Stéphane Perrier, cadre dans l’industrie, ancien fonctionnaire parlementaire, est l’auteur de La France au miroir de l’immigration (Gallimard, collection Le Débat).
Stéphane Perrier, cadre dans l’industrie, ancien fonctionnaire parlementaire, est l’auteur de La France au miroir de l’immigration (Gallimard, collection Le Débat).
Avril 2017
Ingrid Riocreux(*)
Mon intérêt pour les médias ne s’est pas manifesté d’emblée. Ma thèse a porté sur la « négation chez les moralistes classiques ». Toutefois j’y ai montré que les moralistes étaient dans une posture de dénonciation de l’idéologie dominante. Je me suis alors aperçue qu’ils s’intéressaient davantage au langage de leurs contemporains qu’à leurs mœurs. On peut donc établir un léger parallèle avec ce que j’ai voulu faire par la suite. Durant ma thèse j’ai eu la chance d’avoir un statut d’Ater (Attachée temporaire d’enseignement et de recherche) à Paris 4. On m’a confié des étudiants en licence, avec pour mission, entre autres, d’enseigner la rhétorique. Le principe était d’étudier l’application de la théorie à l’étude des grands textes classiques : Aristote, Cicéron appliqués à Corneille et Racine. Mais ces étudiants n’étaient vraiment pas intéressés. C’était un groupe de licence « médias et communication », des étudiants en lettre qui se destinaient notamment au journalisme. Je devais donc leur montrer que la rhétorique devait les intéresser car ils allaient soumettre leur public à la puissance du langage.
J’ai alors commencé à prendre des exemples dans l’actualité. Puis, après ma thèse, ayant du temps personnel, j’ai poursuivi mes recherches ; j’ai beaucoup regardé la télévision, écouté la radio. J’ai pris beaucoup de notes avec toute une collection d’exemples. Et je me suis rendu compte que l’on pouvait vraiment parler d’une « langue des médias ».
A priori, bien sûr, la langue de nos médias est le français. Or la langue est un code que nous partageons. Et chacun d’entre nous l’actualise de manière propre, en fonction de notre origine géographique, de notre milieu social, de nos centres d’intérêt culturels, de notre milieu professionnel… Notre parler personnel nous rattache alors à divers groupes qui nous renvoient à une certaine vision du monde que nous partageons. Certains commerciaux emploient par exemple l’expression « être sur » : on peut « être sur un produit » ou « sur un problème » ou « sur une ville ». Certains catholiques emploient plutôt « être dans » : on n’est pas miséricordieux mais « dans la miséricorde ». Nous sommes tous soumis au langage journalistique.
C’est à travers ce langage que nous savons ce qui se passe dans le monde et il a une forte puissance prescriptive. Devant un élève, il faut souvent prendre un dictionnaire pour démonter qu’un mot n’existe pas ou qu’il ne s’emploie pas dans tel ou tel sens. Et les élèves répondent en chœur : « Mais à la télé ils disent comme ça ! »Vous n’avez aucune chance de contrebalancer un journaliste qui s’adresse à la France entière alors que l’influence du professeur se limite aux murs de la classe ; vous n’avez aucun poids par rapport à la puissance du langage de la télévision. Or, cette puissance ne s’arrête pas à des mots mal employés ou à des erreurs de grammaire. Elle apporte, avec les mots, leur connotation. C’est une manière d’encoder le réel qui se surimpose aux nécessités de la langue sur des critères d’ordre moral mais qui ne s’avouent pas comme tels. C’est une manière de nous indiquer la distinction entre le bien et le mal, ce qui est intéressant et ce qui ne l’est pas, ce qui est scandaleux et ce qui ne l’est pas, ce qui est avant-gardiste et ce qui est rétrograde.
J’ai étudié des phénomènes très concrets auxquels on ne prête pas forcément attention. Mais dès qu’on les a remarqués ils sautent aux oreilles ou aux yeux. Le phrasé des journalistes est souvent déconnecté de la logique syntaxique. En voici un exemple [1] , par une journaliste de France Info : « C’est du moins la position de François Fillon le patron de l’UMP Jean-François Coppé s’est dit//surpris// de la déclaration de la ministre » Le mot « surpris » est séparé du reste de la phrase, il a un statut de discours cité et c’est normal. Mais ce qui est troublant dans cette phrase c’est qu’avec ce phrasé l’information, sans être biaisée, ne passe pas : on ne sait pas qui est le patron de l’UMP, surtout si on met mentalement un point après UMP.
Dans les propos des journalistes on connaît aussi le vocabulaire restreint, les formules toutes faites. Le flou est toujours « artistique », le pari est toujours « pascalien », la majorité « immense » et la minorité forcément « infime ». On se surprend parfois à penser avec des clichés. On a une expression en tête et on n’en trouve pas d’autre : « coup de pouce au smic » (à l’origine une métaphore), le « patron des patrons »… Je remarque qu’on ne parle pas de ces phénomènes y compris quand le CSA prétend intervenir au nom de la défense de la langue française. Pour la « journée de la langue française dans les médias » on fait appel à un académicien qui se félicite de la bonne tenue de la langue dans les médias en France mais regrette la présence des anglicismes. Cette question de l’anglicisme obnubile tellement que l’on ne voit pas que l’anglicisme n’est qu’un symptôme. Le fond du problème est que ces journalistes ne réfléchissent pas aux mots qu’ils emploient, ne cherchent pas le mot juste et se contentent la plupart du temps de reproduire les mots de leurs confères. Voici un autre exemple venant de France Info : « En matière de libérations d’otages est-ce qu’il y une french touch ? » C’est en effet assez choquant quand on sait qu’à ce moment des otages devaient être libérés de manière urgente. À sa décharge, Fabienne Sintès qui présentait ce journal a été longtemps correspondante aux États-Unis.
On entend aussi beaucoup le bashing dont le fameux « Hollande bashing » qui me paraît exemplaire du problème que je veux pointer. Quand on dit « Hollande bashing », c’est la réduction à l’unique de réalités multiples. Le mot anglais a lui-même des synonymes et je ne compte pas les mots français que l’on exclue en employant cette expression faible. On met dans cette expression le positionnement politique, le programme, l’attitude de la personne, les attaques ad hominem… L’information est alors totalement biaisée. On perd la recherche de la subtilité et par conséquent du vrai.
