Author Archives: Charlene-admin-2

Jusqu’où peut aller Poutine ? (Françoise Thom – Octobre 2016) 

Françoise Thom est historienne, maître de conférence à l’université Paris Sorbonne, spécialiste de la Russie où elle a longtemps séjourné.
Elle est auteur de Béria, le Janus du Kremlin, Gallimard, 2013, et avec Jean-Sylvestre Montgrenier, Géopolitique de la Russie, PUF, 2016.

Lettre n° 66 – Déchéance de nationalité et révision de la Constitution

Mars 2016

Dominique Schnapper(*)

Le texte de modification de la Constitution a évolué à plusieurs reprises depuis la première déclaration du président de la République. Après un premier débat autour de la binationalité, le texte a été modifié. La version actuelle [1] prévoit qu’une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits qui lui sont attachés, lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. Cette dernière formulation pose un problème aux juristes puisque la Constitution n’aborde pas des dispositions concernant les délits.
Mais avant d’aborder le sujet, je voudrais faire une remarque préliminaire sur le mode de gouvernement qui est actuellement pratiqué et qui nous conduit à ce débat et à cette proposition. Si l’on en croit les médias, il semble que François Hollande soit à l’origine d’une proposition sur laquelle il ne veut pas revenir. J’avais été consultée, avec d’autres, par Christiane Taubira, au début du mois de décembre. Nous lui avons expliqué que c’était une mauvaise idée et une mauvaise proposition. Il semble que depuis lors un certain nombre de juristes, dont le nouveau Garde des Sceaux, essaient de se retirer de ce projet, semble-il improvisé, dont ils ont de la peine à se sortir. Ce mode de gouvernement est surprenant et extraordinairement monarchique.
À vrai dire, la stratégie du président de la République m’échappe un peu. Il ne pouvait pas ne pas se souvenir qu’en 1987-1988 il y avait eu un grand débat autour d’un projet de réforme de la Constitution qui avait donné lieu à la création de la Commission de la nationalité pour calmer les passions qui s’étaient exprimées à cette occasion. François Hollande devait savoir que sa proposition ne manquerait pas de susciter à nouveau des débats et des arguments passionnés. Est-ce qu’il a engagé cette discussion de façon à ce qu’on ne parle pas d’autre chose ? C’est une hypothèse. Est-ce qu’il voulait « coincer » la droite ? C’est une autre hypothèse. Je dois dire que cette stratégie ne me paraît pas claire et en tout cas pas très satisfaisante pour le débat démocratique.
Mais d’ores et déjà deux questions différentes se posent. La première : est-ce qu’il serait souhaitable de modifier la loi telle qu’elle existe ? Il existe déjà une loi qui prévoit la possibilité d’une déchéance de la nationalité. Ensuite, si l’on juge qu’il est souhaitable de la changer, faut-il inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution ?

La question du droit du sol

Le débat sur le droit du sol évolue en fonction des différentes formulations, mais il n’est pas inutile de préciser ce qu’il signifie concrètement. La Commission de la nationalité à laquelle j’ai participé en 1987-1988, était composée de quatre juristes compétents et les autres – dont moi – totalement incompétents sur le sujet. Nous abordions le problème tel qu’il se posait dans la presse de l’époque. Nous discutions donc de l’article 44 et du droit du sol avec passion lorsque, après nous avoir longuement écoutés, monsieur Goldman, un juriste éminent d’origine roumaine, s’est adressé à nous pour nous rappeler que nous parlions beaucoup du droit du sol, mais que 95% des Français détenaient leur nationalité par le droit du sang. Je ne garantis pas le chiffre de 95%, il a peut-être un petit peu baissé, mais il ne faudrait pas oublier que plus de 90% des Français le sont par le « droit du sang », c’est-à-dire bien entendu par la filiation. Le droit du sang accorde la nationalité à celui qui est reconnu juridiquement comme ayant soit une mère, soit un père français. Il reste que la nationalité ne s’acquiert pas exclusivement par le droit de la filiation, en France comme dans tous les pays. Il existe d’autres voies.
Certains ont acquis leur nationalité à la naissance par ce qu’on appelle le double droit du sol, parce qu’ils sont nés en France d’un parent né lui-même en France. Cela ne représente pas aujourd’hui une forte population. En revanche, ceux qui deviennent français soit par l’article 44, soit par la naturalisation sont plus nombreux. L’article 44 — je vous le rappelle, parce qu’il est toujours au cœur des passions sur le droit du sol —, est l’article selon lequel les personnes nées en France de parents étrangers et ayant vécu en France au moins cinq ans avant leur majorité ont droit à la nationalité, sauf si elles demandent expressément de ne pas profiter de ce droit. Dans ce cas, l’article 44, qui est l’article selon lequel la majorité de ceux qui ne sont pas Français par la filiation acquièrent la nationalité française, combine à la fois la naissance sur le territoire et ce qu’on peut appeler le droit du sol, qui n’est pas le sol en tant que tel, mais la participation à la société française dans laquelle ils ont été socialisés et éduqués.
Cet article s’oppose au droit du sol simple pour lequel militait à l’époque Harlem Désir en tant que président de SOS Racisme et qui est le principe des grands pays d’immigration, selon lequel celui qui naît dans le pays a un droit automatique à la nationalité. C’est ainsi qu’une de mes amies, née à New York par hasard, n’arrive pas à se débarrasser de la nationalité américaine. La France a adopté un droit du sol complexe prenant en compte la naissance sur le territoire de parents étrangers et la fréquentation de la société française dont peuvent attester au moins cinq certificats de scolarité.
L’autre grande voie d’acquisition de la nationalité, c’est la naturalisation qui n’est pas un droit. Elle dépend de la volonté étatique, avec certaines conditions qui font que l’appréciation de l’État est limitée par les règles juridiques. Dans ce cas-là, la présence en France est aussi l’une des conditions de l’acquisition de la nationalité française.

Le droit du sol est-il une spécificité française ?

