuel Valls annonce une augmentation de 38% (statistiques du ministère de l’Intérieur) du nombre de personnes mises en causes dans des trafics, le plus souvent de drogue, car les ZSP sont implantées dans des quartiers ravagés par ces trafics. C’est une bonne méthode de faire travailler différents acteurs comme la police judiciaire et les services fiscaux pour contrôler les niveaux de vie qui ne correspondent pas aux ressources apparentes des personnes mises en cause. Ce travail est plus long à mettre en place et demande une collaboration étroite entre divers services et les élus locaux.
La gauche gouvernante ne peut pas se permettre le prix de l’angélisme en raison de l’hypersensibilité sur ces questions. Mais, à côté d’elle, existe une gauche d’opinion, pseudo-morale. Elle se pare de grands discours de principes qui sont pour le moins « contre-productifs », comme disent les technocrates, ou qui ont des effets pervers. Chez beaucoup de militants de gauche, dans les diverses sensibilités, y compris dans la gauche très modérée, persiste la prégnance du préjugé selon lequel le délinquant est une victime de la société et qu’il faut l’aider. La dialectique entre sanction et prévention leur fait défaut. Ils sont par principe très gênés par la répression de la criminalité et de la délinquance. Ce phénomène persiste. Une gauche bourgeoise, qui ne souffre absolument pas de l’insécurité, est composée de gens modérés, convertis au libéralisme économique, mais qui restent attachés au legs culturel de la gauche. Parce qu’ils ont abandonné l’ambition historique égalitaire de la gauche en matière socio-économique, parce qu’ils sont marqués du sceau du fatalisme (l’Europe, la contrainte extérieure, menace de l’évasion fiscale…), ils se raccrochent par compensation à ce qui leur semble la seule identité de gauche, même si elle est historiquement datée. Pour eux la cause de la délinquance est avant tout socio-économique.
Souvenez-vous de la déclaration de Lionel Jospin en mars 2002 qui avait eu l’honnêteté intellectuelle (même si ce n’était pas électoralement habile) de confesser : « J’ai pêché par naïveté car j’ai cru qu’en faisant reculer le chômage on ferait reculer l’insécurité. » Bien sûr, le point de vue symétrique, souvent défendu à droite, selon lequel on combat la délinquance simplement en luttant contre le « mal » et en punissant les fautifs est tout aussi naïf. Il vaut certainement mieux combiner les différents niveaux de causalité, collectifs (conditions socio-économiques) et individuels qui renvoie aux trajectoires de chacun mais aussi à ses choix. Dans les parcours de délinquance, on trouve très souvent des situations sociales, pas seulement de pauvreté mais aussi de schéma familial. À niveau socio-économique égal, le risque de délinquance est plus élevé dans les familles monoparentales. Les conditions concrètes de vie font que le risque de tomber du mauvais côté est plus ou moins fort. Mais il reste toujours une part de liberté dans les comportements.
Il faudrait que certains à gauche comprennent cela. Certes, quand on raisonne d’un point de vue collectif, il faut combattre les causes sociales et économiques de la délinquance. Les familles d’origines immigrées sont généralement dans une situation de précarité sociale et économique et elles sont plus touchées par la délinquance. Mais à situation égale, toute personne ne devient pas délinquante. Il existe bien une part de responsabilité individuelle. Beaucoup de gens de gauche ont du mal à concevoir simultanément ces deux phénomènes. La surdétermination collective l’emporte pour eux sur l’autonomie et la liberté individuelle. On pourrait aussi poser la question de l’existence du mal en tant que tel… La question des délinquants multirécidivistes ne peut pas être évitée et gêne beaucoup cette mentalité à gauche qui considère qu’en définitive le délinquant est une victime et que si l’on arrive à le convaincre qu’il peut mieux agir, il le fera.

