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Russie-Ukraine : passé-présent

Conférence du 15 novembre 2014

Dialogue avec Alain Besançon et Françoise Thom

Alain Besançon est historien, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, auteur de Sainte Russie, de Fallois, 2012.

Françoise Thom est historienne, maître de conférence à l’université de Paris Sorbonne, auteur de Béria, le Janus du Kremlin, NRF, 2013.

Discutants : Philippe Raynaud et Paul Thibaud

Alain Besançon, « Ukraine – Russie, éléments d’histoire. Crédulité et tropisme français » (29mn)

Pour écouter Alain Besançon :

Françoise Thom, « Poutine : méthodes staliniennes et tradition despotique russe » (25 mn)

Pour écouter Françoise Thom :

Philippe Raynaud « Les enjeux européens et français de la question ukrainienne » (12 mn)

Pour écouter Philippe Raynaud :

Paul Thibaud « Le poutinisme : populisme, sortie manquée du communisme et impotence européenne » (12mn

Pour écouter Paul Thibaud :

Territoires oubliés et fractures sociales (Christophe Guilluy – novembre 2014) 

Christophe Guilluy, géographe, chercheur auprès de collectivités locales et d’organismes publics, auteur de Fractures françaises François Bourin éditeur, 2010 et La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion 2014.

  •  Peut-on encore parler de classe moyenne ? (à 2’ 18)
  •  Une nouvelle géographie électorale (à 5’ 20)
  •  Quelle représentation politique des territoires oubliés ? (à 8’ 45)

L’implosion de la gauche (Laurent Bouvet, octobre 2014)


Laurent Bouvet est directeur de l’Observatoire de la vie politique (Ovipol) à la Fondation Jean-Jaurès. Dernier ouvrage Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, édit. Gallimard.

Lettre n° 64 – Quelle influence de l’islamisme dans notre pays ?

Septembre 2014

Élisabeth Schemla (*)

Cette lettre rend compte d’une conférence de Politique Autrement qui s’est tenue le 11 janvier 2014. Elle ne prend donc pas en compte les événements qui se sont déroulés depuis lors.

J’ai mis en exergue de mon livre, Islam, l’épreuve française [1]deux phrases qui résument le problème. La première est de François Mauriac, écrivain catholique, qui a écrit dans son journal : « L’épreuve ne tourne jamais vers nous le visage que nous attendions. » En effet, l’irruption d’une religion prosélyte et conquérante est un défi inattendu auquel la France est aujourd’hui confrontée. La seconde phrase mise en exergue est celle de Youssef Al-Qardaoui, vieux chef spirituel des Frères musulmans, basé à Londres et prêcheur vedette de la chaîne Al Jazeera. Dans son livre Le licite et l’illicite en islam, deuxième livre le plus lu après le Coran dans le monde musulman, il écrit : « Doit-on conquérir l’Europe par la guerre ? Non… L’Europe est minable, vautrée dans son matérialisme et sa philosophie de promiscuité. Le message de l’islam est mondialiste. Aussi, je souhaite que l’islam conquière l’Europe par l’influence. » Ces citations donnent une idée de la difficulté de cette « épreuve française ».
Nous avons affaire à une épreuve dont le symptôme est la peur. Il suffit d’écouter les conversations et d’analyser les sondages. Pourtant, beaucoup de bons esprits trouvent que cette peur est totalement déplacée. Le problème est que les choses ne sont pas si simples dans la réalité quotidienne. Dans de nombreux quartiers, l’islam est extrêmement visible, voire revendicatif : le foulard – que je préfère appeler hidjab –, le niqab et même la burqa, mais aussi pour les hommes, la barbe, la tenue afghane ou encore la revendication du hallal et du haram (le licite et l’illicite)…, sont de plus en plus présents.
Cette peur vient également de ce que nous transmettent les médias. Ainsi observons-nous l’affrontement entre chiites et sunnites et ce qui se passe dans l’ensemble des pays musulmans de la planète, pays arabes, africains, sud-africains ou asiatiques. Dans nombre d’endroits, nous voyons à l’œuvre une épouvantable condition de la femme, des violences extrêmes, des guerres, et des minorités progressivement éradiquées. Nous assistons dans le monde – l’État islamique en Irak focalisant notre perception –, à une très puissante montée de l’islamisme, contrairement à ce qu’un Gilles Kepel, par exemple, nous avait annoncé avec tant d’assurance en plusieurs centaines de pages.
Près de nous, pendant la décennie 1990, une effroyable guerre civile algérienne nous a particulièrement touchés. Plus récemment, on peut s’inquiéter, après un moment irénique, des suites de cette révolution arabe de 2011, sauf peut-être en Tunisie où les choses semblent plus complexes et nuancées, même s’il faut rester très prudent.
Cette peur est, à mes yeux, un symptôme et elle est justifiée au vu tout ce que nous pouvons observer, à la fois dans la vie quotidienne, ici en France, et dans le monde. Les meurtres commis par Mohamed Merah, chez nous, ont rendu sensible la conscience du danger.