Le droit du sol n’a pas toujours fait partie de nos traditions. Et ce n’est pas, contrairement à ce qu’on entend, un acquis de la République. Et il a toujours été accompagné de conditions. Le droit du sol remonte à la monarchie française. Tous les enfants devenaient immédiatement des sujets du roi, à des époques où l’immigration était très limitée. La Révolution a immédiatement établi que tout résident présent adhérant à la République était citoyen français. Mais avec l’existence des émigrés royalistes, on a modifié le droit de la nationalité qui est toujours un mélange de reconnaissance de lien social et de considérations historiques. À travers le droit du sol, on veut évaluer la participation à la société française.
En tant que tel, le droit du sol n’est ni de gauche ni de droite ; il est le produit d’une situation qui est apparue au XIXe siècle avec des lois qui invoquaient le droit du sol pour que les enfants des étrangers n’échappent pas au service militaire. C’est expressément indiqué dans la loi de 1889. C’est ainsi que son rapporteur explique au moment de la discussion de la loi : « Deux faits paraissent incontestables à votre commission, d’une part l’individu dont il s’agit qui représente la troisième génération d’une famille d’étrangers établis en France, qui y a été élevé, a joui depuis sa naissance de tous les bienfaits de notre état social, ne peut guère avoir conçu un sérieux attachement à sa patrie d’origine qu’il ne connaît pas, ni avoir l’intention d’y aller ultérieurement y fixer domicile. D’autre part, cet individu dont l’origine étrangère est le plus souvent ignorée ne songe en fait qu’à la revendiquer le jour où il est appelé sous les drapeaux pour échapper à la charge la plus lourde qui pèse sur nos nationaux, à l’impôt du sang. Notre commission pense donc qu’il convient dans ce cas de donner une plus grande expansion au jus soli. Elle croit que l’individu né en France d’un étranger qui lui-même y est né se trouve dans les conditions voulues pour devenir un bon citoyen et qu’en présence des exigences nouvelles de la loi militaire il faut le soustraire à la tentation de vouloir les éluder. Elle vous propose donc d’adopter la modification votée par la chambre et d’enlever à cet enfant le droit d’option que vous lui avez d’abord reconnu [2]. » C’est clair : la France a une fécondité faible, les Allemands ont six enfants par famille, l’infanterie défend le pays, la ligne bleue des Vosges…, une loi de la nationalité institue donc le droit du sol pour éviter que les enfants d’étrangers n’échappent à la nationalité française et à leurs obligations militaires.
En 1987-88, le droit du sol était revendiqué comme étant de gauche, contre Chirac qui introduisait un projet de réforme de la nationalité pour enlever des arguments au Front national. Par rapport à l’histoire, le débat était à front renversé. La droite invoquait la volonté des individus et la gauche l’automatisme du « sol ». Ce qui veut simplement dire que les droits de la nationalité sont le produit d’un mélange d’idéologie nationale, qu’il ne faut pas sous-estimer, et des besoins en individus du pays à un moment donné. C’est pourquoi les pays d’immigration qui ont besoin d’accroître leur population accordent la nationalité aux enfants nés sur leur territoire immédiatement par l’effet du droit du sol simple. Il faut donc tenir compte à la fois de la dimension symbolique et des besoins au sens le plus concret du terme.
On dit toujours que la France est le pays du droit du sol, alors que sa population est à 90 ou 95% française par filiation. Tous les pays, quels qu’ils soient, font une place au droit du sol, mais cette place est plus ou moins grande et avec des conditions plus ou moins exigeantes. L’Allemagne que l’on oppose toujours au cas français, se réfèrerait à une notion ethnique et ferait moins de place au droit du sol. C’est vrai, mais l’Allemagne était un pays d’émigration. Elle voulait conserver comme allemands les Ausländer [3], dont elle voulait sauvegarder les droits. Le droit de la nationalité n’a pas changé jusqu’à la chute du Mur de Berlin car il permettait la réintégration dans la République fédérale des Allemands qui parvenaient à passer le Rideau de fer. Il faisait une place restreinte au droit du sol, mais il ne pouvait pas l’évacuer. En l’an 2000, une nouvelle loi, tenant compte des nouvelles conditions historiques, a élaboré une sorte d’« article 44 français » donnant le droit d’être allemand à des enfants et petits-enfants d’étrangers ayant été socialisés en Allemagne. Au moment où l’opposition entre le droit français et le droit allemand paraissait la plus grande, avant 2000, il y avait environ 10 000 naturalisations par an en Allemagne ; le droit du sol n’était donc pas inconnu. Cela montre que ce qui distingue les différents pays, c’est la part plus ou moins grande faite au droit du sol en fonction des besoins du pays – pays d’émigration ou pays d’immigration – et des conditions plus ou moins rigoureuses qui sont imposées pour l’acquisition de la naturalisation. Selon les époques, on transfigure par les conceptions de la Nation ce qui comporte une dimension idéologique, mais aussi des considérations pratiques.
À la fin des années 1980, Harlem Désir défendait la position du droit du sol simple [4], mais y croyait-il lui-même ? Il le présentait comme un acquis républicain, ce qui est faux. Il n’est pas appliqué, en dehors des grands pays d’immigration qui ont besoin d’attirer massivement de nouvelles populations. Même aux États-Unis il est fortement critiqué car se pose le problème des femmes mexicaines qui viennent accoucher en passant la frontière. Le droit du sol est sans rapport avec le problème de la déchéance. Il n’était donc pas justifié de l’invoquer au nom des « valeurs de la République ».

La portée juridique de la déchéance de la nationalité

En 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme a indiqué que tout individu a droit à une nationalité. Or le Conseil d’État a estimé récemment que la Convention de 1961 [5] n’ayant pas été ratifiée par la France, il est possible de déchoir un national de sa nationalité. Le seul problème est de savoir, d’une part, s’il faut la rendre plus facile, plus large, en raison des circonstances actuelles et, d’autre part, s’il faut le faire par une loi ou par la Constitution.
On peut être pour ou contre la déchéance de la nationalité, mais modifier la Constitution me paraît absurde. On peut discuter de l’intérêt de rendre, dans les circonstances actuelles, la déchéance plus facile. C’est une affaire de gouvernement sur laquelle on peut avoir des avis différents. Les gouvernements changeant, ils peuvent aussi modifier leurs choix. L’inscription dans la Constitution est d’une autre nature, d’autant que tout le monde s’accorde sur le peu d’effets pratiques de cette déchéance.
L’affaire de la déchéance est, je l’ai dit, sans rapport avec le problème du droit du sol. Dans une première mouture du projet, la question de la binationalité posait des problèmes. La binationalité est une notion floue qui conduit à des situations pouvant être inextricables. La nationalité relève de la souveraineté des États. Des personnes qui, en fonction du droit français (par exemple des articles 23 ou 44) sont françaises, peuvent, dans les pays musulmans, être considérées comme des nationaux de ces pays en fonction du principe d’allégeance perpétuelle. Le fait qu’ils deviennent français ne les empêche pas de rester marocains, tunisiens ou syriens pour les autorités marocaines, tunisiennes ou syriennes. Ils n’y peuvent rien, ils sont binationaux. Le fameux débat sur l’exigence d’une mononationalité peut être soutenable dans l’abstrait (c’est vrai, sans doute, que l’on ne peut être citoyen que d’un seul pays), mais la binationalité est la conséquence logique de la souveraineté des États pour définir leurs nationaux. C’est pourquoi beaucoup de gens sont binationaux sans le savoir, d’autres pourraient être considérés comme binationaux. Le nombre des binationaux potentiels est plus important que ce que l’on croit. Une grand-mère suédoise peut vous donner des droits à la nationalité suédoise. Tous les juifs pourraient être considérés comme binationaux puisqu’ils ont le droit, selon la loi israélienne du retour, d’acquérir la nationalité israélienne. L’Espagne considère que les gens d’Amérique du Sud ont une identité espagnole « dormante ». S’ils le veulent et sous certaines conditions, ils ont droit à la nationalité espagnole. Cela renvoie à l’idée que, d’une certaine façon, les binationaux sont des gens qui ont une nationalité qu’ils exercent en tant que citoyens du pays où ils sont et ont une identité « dormante ». On entre dans des situations inextricables.
Le premier projet de réforme envisageait d’établir des différences de citoyenneté française selon le mode d’acquisition. Or ceci est contraire à l’idée actuelle de citoyenneté puisqu’on est citoyen français, quelle que soit la voie par laquelle on l’a obtenue. Jusqu’en 1974, les naturalisés n’avaient pas le droit de vote pendant 5 ans ni d’être éligible pendant 10 ans. C’est la réforme de 1974 conforme à l’idée républicaine de la citoyenneté qui a donné aux naturalisés le droit d’être immédiatement titulaires de l’ensemble des droits de la citoyenneté. C’était conforme à l’idée républicaine, selon laquelle l’on ne distingue pas les citoyens selon la voie par laquelle ils le sont français.
L’autre problème de fond est que, depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, tout individu a droit à une nationalité. Déchoir de la nationalité les binationaux, ou qui ne peuvent pas dire s’ils le sont, pose des problèmes à tel point que la Cour Suprême des États-Unis a émis un avis, assez intéressant en soi car il a influencé le Conseil d’État. Pour la Cour Suprême, la privation de nationalité constitue « une forme de punition plus primitive encore que la torture en tant qu’elle détruit l’existence politique de l’individu en développement depuis des siècles ». La conclusion a été que la déchéance est contraire au 8ème amendement de la Constitution américaine sur la prohibition des traitements dégradants. Autrement dit, vous pouvez être condamné à mort en tant qu’Américain mais on ne vous enlève pas pour autant la nationalité américaine !
L’introduction de la binationalité posait donc toute une série de questions à la fois sur la binationalité et sur le fait, qu’au nom de l’égalité, la déchéance devait être étendue à tous les citoyens mais conduisait ceux qui ne possédaient qu’une nationalité à être des apatrides. Devant cet imbroglio, il y a eu un recul.

Modifier la loi ou la Constitution ?