On retrouve cette manière de dire dans une pratique encore plus condamnable : la récupération de mots de militants. On pense immédiatement à tous les mots en « phobe » : islamophobe, homophobe, ou pourquoi pas christianophobe que l’on n’entend guère. Ce sont des mots de militants qui permettent de jeter le discrédit de manière globale sur tous les opposants pour mieux faire avancer ses idées. Ces mots qui peuvent avoir une place dans des organisations n’ont pas à être employés systématiquement par des journalistes qui, de ce fait, les valident en les utilisant couramment, ce qui est problématique et même contestable.
Cette habitude d’employer des mots sans y réfléchir, et donc sans s’interroger sur ceux qui les reçoivent, est contestée. Mais ces journalistes n’aiment pas qu’on leur dise qu’ils expriment un positionnement sur les faits. Ils prétendent que l’objectivité est possible. C’est d’autant plus surprenant que dans les écoles de journalisme on enseigne que l’objectivité n’est pas possible. Or, un journaliste vous dit qu’il « ne juge pas » et que « l’actualité commande », selon le directeur de la rédaction de France Info. Mais quand on souligne le caractère orienté de certaines informations, ils ont recours au refrain de « l’éthique de responsabilité ». Je l’ai beaucoup entendu depuis la sortie de mon livre. Un journaliste m’a dit clairement : « Comprenez bien : on ne peut pas laisser les gens penser n’importe quoi. Allez au bar du coin, les gens ont des pensées horribles. Face à cela nous avons une responsabilité. » C’est un discours arrogant et méprisant pour la populace que nous sommes et qui pense mal. Cette volonté est totalement assumée par ce journaliste. Nous sommes confrontés à ce paradoxe : le discours du « on ne juge pas » et le fait de nous dire ce que nous devons penser.
Le Monde : « La religion s’invite au bureau ». I-Télé : « La religion s’invite au sein des entreprises ». Ouest France : « Que faire quand la religion s’invite au travail ? » (La photo accompagnant l’article montre une femme voilée). Or, quand on lit ces articles, le problème n’est pas la religion mais une religion. En lisant le titre, nous le savons déjà. Et le journaliste sait qu’il va parler de l’islam. C’est un code que nous avons parfaitement intégré. Quand on nous parle ici de la religion, nous savons qu’il ne s’agit pas du christianisme ou du judaïsme. C’est une manière détournée d’aborder un problème qui concerne spécifiquement l’islam.
Autre exemple : des images de Sisco en Corse dans l’été 2016. Elles montraient une situation très tendue dans une atmosphère de guerre civile. Mais le titre diffusé sur BFMTV était : « Sisco : inquiétude sur la solidité du vivre-ensemble corse ». C’est pour le moins un euphémisme. On pourrait croire qu’on a affaire à un problème mineur, comme si les gens ne se découvraient plus en croisant des dames dans la rue…
Depuis la campagne de Donald Trump nous n’échappons plus au fact checking [2]. Par ce procédé, les journalistes partent d’affirmations d’hommes politiques et nous disent si c’est vrai ou faux. Mais c’est souvent une opération d’enfumage car ils citent des chiffres sans dire d’où ils viennent, font parler un expert sans nous dire qu’il a un engagement politique… Dans la campagne Trump/Clinton, en cas de décalage entre l’affirmation et la réalité, on a pu noter diverses manières d’effectuer une charge morale. On peut dire que la personne ment ou qu’elle commet une erreur. Dans le cas de Donald Trump, c’était des « mensonges ». Quand, par hasard, il commettait des erreurs c’était forcément la preuve de son « incompétence » ou de son « inaptitude ». Pour Hillary Clinton, il s’agissait uniquement d’« erreurs », d’« imprécisions », d’« inexactitudes », voire d’« erreurs de communication ». À propos de la santé d’Hilary Clinton, nous avons eu : « L’erreur de Clinton : “taire la vérité” ». On aurait pu tout aussi bien parler de dissimulation. Comme c’était un peu trop gros, on a mis des guillemets pour l’expression « taire la vérité ». On a parlé d’annonce « retardée » et non d’annonce « tardive » qui mettrait en question le choix moral de retarder cette annonce. Et le journaliste se réfère alors aux propos d’un spécialiste. Les Clinton n’ont pas dissimulé mais ils n’ont pas bien tiré les leçons du passé. Ils n’ont pas suffisamment estimé que, quand on dissimule quelque chose, cela finit par sortir. Les Clinton n’ont pas d’intention maligne quand ils dissimulent, c’est simplement un trait de caractère profondément ancré en eux. Ce trait de caractère est décrypté de manière très rigoureuse par ce spécialiste, « historien et spécialiste des États-Unis de France Info » qui n’est autre que Thomas Snégaroff, historien, membre de la rédaction de France Info. La distance est établie mais le « spécialiste » est un salarié du même média que le journaliste, un collègue. Le parti pris est assumé de manière insidieuse car les guillemets laissent entendre une prise de distance vis-à-vis d’une parole extérieure.
Toujours dans la campagne Trump/Clinton vous avez pu voir que « Trump balance joyeusement ses boules puantes » ou « dégaine ses boules puantes », alors qu’Hillary Clinton « dégaine un angle d’attaque ». Trump a toujours été montré comme une espèce de garnement qui lance des « accusations à la légère » alors qu’Hilary Clinton avec d’autres affirmations également à la légère avait une posture beaucoup plus noble, celle qui choisit son angle d’attaque. Dans un même processus qui est d’accuser son adversaire de quelque chose, à tort ou à raison, ils étaient à chaque fois différenciés dans la manière d’être présentés. Hillary Clinton était « la candidate démocrate » et Donald Trump « le milliardaire » et non « le candidat républicain ». Si l’on désignait Donald Trump par son compte en banque, on aurait tout aussi bien pu parler de « la femme de l’ancien président ».