Pour une approche pragmatique

Les politiques menées par la gauche oscillent ainsi entre une prise de conscience de la nécessité de lutter contre l’insécurité et des attitudes philosophiques défensives. On l’a vu de manière caricaturale à propos de la réforme pénale.
Valls avait de solides arguments pour s’opposer à la première mouture du projet de la loi Taubira et il a nettement fait infléchir les positions initiales. À ce jour, le feuilleton n’est pas terminé. On peut critiquer Manuel Valls, non pas sur ses positions détailparfaitement défendables, mais sur son souci de « communication » : il peut céder à une forme de surenchère dans le but d’en tirer un profit politique. Il a parfois raison sur le fond tout en étant un peu « limite » sur la forme, par exemple en ce qui concerne les Roms. Il reste que son jeu de rôle lui est bénéfique vis-à-vis de l’opinion, tandis que Christiane Taubira s’adresse exclusivement à un peuple militant de gauche qui la considère comme une icône, ce qui est moins le cas des membres de son cabinet ministériel qui enregistre de régulières démissions…
L’équilibre actuel de cette réforme pénale est lié à l’art du compromis de François Hollande, toujours attentif aux rapports de force politiques et syndicaux. Le principal syndicat de la magistrature, l’Union syndicale des magistrats (USM,) approuve la nouvelle mouture de la réforme, ce qui n’était pas le cas de la première. Les syndicats majoritaires dans la police la voient plutôt positivement. Il reste que cette opposition Valls/Taubira a eu des effets dommageables pour la gauche. C’est du pain béni pour une droite qui considère que la gauche est toujours prête à relâcher les délinquants dans la nature.
La question des « peines plancher [2] » est typique d’un débat sur les symboles que l’on adore en France. Pour se montrer un répressif efficace, Sarkozy avait établi ces « peines plancher », mais, en réalité, la plupart des jugements fixent des peines supérieures. On aurait pu passer à autre chose. Or le symbole voulait que l’on défasse ce qu’avait fait Sarkozy, ce qui était en effet dans le programme de François Hollande. Mais ceux qui n’entrent pas dans le détail de ces questions en retiennent faussement l’idée que la suppression des peines plancher permet d’éviter la prison à des délinquants. Pourtant, dans l’état actuel du projet de loi Taubira, on peut noter un durcissement de l’aménagement des peines par rapport à la loi de 2009 de Rachida Dati : le projet prévoit de passer de deux ans à un an la condamnation à la prison ferme permettant de ne pas incarcérer un condamné [3] et, en cas de récidive, le projet prévoit six mois au lieu d’un an actuellement.
Pour les fameuses alternatives à la prison, le cafouillage n’est pas terminé. On parle de « contrainte pénale » mais on ne sait pas trop ce que cette notion recouvre précisément : est-ce du soin, de l’accompagnement social ? En réalité, il pourrait s’agir simplement de ce qui existe déjà avec succès depuis longtemps : le sursis avec mise à l’épreuve. On touche ici à un défaut bien connu : on veut absolument faire des lois, marquer son territoire, donner son nom à une loi…
Une des critiques généralement faites au système judiciaire français — par comparaison à d’autres pays comme les États-Unis où l’échelle des sanctions est beaucoup plus précise que chez nous — est la grande latitude laissée aux juges, ce qui permet la capacité de la justice d’individualiser les peines en les appliquant à chaque délinquant. Mais, d’un autre point de vue, c’est dommageable pour l’exemplarité de la peine. En effet, si l’on examine les peines réellement appliquées, on peut constater des écarts parfois considérables. Ainsi les délinquants ne savent jamais ce qui les attend et peuvent toujours espérer s’en tirer à meilleur compte qu’avec des barèmes précis et immuables.
Le rôle de la prison est un fort sujet de polémique. Bien sûr, les prisons sont surchargées et les conditions de vie sont, dans certains cas, très mauvaises. L’emprisonnement n’est pas un acte anodin. Mais il serait peut-être préférable d’infliger une peine de prison au bout de trois condamnations plutôt que quinze…
Le vrai problème est la réinsertion des délinquants. En effet, le taux de récidive est important, ce qui fait dire à ceux qui s’opposent à la prison qu’elle est criminogène. Le taux de récidive de ceux qui sont allés au bout de leur peine est plus important que le taux de ceux qui ont été libérés par anticipation en libération conditionnelle. On pourrait en tirer la conclusion qu’il ne faut pas trop les mettre en prison, voire pas du tout. Mais le raisonnement est biaisé, car ceux qui sortent ont eu une libération conditionnelle en raison de leur bonne conduite, des garanties de réinsertion…
Il faut de toute façon éviter les parcours où les tentatives de réinsertion deviennent purement théoriques et totalement inefficaces. Rechercher des peines alternatives ne devrait pas faire oublier le problème de l’échelonnement des peines, des sanctions plus claires et un suivi plus rigoureux, notamment chez les délinquants sexuels. Par manque de moyens, d’équipements, par certaines procédures trop laxistes, il est quasiment impossible d’avoir un suivi de soins hors de la prison. Le nombre d’accompagnateurs devrait être augmenté dans le projet Taubira, mais il restera, selon les spécialistes, très insuffisant.
Il faut à la fois combiner plus de fermeté et plus d’accompagnement. Le jeune homme de 19 ans, tué par le bijoutier à Nice en était à sa quatorzième condamnation, avec un peu de prison. Visiblement, les réponses pénales ne sont pas adaptées. Certains ne vont en prison que lorsque c’est trop tard. Dans certains quartiers, beaucoup de gens sont dans le trafic et la délinquance et calculent les risques. On voit le copain qui a été condamné mais qui ressort immédiatement. On dit parfois qu’ils sont fiers d’aller en prison… Mais ils sont bien contents aussi d’y échapper. Il faut un suivi plus étroit : de nombreux délinquants souffrent de psychopathologies, de dépendances à la drogue… Leur responsabilité individuelle est engagée, mais ce sont aussi des accidentés de la vie qui nécessitent des soins, y compris sous contrainte. La droite utilise les questions de sécurité pour garder l’oreille des catégories populaires et la gauche est prête à monter sur ses grands chevaux en référence à des beaux principes. Davantage de pragmatisme serait préférable aux grandes lois à portée essentiellement symbolique et polémique.