Deux questions demeurent. Quelle est l’utilité politique d’une telle mesure ? Son rôle symbolique a-t-il un sens ? Les gens à qui l’on pense, à qui le Président devait penser, ce sont les djihadistes. Ces djihadistes veulent mourir. Leur dire qu’ils ne mourront pas français n’a évidemment aucun effet dissuasif, d’autant que certains ne connaissent même pas leur nationalité ou ne savent pas qu’ils sont binationaux. Et ce n’est d’ailleurs pas leur problème : ils détestent la France, les Français, la société telle qu’elle est. Plus personne maintenant n’argumente en faveur de son utilité pratique et je vois mal comment on peut avoir des arguments rationnels en ce sens.
En revanche le rôle symbolique est défendu par certains. J’ai ici un petit texte d’un membre du Conseil d’État que je ne nommerai pas : « L’aspect symbolique des choses, cette révision, surtout la déchéance, écrit-il, a une dimension cathartique ; nous en avons psychologiquement besoin ; en frustrer la collectivité serait une erreur fondamentale de l’opposition qui serait à contre-emploi. » Le passage de la loi à l’ordre constitutionnel aurait donc un rôle cathartique. Mais en dehors des milieux politiques et juridiques au sens étroit du terme, je doute que la masse de la population française voie beaucoup la différence entre la loi et la Constitution. Il peut apparaître souhaitable au Gouvernement de changer la loi (ce que personnellement je ne crois pas utile car elle prévoit déjà la déchéance dans l’article 27-3 du code civil). Il lui est permis de penser qu’il peut y avoir des dispositions à prendre pour rendre la déchéance soit plus facile, soit plus exigeante, soit plus sévère. C’est évidemment de l’ordre de la responsabilité du gouvernement. Mais le passage à la Constitution change complètement les choses puisque la Constitution a un autre sens.
Je doute beaucoup qu’en dehors des spécialistes, la masse de la population voie une grande différence dans cette modification de la Constitution. Or il me semble que, de ce point de vue-là, ce n’est pas souhaitable. D’autre part, la Constitution stipule que tout ce qui concerne la nationalité est prévu par l’article 34 qui définit le domaine de la loi par rapport au règlement. La modification de la procédure de la déchéance est possible par la loi. Passer dans la Constitution pose un problème de fond, puisque cela remet implicitement en cause la question de la hiérarchie des normes. Le niveau de la Constitution n’est pas celui d’une disposition particulière, surtout quand il s’agit de sanctionner un crime ou un délit. L’idée de mettre le niveau de ce qui est condamné pour un délit dans la Constitution est une remise en question d’un des grands principes de la hiérarchie des normes et du sens même de ce qu’est une Constitution.
Je fais partie de ceux qui considèrent que cette Constitution comporte trop de dispositions pratiques dans le fonctionnement quotidien du gouvernement. Mais avec ce projet, c’est renforcer ce défaut sous une forme extrême. Il me semble donc que si le Gouvernement jugeait utile de rendre plus efficace ou plus fréquente la déchéance qui est dans le code civil mais qui est peu appliquée, cela devrait être du ressort de la loi. Si cela se révélait une mauvaise disposition, le gouvernement suivant pourrait la corriger, ce qui serait conforme à la logique des alternances gouvernementales. C’est d’ailleurs ce qui s’est fait en 1973. Un gouvernement de droite s’est inspiré des conclusions qui avaient été proposées par la Commission de la nationalité pour réformer l’article 44. L’article 44 restait valable, il continuait à donner le droit aux enfants d’étrangers, nés en France, ayant vécu cinq ans en France à acquérir la nationalité mais en leur demandant de « manifester leur volonté » de vouloir acquérir cette nationalité. À ce moment-là, nous avons assisté à un renversement de front car la « volonté » était plutôt une valeur de gauche (on choisit sa nationalité), la conception traditionnelle de la droite étant que la nationalité vous est imposée.
À la Commission de la nationalité, j’avais fait partie de ceux qui étaient favorable à la manifestation de la volonté. Cela me semblait une marque de respect : « Vous avez le droit d’acquérir la nationalité française, voulez-vous utiliser ce droit ? » C’était plutôt une position traditionnelle de la gauche. Pendant la Révolution on n’a cessé de prêter des serments. Même aux États-Unis on prête serment quand on acquiert la nationalité. Mais, en fonction de la logique partisane, la gauche a considéré que l’on voulait empêcher ces jeunes de devenir français puisqu’on ne pose pas la même question à ceux qui sont nés français. Elle y a vu une atteinte à l’égalité.
En réalité, dans la période où cette loi a été appliquée, entre 1993 et 1998, le nombre d’acquisition de la nationalité est resté constant. Les jeunes sollicités n’ont eu qu’à faire une croix sur un papier. La manifestation de la volonté était extrêmement modeste.
Quand un gouvernement de gauche est arrivé au pouvoir, Elisabeth Guigou est revenue en arrière et a fait supprimer l’expression de la volonté. Avec sagesse, le gouvernement de droite suivant n’a plus rien fait. Et, dans ce jeu d’aller et retour, on a fini par s’arrêter et conservé l’automaticité. Les résultats concrets étaient les mêmes, la symbolique avait quelque peu changé.

Au-delà de l’inflation législative

À supposer que l’on pense utile de modifier ou d’accentuer les exigences de l’article 23 du Code civil, le passage par la loi serait possible — critiquable selon moi— mais de l’ordre de ce qu’un gouvernement peut faire. Par contre, répondre à un problème si particulier, concernant aussi peu de gens, par une modification de la Constitution est grave pour notre conception générale de l’État de droit.
Chaque fois que se présente un problème social ou un fait divers, on répond par une loi. Or ces lois ne sont pas appliquées. Chaque année, le Président du Conseil constitutionnel s’élève régulièrement lors de la présentation des vœux au président de la République contre cette inflation législative, sans le moindre résultat. Tout le monde est d’accord pour dire que faire une loi dans ces conditions est une corruption de l’idée de loi. Mais on risque de franchir maintenant une étape de plus : c’est la corruption de l’idée de Constitution. Changer la Constitution comme on l’a déjà fait fréquemment – beaucoup trop à mon sens –, c’est dévaloriser la Constitution elle-même et l’ensemble de la hiérarchie des normes. Le nombre des révisions a été excessif et d’importance très inégale. On risque de passer de la frénésie législative à la frénésie constitutionnelle, ce qui n’est pas un progrès pour le dire en terme modéré.
Je suis étonnée que l’on ne voie pas que la critique sur la mauvaise utilisation de la loi vaut a fortiori sur un projet qui est de la mauvaise utilisation de la Constitution. Je voudrais, pour le détail du texte, vous renvoyer aux arguments plus précisément juridiques donnés par Olivier Beaud. « L’idée de mettre le crime et le délit dans un texte constitutionnel est tout à fait surprenante et l’atteinte grave à la vie de la nation n’est pas une notion juridique qui soit très claire et qui puisse justifier les décisions qui sont prises. Ce que je trouve regrettable c’est, qu’au lieu de traiter toutes sortes de problèmes réels qui se posent à la société française en ce moment, on occupe la scène avec un faux problème et un projet sans justification ni politique au sens large du terme ni juridique. Je vois un mauvais signe dans le fait que l’on n’arrive à interpréter le projet que de manière déplaisante c’est-à-dire en cherchant “le truc ” que cherche le Président de la République pour avoir introduit ça. Là où je vois le peu de confiance que l’on porte à nos hommes politiques c’est que j’ai l’impression qu’aucun de nous n’a pensé qu’il y avait là un grand projet mais qu’on s’est tous demandé ce que le Président avait derrière la tête… et ce n’est pas bon de se poser ces questions [6]. »

