
à propos de son livre La fin du village. Une histoire française, Gallimard, 2012.
Vidéo enregistrée le 14 mai 2014 (durée 2h09mn)
à propos de son livre La fin du village. Une histoire française, Gallimard, 2012.
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Mai 2014 – ISSN 2261-2661
Sylvain Crépon (*)
Mes premières enquêtes sur le Front national datent du milieu des années 1990. Je venais de finir mes études à l’université de Nanterre, connotée très à gauche, mais j’ai pu néanmoins établir un climat de confiance avec mes interlocuteurs. J’ai dit qui j’étais, ce que je faisais et la manière dont je le faisais. Si on me demandait quelles étaient mes opinions, je répondais clairement que mes opinions n’étaient pas celles du Front national. Dans beaucoup de cas, cela a permis de lever la suspicion. Dans ma recherche, j’ai donc interrogé les militants, les cadres, les sympathisants, les électeurs, avec le moins d’a priori possible. J’ai même un certain souci d’empathie envers les personnes interrogées. Pour comprendre la trajectoire, le désespoir et finalement le ralliement au Front national des ouvriers, chômeurs depuis dix ans, à Hénin-Beaumont dans le Nord-Pas-de-Calais, il faut un minimum d’empathie, sinon on ne parvient pas à saisir le sens de l’attrait que ce parti inspire. Et même si le Front national cultive souvent un aspect sulfureux, j’ai considéré qu’il devait être étudié avec la même rigueur méthodologique que les autres partis.
Après la Seconde Guerre mondiale, la mouvance d’extrême-droite entame une traversée du désert. Elle va tenter alors de se restructurer autour de deux thèmes : l’opposition à la décolonisation – avec la voie terroriste de l’Organisation armée secrète (OAS) ou la voie légale de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) de Pierre Poujade qui mêle la lutte contre la fiscalité et la lutte contre la décolonisation – et l’anticommunisme virulent à l’époque de la Guerre froide.
Jean-Marie Le Pen fait ses premières armes politiques en étant élu le plus jeune député de l’Assemblée nationale en 1954 et en développant ses talents de tribun au sein du mouvement poujadiste. Mais le discrédit que subit le soutien à l’Algérie française en raison du terrorisme de l’OAS entraîne la mouvance d’extrême droite dans une seconde traversée du désert. Dans les années 1960, elle connaît quelques soubresauts à travers des mouvements groupusculaires, essentiellement estudiantins, occupés à faire le coup de poing dans le quartier latin ou les milieux étudiants. Mais il ne s’agit nullement de mouvements politiques à même de prendre le pouvoir.
En 1972, le Front national est créé par des responsables d’Ordre nouveau, parti nationaliste-révolutionnaire, ouvertement néo-fasciste, qui a conscience de son impasse groupusculaire. Il essaie alors de se donner une vitrine électorale et fait appel à Jean-Marie Le Pen auréolé de son charisme et de son expérience de député et de la direction de la campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965. Après un conflit qui l’oppose aux dirigeants d’Ordre nouveau, Jean-Marie Le Pen réussit à s’approprier le Front national et à en devenir le seul président. Dans les années 1970, le Front national ne dépasse pas sa situation groupusculaire. Il rassemble encore tous les perdants de la mouvance d’extrême droite : les perdants collaborationnistes de la Deuxième Guerre mondiale et les perdants des guerres coloniales.
Une éminence grise du Front national, François Duprat [1], mène alors un important travail politique . Avec la crise économique débutée en 1974, ce dernier comprend très vite qu’il faut concurrencer le Parti communiste dans sa capacité à représenter les catégories populaires. Il oriente alors le combat social sur le registre racial et ethnique, développe l’idée que l’immigration fait baisser les salaires et est responsable du chômage : « Un million de chômeurs c’est un million d’immigrés en trop », et lance le slogan du racisme anti-français. François Duprat disparait en 1978 dans un attentat à la voiture piégée dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, même s’il existe quelques hypothèses sur les commanditaires.