Dans la série des « surprises » nous avons eu : il « bat Clinton, à la surprise générale » ainsi que « la surprise Fillon [3] ». La « surprise » s’accompagne toujours du « saut dans l’inconnu » : « Brexit, le saut dans l’inconnu », « Trump vainqueur : les États-Unis ont sauté dans l’inconnu ». Le rejet, par référendum, de l’accord de paix avec les Farc par les Colombiens, en octobre 2016, avait donné aussi lieu également à « la surprise » et au « saut dans l’inconnu ». Dans l’esprit du journaliste, même si pour beaucoup d’observateurs il s’agissait d’un mauvais accord de paix, nous devions aller nécessairement vers une paix universelle. Lorsqu’ un accord de paix est conclu, la seule réponse possible ne peut être que « oui ».
L’expression « surprise » nous dit beaucoup sur la manière de voir le monde de ces journalistes. Par exemple, Hillary Clinton était donnée par les sondages en avance sur Trump, mais avec une différence égale à la marge d’erreur. La réalité était un coude-à-coude. Alors il ne peut pas y avoir « surprise » à l’issue d’un suspens. Mais, pour ces journalistes, c’était une surprise car à l’évidence Trump ne pouvait pas gagner au sens moral, comme on dit à quelqu’un qu’il « ne peut pas nous faire ça ». Trump ne devait pas gagner, c’était moralement inenvisageable. Derrière ce mot « surprise » se cache un sens de l’histoire préécrite. Ce dogme, profondément entré dans une pensée journalistique, est totalement irrationnel. De même, la place de François Fillon à l’issue du premier tour de la primaire de la droite et du centre, est une « surprise ». Cependant trois jours plus tôt, un sondage Ipsos le donnait en tête. Il m’a paru injuste que des journalistes accusent les sondages de s’être trompés. J’ai eu plutôt l’impression que ces journalistes ne voulaient pas voir ce qu’ils montraient. Ils nous montraient des sondages avec un discours enrobant. La surprise n’était pas d’ordre mathématique mais purement morale d’où le « saut dans l’inconnu ». Après tout si les Britanniques avaient voté contre le Brexit, aurait-on évité ce saut dans l’inconnu ? Et si Clinton avait été élue ? Est-ce que toute décision cruciale ne constitue-t-elle pas un saut dans l’inconnu ? C’est une banalité, mais qui connait l’avenir ? Pourquoi certaines décisions seraient-elles des « sauts dans l’inconnu » alors que d’autres seraient rassurantes parce qu’elles vont dans le « sens de l’histoire » ?
En partant d’une même dépêche de l’AFP, Direct matin et Vingt Minutes donnent exactement le même texte d’article. Seul le titre change : « Jour de colère mobilise quelques centaines de personnes » et « Jour de colère ne mobilise que quelques centaines de personnes [4] ». Une information chiffrée peut influencer la réception dans la manière de la présenter. Dans le deuxième cas, c’est un mouvement sans ampleur qui n’a pas prise sur la société. Une manifestation qui mobilise près de 2000 personnes est beaucoup plus importante qu’une manifestation qui mobilise moins de 2000 personnes. Je ressens d’autant plus ce langage que je suis inapte à apprécier la valeur d’un nombre. Or, ces expressions insidieuses (« ne…que », « presque », « moins de.. ») façonnent notre manière de voir le monde.
J’ai été par ailleurs intéressée par une polémique entre Éric Zemmour et Nicolas Domenach sur RTL. Le mot « migrant » commençait à s’imposer. Or, aucun des deux n’appréciait ce mot mais pour des raisons différentes. Domenach penchait pour « réfugiés » et Zemmour plutôt pour « envahisseurs ». Mais le mot migrant s’était imposé pour traiter de ces mouvements migratoires. Des gens qui arrivent sur un territoire en fuyant des difficultés et sont en situation irrégulière, en soi ce n’était pas un phénomène nouveau. Mais l’emploi de ce mot nouveau « migrant » a été efficace car on a eu l’impression de voir un nouveau phénomène. La nouveauté était son ampleur, son caractère soudain, non le phénomène lui-même.
Avec la publication de la photo du petit Aylan, noyé sur une plage, en septembre 2015, je me suis souvenu du naufrage du Lusitania en 1915. Le Président Wilson avait été élu sur un programme protectionniste et de non-intervention dans les affaires européennes. Quand le Lusitania a coulé, il y a eu tout un battage autour d’une enfant noyée, la petite Betty. On a diffusé des photos d’elle, de sa famille… Cette propagande a permis de retourner l’opinion pour une entrée en guerre des États-Unis. Le parallèle m’a sauté aux yeux. Avant la diffusion de la photo du petit Aylan, l’opinion européenne était très opposée à l’accueil massif des migrants. La diffusion de cette photo par l’exploitation d’un enfant noyé a retourné l’opinion.
À la suite de l’assassinat du père Hamel [5], un article publié par Le Monde [6] fait référence à une manifestation de bonne entente intercommunautaire. Je ne conteste pas la légitimité de cet événement qui a pour but de ramener la paix et d’afficher la concorde. Mais ce qui est intéressant c’est le travail de la journaliste. Elle arrive de Paris au milieu d’une centaine de collègues. Ce jour-là, avec une certaine mise en scène, les musulmans accueillent, à la mosquée, les fidèles de l’église d’à côté. Les prêtres sont invités à faire un petit discours dans le cadre de la prière du vendredi. C’est un événement et sa mise en scène n’est pas condamnable en soi. Mais le problème est que la journaliste veut absolument démontrer que les communautés s’entendent bien. Elle veut absolument montrer des choses qu’elle n’est pas en mesure de voir ce jour-là, à cet endroit, dans ces circonstances. Cette manifestation, médiatisée, a sa justification, mais ne permet absolument pas de savoir ce que sont en réalité les relations quotidiennes entre les communautés, dans cette ville.