  • Anne-Marie Le Pourhiet [7] : Il faudrait expliquer pourquoi l’exécutif a fait le choix d’une révision constitutionnelle alors qu’il suffisait d’une loi ordinaire.
    Dans quels cas faut-il réviser la Constitution ? C’est nécessaire lorsque l’on veut mettre dans une loi quelque chose que la Constitution interdit. Or, étendre la déchéance de nationalité aux binationaux nés français, tel que l’avait annoncé François Hollande dans son discours devant le Congrès, n’est pas du tout inconstitutionnel. Le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé plusieurs fois sur ce sujet. Il a toujours déclaré que les Français de naissance et les Français naturalisés sont exactement dans la même situation : on peut les traiter soit de manière égale soit de manière différenciée. Donc, en vertu de la Constitution, tous les Français binationaux peuvent être déchus de leur nationalité. Et cette déchéance est déjà prévue par l’article 25 du Code civil pour un acte qualifié de « crime ou délit » constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme et cela a été validé par le Conseil constitutionnel en 1996 et en 2015 qui a jugé que ce n’était pas disproportionné. Il a donc déjà répondu à toutes ces questions. Tout est écrit dans sa jurisprudence.
    Dans les années 1990, un grand débat avait opposé la droite et la gauche sur ce point. La droite estimait qu’il n’était pas normal que des jeunes gens nés en France de parents étrangers deviennent français à 18 ans sans le savoir et a donc décidé qu’il fallait exiger de leur part une « manifestation de volonté », inspirée des idées d’Ernest Renan sur le fameux « vouloir vivre collectif » et le « plébiscite de tous les jours » [8]. À l’époque, la gauche a saisi le Conseil constitutionnel en dénonçant cette décision prétendument « contraire au droit du sol ». Et le Conseil a répondu, dans sa décision de 1993, que la loi de 1889 qui avait institué l’automaticité était une loi de circonstance, une loi de conscription et a ajouté qu’il n’y avait pas en la matière de principe fondamental reconnu par les lois de la République, c’est-à-dire pas de « tradition républicaine » à valeur constitutionnelle. Selon le Conseil constitutionnel on peut donc tout faire par la loi, il n’y a pas de nécessité de révision constitutionnelle.
    Il faut également rappeler que c’est le gouvernement de Lionel Jospin qui a fait ajouter dans le code civil en 1998 que la déchéance de la nationalité n’était pas possible quand elle conduisait à l’apatridie. Ce n’était pas inscrit dans la loi auparavant, et ce n’est donc pas non plus un principe fondamental reconnu par les lois de la République. La Convention de 1961 sur l’apatridie, qui n’a pas été ratifiée par la France, réserve de toute façon le cas où la législation d’un État prévoit la déchéance de nationalité pour raison de déloyauté envers le pays. Donc tout est possible dans le cadre de la Constitution actuelle : on peut prévoir la déchéance à l’égard de tous les Français, mono ou binationaux, de naissance ou naturalisés, et aussi bien pour les délits que pour les crimes de terrorisme. Aucune révision constitutionnelle n’est nécessaire dans aucun cas.
    Enfin, en ce qui concerne l’état d’urgence, il est prévu par la loi du 3 avril 1955 et le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État ont indiqué, en 1985 et en 2005, que cette loi n’avait nul besoin de fondement constitutionnel explicite. Il faut préciser que si l’état de siège est mentionné dans la Constitution c’est parce qu’il s’applique en cas de guerre et que la déclaration d’état de siège est liée à la déclaration de guerre, elle-même prévue par la Constitution. Il opère aussi le transfert des pouvoirs de police des autorités civiles aux autorités militaire et déroge donc à l’ordre constitutionnel. Mais en 1955, on ne voulait pas confier aux militaires le maintien de l’ordre en Algérie, raison pour laquelle on a adopté une autre législation d’exception, l’état d’urgence, que l’on n’a pas inscrite en 1958 dans la Constitution.
    Ce projet de révision constitutionnelle ne sert donc strictement à rien, c’est une opération de pure communication destinée à solenniser l’action sécuritaire, à la rehausser dans la hiérarchie des normes, une sorte de talonnette juridique pour grandir la décision présidentielle. Mais puisqu’une révision exige une majorité des trois cinquièmes au Congrès, c’est aussi, évidemment, un moyen de gêner l’opposition et un calcul politicien.

(*) Dominique SCHNAPPER, sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel, dernier ouvrage paru L’esprit démocratique des lois, Gallimard, 2014. Cette lettre rend compte de son intervention, lors d’un mardi de Politique Autrement, le 2 février 2016.

Notes

[1] Le 2 février 2016.

[2] Antonin Dubost, introduction au projet de la loi de 1889 sur la nationalité.

[3] Les Allemands installés dans les pays voisins pour des raisons historiques (en Pologne, en Autriche, en Russie…).

[4] Double droit du sol : un enfant né en France d’un parent étranger lui-même né en France est Français de naissance. Droit simple : un enfant né en France est français. Droit de sol sous conditions : un enfant né en France de parents étrangers a droit à la nationalité française à sa majorité s’il a vécu cinq ans en France (article 44).

[5] Convention adoptée le 30 août 1961 par une conférence de plénipotentiaires : les États contractants, considèrent qu’il est souhaitable de réduire l’apatridie par voie d’accord international.

[6] « La République en état d’urgence. Le projet de révision constitutionnelle et la banalisation de l’Etat d’exception en France. » Intervention d’Olivier Beaud et de François Saint-Bonnet, Université d’Orléans, 26 janvier 2016.

[7] Anne-Marie Le Pourhiet est professeur de droit public à l’Université Rennes 1.

[8] « L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » (Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence en Sorbonne, le 11mars 1882).

La Russie face à l’Europe et aux États-Unis (Françoise Thom – Avril 2015) 

Françoise Thom est historienne, maître de conférence à l’université Paris Sorbonne, spécialiste de la Russie où elle a longtemps séjourné.

La Russie face à l’Europe et aux États-Unis (Françoise Thom – Avril 2015) 

Françoise Thom est historienne, maître de conférence à l’université Paris Sorbonne, spécialiste de la Russie où elle a longtemps séjourné.

Lettre n° 65 – Intégration, la fin du modèle français ?

Février 2015

Michèle Tribalat (*)

L’assimilation est un processus social de convergence des comportements qui s’effectue dans un rapport asymétrique entre la société d’accueil et les nouveaux venus. Des changements de comportement des immigrants et de leur descendance sont donc attendus. Cette exigence est à bien des égards légitime. Elle l’est d’autant plus que les migrants ont laissé derrière eux un pays dont le modèle social est précisément déficient, ce qui est la cause de leur départ. Le choix de s’installer en France devrait donc s’accompagner d’une bonne volonté à adopter les modes de vie et à accepter ce que Paul Collier appelle « le modèle social du pays d’accueil » [1] entendu comme la combinaison des institutions, des règles, des normes et organisations d’un pays. Il a une jolie formule pour parler de l’assimilation : elle « demande à la population autochtone d’être le prosélyte de sa propre nation », ce qui nécessite une certaine fierté. Au contraire, le multiculturalisme développe une vision peu attractive et peu positive du rôle des autochtones. Pour citer encore Paul Collier, le principal message du discours multiculturaliste dominant est le suivant : « Ne soyez pas raciste, faites de la place et apprenez à célébrer la culture des autres. »
L’exigence d’assimilation de la part de la société d’accueil est légitime à un autre titre : son modèle social a été, comme l’écrit Paul Collier, conquis de haute lutte au fil des siècles, il a prouvé sa supériorité pour garantir un certain niveau de vie, et il est la propriété collective, héritée par ceux qui sont nés dans la société qui l’a produite. Enfin, on peut dire que le modèle asymétrique d’assimilation n’est pas culturaliste, mais, à bien des égards, égalitaire. En effet, il ne croit pas que les cultures soient des données intangibles, non susceptibles d’évolution. Il parie au contraire sur les capacités de changement des immigrants. C’est un modèle qui favorise la confiance, l’estime et l’appartenance à un même peuple et donc la coopération. Il rend également plus aisé le consentement à la redistribution par l’impôt qui nécessite que les immigrés, leurs descendants et les autochtones se considèrent comme faisant partie d’une même société.
Mais pour que l’assimilation fonctionne, il faut que la pression sociale exercée soit reconnue et considérée comme légitime. Le modèle d’assimilation nécessite donc un engagement très fort du corps social du pays d’accueil, y compris des élites ; il faut y croire et développer l’action prosélyte prônée par Paul Collier. Aujourd’hui, ces conditions de base du fonctionnement du modèle d’assimilation ne sont pas réunies.
Nous faisons tout le contraire en grattant nos plaies anciennes. Qui pourrait donc avoir envie de faire partie du peuple français à partir du moment où on le présente de manière aussi négative ? Malika Sorel a très bien montré dans son dernier livre [2] que le comportement rationnel des immigrants est plutôt de s’en distancier et d’en refuser l’héritage, compte tenu de la manière dont on présente la France. Pourtant il faut savoir que les Français sont massivement favorables à l’asymétrie que requiert l’assimilation. Des sondages réalisés régulièrement montrent qu’environ 90% des Français sont d’accord avec la proposition suivante : « Il est indispensable que les étrangers qui viennent en France adoptent les habitudes de vie françaises. » En 2012, date du dernier sondage disponible, la proportion était de 94% [3]. Mais, si les Français sont d’accord sur la nécessité, pour les nouveaux venus, d’adopter les modes de vie français, ils n’ont plus les moyens ou l’envie d’y concourir.