À cette époque, Jean-Marie Le Pen ne croit pas à cette stratégie sociale, alors que quelques années plus tard, c’est elle qui définira l’identité du mouvement. Mais pendant toute cette période, il réussit le tour de force de réunir autour de lui toutes les mouvances de l’extrême droite. À la fin des années 1970, bien qu’il ne soit pas intéressé par la religion, il établit ainsi des liens avec les catholiques traditionnalistes qui rejoignent le Front national et obtiennent des postes de responsabilité. Au début des années 1980, la mouvance de l’extrême droite ne connait plus de dissensions ; le Front national est structuré en parti unitaire et va consacrer son énergie à la conquête du pouvoir.
Les premiers scores électoraux datent des années 1980. C’est d’abord l’élection municipale de Dreux en 1983 où Jean-Pierre Stirbois réussit à entrer au Conseil municipal en s’alliant au RPR. Puis en 1984, lors des élections européennes, plusieurs cadres du Front national sont élus député au Parlement européen. Enfin, à la faveur d’un scrutin redevenu proportionnel en 1986, des députés du Front national entrent à l’Assemblée nationale.
La gauche qui est alors au pouvoir devient de plus en plus impopulaire ; une partie de la droite est encore déboussolée par la présence d’un président socialiste et elle n’a pas encore de leader incontesté. Face au RPR et à l’UDF, le Front national comprend qu’il a une carte à jouer en affirmant incarner la véritable droite. Sur le plan économique et social, il affirme alors des positions ultra-libérales, réduisant le rôle de l’État à ses seules fonctions régaliennes. Il défend les positions de Margaret Thatcher et prend pour modèle Ronald Reagan.
En raison des succès électoraux du Front national, des ralliements de technocrates issus de la droite ont lieu. Certains viennent du RPR, du Club de l’Horloge et parfois de l’UDF. Parmi eux, Bruno Mégret qui adhère au Front national avec une ambition : transformer le FN en un parti à même de prendre le pouvoir. C’est un technicien hors pair. Il recrute des cadres compétents, crée une école de cadres, un conseil scientifique susceptible de donner une légitimité aux idées du Front national, met en place un marketing politique moderne et dans l’air du temps. Il doit alors faire face à l’opposition de Jean-Marie Le Pen avec ses premières formulations-choc : « détails de l’histoire », « Durafour-crématoire », « inégalité des races »… Les partisans de Bruno Mégret veulent au contraire « dédiaboliser » le Front national pour essayer de tisser des alliances avec la droite et se rapprocher du pouvoir [2].
Les années 1990 constituent une véritable rupture. La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’Union soviétique créent une nouvelle situation. Le Front national qui se voulait le meilleur défenseur du libéralisme, commence à critiquer les « excès du capitalisme », ce qu’il appelle le « mondialisme » et les « velléités impérialistes » des États-Unis. À cette époque, son électorat devient de plus en plus populaire et ouvrier : en 1995, il devient le premier parti chez les ouvriers, recueillant le suffrage de 30% des ouvriers et 25% des chômeurs.
Alors qu’il a été créé en partie par d’anciens partisans de l’Algérie française défenseurs d’un nationalisme colonial, les nouvelles générations du Front national qui ont 18-25 ans dans les années 1990, ont été socialisées et éduquées dans un tout autre contexte ; elles considèrent que cette vision du nationalisme est un combat d’arrière-garde. Le discours différencialiste issu de la Nouvelle droite leur convient mieux : pour définir les identités, il ne faut plus parler du paradigme biologique, de la race, mais de la notion anthropologique de culture. Ce tournant social et différencialiste est particulièrement visible au sein de la jeunesse du Front national, sous la direction de Samuel Maréchal [3]. Celui-ci considère que le clivage politique ne doit plus se faire entre gauche et droite, mais entre les « cosmopolites » ou les « mondialistes » et ceux qui sont attachés à la différence des identités et donc à l’identité nationale. Il remet au goût du jour le slogan du Parti populaire français de Jacques Doriot des années 1930 : « Ni droite, ni gauche ». Cette orientation s’oppose à celle de Bruno Mégret qui se revendique de la « droite nationale » sur le plan économique et sur celui des valeurs morales.