Un problème français

En abordant le sujet de l’islamisme, il va sans dire que je ne parle absolument pas des millions de musulmans, hommes, femmes, enfants qui vivent tranquillement leur foi et n’ont aucun compte à régler avec la laïcité. Ils n’ont rien à voir avec l’islamisme que véhiculent la réislamisation des musulmans et l’islamisation des Français à travers les conversions, compte tenu des conditions dans lesquelles elles se font.
Contrairement à ce qu’essaie de nous faire croire le Front national, l’islam est un problème franco-français et non pas un problème d’immigration et d’étrangers, même si, évidemment, il faut moduler le phénomène. L’islam est aujourd’hui pratiqué en France par des millions de personnes. Cependant on ne sait pas toujours ce qu’il faut mettre sous l’appellation de « musulman ». Michèle Tribalat, démographe, parle de cinq millions de musulmans ; l’IFOP, qui depuis vingt ans suit en continu l’évolution de la population musulmane en France, parle de cinq à huit millions. D’autres parlent de sept millions huit cent mille ou de neuf millions… Dans tous les cas, aujourd’hui, des millions de Français, d’une façon ou d’une autre, sont rattachés à l’islam. Et, bien entendu, dans cette appellation, il faut englober tous ceux que l’on appelle « musulmans » et qui, en réalité, peuvent être non seulement des laïcs, mais peuvent même être des agnostiques ou ne pas suivre du tout la religion en étant seulement de culture musulmane.
En avril 1976, Jacques Chirac, premier ministre de Giscard, a établi le regroupement familial. Il l’a fait dans un esprit que l’on peut comprendre et même apprécier car les Maghrébins qui venaient travailler chez nous venaient seuls, en célibataire, et beaucoup vivaient dans des foyers Sonacotra. Mais avec l’installation de la famille en France et la crise pétrolière de l’époque, la pratique de l’islam va commencer à changer. L’« islam consulaire » constituait jusqu’alors une pratique dominante : chacun des pays d’origine considérait ses ressortissants comme des expatriés, qui, un jour, retourneraient dans le pays d’origine. Dans ce cadre, la pratique de la religion ne coupait pas les ressortissants de leur pays. Mais avec le regroupent familial, le premier, puis le deuxième choc pétrolier, le retour au pays n’est plus envisagé et l’on a vu apparaître l’essor d’un islam tout à fait différent : un islam transnational, mondialiste, qui se moque des frontières et des continents.
Pourquoi l’islam nous surprend-il autant aujourd’hui ? Après la loi de 1905, nous avons eu les grandes tragédies du XXe siècle qui nous ont conduits, après l’avoir interrogé, à nous détacher de Dieu. La laïcité, qui ne s’est pas installée aussi facilement que cela, a été un combat contre la croyance. Mais la déchristianisation n’est pas seulement due à la laïcité. Il faut prendre en compte non seulement des grandes tragédies de l’histoire, mais aussi les progrès scientifiques et techniques, ainsi que le matérialisme échevelé dans lequel nous trempons. Depuis un siècle, on peut dire, je crois, que Dieu a plus ou moins déserté la France. On pouvait croire que la laïcité était une chose acquise en France et nous n’étions absolument pas préparés à l’irruption d’une nouvelle religion. La France est aujourd’hui le premier pays musulman d’Europe et nous ne savons plus comment faire avec le fait religieux, et notamment avec un fait religieux qui est lui-même prosélyte et très identitaire.

De l’affaire du « foulard de Creil »
à la création du Conseil français du culte musulman