Des facteurs d’assimilation en panne

Cette assimilation passait principalement par les catégories populaires autochtones qui côtoyaient très souvent les familles immigrées. Dans les faits, ces catégories populaires ne jouent plus les prosélytes de la nation auprès de leurs voisins en espérant qu’ils s’adaptent. Elles n’y sont pas arrivées, elles ont été désavouées et ne sont pas prêtes à sacrifier leur mode de vie. Elles ont donc tendance à éviter les concentrations importantes et s’éloignent des centres urbains. Cet évitement des lieux de forte concentration ethnique a pour effet de renforcer cette dernière. Ce qui favorise l’entre soi et la tentation de vivre comme dans les pays d’origine.
Le mariage mixte a, d’autre part, toujours été un facteur important d’assimilation. C’était un peu le carburant de l’assimilation : en épousant des autochtones, les migrants ou leurs descendants se fabriquent une descendance de plain-pied dans le pays d’accueil, descendance qui en partagera l’héritage historique. Eric Kaufmann, auteur d’un livre sur les religions qui n’a pas été traduit [4], considère que l’exogamie des musulmans est l’épreuve de vérité de l’assimilation. Qu’en est-il aujourd’hui ?
En France, on se vante beaucoup de la mixité des mariages, sans se soucier outre mesure des sources statistiques. Sans enregistrement systématique, il est difficile d’obtenir des informations adéquates pour se faire une idée de l’intensité de la mixité des mariages et de son évolution. En 1992, j’ai conduit, pour l’Ined, une enquête, « Mobilité géographique et insertion sociale », qui n’a porté que sur trois groupes de jeunes nés de parents immigrés (d’Algérie, d’Espagne et du Portugal) âgés de 20 à 29 ans [5]. À cette époque, nous n’avons pas pu recueillir l’information sur l’affiliation religieuse. Une deuxième enquête « Trajectoires et origines » a été réalisée en 2008. Elle a été beaucoup plus importante en taille, avec des gens plus âgés, entre 18 et 50 ans, et des informations ont été recueillies sur l’affiliation religieuse.
En fait, l’idée de l’importance de la mixité des mariages en France est issue des résultats de l’enquête de 1992 qui ont été interprétés de manière excessive. Les populations d’origine algérienne enquêtées avaient entre 20 et 29 ans et certaines étaient donc un peu jeunes pour être engagées dans des mariages. De plus, ces générations étaient plus touchées par la sécularisation que ne l’ont été les générations suivantes.
La légende du fort taux de mariages mixte a été confortée par certaines exploitations de l’enquête de 2008. À condition de prendre l’ensemble des enfants d’immigrés, on obtenait un peu plus de 60% d’unions mixtes (avec ou sans mariage). Mais, en réalité, beaucoup d’entre elles étaient des unions entre Européens et se référaient donc à des courants plus anciens. Les enfants des familles musulmanes, originaires du Maghreb, du Sahel ou de la Turquie, arrivent tout juste dans des âges où l’on commence à conclure des unions et ils pèsent donc très peu dans l’ensemble des unions d’enfants nés en France de parents immigrés. L’idée d’une forte intensité de mariages mixtes en France ne va donc nullement de soi.
Il convient d’autre part de distinguer mixité religieuse et mixité ethnique. La mixité ethnique peut être importante et la mixité religieuse faible. Pour des courants migratoires venus de pays ayant les mêmes options religieuses qu’en France, comme le christianisme, la mixité ethnique des unions s’en trouve facilitée. Lorsque la religion des nouveaux venus est différente – c’est le cas de l’islam –, la mixité religieuse est faible et, par conséquent, la mixité ethnique également.
En fait l’endogamie religieuse est la règle [6]. Elle vaut pour toutes les religions, a fortiori pour l’islam. 90% des premiers mariages des hommes et des femmes de confession musulmane nés en France ou venus en France alors qu’ils étaient encore enfants ont été célébrés avec des musulmans (enquête Teo, 2008). L’endogamie religieuse est donc très forte. Paradoxalement, l’endogamie religieuse est plus faible parmi les musulmans qui sont arrivés en France alors qu’ils étaient adultes et célibataires. L’assimilation voudrait qu’un contact proche et fréquent avec la société d’accueil réduise l’endogamie. Or, dans ce cas, c’est le contraire.
La mixité ethnique des premiers mariages est par contre un peu supérieure et celle des premières unions (mariage ou non) encore un peu plus : 40% des hommes et 26% des femmes nés en France de parents originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie ont connu une première union avec un conjoint né en France de deux parents nés en France, ceux que j’appelle les « natifs au carré » (enquête Teo, 2008). En fait, très peu de ces unions correspondent à une mixité religieuse. Beaucoup de ces enfants d’immigrés vivant avec un conjoint natif au carré sont eux-mêmes sans religion. Avec le temps, ces unions mixtes devraient se raréfier en raison de l’accroissement de la transmission de l’islam auprès des enfants ayant au moins un parent de confession musulmane. Chez les enfants nés autour de 1960 et ayant au moins un parent de confession musulmane, la transmission est minoritaire : moins de la moitié d’entre eux se déclarent musulmans en 2008. Le taux de transmission a doublé chez les enfants nés dans la seconde moitié des années 1980 (87 %). On peut donc penser qu’on se mariera moins avec un natif au carré parce que les jeunes d’aujourd’hui qui se marieront demain seront plus souvent musulmans.
Ces deux générations correspondent à des vécus différents. Ceux qui sont nés dans les années 1960 vivaient alors dans un pays où la population musulmane était très faible ; je l’ai estimée à 500 000 à la fin des années 1960. L’islam n’avait pas, d’autre part, le vent en poupe comme aujourd’hui. Le contexte a changé : actuellement cette population est d’environ cinq millions et l’assimilation a été politiquement désavouée.
La sécularisation en France a beaucoup progressé au fil des générations : chaque génération nouvelle est moins « pratiquante » que la précédente. Mais avec les enfants de parents de confession ou de culture musulmane, on a observé l’inverse. Les personnes nées en France autour de 1960 de parents venus du Maghreb, du Sahel ou de Turquie se déclarent sans religion, dans des proportions voisines des natifs au carré. Alors que la sécularisation a progressé parmi les natifs au carré nés dans les années 1980 (60% se déclarent sans religion) c’est tout le contraire qui s’est produit pour ceux d’origine maghrébine, sahélienne ou turque (17 % se déclarent sans religion). On peut parler pour eux de désécularisation. Celle-ci n’est pas due seulement au contexte social. Il est vrai que cette désécularisation a été plus forte dans les quartiers défavorisés, mais il est difficile de séparer ce qui tient du malheur social de ce qui est dû à la pression sociale des coreligionnaires, en raison de la plus forte densité de population de confession musulmane dans ces quartiers. En 2008, dans la tranche d’âges 18-50 ans, on dénombrait 36% de musulmans dans les quartiers très défavorisés et seulement 8% des enfants d’immigrés du Maghreb, du Sahel ou de Turquie s’y disaient sans religion.
La transmission accrue, la désécularisation et l’importance plus grande accordée à la religion, ne jouent pas en faveur de mariages nombreux avec les natifs au carré. Dans les années qui viennent, il faut donc s’attendre à voir la mixité ethnique régresser parmi les personnes originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie. L’assimilation est rendue difficile par les tendances à l’endogamie religieuse sans qu’on puisse en faire grief aux musulmans qui sont juste un peu plus endogames que dans les autres religions. Dans une société sécularisée, ils sont très conscients de l’effet dissolvant de l’exogamie [7]. Ils y résistent par la transmission et l’endogamie.