Or la journaliste fait, c’est un classique du genre, une galerie de portraits : « Leila, 48 ans, voile blanc, robe noire, très touchée par cette manifestation de solidarité ». Nous avons ainsi le curé, le président régional du culte musulman, une petite citation de François Bayrou, Abdel venu avec sa petite fille de 3 ans, Mohamed, 39 ans, qui dit une chose tellement importante qu’elle a été reprise en intertitre : « On ne sait pas ce qui peut se passer, il y a des extrémistes des deux côtés ». Suivent Moreno, 51 ans, Nicole et sa fille Sabine et enfin on conclut sur Éliane. Le point commun entre Antoinette du début et Éliane à la fin est qu’elles sont très âgées. Les personnes âgées sont donc ici une référence, elles représentent la voix de la sagesse et nous parlent de la beauté du vivre-ensemble.
Il est amusant de remarquer que les vieux étaient, peu de temps avant, des abrutis qui avaient en majorité voté pour le Brexit. Antoinette, Abdel, Mohamed, Leila, Nicole, Éliane nous parlent de l’entente entre les peuples et tout cela est très positif. Un seul personnage détonne un peu, c’est « Moreno, 51 ans » : « Il confesse que sa colère domine sur son coté religieux ». Mais, après la citation, l’article le discrédite immédiatement car il est électeur du Front national. Juste après, Nicole et sa fille Sabine ont peur « elles-aussi » mais elles « refusent les amalgames ». On a le droit d’avoir peur mais il faut refuser les amalgames. Cet article présente des points de vue et vous dit en même temps ce que vous devez en penser.
L’endroit de la citation de François Bayrou est également intéressant dans l’enchainement des faits. Le président régional du culte musulman vient de dire que tout le monde ne sera pas présent. La journaliste évoque alors François Bayrou : « Les propos de François Bayrou on fait tache et ont choqué ». S’il a raison, il a tort de le dire : « Le président du Modem avait dénoncé l’existence à Saint-Étienne-du-Rouvray d’une “mosquée salafiste’’ et d’une “communauté fanatisée’’ ». Suit la réponse de l’imam à François Bayrou : « Dans toutes les communautés vous trouverez des individus qui se disent salafistes. » En gros, ils ne sont pas représentatifs des gens qui sont là.
L’ordre des propos est intéressant. La journaliste aurait pu inverser les propos. D’abord ceux de l’imam : « Dans toutes les communautés vous trouverez des individus qui se disent salafistes » et poursuivre : « Pourtant François Bayrou a un autre point de vue lui qui, le 26 juillet, dénonçait l’existence, à Saint-Étienne-du-Rouvray, d’une mosquée salafiste. Dans cet ordre-là, notre réception de l’événement change totalement. Le rapport de compensation aurait été totalement inversé. Or, on reçoit l’information dans un état de vulnérabilité intellectuelle. On cherche ce qui se passe dans le monde et non ce qu’on me dit de ce qui se passe.
Je vais prendre un autre exemple. Un article du Monde [7], sur le Pape François très bon, non partisan, très complet, non caricatural. Mais on a pu lire : « À cette occasion, le Pape François avait tenté d’assouplir un tant soit peu l’approche par l’Église des vicissitudes de la période contemporaine qui l’a conduit à juger illicites des états de vie pourtant aujourd’hui répandus. » Dans ce petit pourtant le journaliste donne son point de vue : un état de vie répandu ne doit pas être jugé illicite par l’Église. Ce petit pourtant induit l’idée que l’Église est rétrograde, qu’elle ne s’adapte pas à notre temps… Le pourtant établit un rapport d’incompatibilité entre « illicite » et « répandu ».
Savez-vous désormais qu’en grammaire il ne faudra plus parler du COD (complément d’objet direct) en classe de CM1 mais du « prédicat » et du « complément de phrase » ? C’est décidé, le COD n’interviendra qu’en 4e, tellement c’est difficile. Indépendamment du bien fondé de cette réforme, j’ai étudié le traitement journalistique du sujet. Voici un titre : « Grammaire : polémique sur la disparition du COD à l’école primaire ». C’est une façon de minimiser le problème puisqu’on a alors l’impression que l’on ne fait que retirer la notion de COD à l’école primaire. Sur le fond, avec l’introduction de la notion de sujet et de prédicat, nous n’avons pas affaire à une simple suppression de la notion de COD. Le rapport à la phrase est changé. La structuration de la pensée, le rapport à la langue sont modifiés. Disparaissent, avec le COD, le COI (complément d’objet indirect), le COS (complément d’objet second), l’attribut du sujet, sans parler de l’attribut du COD.
Autre exemple sur le même thème : « Programmes scolaires : le prédicat prétexte à polémique ». On aurait pu avoir simplement « objet d’une controverse ». Mais avec « prétexte », le lecteur a l’impression que des gens cherchent simplement une raison supplémentaire de critiquer le Conseil supérieur des programmes. En présentant les choses ainsi, on a tout lieu de penser que les personnes mettant en cause cette réforme sont des gens rétrogrades, nostalgiques de l’école d’autrefois. Dans l’article, ils ont même de mauvaises arrière-pensées politiques. L’antipédagogisme « vient d’horizons un peu flous », c’est donc dangereux. Et le mot « polémique » donne l’idée d’une agitation stérile et dangereuse. C’est bien moins noble qu’une controverse.
L’un de ceux qui ont pris position contre cette introduction de la notion de prédicat est Jean-Paul Brighelli, dans Le Parisien [8], dans une interview croisée avec le président du Conseil supérieur des programmes. Brighelli aurait pu être présenté comme un « intellectuel défenseur des méthodes traditionnelles » mais il est un « polémiste, défenseur de la vieille école ». Un polémiste est quelqu’un dont il faut se méfier a priori car il ne pense pas bien.
En outre, ces journalistes qui viennent nous donner des leçons n’ont même pas compris de quoi ils parlent. Ils croient que l’on va inventer de nouvelles règles de grammaire. Mais il n’est absolument pas question de changer le fonctionnement de la langue. Certains croient même que le prédicat est introduit dans le cadre d’une réforme de l’orthographe… Ils vont tout de même nous dire qu’il faut être pour le prédicat car c’est bien.