Pour expliquer pourquoi la situation est inquiétante, il faut résumer l’histoire politique de ces vingt-cinq dernières années. En 1989, l’affaire du « foulard de Creil » a fait irruption soudainement dans le paysage français : trois collégiennes allaient en classe coiffées du hijab et refusaient de le retirer. Le chef d’établissement, un membre du RPR, était un vrai républicain laïc. Il avait à gérer vingt-six nationalités dans son collège, parmi lesquelles deux tiers d’élèves musulmans. Il refusa que les collégiennes gardent le hijab à l’école, et, comme elles continuaient à le porter, il prononça leur exclusion du collège.
C’était une affaire grave pour la République et le pouvoir politique. Pourtant, elle fut totalement sous-estimée, malgré ce qui commençait à se passer en Algérie. On a cru ou voulu croire qu’il ne s’agissait que d’une revendication religieuse sans autre signification qu’une croix ou qu’une étoile de David autour du cou. L’islamisation, comme on a pu le voir dans d’autres pays, commence toujours par les femmes et par les filles, parce qu’elles sont d’abord les plus fragiles et ensuite les reproductrices du système que l’on veut installer par les enfants, l’éducation et le monde clos du foyer. En réalité, l’affaire du « foulard de Creil » en France correspond au début de cette islamisation. D’ailleurs, les parents des collégiennes n’étaient pas seuls en cause, il y avait aussi des imams et des jeunes derrière eux appartenant à des organisations musulmanes dont on allait entendre parler plus tard, lors de la création du Conseil français du culte musulman.
À cette époque, parmi les leaders qui activaient cette « révolution française », on trouvait Tareq Oubrou qui est aujourd’hui le grand imam de Bordeaux. C’est un homme remarquable qui a déclaré qu’il s’était trompé et s’est retourné contre ce qu’il avait contribué à mettre en place. Bien que fils de deux parents marocains, enseignants laïques de l’école publique, il lui a fallu du temps pour comprendre et admettre que l’islam devait se contextualiser, s’adapter à la France, alors qu’en dehors de nos pays européens, l’islam est non seulement une religion d’État mais religion majoritaire, voire hégémonique. Aujourd’hui, l’islam doit passer d’une conception de majorité à une conception de minorité, ce qui n’est ni dans le texte du Coran, ni dans les pratiques.
En 1989, quand apparaît cette affaire du hijab à Creil, Mitterrand est président de la République et Lionel Jospin ministre de l’Éducation nationale. La réponse du pouvoir politique va être déterminante pour la suite. À l’époque, je suis rédactrice en chef du Nouvel Observateur et chargée de couvrir l’affaire du hijab de Creil. J’ai alors un entretien avec Lionel Jospin pour qu’il explique la position du gouvernement et, au-delà, celle du président de la République. Jospin m’expose un point de vue qui est celui qui, au fond, a eu cours jusqu’à maintenant : la conception archaïque de la laïcité ne peut plus tenir, il faut absolument que cette laïcité s’adapte à l’évolution de la société ; l’enfant prime sur tout autre chose ; l’exclusion est donc impensable et il faut apprendre à faire avec des pratiques qui, du moment qu’elles ne sont pas forcément ostentatoires, doivent être acceptées dans le cadre scolaire.
Je n’étais pas du tout d’accord avec ce discours d’autant que, m’étant rendue souvent au Proche-Orient et en Algérie d’où je suis native, je voyais bien qu’il se passait beaucoup d’autres choses. Nous avons donc eu une conversation tendue où le ministre de l’Éducation nationale a été surpris de voir une journaliste du Nouvel Observateur lui tenir un discours qui n’a rien à voir avec ce qu’il pensait être une pensée de gauche. Comme Lionel Jospin, en bon ex-trotskiste, a la tolérance rigide, il s’est un peu énervé, et je l’ai alors entendu me dire une phrase qui, je crois, hélas, exprime une idée bien présente durant le quart de siècle qui s’est écoulé : « Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse que la France s’islamise ? »
Le recours au Conseil d’État a apporté une réponse à l’affaire du « foulard de Creil » qui était, selon moi, porteuse du pire : du moment que les signes ostentatoires n’étaient pas trop ostentatoires, ils pouvaient être acceptés. Mais ce n’était qu’un avis du Conseil d’État.
Il s’en est suivi l’une des fautes politiques les plus graves qui ait été commises. Les chefs d’établissement n’ont reçu que l’énoncé de ce décret du Conseil d’État ; le pouvoir politique ne leur a plus jamais donné de directives. Chacun n’avait qu’à se débrouiller ! Le politique s’est ainsi défaussé de ses responsabilités et l’application de ce décret dans les écoles a donné lieu à des pratiques diverses et contradictoires, selon les chefs d’établissement. L’affaire du « foulard de Creil » est un moment fondateur, car deux idées de la laïcité s’affrontent et le multiculturalisme, l’exaltation de la diversité vont devenir une idéologie qui va se répandre dans la société.
Il a fallu attendre la fin de la cohabitation Chirac-Jospin en 2002 pour que soit enfin établi un état des lieux de la laïcité. La commission Stasi, en 2003, a procédé à un exercice pédagogique sans précédent dans la République. Tous les acteurs de la vie sociale, scolaire, universitaire, ont été consultés et les auditions ont été filmées en continu. On s’est alors rendu compte que des revendications concernant le sport, la science, les hôpitaux, le refus de certains cours, les menus hallal à la cantine… remettaient en question la laïcité à l’école.
Dans le même temps, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, entendait mettre en place une institution représentant l’islam français, le CFCM (Conseil français du culte musulman), poursuivant ainsi le travail entrepris par Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier avait déjà négocié une sorte de convention, dont il est intéressant de savoir qu’il lui avait donné un nom arabe et qu’il avait accepté de ne pas y faire figurer le renoncement à l’apostasie. Quand Nicolas Sarkozy prend la suite, comme ministre de l’Intérieur, ce qu’on a appelé « l’islam des caves » s’était développé et il fallait incontestablement sortir de cette situation. Mais dans la convention qu’il a préparée, Nicolas Sarkozy n’oblige aucune des organisations qui sortiront vainqueurs de l’élection du CFCM à renoncer à l’apostasie. Aujourd’hui, dans les statuts structurant l’islam dans notre pays, rien n’évoque le renoncement à l’apostasie. Il existe donc un crime d’apostasie résiduel dans la France républicaine et démocratique. L’autre erreur de Nicolas Sarkozy fut de ne rien demander en échange de cette représentativité officielle ; il n’a pas exigé un certain nombre de règles concernant les modes et les contenus des prêches et de l’enseignement.
Les résultats des élections au CFCM ont été inquiétants, puisqu’en dehors de la mosquée de Paris, les organisations les plus intégristes de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) jusqu’au Tabligh [2], ont alors pris en main la représentation du culte musulman.