Les attraits du multiculturalisme

À l’échelon européen, le modèle multiculturaliste est promu depuis dix ans. Le 19 novembre 2004, le Conseil de l’Union européenne a adopté les onze principes de base communs d’intégration [8]. En réalité, l’intégration n’est pas une compétence européenne, mais le Conseil a su faire valoir ce modèle multiculturaliste pour l’ensemble des pays de l’Union. À cette réunion, certains pays avaient deux, voire trois ministres. Mais aucun ministre français n’était présent, ni Dominique de Villepin, ministre de l’Intérieur, ni Dominique Perben, ministre de la Justice ; la France s’est contentée de son représentant permanent. L’Europe a conceptualisé les principes d’un multiculturalisme à l’européenne et la France l’a endossé discrètement. À l’assimilation propre au modèle français a été préféré « un processus à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des États membres » (Principe n°1).
L’assimilation a été désavouée politiquement et abandonnée de fait par les catégories populaires, elle a donc désormais très peu d’avenir en France. En 2013, a été remis au Premier ministre le rapport Tuot « Pour une société inclusive [9] ». Le gouvernement a persévéré en mettant en place cinq commissions de travail pour approfondir cette « France inclusive » et cinq rapports ont été remis au Premier ministre, rapports qui ont débouché sur une feuille de route. Leur contenu a été connu quelques jours avant leur officialisation et il s’en est suivi aussitôt une correction de la dite feuille de route. La première mouture était en fait révélatrice des intentions du gouvernement et la deuxième était plutôt révélatrice de sa stratégie en dernier ressort. Le gouvernement avait compris qu’il n’était pas nécessaire de tout dire, surtout lorsque certaines mesures annoncées étaient déjà en application.
Dans la feuille de route, la France se réduit à un cadre culturellement neutre défini uniquement par des « valeurs communes non négociables » qui se résument à ce qu’on trouve à peu près dans toutes les démocraties occidentales. Ne reconnaissant aucune culture substantielle à la France, il n’y a aucune raison de demander le moindre effort d’adaptation aux nouveaux venus et de chercher à assurer la survivance d’une culture particulière. La politique d’intégration se résume donc à lever les obstacles que la société met devant les immigrés et leurs descendants et qui les empêchent de bénéficier de l’accès aux droits. La culture étant indifférente, toute inégalité de fait revient à une affaire de discrimination qu’il faut corriger. C’est pourquoi cette feuille de route est centrée sur la question des discriminations. Le terme de multiculturalisme était employé dans la première version et il a été supprimé dans la deuxième, mais dans les faits la France a opté pour un modèle multiculturaliste.
Compte tenu de la situation actuelle, il faut reconnaître que le multiculturalisme n’est pas sans attrait. D’abord, il est parfaitement cohérent avec l’entreprise supranationale de l’Union européenne. Ensuite, il évacue l’idée d’asymétrie, entre la culture autochtone et les cultures véhiculées par les migrants. Cette asymétrie gêne car elle flirterait avec l’idée de supériorité, ce qui, pour certains, la rapproche du « racisme » éthiquement condamnable. Cette idée d’asymétrie répugne également à une partie des élites politiques et culturelles car elle peut paraître porteuse d’« inégalités ».
Mais le multiculturalisme a surtout un avantage : il semble résoudre le problème posé par les réticences des migrants et de leurs descendants à adopter les modes de vie du pays d’accueil. Si l’on n’arrive pas à susciter des comportements d’adaptation du côté des migrants et de leurs enfants, pourquoi alors ne pas tenter de changer le modèle global qui prévalait dans la société ? Le multiculturalisme apparaît en effet comme l’unique moyen pour que les citoyens d’origine étrangère soient regardés comme faisant partie de la communauté nationale. Paul Collier écrit : « Alors que ces personnes [qui vivent dans l’isolement culturel] peuvent être des citoyens au sens légal, elles ne font réellement partie de la société que si celle-ci est vue comme réellement multiculturelle [10]. » C’est ainsi qu’on espère en faire des citoyens à part entière. On se projette alors dans une nation conçue comme un « espace géopolitique dans lequel les collectivités culturelles coexistent paisiblement avec un statut social et légal. La population autochtone peut rester ou non majoritaire mais elle n’a pas de statut spécial [11]. » Les modes de vie de la société d’accueil deviennent alors ceux d’un groupe parmi d’autres.
Il faut souligner la difficulté à nommer les personnes de ce groupe. Des astuces ridicules les désignent souvent, par exemple à l’Insee, par un privatif : au lieu de dire « immigrés » et « natifs », on dit « immigrés » et « non-immigrés ». Si vous avez une étude qui porte sur les immigrés et les descendants d’immigrés, tous les autres seront appelés « ni immigrés ni descendants d’immigrés », c’est-à-dire des gens qui n’ont pas vraiment de nom. On parle aussi de « population majoritaire ». Son statut tient alors seulement à son nombre. S’il existe un conglomérat de communautés, alors ces majoritaires forment une communauté particulière parmi d’autres et si ces majoritaires s’identifient à l’identité française, alors le sens d’une communauté partagée est perdu. C’est pourquoi on évite sciemment toute référence à la France qui aurait une portée identitaire.
À l’échelon européen, on retrouve les mêmes difficultés pour nommer les populations européennes qui ne sont pas d’origine étrangère. Dans les textes européens, l’intégration est ainsi définie comme un processus de rapprochement et d’acceptation mutuels entre les « immigrants » et les « résidents », comme si les immigrants eux-mêmes n’étaient pas des résidents. De temps en temps, on les désigne également comme « le grand public ».
La politique multiculturaliste présente donc certains avantages et une certaine cohérence. Elle liquide les idées de culture et d’identité nationales qui paraissent bien embarrassantes et pense se prémunir ainsi, de façon définitive, contre la résurgence des excès du passé ; elle rend obsolète l’idée selon laquelle les migrants ont des efforts à accomplir pour appartenir et s’identifier à la société d’accueil.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le fait qu’elle oblitère les angoisses propres à la survie démographique de l’Europe. Si le contenu culturel de l’Europe est indifférent, la recette migratoire pour sa survie devient un pur problème technique sans conséquences particulières. Tout se résume alors à une question d’attractivité et de bonne gestion et on peut compter sur l’Europe pour avoir beaucoup d’idées sur la manière de rendre l’Europe attractive et pour imaginer des solutions de bonne gestion.
Le constat des faibles chances de réussite du modèle d’assimilation, une répugnance vis-à-vis de l’identité nationale et la croyance en la nécessité d’une immigration massive pour sauver la démographie européenne forment ainsi les bases solides de la conviction multiculturaliste.

La politique migratoire est-elle légitime ?

Si l’on veut réguler les flux migratoires, la seule politique possible est celle que peuvent mener les pays d’accueil. Une façon de réduire les difficultés de l’intégration pourrait donc être de rendre la politique migratoire plus sélective. Mais sur le fond, deux problèmes se posent : la légitimité et la faisabilité d’une telle politique. En effet, le droit de quitter son pays est un « droit de l’homme ». Par contre, le droit d’aller s’installer dans un pays de son choix n’en est pas un. S’il est tout à fait illégitime de demander à un pays de retenir ses migrants, un pays de destination devrait pouvoir décider la politique migratoire de son choix.
Dans les débats sur la politique migratoire, il ne faut pas sous-estimer l’enjeu des polémiques pour savoir si la France est un pays de forte immigration. Pour certains, la France est quasiment sortie de l’histoire migratoire. Ce n’est pas vrai. Pour Marine Le Pen, la France est la passoire de l’Europe. Ce n’est pas vrai non plus. D’autres pays ont reçu beaucoup plus d’immigrants ces dernières années.
En fait, c’est assez difficile de donner une idée exacte de notre situation, car la statistique française est très déficiente et se prête à de nombreux détournements. Nous n’enregistrons qu’une partie des entrées en France et rien sur les sorties. L’Ined avait développé un outil d’estimation du nombre d’entrées d’étrangers en France pour un séjour d’au moins un an, mais il a été longtemps abandonné. Il semble que l’Ined ait repris le travail mais la nouvelle série n’est pas cohérente avec la précédente. Ce que nous enregistrons des entrées est lié aux procédures administratives [12]. Nous ne saurions que peu de choses sur les entrées d’étrangers si nous n’avions pas ces procédures. Dans les années 2000, les statistiques du ministère de l’Intérieur enregistrent à peu près 200 000 entrées d’immigrants originaires des pays tiers. Le dernier chiffre connu et fiable des entrées d’étrangers en France date de 2008 : 213 000 entrées (Xavier Thierry, Ined).
On dispose par ailleurs du « solde migratoire annuel » : les entrées moins les sorties. L’Insee estime ce solde migratoire entre le 1er janvier d’une année et le suivant à partir des enquêtes annuelles de recensement et des données d’état civil sur les naissances et les décès. Le dernier chiffre communiqué comme étant définitif est celui de 2010 avec un solde positif de 43 000.
Cet indicateur global est souvent considéré à tort comme reflétant l’état de la migration étrangère et il est souvent utilisé pour affirmer que l’immigration est faible en France par rapport à d’autres pays. Mais ce solde fait la moyenne des mouvements d’immigrés et de natifs. En fait, le solde migratoire des immigrés est positif, alors que le solde migratoire des natifs est négatif et de plus en plus gros en valeur absolue. J’ai fait quelques calculs à partir des enquêtes annuelles. Entre les recensements de 2066 et de 2011, la France métropolitaine aurait reçu 262 000 jeunes immigrés nés dans les années 1981-1990 et aurait perdu 419 000 jeunes natifs des mêmes générations, sur la même période. La France échange donc des jeunes natifs contre des jeunes immigrés avec une perte sèche.
Une autre manière de qualifier le régime migratoire consiste à comparer sur longue période (1911-2011) l’accroissement relatif moyen annuel de la proportion d’immigrés. Après 25 ans de stagnation (1975-1999), les années 2000 font entrer la France dans un nouveau cycle migratoire comparable au cycle des Trente Glorieuses. Historiquement, nous ne sommes donc pas dans un régime de faible intensité migratoire. Mais, même pendant la période de stagnation 1975-1999, la population d’origine étrangère s’est transformée. On le voit très nettement quand on suit la composition de la jeunesse d’origine étrangère. Chez les moins de 18 ans, en 1975, 2/3 étaient d’origine européenne et à la fin de la période de stagnation c’est un peu moins de 40%. En 2009, avec le nouveau cycle migratoire, c’est moins de 25%.
J’ai récemment estimé la population d’origine étrangère sur trois générations (immigrés, enfants d’au moins un parent immigré, petits enfants d’au moins un grand-parent immigré) pour les moins de 60 ans : 14,4 millions en 2011, soit près de 30 %. Ma précédente estimation datait de 1999. Si l’on retient maintenant seulement les deux premières générations (immigrés, enfants d’au moins un parent immigré), tous âges, entre 1999 et 2011, la population d’origine étrangère aurait augmenté de près de 2,3 millions, soit un accroissement de 23 %, contre 4,7 % pour le reste de la population. La part de la population d’origine étrangère sur deux générations se serait donc accrue de 2,4 points de pourcentage en douze ans.
Pour ne pas aborder la question d’une politique migratoire, on propage l’idée fausse selon laquelle la France est sortie de l’histoire migratoire ces dernières années. Pourtant, un pays devrait avoir son mot à dire sur le flux de ceux qui s’installent sur son territoire et selon quels critères. Une politique migratoire qui ne pourrait jamais réguler son flux à la baisse et qui ne ferait qu’accompagner l’évènement n’en serait pas vraiment une, et si toute velléité de réduire l’immigration est assimilée à une manifestation de racisme, alors le débat est clos.
Ce qu’on appelle aujourd’hui politique migratoire consiste principalement en un certain nombre de droits ouverts aux étrangers, sous réserve qu’ils remplissent certaines conditions. Les flux dépendent donc très fortement des liens tissés par les migrants ou leurs enfants avec leur pays d’origine. D’après une étude menée en 2006, 60% des Français qui faisaient venir un conjoint étranger étaient soit des migrants devenus Français soit des enfants de migrants. C’est ce que l’on appelle imprudemment des « mariages mixtes » dans les statistiques d’état-civil. En fait, ce sont des mariages qui sont eux-mêmes à l’origine de migrations. Selon mes estimations, près de la moitié des mariages mixtes célébrés en France donnaient lieu à une migration et la proportion était plus élevée pour les mariages célébrés à l’étranger. Cela était particulièrement vrai pour l’Algérie.
Il faut savoir qu’un tel système ne permet ni de fixer un plafond ni d’opérer une sélection pour favoriser une immigration choisie, telle que l’avait dénommée Nicolas Sarkozy. Je ne parle même pas de l’idée de favoriser certains pays plutôt que d’autres. Cela aurait l’air de renouer avec des préférences raciales et apparaît donc difficilement envisageable. De toute façon, il est pratiquement devenu impossible de mettre des limitations aux migrations familiales. En France, cette politique a été essayée à plusieurs reprises et, à chaque fois, on a reculé. Ajoutons que la politique migratoire est désormais une compétence partagée avec l’UE et la petite marge de manœuvre que gardent les États porte sur la migration de travail.