Avec cette histoire de prédicat, j’ai pensé aussi à la manière dont on nous a parlé de la canicule et du réchauffement climatique fin août 2016. Un titre de L’Obs [9] : « Canicule – À Paris aussi, on meurt du réchauffement climatique ». Et non, « à cause de la canicule ». Ce raccourci est éminemment contestable, mais on perçoit très bien le militantisme « réchauffiste » du journaliste, bien au-delà des experts du GIEC. Ces journalistes étaient très contents de la canicule car c’était pour eux un argument pour démontrer la réalité du réchauffement climatique. Ils sont allés chercher des experts pour les aider dans cette démonstration que la canicule était une preuve du réchauffement climatique. Mais quand on lit les articles, on constate que ces experts (qui, bien sûr, ne sont pas « climatosceptiques ») sont très prudents, très mesurés, même ceux qui sont aux avant-postes du « réchauffisme ». Selon eux, cela pourrait être un signe si les épisodes caniculaires étaient de plus en plus fréquents et intenses. En l’état, ils ne sont pas affirmatifs. Mais le titre devient dans Vingt minutes : « La canicule, un signe du réchauffement climatique ». Plus subtil, sur le site good-planet.info : « La canicule ne prouve pas le réchauffement climatique, mais c’est un signe ». Et Le Point, plus distancié : « La canicule prouve-t-elle le réchauffement climatique ? »
Ces titres sur la canicule ont d’autant plus d’influence que des études indiquent que 80% de lecteurs ne lisent que les titres des articles. Alors, si vous lisez que la canicule est un signe du réchauffement climatique, vous imaginez qu’un article sérieux et fouillé vous le démontre. Or, la simple lecture de l’article avec les explications d’experts vous indique que ce n’est pas si simple. Après avoir réhabilité les sondeurs, je réhabilite les experts du GIEC… Cette doctrine officielle du réchauffement climatique n’a pas été construire par des experts, mais par les médias qui utilisent, notamment dans le cas présent, le subterfuge qui consiste à donner un titre qui ne correspond pas au contenu de l’article.
Par ailleurs on invite toujours les mêmes experts, mêmes s’ils peuvent être contestés par d’autres, même s’ils sont prêts à débattre avec des confrères. Mais si l’on entend toujours les mêmes personnes, le public a l’impression qu’il n’existe qu’une position officielle sur le réchauffement climatique et qu’elle n’est pas contestable. Il n’y aurait qu’un seul point de vue, ce qui surprend dans un domaine comme la climatologie. D’ailleurs, ces journalistes forment deux camps : les climatologues et les climatosceptiques. Un climatologue climatosceptique n’est plus climatologue, il perd sa compétence. Or, ce cela n’est pas de la propagande orchestrée par le GIEC, c’est une pure construction médiatique.
Sur pression de la profession, ces journalistes savent tous ce qu’il faut dire sur tel ou tel sujet. Nous aussi avons de nombreux sujets sur lesquels nous ne savons rien, mais savons ce qu’il faut dire. C’est le cas, parmi beaucoup d’autres sujets complexes, de la crise syrienne. Il faut d’ailleurs souligner sur ce sujet qu’Yves Calvi, un journaliste très honnête, a fait un mea culpa au nom de la profession à propos du traitement de la bataille d’Alep.
Avec le Brexit et l’élection de Donald Trump, s’accentue et se répand un rejet des médias. Internet y contribue. Naguère on pouvait être seul chez soi à insulter la personne qui parle à la radio. Désormais, vous croisez des gens qui se plaignent dans les commentaires de forums, quand ils ne profèrent pas des insultes. Cette parole de méfiance anti-médias, n’ayant pas le droit de s’exprimer sans être immédiatement soupçonnée d’avoir « des relents nauséabonds », devient le ferment d’une révolte étouffée, potentiellement violente. On se met à contester tout ce qui vient de près ou de loin des médias, y compris la démocratie. La démocratie a été confisquée par le système médiatique. Rappelez-vous comment ont fonctionné les primaires et le début de la campagne : on fonctionne avec un casting restreint, une simplification des positions…
Cette révolte peut avoir plusieurs conséquences. Faute de développer leur esprit critique que j’appelle de mes vœux, en restant au contact des médias, des gens vont chercher des réponses toutes faites, notamment sur les sites conspirationnistes. Il suffit de voir le succès de certaines chaînes de Youtube auprès de jeunes lycéens. Plus on leur répète de se méfier, plus ils sont tentés d’y aller. La parole d’autorité qui vient des médias est perçue comme un moyen de canaliser la population. L’allergie au discours médiatique s’en trouve renforcée. Nous sommes entrés dans ce cercle vicieux où les médias nous mettent en garde légitimement contre les médias alternatifs (certains sont réellement dangereux) mais la parole médiatique est tellement discréditée qu’en nous mettant en garde, ils font la promotion de ces courants de pensée, ferments de violence, voire de guerre civile.
(*) Ingrid Riocreux, agrégée, docteur de l’Université Paris-Sorbonne, qualifiée aux fonctions de Maître de Conférences en langue et littérature françaises, auteur de La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement (Éditions du Toucan, 2016). Cette lettre rend compte de son intervention, lors d’une conférence de Politique Autrement, le 2 février 2017.
[1] Les points ou virgules sont absents ici : on ne les entend pas.
[2] Le fact checking (vérification des faits) est une technique apparue au États-Unis dans les années 90.
[3] Désigné candidat de la droite et du centre à la primaire de décembre 2016.
[4] Jour de colère est un collectif présent sur Facebook et Tweeter.
[5] Assassinat islamiste, à Saint-Étienne-du-Rouvray, en juillet 2016.
[6] Perrine MOUTERDE, « À Saint-Étienne-du-Rouvray, “il n’y a qu’une porte” entre chrétiens et musulmans », Le Monde, 29 juillet 2016.
[7] Le Monde, 21 novembre 2016
[8] Le Parisien, 7 janvier 2017.
[9] L’Obs, Jean-Paul Fritz, 25 aout 2016.
Carole Barjon, rédactrice en chef du service politique de l’Obs, auteur de Mais qui sont les assassins de l’école ? (Édit. Robert Laffont).