L’implantation du wahhabisme et l’antisémitisme

Dans cette même grande période historique, l’Arabie Saoudite qui fait par ailleurs du commerce avec les États-Unis et l’Europe, les affaires étant les affaires, exporte le wahhabisme [3] . Ce courant de l’islam est fondamentaliste non seulement à l’égard des femmes, mais à l’égard de l’ensemble de la société avec l’application de la charia. Le wahhabisme va s’installer en France dans les années 1980. Il n’existe alors aucune structure autre que celles liées à un « islam consulaire » qui permet de veiller à un minimum de financement. C’est donc à coup de pétrodollars que ce fondamentalisme s’installe avec l’envoi d’imams de différentes nationalités. Ils viennent d’Arabie saoudite, d’Egypte, de Syrie…, sont wahhabites, ne connaissent pas la France, sa culture, son histoire, ses institutions et ne parlent pas notre langue ; ils sont chargés, non pas de développer un « islam français [4] », mais d’implanter le wahhabisme. Aujourd’hui, nous avons 2300 imams officiels en France, mais seuls 400 à 450 parlent français.
_ La réislamisation des musulmans dans notre pays s’est faite non seulement avec ces imams envoyés en France mais également, plus tard, par leur présence sur Internet. L’argument selon lequel ces imams présents dans les mosquées n’ont aucune influence sur ceux qui ne vont pas à la mosquée, notamment les jeunes, est fallacieux : depuis dix ans, Internet a pris une importance considérable dans la diffusion du wahhabisme, comme on peut le constater presque chaque jour dans l’actualité. On y trouve toute la propagande en traduction française ou avec des sous-titres. Ces imams occupent une place importante et tiennent des propos anti-occidentaux, antichrétiens et antisémites [5] . On ne se rend pas compte de ce que représente la propagande antisémite à laquelle un enfant musulman est soumis du début jusqu’à la fin de sa vie à travers les manuels scolaires, les journaux écrits, les chaînes de télévision , Internet [6]…
En France, l’islamisation des jeunes se fait sur un fond de désarroi et de déstructuration identitaire, dans un moment où le respect des institutions, de l’autorité est en question, où les politiques sociales nécessaires n’en ont pas moins contribué à déresponsabiliser des catégories sociales. L’islam et tout particulièrement cet islam transnational viennent combler cette crise d’identité. De plus en plus de jeunes se convertissent à l’islam [7] , la plupart attirés par le fait d’« appartenir à une communauté ». Ils ont le sentiment que la communauté nationale ne les reconnaît pas et l’islam leur fournit une communauté à laquelle ils adhèrent pleinement, qui les reconnaît, même s’ils ne peuvent plus en sortir ou difficilement. C’est rassurant pour ceux qui sont dans le désarroi, même si ce désarroi peut devenir vindicatif. Cela leur donne des règles de conduite, un cadre de référence, même s’ils n’ont jamais lu vraiment le Coran. Il faut savoir que dans l’islam, le hallal et le haram, en tant que tels, n’ont jamais signifié tout ce que cela désigne aujourd’hui. Mais c’est très structurant de savoir qu’une chose est permise et qu’une autre ne l’est pas, dans le cadre d’une communauté où on vous apporte des préceptes religieux qui vous tranquillisent.
Enfin, ce que j’appelle la « génération islam » est en même temps nourrie par le conflit israélo-palestinien. On ne peut pas parler de l’islam en France sans le mettre en relation avec tout ce qui se passe sur le plan international, en particulier au Proche- Orient. Le conflit israélo-palestinien est un point d’ancrage dont parle très bien Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, qui, après l’affaire Merah, a dû faire, pendant trois semaines, des prêches intégralement consacrés à ce sujet. Il raconte dans son dernier ouvrage Un imam en colère [8] comment il a senti chez ses ouailles, même chez les plus tranquilles et les plus pacifistes, une sorte de compréhension complice qui lui paraissait tout à fait inacceptable. Cet antisémitisme est aujourd’hui la source principale de l’antisémitisme français porté notamment par de jeunes Français de culture musulmane ou musulmans pratiquants. C’est l’un des grands problèmes de l’« épreuve française ».

Vers un islam français ?