Immigration et démographie dans l’Union européenne

En l’état actuel, l’Union européenne est très favorable à l’immigration étrangère car elle y voit un facteur essentiel à la survie de l’Europe. Eurostat, le service statistique de la commission européenne, réalise des projections de population dans des scenarios qu’il appelle « de convergence ». La « convergence » est déclinée à l’échelle de l’Europe sur tous les sujets, notamment en démographie. Ces projections inquiètent beaucoup la Commission, à juste titre. D’après ces projections (2010-2060), sans migration, à partir de 2010, l’Union européenne à vingt-sept pays perdrait soixante-dix millions d’habitants, soit une baisse de 14%. La chute serait encore plus importante dans la tranche d’âge des actifs 15–64 ans : sans migration, elle perdrait 104 millions d’actifs potentiels soit une diminution de 30%. L’Allemagne, l’Italie, la Roumanie, le Portugal, l’Autriche, l’Espagne, la Pologne en perdraient chacun au moins 40%. La France s’en tirerait un peu mieux avec une baisse de 8%. Avec le « scénario convergence » proprement dit, celui où l’on fait des hypothèses de convergence à très long terme (2150) [13], qui inclue des migrations, l’avenir est un peu moins sombre. L’Union européenne gagnerait seize millions d’habitants mais l’Allemagne en perdrait tout de même quinze millions et la classe d’âge actif européenne en perdrait quarante-cinq millions soit 13,5%. Pour les instances européennes et la plupart des gouvernements nationaux, l’immigration semble donc être la seule planche de survie.
Mais cette immigration transformerait considérablement le peuplement de nombre de pays européens. La commission a également fait réaliser — elle est plus audacieuse que nous en France — des projections de population d’origine étrangère dans l’Union européenne et dans les pays de l’Union. Les hypothèses sont toujours critiquables mais il est important de retenir que c’est avec ces résultats qu’elle envisage l’avenir de l’Europe. Dans ces projections, les populations d’origine étrangère pourraient devenir majoritaires avant l’âge de quarante ans dans certains pays comme l’Espagne et l’Allemagne d’ici 2060 ; le Royaume-Uni et l’Italie ne seraient pas très loin derrière. N’ayant pas de compétence en matière de politique familiale, l’Union européenne n’imagine donc pas une reprise progressive de la fécondité qui assurerait une moindre dépendance vis-à-vis de l’immigration. Les anticipations démographiques de l’UE expliquent sa faible incitation à restreindre l’immigration en provenance de pays tiers et son option pour le multiculturaliste.
Les peuples européens d’aujourd’hui n’étant pas appelés à rester majoritaires dans l’Union européenne, il peut paraître vain de vouloir défendre une culture européenne substantielle. Le modèle d’intégration asymétrique, qui vise la préservation des cultures européennes et demande donc aux nouveaux venus de s’adapter, n’est probablement pas jugé soutenable à long terme.
Si elle voulait vraiment mettre en place une politique migratoire restrictive, la France devrait se désengager de chartes et de conventions européennes dont elle est partie prenante. Si elle venait à dénoncer, par exemple, la convention européenne des Droits de l’homme – comme est tenté de le faire le Royaume-Uni depuis quelques années –, ou la Charte européenne des droits fondamentaux qui fait partie du Traité de Lisbonne, il serait peu probable qu’elle puisse rester dans l’Union européenne. Les difficultés rencontrées pour les reconduites à la frontière sont dues aux exigences très fortes du droit européen. Pour la France, la seule option, à supposer qu’elle en ait la volonté, serait de s’allier dans ce cadre avec d’autres pays pour former une coalition au Conseil ou au Parlement européens afin de faire plier la Commission et avoir quelques marges de manœuvre.
En France, la conversion au multiculturalisme risque d’être difficile. En effet, il favorise le séparatisme culturel et l’entre soi pour les minorités, séparatisme qu’il est impossible d’accorder aux autochtones. Ce qui, d’après Paul Collier est contraire à « la règle d’or » d’un traitement équitable [14]. Cela reviendrait à accepter les discriminations dont souffriraient alors ces minorités. Le multiculturalisme favorise les revendications identitaires des autochtones qui perçoivent l’iniquité de ce traitement.

Débat
« Français de souche » ?