Janvier 2017
Céline Pina(*)
Plus je suis confrontée, sur le terrain, à l’influence croissante des islamistes sur les Français de confession musulmane dans certains quartiers, plus je suis confrontée à leurs idiots utiles et à ceux qui leur servent à la fois de supplétifs et de cautions, et plus je me rends compte que ce qui nous détruit, en tant que peuple constitué, est moins les attaques que nous subissons que le refus des politiques comme de la haute fonction publique de réagir et de faire leur travail de légitimation de ce qui fait notre monde commun. Nous sommes passés de l’idéal politique à la gestion territoriale, de politiques censées transcender un camp pour incarner la République et la nation, tout en étant porteur d’une orientation particulière, à des féodaux, plus ou moins grands, tenant des territoires.
En 1989, je n’avais pas 20 ans et, comme beaucoup des gens de mon âge, à l’annonce de la chute du mur, je me suis précipitée à Berlin pour arracher mon petit bout de béton, garder un souvenir de cette victoire de la liberté sur la tyrannie. À l’époque, les temps qui semblaient s’ouvrir devant nous recelaient la promesse d’une sorte d’âge d’or. La fin des idéologies, c’était la chute du communisme et le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique. Ne restait aux moins avancés qu’à combler leur retard et à rejoindre la prospérité que promettaient un capitalisme tempéré et l’apaisement d’une démocratie ouverte et accueillante. « Fin de l’Histoire » était le titre du livre de Fukuyama publié en 1992.
Bien sûr, la thèse fut controversée, mais inconsciemment nous y avons adhéré et avons cru que le choix que nous, Français notamment, avions fait de fonder la légitimité du pouvoir sur l’égalité entre les hommes et l’exercice de la raison comme sur leur capacité à exercer celle-ci pour se doter d’idéaux, de principes et de lois, étaient devenus des acquis. À la fois un héritage et un substrat. La démocratie et l’État de droit étaient ainsi devenus le terreau commun du gouvernement des hommes. Il n’y avait plus rien à conquérir, il fallait juste conserver, gérer. Et nous nous sommes endormis sur notre confort matériel et intellectuel.
Mais, tandis que le mur de Berlin chutait et que la guerre d’Afghanistan se terminait, sonnant le glas de l’influence communiste, cette année 1989 était aussi l’année de la fatwa contre Salman Rushdie, dont on mit longtemps à comprendre qu’elle marquait l’avènement d’un autre projet totalitaire, le projet islamiste. C’est ainsi qu’en Afghanistan, le départ des soviétiques a laissé la place aux talibans, au retour de la guerre et à une instabilité jamais démentie.
Et pendant que nous nous rassurions à peu de frais en imaginant un monde en train de se recomposer autour des valeurs occidentales, on a agoni d’injures Samuel Huntington qui avait osé annoncer dans son livre que le monde post-communiste serait marqué par la conflictualité et que le modèle occidental serait remis en question par le retour du refoulé identitaire. Il prévoyait aussi l’essor de l’islamisme comme nouveau totalitarisme et annonçait que le modèle consumériste libéral occidental, pour se répandre sur toute la planète, n’était absolument pas un gage de paix et de stabilité. Hélas, Samuel Huntington pensait sans doute mal, si l’on en croît l’ostracisme violent qu’il suscita de la part du monde universitaire, médiatique et politique, mais aujourd’hui nous vivons davantage dans le monde d’Huntington que dans celui rêvé par Fukuyama.
Longtemps nous avons refusé de voir cette réalité. Au point que nous n’avons pas vu que l’affaire Mohamed Merah annonçait les massacres de Charlie Hebdo, de l’Hypercacher, de Paris, de Saint Etienne-du-Rouvray, de Nice. Les politiques ont cru à la fin des idéologies et ils se sont reconvertis en gestionnaires et en commerçants. Ils ont oublié une de leur fonction, celle de légitimation de notre système politique, leur rôle dans la transmission des idéaux et principes de notre République, leur devoir de décliner dans la réalité les principes qui fondent leur légitimité. Ils se sont détachés de l’intérêt général pour se convertir au marketing politique, découpant le corps électoral en clientèles et analysant quels intérêts servir pour gagner, garder voire confisquer le pouvoir.
Les citoyens ont petit à petit basculé dans l’abstention, sauf ceux ayant intérêt à travailler au corps les politiques pour entretenir leur propre pouvoir. Ce clientélisme-là a toujours existé, certes, celui qui consiste à ne pas être mal avec le président du club de foot et à construire les gradins et les vestiaires qui vont bien en espérant que les adhérents s’en souviendront aux élections. Ce petit commerce n’est certes pas brillant, mais au moins, ne met-il pas en danger la République et ses valeurs.
Le pire est quand le clientélisme communautaire repose sur le lien créé entre le politique et celui qui instrumentalise sa communauté. Ce clientélisme de l’instrumentalisation et de l’enfermement est une trahison de la promesse républicaine, car elle place sous la coupe de leaders autoproclamés une population qui n’a plus, de fait, accès à l’émancipation. Le pouvoir du leader reposant sur l’emprise qu’il a sur une communauté, son intérêt est de mettre en coupe réglée cette population pour assurer son pouvoir et son avenir. Le problème est que le calcul pour gagner une élection ne repose plus que sur cela. Le drame est que le leader autoproclamé se met à son compte et développe sa propagande totalitariste sur fond de haine d’une France considérée comme impie, de Français présentés comme racistes et de revendications culturelles mais surtout cultuelles qui sont des déclarations de guerre à l’esprit de nos lois et à l’essence de notre contrat social.