C’est une responsabilité majeure des hommes politiques, de gauche comme de droite, d’avoir laissé s’implanter cet islam fondamentaliste. Depuis la création du CFCM en 2003, l’islam est sorti des caves, et la revendication légitime de lieux de culte devait être acceptée. Mais en refusant de voir que l’islam quittait progressivement le pays d’origine pour devenir transnational, on a laissé se développer une situation critique. Alors que l’islam transnational était en train de devenir une religion importante dans notre pays, on l’a considéré comme anecdotique et secondaire dans la vie des immigrés qui ont fait souche et dont les enfants sont Français.
On a laissé faire aussi parce que la loi de 1905 est très contraignante, puisqu’elle interdit à l’État de financer le culte en dehors du territoire concordataire [9]. Sous prétexte de ne pas se mêler du culte – même si on s’en est mêlé avec la création du CFCM –, rien n’a été prévu pour la formation des imams en France. Le centre de formation des imans de la Nièvre, dénommé Institut européen des sciences humaines (IESH), est sous la tutelle des fondamentalistes liés aux Frères musulmans. L’institut catholique de Paris dispense quant à lui une formation qui se limite à l’histoire de la France et de ses institutions. Beaucoup d’imams en restent à une espèce de kit théologique avec lequel ils bricolent autour de quelques idées simples, notamment le hallal et le haram (le licite et l’illicite). L’une des questions qui se pose est donc de savoir si l’État peut contribuer à mettre en place une école de formation d’imams pour un islam à la française. La réponse à cette question me paraît être d’une urgence absolue.
Dans la pratique, les maires, de droite ou de gauche, ont été amenés à contourner la loi de 1905. Dans un premier temps, ils ont hésité : comment faire admettre à des administrés la nécessité de donner un lieu de culte, alors que beaucoup de ces administrés n’y étaient pas tellement favorables ? En réalité, « tout s’est passé en douce » et cela « se passe en douce » encore aujourd’hui. Au début, il y a eu l’octroi de terrains sur lesquels les organisations musulmanes ont ensuite construit un lieu de culte. Ce que j’ai appelé le « bal des hypocrites » consiste précisément à contourner allègrement la loi de 1905 en faisant un bail emphytéotique de quatre-vingt-dix ans sur un terrain communal à la fédération régionale musulmane ou à une autre organisation qui fait la demande d’un lieu de culte, et qui, en même temps, a créé une association de 1901 pour ouvrir un espace culturel à côté de ce lieu de culte. Les subventions passent par ce biais : les municipalités subventionnent le culte, avec le bail emphytéotique de quatre-vingt-dix ans pour une bouchée de pain, mais aussi et surtout à travers les subventions octroyées aux activités culturelles et aux locaux où elles se déroulent et qui font partie de la mosquée ou du lieu de culte. Il n’y a aucun contrôle. Par conséquent, dans nombre de ces établissements culturels qui jouxtent les mosquées ou les lieux de culte, vous avez des écoles coraniques qui peuvent être de bonnes écoles dans certains endroits, mais vous avez aussi des medersas qui sont des foyers de séparation, d’hostilité à la fois linguistique, idéologique et psychologique de la communauté française.
À partir du moment où le CFCM était créé, les maires ont bien été obligés de composer avec cette situation, d’autant que dans le cadre de la décentralisation, ils disposent de transferts de souveraineté. Si l’on examine les choses concrètement et sans hypocrisie, on peut dire que sous prétexte de ne pas financer le culte, on l’a laissé être financé par le fondamentalisme, ce qui ne peut faciliter, d’aucune façon, la création d’un islam français s’intégrant à la République.
J’ai été pendant longtemps pour un refus radical de la modification ou de la révision de la loi de 1905. Mais quand on examine la réalité concrète de l’islam en France aujourd’hui, on se dit qu’il faut absolument régler le problème parce que la situation actuelle est porteuse de nitroglycérine. Et, ici et maintenant, je ne vois pas d’autre solution que de moduler un peu, malgré tout, la loi de 1905.
Je dois dire que je suis arrivée à cette conclusion, parce que nous sommes réellement pris entre deux feux. Si l’on décide de financer ouvertement le culte musulman pour pouvoir le contrôler, car il s’agit bien de cela, on se heurte à l’opposition des organisations musulmanes elles-mêmes et de nombreux dirigeants du culte qui apprécient la situation de totale liberté dans laquelle ils se trouvent. Mais si l’on ne change rien à la loi de 1905, on aggrave la situation actuelle. Pour éviter les tensions, faut-il tout faire en terre concordataire, là où l’État finance les différents cultes ? Il serait tout à fait possible d’y créer une école pour former des imams, mais toutes les mosquées de France ne sont pas dans cette partie du pays…
Lors d’un récent séjour à Bordeaux j’ai discuté avec deux grands interlocuteurs. D’abord avec Alain Juppé à qui j’ai demandé ce qu’il pensait de la loi de 1905. Il m’a répondu que tous les maires « font avec » et qu’ils la contournent tous ; c’est un monument national auquel il ne faut surtout pas toucher. J’ai rencontré ensuite Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux. Il était alors désespéré par la situation, parce que ni lui ni la fédération des Musulmans de Gironde ne parvenaient à financer la mosquée, en cours de création à Bordeaux, la plus importante de France qui, avec son centre culturel, coûterait entre 12 et 18 millions d’euros. Ce n’est pas à la République de le faire ; on est au cœur du problème.
Pour ne pas se retourner vers le Qatar ou l’Arabie Saoudite, Tareq Oubrou et la fédération des musulmans de Gironde ont décidé de s’adresser aux industriels français. C’est une idée anticonformiste qui m’a d’abord surprise. Mais nous sommes devant un problème fondamental : quel islam voulons-nous en France, nous citoyens français, musulmans et non musulmans ? Si nous voulons un islam indépendant, contextualisé, qui ait sa propre identité, nous devons trouver des financements autres que ceux fournis par l’islam fondamentaliste de ces deux pays, Arabie Saoudite et Qatar, exportateurs majeurs de terrorisme aussi. Tareq Oubrou et la fédération des musulmans de Gironde vont démarcher les moyennes et les grandes entreprises françaises pour leur expliquer la situation et leur demander de les aider. Ce projet me paraît exemplaire dans la mesure il peut être le début d’une francisation de l’islam.

Débat
Quelle sécularisation de l’islam ?