  • Q : Vous utilisez le concept de « natif au carré » voire « au cube ». Vous ne parlez pas de « Français de souche ». Cette notion est pratiquée dans la polémique courante et elle a été employée par le Front national. N’est-elle pas devenue tabou ?
  • Michèle Tribalat : Dans le passé, j’ai employé cette formulation parce que, dénombrant les immigrés, les enfants d’immigrés, il fallait bien que je désigne ceux qui ne l’étaient pas et j’ai expliqué très précisément ce que j’entendais par là. Cela m’a valu une effrayante polémique déclenchée par Hervé Le Bras à la fin des années 1990 dont je me suis relevée difficilement et qui dure encore. Ce dernier a écrit en 1998 un livre [15] laissant croire que j’étais main dans la main avec Le Pen… Je me suis rendu compte que beaucoup de gens bien-pensants, des chercheurs sur France Culture, l’employaient aussi. À une époque, je notais dans un petit carnet qui l’avait dit et en quelles circonstances. Mais la polémique a été telle que j’ai fini par ne plus utiliser cette notion. Il y a quelques années, j’ai participé aux rencontres de Pétrarque organisées par France Culture. J’ai eu le malheur de prononcer le mot « autochtone », ce qui a été considéré comme une abomination.
    Je n’ai pas voulu pour autant abandonner l’idée de donner un nom à la population qualifiée de majoritaire. Je me refuse à parler de « ni-ni » ou des « majoritaires » qui d’ailleurs ne sont pas partout majoritaires. J’ai réfléchi et je considère que « natif au carré » est une expression adéquate, sans fioriture : né en France de deux parents nés en France. Je ne sais pas si cette expression restera, mais, en tout cas, je la garde.
  • Q : Les statistiques en France ne concernent légalement que la nationalité. Vous avez travaillé à partir de sources statistiques bien particulières. Les pays qui ont des statistiques ethniques sont les pays multiculturalistes. Faut-il aller dans ce sens ?
  • Michèle Tribalat : Vous dites que l’on n’a le droit de produire des statistiques que sur la nationalité, c’est faux. Dans les recensements, on distingue, depuis très longtemps, les Français de naissance et par acquisition. C’est ce qui permet de former la catégories des immigrés : personnes nées à l’étranger, qu’elles soient étrangères ou devenues françaises. L’Insee a été très réticent pour collecter des informations sur la filiation. J’ai personnellement beaucoup poussé dans ce sens. La Cnil l’autorisait sous condition. Depuis 2004, la loi Informatique et libertés a été assouplie (transposition d’une directive européenne). L’Insee et les directions statistiques des ministères sont autorisés à collecter des données de type ethnique. Les informations que je vous ai livrées aujourd’hui viennent des statistiques officielles. On en a le droit, on le fait avec réticence, on ne le fait pas complètement, on y va à reculons…, mais on le fait. Presque tous les pays d’immigration produisent ces données.
    Au Royaume-Uni la statistique sur les flux provient d’une enquête aux frontières. Cette enquête ne porte que sur une trentaine de milliers de personnes seulement. Ce n’est donc pas d’une très grande qualité. Les pays nordiques ont un appareil statistique beaucoup plus performant qui est moins « taiseux » que l’Institut de statistique français. Les Norvégiens, les Danois, les Suédois, les Néerlandais savent très précisément le nombre d’entrées et de sorties. Bien que leur immigration ait été beaucoup plus tardive que la nôtre, ils ont rapidement développé des statistiques sur les origines. Certains font même des projections de population en tenant compte de ces variables. Si vous voulez vivre correctement dans ces pays, il faut que vous soyez inscrit dans une commune. On y enregistre tous les évènements. Avec les registres de population, on enregistre même les mariages célébrés à l’étranger. En France, certains chiffres ne sont pas diffusés, car en croisant telle ou telle variable, on pourrait peut-être repérer, dans telle localité, un Marocain de telle ou telle caractéristique… À l’inverse, Statistic Norway publie en ligne la composition par origine et par quartier de la population d’Oslo. Ce faisant, les Norvégiens, qui sont démocrates, ne sont pas devenus pour autant des « fachos ».

La fin d’une époque ?

  • Q : En vous écoutant, on a le sentiment que l’évolution est telle qu’il est impossible de revenir en arrière. Mais ne sommes-nous point arrivés à un point limite de cette évolution ? Il y a des réactions assez fortes contre le multiculturalisme. Ce modèle a été remis en cause par un certain nombre de dirigeants européens : en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas. En France, une bonne partie de la population rejette le multiculturalisme. N’est-ce pas le signe d’une opposition de plus en plus manifeste à cette référence alimentée par les instances européennes ?
  • Michèle Tribalat : Au Royaume-Uni, des déclarations très hostiles au multiculturalisme n’empêchent pas ce multiculturalisme de fleurir abondamment. Un exemple : lors d’un procès impliquant une femme voilée refusant d’enlever son voile intégral, tout un débat a eu lieu sur le port du voile intégral. Finalement, la personne a été tenue de se dévoiler face à la Cour et aux avocats. Mais, dans le prétoire, les dessinateurs devaient poser leur crayon lorsque la femme dévoilait son visage. Il existe aussi des conseils de la charia au Royaume-Uni, les filles mariées à la mosquée ne peuvent divorcer que selon les règles en question et il est possible de rédiger des testaments conformes à la loi islamique. Le premier ministre Cameron peut déclarer que le multiculturalisme est un échec, le Royaume-Uni est tellement avancé sur cette pente que je ne vois pas comment il pourrait faire marche arrière. Les Pays-Bas sont peut-être plus cohérents. Ils ont compris qu’ils étaient allés trop loin et sont plus offensifs notamment en matière de politique migratoire.
    Autre exemple : la Commission européenne a lancé un questionnaire pour savoir s’il était opportun de réviser la directive sur le regroupement familial et comment. Chaque pays a donné une réponse. Les Pays-Bas ont eu des demandes bien précises. La France a, quant à elle, répondu de manière lapidaire pour dire qu’il ne fallait rien changer.
    Sur le plan politique, le rapport Tuot [16] est l’exemple récent de ce multiculturalisme. Pourtant, l’assimilation avait un avantage : les gens avaient le sentiment de faire partie d’un même peuple. Mais l’assimilation était le produit du corps social, ce n’était pas le produit de lois spécifiques. Des choses qui étaient facilement obtenues par le corps social nécessitent aujourd’hui des lois, comme par exemple l’interdiction du port du voile intégral. Antérieurement, le corps social était suffisamment fort pour empêcher que l’idée ne vienne de s’habiller ainsi. Si le corps social se retire, si les catégories populaires en ont marre, ne veulent plus faire pression sur leur environnement et sont désavouées par une bonne partie des élites politiques et culturelles, l’assimilation ne peut pas se faire.
    On a beau taxer les Américains de multiculturalisme, on a envie d’être Américain quand on débarque aux États-Unis. En France, c’est devenu moins évident. Nous ressassons sans fin toutes les horreurs commises dans l’histoire et une grande vigilance est exercée auprès d’un peuple toujours suspecté de retomber dans le pire. Aujourd’hui, des gens se disent « issus de la diversité » comme s’il n’y avait jamais eu de diversité en France avant leur arrivée, et les autres ont le sentiment de n’être issus de rien du tout. Dans le modèle multiculturaliste, chacun a une identité à défendre et les autochtones se disent, qu’après tout, eux aussi ont quelque chose à défendre. Cela rend la coopération plus difficile. À valoriser les identités particulières, on a fait surgir un problème identitaire dans la population autochtone. Dans des lieux à forte concentration, les gens vivent entre eux avec des modes de vie qui sont les leurs et c’est pourquoi les catégories populaires « natives au carré » ne vont plus vivre dans certaines banlieues où leur propre mode de vie est remis en cause. Après plusieurs décennies sur cette pente, je ne sais pas comment on peut remonter pareil courant. Nous n’aurons pas de tribunaux de la charia, mais le modèle d’assimilation qui était le nôtre est fini. Je ne pense pas que nous puissions revenir en arrière. Le pragmatisme politique fait qu’on s’oriente vers un multiculturalisme à la française moins extrême que celui du Royaume-Uni.

(*) Michèle Tribalat, chercheuse à l’Ined (Institut national des études démographiques). Dernier ouvrage paru : Assimilation : la fin du modèle français, éditions du Tourcan, 2013. Cette lettre rend compte de son intervention, lors d’un mardi de Politique Autrement, le 18 mars 2014.

Notes

[1] Paul COLLIER, Exodus How Immigration is Changing our World, Oxford University Press, 2013.

[2] Malika SOREL, Immigration, Intégration : le langage de vérité, éditions Mille et une nuits, 2011.

[3] Sondage CSA pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme. http://www.cncdh.fr/sites/default/files/cncdh_racisme_2012_basse_def.pdf

[4] Eric KAUFMANN, Shall the Religious Inherit the Earth ? Demography and Politics in the Twenty-First Century, Profile Books, 2010.

[5] À la date de l’enquête il était très difficile d’avoir des personnes d’un âge plus élevé compte tenu du processus migratoire.

[6] Endogamie : obligation, pour les membres d’un groupe social défini de contracter mariage à l’intérieur de ce groupe. Exogamie : mariage entre sujets n’appartenant pas au même groupe de parenté.

[7] Chez les protestants qui se marient en dehors de leur religion, par exemple, la religion est très faiblement transmise.

[8] Chez les protestants qui se marient en dehors de leur religion, par exemple, la religion est très faiblement transmise.

[9] Thierry TUOT, « Pour une société inclusive », rapport au Premier ministre, 1er février 2013.

[10] Paul COLLIER, Exodus How Immigration is Changing our World, op. cit.

[11] Ibid.

[12] Données produites par le ministère de l’Intérieur à travers des procédures qui sont suivies dans les bilans d’activité et à travers l’Office français d’immigration et d’intégration.

[13] Par exemple, à partir du niveau actuel, la fécondité allemande doit converger à 1,8 ou 1,84 en 2150. Mais en 2060 elle ne serait toujours que de 1,50. L’immigration internationale est censée se tarir à la même date.

[14] Paul COLLIER, Exodus How Immigration is Changing our World, op. cit., p. 108.

[15] Hervé LE BRAS, Le Démon des origines, Éditions de L’Aube, 1998

[16] Lire le dossier sur l’intégration sur le site de Politique Autrement