Débat

  • Q : J’habite dans le Val de Marne et connais la Seine-Saint-Denis et je constate en effet que le nombre de camps de Roms augmente. Mais au-delà du nombre se pose une question culturelle, notamment sur le rôle assigné aux femmes et aux enfants. Des sociologues, plutôt de gauche, considèrent que le facteur culturel n’a pas voix au chapitre dans les causes de la délinquance. Y a-t-il sur ce point une évolution de l’opinion de gauche ou est-ce encore un tabou ?
  • Éric Dupin : C’est en effet un tabou dans le débat public. Des gens de gauche qui raisonnent uniquement sur du social et des déterminations qui ne sont pas individuelles sont étrangement aveugles sur les facteurs culturels. Les individus qui appartiennent à un groupe partagent une histoire, une culture. Ces facteurs sont évidemment déterminants chez les Roms aussi… Tous les Roms ne sont pas dans des réseaux délinquants, mais il faut bien reconnaître aussi que beaucoup le sont. Et notamment ceux qui viennent en France. Les Roms sont dix millions à travers le monde, mais ceux qui viennent de Bulgarie et de Roumanie sont plus fréquemment dans des trafics. Quand Manuel Valls dit qu’ils ne veulent pas s’intégrer, la formule est peut-être un peu brutale : ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas ? Qu’en est-il réellement ? À Nantes, un programme ambitieux d’insertion des Roms a été abandonné pour cause de naïveté. Cette opération n’avait été réussie que pour un nombre limité de familles. Certains disent que c’est une question de moyens… Mais on ne peut pas d’un côté faire des économies sur tout et faire comme si, sur ce genre de sujet, il n’y avait pas de contraintes. L’emploi et le logement sont des denrées rares et il est impossible de faire admettre à la population un effort démesuré pour des populations même si, ce qui est vrai, elles ont énormément souffert historiquement. Le massacre d’un demi-million de Tziganes dans les camps nazis n’est pas une invention.
    L’histoire des Roms depuis le Moyen Âge est une suite de persécutions. Arrivés d’Inde en Europe, ils ont été mal accueillis. Mais ils amusaient les villageois avec des tours de passe-passe… qui vidaient parfois leurs bourses. D’où un accueil moins sympathique. Chassés, pourchassés, ils allaient d’un pays à l’autre. Ils se sont forgé une culture du rapport aux autres qui est très conflictuelle. Selon certains des spécialistes, ils se sont construits en opposition à des sociétés qui les rejetaient. Leur opposition renforçait le rejet… Nous sommes aujourd’hui dans une société fragmentée où les divisions sociales sont corrélées avec des divisions ethniques. Il faudrait donc avoir recours à des statistiques ethniques pour étudier les phénomènes réels et mener des politiques qui puissent améliorer la situation. Mais c’est encore un tabou culturel français.
  • Q : On parle beaucoup de la délinquance des quartiers, mais il existe aussi une délinquance financière Quels en sont les effets sur la petite délinquance ?
  • Éric Dupin : Je m’étais interrogé, dans un livre, sur la déliquescence de la morale sociale , même si ce concept de morale est mal vu à gauche. Des formes de corruption, de tricherie, comme la fraude fiscale ou « évasion fiscale », permettent le contournement de la règle par les élites et jouent un rôle important de légitimation de comportements délictueux dans tout l’espace social, Jérôme Cahuzac n’étant qu’un représentant pas tout à fait atypique d’une certaine élite. Beaucoup de caïds, petits ou grands, se réfèrent à ce qui se passe « en haut », se donnant ainsi le droit de contourner la loi. On ne peut pas lutter efficacement contre la petite délinquance sans lutter contre la grande. S’il n’y a pas de morale commune dans une société, chacun à sa mesure, essaie de prendre sur le voisin.
  • Q : Pour certains petits délinquants mineurs, c’est dans un tribunal qu’ils se heurtent à la première sanction. Existe-t-il des études de corrélation entre la politique familiale et la délinquance ?
  • Éric Dupin : Il ne faut pas nécessairement une tolérance zéro dès le premier acte mais une forme de sanction dès le premier acte est indispensable. Quand la délinquance est ancrée il devient beaucoup plus difficile de la combattre. 50% des délits sont commis par moins de 10% des délinquants. On a donc une concentration très remarquable. Les récidivistes ont pris l’habitude d’un mode de vie qui alterne prison/sorties. La tolérance zéro a été pratiquée un temps à New York et en Grande-Bretagne. On peut la critiquer, mais il faut reconnaître une certaine forme d’efficacité et étudier ces solutions avec un réel pragmatisme.
  • Q : Que pensez-vous de l’attitude de François Hollande par rapport à l’opposition entre Manuel Valls et Cécile Duflot ?
  • Éric Dupin : Je n’ai pas été surpris par son absence de réaction à la déclaration assez invraisemblable de Cécile Duflot. Un ministre en exercice accuse publiquement un autre ministre de ne pas respecter le pacte républicain et en appelle à l’arbitrage du président de la République. C’est autrement plus grave que la mise en cause des arbitrages budgétaires par Delphine Batho… La non-réaction de François Hollande – c’est une forme de cynisme – s’explique. Il connaît les contradictions et ne veut pas perdre ses deux gauches : la gauche responsable qui a compris et adapté son discours et la gauche d’opinion attachée à des mythes ou à des formes de posture morale. Sur les Roms, Cécile Duflot n’explique pas que Valls a eu tort dans ses arguments. Elle réagit sur le thème classique : « On n’a pas le droit de dire… » Je cite : « On ne peut pas dire qu’il y a des catégories de population dont l’origine justifierait quelles ne puissent pas s’intégrer et que leurs principes et leur mode de vie sont un dérangement pour leurs voisins. » On ne peut pas dire que c’est un dérangement pour les voisins !
    François Hollande ne peut pas se couper d’une partie de la gauche. Ce n’est pas seulement la question de Valls et des Verts. C’est pour cela que je dis que la gauche est sur la défensive. À force d’être neutralisée par ces contradictions, elle n’a plus de discours cohérent. Elle aurait un discours qui combine fermeté et compréhension, elle pourrait être offensive et la droite en serait gênée. Il est vrai que Valls ministre de l’intérieur a un discours répressif et Taubira un discours « compréhensif ». François Hollande veut comprendre tout le monde et c’est peu convaincant pour l’opinion.