  • Q : Le dernier livre d’Olivier Roy évoque la sécularisation en islam [10] . Que pensez-vous des mouvements de sécularisation tels qu’ils semblent se développer en Iran et dans certains pays arabes où la société, du moins une partie de celle-ci, en a assez de vivre avec des islamistes au pouvoir ?
  • Elisabeth Schemla : Olivier Roy a tendance à voir des germes de sécularisation partout. Mais n’oublions pas qu’il avait tout de même expliqué, au tournant des années 2000, la fin possible de l’islamisme dans le monde. Je ne la vois pas toujours pas venir. Aujourd’hui, ce qui se passe en Tunisie, concernant le problème de l’égalité et des droits de la femme dans la constitution, est intéressant. Mais c’est un bras de fer entre les laïcs minoritaires et les islamistes. En Iran, il est vrai qu’existe un mouvement de sécularisation au sein de la société, mais quelle est la marge de manœuvre par rapport au pouvoir iranien qui a été le premier à instaurer l’ordre des mollahs avec la révolution khomeyniste ? La vie est pleine de rebondissements, c’est pourquoi, j’ai commencé mon exposé par la phrase de Mauriac : « L’épreuve ne tourne jamais vers nous le visage que nous attendions », mise en exergue de mon livre. L’épreuve, mais aussi la bonne nouvelle n’arrivent jamais du côté où on les attend. Mais les signes de sécularisation sont encore faibles.

Quel rapport entre l’islamisme et la « galaxie Dieudonné » ?

  • Q : Y a-t-il des points communs entre cette mouvance de l’islamisme radical et l’émergence de la « galaxie Dieudonné » ? Retrouve-t-on un même type de discours ?
  • Elisabeth Schemla : Le sujet est complexe. Dieudonné est lui-même contesté par des musulmans parce que, il y a quelques années, il est allé en Iran, dans le cadre d’un festival, pour trouver des financements pour son film Le code noir. L’Iran lui a accordé ce financement et beaucoup ont reproché à Dieudonné d’être tombé dans l’escarcelle des chiites. En France, nous avons surtout un islam wahhabite qui est en guerre ouverte avec les chiites, une guerre d’influence et de sanctuarisation du Moyen-Orient à laquelle nous assistons et à laquelle il serait bien regrettable, à mes yeux, que nous participions. Sa situation est donc plus compliquée qu’il n’y paraît.
    D’autre part, le public de Dieudonné n’est pas homogène, il comporte des intégristes musulmans mais aussi et surtout des jeunes historiquement incultes. Dans le désarroi actuel, beaucoup de jeunes n’arrivent pas à trouver de maître à penser ; le côté provocateur et drôle a pu également les séduire. Mais on ne peut pas uniquement invoquer l’ignorance des jeunes ; l’aspect composite du public de Dieudonné ne doit pas faire oublier un fond commun, l’antisémitisme. L’extrême droite qui soutient Dieudonné, les chiites qui le financent, les intégristes musulmans qui le contestent… ont en commun l’antisémitisme.
    Dieudonné peut faire rire, mais il tient des propos antisémites. Si vous regardez chronologiquement sur Internet tous les sketchs de Dieudonné, vous verrez qu’il y a bien longtemps qu’il ne s’amuse plus de l’islam, à part de temps en temps pour faire passer le reste, et le reste est une obsession antijuive. Il est rare aujourd’hui que vous arriviez à entendre de tels propos antisémites dans la société française et, qui plus est, dans un théâtre au cœur de la capitale.
    On essaie de nous faire croire qu’islamophobie et antisémitisme sont les deux faces d’une même haine, mais il y a deux « mesures » totalement différentes. Vous pouvez entendre dire : « Je n’aime pas cet islam ou ce barbu », mais vous n’entendrez jamais dire : « Je regrette de ne pas voir les musulmans partir en fumée. » Par contre, quand il s’agit d’un juif, cela est dit.
    On a toujours voulu différencier l’antisémitisme de l’antisionisme en faisant croire que l’antisionisme signifiait simplement être contre la politique de l’État d’Israël. Si c’est pour dire qu’il faut un État palestinien… il n’y pas désaccord. Il est d’ailleurs intéressant de savoir que l’association France-Palestine s’est totalement désolidarisée des propos de Dieudonné. Mais si vous prenez stricto sensu ce que signifie l’antisionisme, cela veut dire que vous êtes ipso facto contre le fait qu’il y ait un État d’Israël à l’endroit où il est, que vous êtes contre son existence. Donc vous êtes contre l’existence au moins des juifs qui sont là-bas. Cela peut rejoindre l’idée que vous êtes contre l’existence des juifs qui sont ailleurs. Le glissement est vite fait.