Aujourd’hui, ce qui nourrit la peur, la colère et la rancœur des citoyens, n’est pas le fait que nous soyons attaqués. Si nous avions oublié que l’Histoire était tragique, la réalité nous l’a brutalement rappelé. Mais le déni et le refus d’agir des politiques est effrayant. Et le pire c’est le refus de prendre conscience qu’en entretenant des liens suspects au niveau national soit avec le Qatar, soit avec l’Arabie saoudite, ils embrassent ceux qui ont financé, financent et financeront ceux qui nous tuent ou cultivent sur notre territoire, sous une apparence policée appelée « quiétisme », la haine de ce que nous sommes. Ce qui est tragique, c’est leur refus de voir le poids au quotidien, dans certains quartiers ou certaines villes, du contrôle social étouffant des salafistes ou des Frères musulmans et les tensions qu’elles engendrent. Il est éprouvant de voir les républicains insultés au nom d’une « islamophobie » largement fantasmée. Cette expression vise à protéger les islamistes de toute attaque et d’enfermer les lucides dans l’opprobre s’ils ne se soumettent pas à l’injonction de se censurer qui leur est faite par nombre de médias et d’élus. Et cela finit par donner ces « territoires perdus de la République » dont Georges Bensoussan parlait déjà en 2002 [1] et dont le nombre n’a cessé d’augmenter.
« Molenbeek-sur-Seine à Saint Denis, l’islamisme au quotidien », titrait à la une l’édition du Figaro magazine des 20-21 mai 2016. À l’intérieur du journal, un reportage édifiant raconte comment, à quelques kilomètres de Paris, on peut changer de monde, voire d’espace-temps. Femmes recouvertes de voiles noirs de la tête aux pieds, burqas provocatrices, discours hallucinants, sexisme, antisémitisme assumé, violence revendiquée… Le portrait de la ville est terrible et les photos qui illustrent le reportage accentuent le sentiment glaçant d’un territoire sous emprise. L’ensevelissement des femmes sous des voiles qui sont les linceuls de leur égalité avec les hommes et de leur liberté est le premier marqueur du développement de l’emprise islamiste sur un territoire. D’abord parce qu’il est visuel et que le pouvoir est affaire de visibilité, d’apparence et de contrôle social. À un animateur radio qui m’interrogeait pour savoir comment je repérais les quartiers ou les villes en train de basculer, j’ai répondu : « En ouvrant les yeux ». Car si les discours des islamistes sont marqués par la manipulation, le mensonge et les ambigüités, voire le double langage, leur action sur le terrain est bien plus lisible : elle s’appuie sur la mise sous coupe réglée d’une population via le contrôle social. C’est le voisinage qui fait pression pour que les femmes et les filles se voilent, pour que les hommes et les garçons se comportent en mâles dominants, qui surveillent si la famille va à la mosquée, mange hallal, fait le ramadan. Il faut donc donner des gages de soumission. Sinon, ce sont les réputations qui s’effondrent et l’opprobre qu’il faut affronter. Et dans ces microsociétés enfermées, perdre sa réputation, c’est s’exposer et exposer sa famille au mépris et à la violence, c’est jeter la honte sur les siens et cela a des conséquences lourdes (isolement, mépris, menaces latentes, agressions). Ce reportage décrit une ville hors de la République, une ville où les dogmes religieux ont force de loi. Les grands absents de ce reportage ? Les élus.
De la mise en place d’un clientélisme systématique à visée électoraliste, à l’enfermement communautaire qui en résulte et au piège qui se referme sur la démocratie, j’ai longtemps cru que les partis finiraient par en revenir. C’était oublier que la méthode a ses avantages. Aujourd’hui, plus de 50% de notre population a arrêté de voter, mais ce qui est un malheur pour la démocratie est un avantage pour ses représentants : moins il y a de votants, plus leur contrôle est aisé, ce qui permet de faire ou de défaire une élection.
Lorsqu’en 2012 le think-tank Terra Nova, proche du PS, explique qu’il faut abandonner le discours en direction des classes populaires pour s’adresser à des groupes décrits comme minoritaires ou opprimés du fait de leurs origines immigrées, de leur sexe (femmes), de leurs pratiques sexuelles (homosexuels), il ne fait que théoriser une pratique de plus en plus répandue sur le terrain. Cela fait en effet belle lurette que l’on est passé, à gauche, d’une logique sociale à un discours ciblé sur des intérêts catégoriels, qui transforme les particularismes en identité indépassable. On ne s’adresse plus à des citoyens mais à des communautés. Et c’est ainsi que beaucoup d’élus ont choisi comme interlocuteurs les éléments les plus radicaux de la communauté musulmane, leur donnant ainsi pouvoir et légitimité pour devenir prescripteurs et exercer un contrôle social sur la population.
Ce qui permet de regrouper ces catégories aux intérêts rarement convergents est la discrimination. Et le discours qui permet de les agréger est un discours de victimisation dans lequel l’ennemi est à la fois l’État et le peuple, le premier se définissant comme oppresseur et le second comme raciste, sexiste et intolérant.
Désormais, à l’échelon local, nombre d’élus n’ont pas été choisis pour leur capacité, leur projet ou leur engagement, mais pour leur influence communautaire, leur couleur de peau ou leur appartenance confessionnelle. C’est une politique-casting en lieu et place de la politique comme projet commun.
En 2010, lors de la constitution des listes régionales, d’étranges débats concernant les élus de « la diversité » eurent parfois lieu. Il s’agissait de savoir s’il fallait privilégier des personnes brillantes qui, issues de familles modestes et d’origine étrangère, avaient réussi leurs études ou de privilégier ceux qui avaient échoué à l’école ou avaient commis de petits délits ? Généralement, le choix s’est porté sur les seconds. Officiellement parce que cela ferait voter les gens des quartiers qui, entendait-on, « se reconnaitraient en eux ». Ce qui revient à accorder une prime à l’échec scolaire et aux comportements déviants et, à rebours, à insulter ceux qui ont joué le jeu de la République.
Placée en situation de pouvoir, la communauté religieuse ou ethnique se rappelle vite au souvenir de l’élu, lequel est sommé de la servir. C’est au nom de son influence réelle ou supposée sur sa communauté qu’il a obtenu la place. Difficile pour ce type d’élu d’accéder à la notion même d’intérêt général ou de dépasser la représentation communautaire au profit de l’intérêt général, car cela reviendrait à scier la branche sur laquelle il est assis.