(*) Éric Dupin, journaliste et auteur. Derniers ouvrages parus : Voyages en France (Seuil, 2012) et La victoire empoisonnée. Et maintenant ? (Seuil, 2012). Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 1er octobre 2013.

Notes

[1] Eric DUPIN, Voyages en France, Seuil, 2011

[2] La « loi renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs » du 10 août 2007, dite loi Dati, instaurait des peines minimales en cas de récidive, dites « peines plancher ». Or le texte n’impose pas que la peine de prison soit ferme et le prévenu peut donc être condamné avec sursis.

[3] La loi a été promulguée le 24 novembre 2009. « Les aménagements de peine seront facilités pour les peines d’emprisonnement de moins de 2 ans (à l’exclusion des récidivistes et des délinquants sexuels) ».

Quatre points de vue sur « l’air du temps » (Jean-Pierre Le Goff, Alain Finkielkraut, Paul Thibaud, Marcel Gauchet – avril 2013)

Jean-Pierre LE GOFF :
« « Mariage pour tous » et gauchisme culturel »

Alain FINKIELKRAUT : 
« La crise de l’intégration »

Paul THIBAUD : 
« Le fatalisme européen »

Marcel GAUCHET : 
« Droite et gauche : des victoires à la Pyrrhus »

Droite et gauche : des victoires à la Pyrrhus (Marcel Gauchet – avril 2013)

Le fatalisme européen (Paul Thibaud – avril 2013)