Esprit du temps et majorité silencieuse

  • Q : Quelques années avant l’affaire du foulard au collège de Creil, Gilles Kepel avait publié en 1987 une enquête sur le sujet [11] qui faisait une corrélation entre le degré de radicalité dans la pratique de la foi et le degré de marginalisation dans la société. Cette lecture économique et sociale peut-elle suffire ? Le terreau sur lequel a poussé l’islamisme ne renvoie-t-il pas à de multiples facteurs en rapport avec une situation sociale et culturelle profondément dégradée ?
  • Elisabeth Schemla : Dans l’islamisation des jeunes ou dans la réislamisation des musulmans, on a en effet l’esprit du temps : la diversité, le multiculturalisme, le relativisme culturel (« tout se vaut ») et l’individualisme (« à chacun son droit »). On trouve également du désarroi identitaire, l’échec de l’intégration, qui est dû à l’évolution de l’ensemble du système éducatif. Il faut reconnaître aussi un certain racisme et une forme de numerus clausus qui ne dit jamais son nom : plus on avance dans les études, écoles ou universités, moins on trouve de jeunes des quartiers, des noirs ou des maghrébins. Mais l’associatif a aussi une part de responsabilité, car il a passé son temps à exonérer de toute responsabilité toute une population, sous prétexte qu’elle était immigrée et en difficulté. C’est l’un des problèmes français.
  • Q : Pour un professeur, face à certains élèves, parler de laïcité, d’intégration ou d’islam relève de la gageure. Le problème est que nous pouvons être considérés comme des infidèles, et notre parole est alors disqualifiée. Dans son rapport avec l’islam, la gauche ne se laisse-t-elle pas intoxiquer elle-même par son inconscient qui est l’anticatholicisme ?
  • Elisabeth Schemla : Bien plus que l’anticatholicisme, la gauche est à mon sens marquée par le poids énorme de la culpabilité coloniale. Les grands parents ou arrières grands-parents qui ont fait partie des Forces françaises qui se sont battues pour libérer notre territoire quand il le fallait, n’ont pas eu ce sentiment revanchard des jeunes générations. Avec l’introduction des comparaisons mémorielles et les problèmes de désarroi et de crise, c’est la troisième génération qui développe ce côté revanchard. Dans ce cadre, l’Algérie occupe une place importante : l’histoire coloniale, la décolonisation, la victoire de l’Algérie sur la France ont pesé sur la troisième génération. Cela se voit très bien quand on analyse l’affaire Merah qui est le fruit de tout cela, mais aussi de la décennie islamiste en Algérie, puisque son père l’emmenait en vacances en Algérie pendant cette décennie-là. Le gamin était confronté le matin aux têtes coupées des uns ou des autres, déposées sur la place du village…
    À de nombreuses reprises, dans mon enquête, j’ai rencontré des jeunes d’origine algérienne qui veulent en découdre avec la France. Ces jeunes considèrent que les juifs ont réussi à installer une sorte de toute puissance mémorielle et se disent : « Puisque nos pères et nos grands-pères n’ont pas été capables de faire la même chose, nous allons le faire. »
  • Q : Vous évoquez « la majorité silencieuse », c’est-à-dire la plupart des musulmans qui vivent leur religion de façon tout à fait modérée, qui ne cherchent pas à changer les règles du jeu républicain par des revendications communautaristes et ne font pas du prosélytisme. Pour autant, on sent chez certains d’entre eux un silence gêné par rapport à l’islamisme ou, en tout cas, une volonté de ne pas faire de bruit. Cela ne correspond-t-il pas à l’idée que les fondamentalistes sont certes extrémistes mais que, malgré tout, ils font en quelque sorte partie de la famille et du même camp ?
  • Elisabeth Schemla : En effet, si l’on est de la même obédience, de la même famille, on a naturellement des solidarités. D’ailleurs, à Bordeaux, lors de l’affaire Merah, l’imam a senti que la communauté — qui par ailleurs est très tranquille— n’approuvait certes pas les actes de Merah, mais elle se référait néanmoins à la Palestine et à Gaza, pour essayer de comprendre pourquoi Merah avait agi de la sorte, car le conflit israélo-palestinien est un abcès de fixation terrible. Et tant qu’il n’y aura pas ces voix politiques, intellectuelles, théologiques pour parler au nom de cette majorité silencieuse, il restera malgré tout une forme de complicité implicite. Le pire, c’est que cette majorité silencieuse subit les conséquences immédiates de cet islamisme par la réprobation globale dont elle peut faire l’objet. Au fond, la majorité silencieuse, dans son ensemble, est par définition silencieuse. On ne voit pas émerger des gens qui soient de véritables leaders qui parleraient et se manifesteraient au nom de cette communauté silencieuse, comme on le voit dès qu’il y a un problème pour le reste de la communauté française. C’est une grave difficulté.