La scission entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen intervient dans ce contexte. Elle n’est pas seulement due à une querelle d’egos, mais elle a aussi un fondement idéologique, Mégret critiquant de plus en plus les positions et les outrances de Le Pen. Cela n’empêchera pas ce dernier de s’appuyer sur certains radicaux du parti afin de renforcer sa position à l’intérieur du parti.
Bruno Mégret va quitter le Front national avec la moitié des membres de l’appareil dirigeant et la moitié des militants. L’élection présidentielle de 2002 présentée généralement par les observateurs politiques comme une très grande victoire du Front national, est en fait très paradoxale, car après cette scission, le Front national est devenu exsangue : il n’a plus de ressources, peu de militants et de cadres, les mieux formés étant partis avec Bruno Mégret.
Avant 2002, les cadres, jeunes ou moins jeunes, que j’ai interrogés étaient tous persuadés que Jean-Marie Le Pen deviendrait un jour Président de la République. En analysant les rapports de forces politiques, je savais que cela n’était pas possible. Jean-Marie Le Pen a toujours privilégié l’élection présidentielle au détriment des autres. Il ne s’est donc pas entouré d’un réseau d’élus sur lesquels il aurait pu s’appuyer ; il a personnalisé les enjeux électoraux, sans doute avec des préoccupations d’ego pour ne pas être mis de côté au sein de son propre appareil. Dès que des baronnies locales se constituaient, il s’empressait de leur mettre des bâtons dans les roues.
Après les élections présidentielles de 2002, j’ai réalisé beaucoup d’entretiens avec des cadres du Front national et récemment je les ai réinterrogés sur cette période : pour la plupart d’entre eux, cette « victoire » a été et est encore vécue comme une cuisante défaite. En 2002, devant l’ampleur de la mobilisation de l’entre-deux tours, ces cadres du Front national ont pris conscience que Jean-Marie Le Pen ne pourrait jamais accéder au pouvoir. C’est à ce moment que se constitue au sein du Front national une structure informelle, intitulée « Générations Le Pen ». Elle avait déjà existé (« Génération Le Pen » au singulier) avec Samuel Maréchal pour s’opposer aux mégrétistes. Mais Marine Le Pen réactive cette structure en réunissant des cadres qui réfléchissent aux causes de la défaite : pourquoi et comment le pouvoir a-t-il pu échapper au Front national avec une mobilisation d’une telle ampleur au deuxième tour de l’élection présidentielle ? Ils étudient de près la sociologie électorale, notamment les travaux du Cevipof [4], et ils se rendent compte que, dans les années 1990-2000, entre 40% et 60% de leur électorat ne voulait pas que Jean-Marie Le Pen devienne président de la République. Deux raisons à cela : Jean-Marie Le Pen apparaissait d’une part comme quelqu’un qui s’opposait à la démocratie et qui, d’autre part, n’avait pas les compétences pour devenir chef de l’État. C’est l’éternel paradoxe de ce qu’on appelle le vote « sanction » ou le vote « protestataire ».
Dès 2002-2003, Marine Le Pen qui met en place cet atelier de réflexion, envisage une stratégie de dédiabolisation et de normalisation. Dédiabolisation : elle veut arrêter de faire du Front national cet espèce d’épouvantail qui fait fuir beaucoup d’électeurs ; normalisation : elle veut en faire un parti avec des cadres compétents à même de gérer et de diriger. Ce n’est pas totalement nouveau puisque, en son temps, Mégret avait essayé de faire la même chose. Mais Marine Le Pen s’y emploie alors avec beaucoup d’énergie et elle parvient même à recruter d’anciens mégrétistes.