En 2012, pour l’élection législative, suppléante du député de la Xe circonscription du Val d’Oise, j’ai accompagné celui-ci à une réunion d’appartement à forte dominante communautaire. S’adaptant à son auditoire, principalement composé de jeunes et de mères, les lieux communs de la banlieue défilaient : « Vous êtes discriminés ; on ne vous fait pas de place ; alors que vous avez les mêmes compétences que les autres, on ne veut pas vous embaucher… » Pas une once de réel dans ce discours automatique. Car nous n’étions pas en face d’étudiants brillants victimes du plafond de verre, mais de jeunes hommes, qui, pour la plupart, ne savaient guère se tenir et encore moins s’exprimer correctement. Qu’il y ait des discriminations, c’est un fait. Mais dans ce cas précis, nombre de difficultés s’expliquaient d’abord par des questions d’attitude, d’éducation et de savoir-être sans qu’il soit nécessaire de convoquer les grandes orgues du racisme et de la xénophobie.
Que dire également de ces femmes, confrontées à des hommes radicalisés qui refusent de leur serrer la main ou de conduire un bus qu’elles ont précédemment conduit parce qu’il serait impur ? On s’attendrait à ce que les réactions hiérarchiques soient sans appel et se soldent par un licenciement pour faute. Et bien non, c’est le « pas-de-vague » qui est privilégié et les salariés comme l’encadrement intermédiaires s’en plaignent. Mais quand une ministre de l’Éducation nationale accepte sans réagir qu’un islamiste refuse de lui serrer la main sur un plateau de télévision, elle envoie le signal que cette provocation est tolérée au plus haut niveau de l’État.
J’ai eu l’occasion, il y a peu, d’assister au procès d’une élue qui a attaqué pour diffamation un islamiste l’ayant violemment prise à partie et insultée sur les réseaux sociaux parce qu’elle a dénoncé, en tant que citoyenne, l’installation dans des locaux municipaux d’une école illégale, où l’enseignement était, bien sûr, coranique. Elle a obtenu gain de cause et l’école, grâce à son action, a été fermée. Mais il est intéressant de remarquer que la plaidoirie de l’avocat de l’islamiste listait toutes les autorités que cette élue avait interpellées et qui n’avaient pas réagi : préfet, ministère de l’Éducation nationale, inspection académique, maire de l’époque… Finalement, c’est grâce à un contrôle de la commission de sécurité montrant que les locaux n’étaient pas prévus pour accueillir du public que cette fermeture a été permise, et non au fait que les pouvoirs publics aient accepté de faire leur travail.
Les témoignages concernant ces pouvoirs publics qui ne remplissent pas leurs missions sont légion. Ce sont des gymnases et des équipements publics prêtés aux pires islamistes ou au Parti des Indigènes de la République pour déverser leur haine ; ce sont les accusations de racisme et d’appartenance à la « fachosphère », jetées à la figure de républicains qui ont osé s’indigner qu’un chanteur qui traite les Français de « kouffars » soit invité à faire un spectacle lors de la commémoration de la bataille de Verdun ; c’est le directeur de l’IUT de Saint-Denis dénonçant des atteintes à la laïcité qui se voit suspendu et menacé par sa hiérarchie qui préfère l’attaquer plutôt que de le soutenir (un jugement lui a rendu son honneur, mais le Président de l’université qui a commis cet excès de pouvoir, lui, n’a pas de compte à rendre) ; ce sont ces subventions données à de soi-disant associations citoyennes qui se révèlent être des outils de propagande aux services d’intérêts politico-religieux ; ce sont ces maires qui autorisent des islamistes à ouvrir des écoles où les petites filles sont voilées ; ce sont ces mosquées clandestines sur lesquelles les dirigeants des villes ferment les yeux ; ce sont les multiplications d’écoles coraniques à l’ombre des mosquées ; ce sont des mosquées tenues par des islamistes radicaux ; ce sont ces femmes voilées de pied en cap que l’on autorise à accompagner des sorties scolaire…
D’un silence qui cautionne les pires dérives à un discours qui confine au déni de réalité, la médiocrité du mode de sélection des partis finit par générer des politiciens dont la parole dépouille le monde de tout sens et de tout souffle. Communautarisme et clientélisme sont les mamelles de la dépolitisation qui ouvre la route aux extrêmes.
Le triptyque électoralisme-clientélisme-communautarisme mine les fondements de notre société. À cela s’ajoute le noyautage pratiqué par les islamistes qui fournit un prêt-à-penser et à revendiquer fondé sur des dogmes et interdits religieux comme sur une vision patriarcale de l’organisation de la société dans le but de prendre le pouvoir. Le danger se précise : on en est là aujourd’hui. Les temps qui sont devant nous sont durs et le seront bien plus encore demain. Notre classe politique n’est pas à la hauteur et sa médiocrité nous expose. C’est maintenant qu’il faut agir.
La gauche et l’islamisme
(*) Céline Pina est une ancienne adjointe au maire de Jouy-le-Moutier et ancienne conseillère régionale Ile-de-France, auteur de Silence coupable, éditions Kéro. Cette lettre rend compte de son intervention, lors d’une conférence de Politique Autrement, le 16 novembre 2016.
[1] Emmanuel BRENNER (pseudonyme de Georges Bensoussan), (ouvrage collectif sous la direction de), Les territoires perdus de la République -milieu scolaire, antisémitisme, sexisme, Mille et une nuits, 2002.
[2] Djemila Benhabib a grandi à Oran dans une famille de scientifiques engagée dans des luttes politiques et sociales. Condamnée à mort par les islamistes, sa famille se réfugie en France en 1994. Djemila Benhabib s’installe au Québec, en 1997, où elle fait des études en physique, en science politique et en droit international. Elle est l’auteur notamment de Ma vie à contre-Coran, VLB, 2009.
[3] http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/un-islam-francais-est-possible
[4] Carlo STRENGER, Le mépris civilisé, Belfond, 2016
Céline Pina, ancienne adjointe au maire de Jouy-le-Moutier, ancienne conseillère régionale Ile-de-France, auteur du livre Silence coupable, Kéro, 2016.