Aujourd’hui, on assiste à la tentative de créer une école de cadres — ce qu’avait fait antérieurement Bruno Mégret —, on débat sur un changement de nom du Front national, et, pour pouvoir tisser des alliances, on crée une entité, le Rassemblement Bleu Marine. Cette stratégie de « dédiabolisation » n’en connaît pas moins ses limites : elle risque de faire perdre la radicalité qui constitue le principal ressort du Front national et le distingue des autres partis politiques. Aller trop loin dans la normalisation, c’est risquer de devenir une sorte d’UMP-bis. Le débat interne porte sur les limites des diatribes antisystème et il n’est pas clos. Le Front national est aujourd’hui à la croisée des chemins.
On parle souvent aujourd’hui d’une « droitisation de la société » qui se traduirait par la porosité de l’ensemble de la société aux idées du Front national. Or, ayant assisté à des séances de formation et étudié de près les discours, le terme de droitisation me paraît impropre. En fait, la radicalisation du discours identitaire et xénophobe s’est mise en place en intégrant des valeurs de gauche et c’est ainsi qu’elle a pu se légitimer. Le paradigme républicain et la laïcité sont utiles pour s’opposer à l’immigration et à l’islam dans un contexte où les problèmes sont réels comme le terrorisme islamique du type Mohamed Merah. De nouvelles recrues du Front national m’ont souvent dit : « Tant que c’était le vieux, je ne pouvais pas adhérer ni même voter. Pourtant les idées du Front national je les ai depuis toujours. Avec Marine Le Pen ce sont des valeurs qui me sont proches. »
Un des ressorts du succès du Front national repose sur une subversion des valeurs de l’humanisme républicain qu’il a réussi à s’accaparer. C’est un grand défi pour les politiques attachés à cet humanisme. Sont-ils capables de contrecarrer efficacement cette subversion des valeurs libérales et humanistes ?
(*) Sylvains Crépon, sociologue, chercheur associé au laboratoire Sophiapol, université Paris Ouest-Nanterre, auteur notamment de Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie, Nouveau monde éditions 2012, et de La Nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants du Front national, Paris, L’Harmattan, Collection « Logiques politiques », 2006. Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 11 février 2014.
[1] Nicolas LEBOURG et Joseph BEAUREGARD, François Duprat – L’homme qui inventa le Front national, Denoël, 2012.
[2] Alexandre DEZE, Le Front national. À la conquête du pouvoir ?, Paris, Armand Colin, 2012.
[3] Gendre de Jean-Marie Le Pen et père de Marion Maréchal, députée du Front national.
[4] Centre de recherche politique de Science Po, associé au CNRS.
[5] http://www.politique-autrement.org/spip.php?article608
[6] Chercheur à l’Université de Perpignan et à l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP, Fondation Jean Jaurès), a notamment publié : Le Monde vu de la plus extrême droite, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2010 ; avec Joseph Beauregard, Dans l’Ombre des Le Pen. Une histoire des n°2 du Front National, Nouveau Monde, Paris, 2012.
[7] Parti pour la liberté (Partij voor de Vrijheid) est un parti politique nationaliste néerlandais fondé en 2006 par Geert Wilders.
[8] Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs)
[9] Formulation extraite d’un discours de Jacques Chirac en juin 1991, alors président du RPR, lors d’un dîner-débat à Orléans. Cette formulation désignait les désagréments supposés causés par certains immigrés en France dans certains quartiers.
[10] Sylvain CREPON, Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie, Nouveau monde éditions 2012.
[11] Sylvain BROUARD, Vincent TIBERJ, Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine Maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Science po, coll. « Nouveaux débats », 2005.
Jean-Pierre Le Goff sur France Info : il y a des fractures culturelles (31 mars 2014, durée 13mn52)
Conférence de Politique Autrement – mars 2014
Pour écouter Alain Finkielkraut :
Sylvain Crépon est sociologue, chercheur associé au laboratoire Sophiapol, université Paris Ouest-Nanterre, auteur notamment de Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie, Nouveau monde éditions 2012, et de La Nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants du Front national, Paris, L’Harmattan, Collection « Logiques politiques », 2006.