La question du corps des femmes

  • Q : Yolène Dilas-Rocherieux, qui était enseignante en sociologie à l’Université de Nanterre, a fait une enquête, au début des années 2000, auprès des étudiantes voilées pour mieux comprendre pourquoi elles portaient le voile. Dans son article paru dans la revue Le Débat en 2005 [12] , elle pose la question de la part du religieux proprement dit, l’islam, et celle du tabou ancestral sur le corps des femmes. Ce second facteur apparaît prépondérant par rapport à l’aspect strictement religieux. En fait, Yolène Dilas-Rocherieux déplace la question, en disant que, derrière la question religieuse, il y a celle du corps des femmes. Et cette question est plus large que l’islam. Qu’en pensez-vous ?
  • Elisabeth Schemla : La question du corps des femmes commence déjà par les hommes. Je pense à Khalida Messaoudi avec laquelle j’ai écrit un livre [13] : « Nulle mieux qu’elle, avec une économie de mots qui les rendent d’autant plus assassins, ne décortique la violence extrême des islamistes, leur rapport malade au sexe, au désir, leur peur des femmes, leur enfermement mental [14]. » Quand on parle du corps des femmes dans l’islam, il faut d’abord commencer par parler de ce que ce corps suscite maladivement chez les hommes. « Ne croyez surtout pas, dit en substance Khalida Messaoudi aux Français, que le foulard est une affaire vestimentaire anecdotique. Derrière, il y a la polygamie, la répudiation, les mariages forcés. N’écoutez pas tous ces barbus qui cherchent, ici en France, à vous convaincre que le voile est dicté par la religion et que c’est un colifichet ! Femme musulmane et laïque, fille de Voltaire et d’Averroès, je vous mets en garde : ils veulent vous imposer leur dictature religieuse, un fascisme vert. »
    On est troublé de rencontrer aujourd’hui beaucoup de femmes, notamment des jeunes femmes ou des adolescentes, pour qui le port du hijab ou du niqab a été un choix personnel. Ce phénomène est difficile à saisir. D’un côté, si l’on essaie de rester lucide, ce choix est plus ou moins imposé par un communautarisme religieux qui veut imposer un certain ordre et faire rentrer les femmes dans le rang. Mais d’un autre côté, nous sommes dans une société où l’individu et la liberté de la personne ont pris une place importante. Toutes les nouvelles technologies, notamment Internet, y contribuent. On a donc le sentiment que c’est l’individu qui parle : « C’est mon choix. » Et on a de plus en plus de mal – du moins quand la mainmise du frère, du mari, des hommes, n’est pas complètement évidente –, à faire la différence entre les deux.
    Je peux vous raconter une anecdote troublante. Après la publication du livre Islam, l’épreuve française, un père, gendarme, a pris contact avec moi parce que sa fille, qui allait avoir 18 ans, s’était fait influencer à Angoulême, par un imam : il allait la forcer à se marier à un Algérien qui allait l’emmener au bled. Comment le père s’est-il aperçu que quelque chose n’allait pas ? D’abord, elle est arrivée subitement avec le hijab et surtout, elle s’enfermait dans sa chambre. Un jour, il a enfoncé la porte et il a vu qu’elle regardait sur Internet des lapidations de femmes adultères en Arabie Saoudite. On est au cœur de cette liberté individuelle, de cette capacité, à travers la technologie, d’être en prise sur tout, y compris sous l’emprise communautaire.
  • Q : Pour des adolescentes, le voile n’est-il pas également une sorte de protection dans les cités ?
  • Élisabeth Schemla : Ces adolescentes peuvent être soumises à des pressions ou à des violences à l’intérieur de la cité et cela peut leur permettre d’être respectées et d’éviter les agressions. Mais il est anormal d’en arriver à une telle situation. Nous avons mené des combats pour une égalité hommes-femmes et j’ai du mal à comprendre pourquoi des femmes, aujourd’hui, ne sont pas effrayées par ce qui se passe et comment elles peuvent l’accepter. C’est une régression.

Comment contrer l’influence islamiste ?

  • Q : Avec les aumôniers musulmans dans les prisons et dans les forces armées, n’y a-t-il pas, malgré tout, une certaine prise en charge et un certain contrôle de la religion musulmane par des structures étatiques ?
  • Élisabeth Schemla : Oui, il y a des aumôniers en prison, mais quand on sait quel est l’état des prisons… Et je ne parle pas seulement de leur état matériel… Je consacre dans mon livre, à propos de Merah, beaucoup de pages à la prison. Il y a très peu d’aumôniers et ils sont affreusement mal payés. En réalité, les prisons sont, en France, un des grands foyers de l’islam radical. Les aumôniers sont rejetés comme des infidèles par les radicaux parce qu’ils sont considérés comme des « collabos » du pouvoir français.
    Quant au service national, il a été supprimé par le président de la République, Jacques Chirac. Cette décision – compréhensible du point de vue budgétaire et de la modernisation de nos armées–, a eu des conséquences sur l’un des moments clé de la vie d’un Français. Tout à coup a disparu le vivre ensemble, au-delà de la race, de la religion, de la classe sociale, ainsi que la possibilité de rattraper l’analphabétisme ou l’illettrisme.
  • Q : Vous dites qu’il faudrait financer le culte musulman pour sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes. Comment allons-nous pouvoir obtenir des contreparties suffisantes pour que l’on puisse parler d’une religion apaisée et non pas d’une idéologie conquérante ?
  • Élisabeth Schemla : On ne peut pas toujours rester dans un rapport de force, sinon la situation va finir par exploser. À la fin de mon livre, je propose des états généraux sur l’islam. C’est très risqué, mais un pouvoir politique qui aurait du courage réunirait tous les acteurs pour examiner l’ensemble des problèmes qui se posent. En réalité, des autorités religieuses musulmanes rencontrent le CRIF, des responsables catholiques ou protestants rencontrent des musulmans, mais cela se passe dans un cadre de rencontres œcuméniques de bonne volonté. C’est important, mais cela n’est pas la prise à bras le corps du problème politique. Je crois qu’on peut peut-être arriver à changer les choses, en modulant la loi de 1905.

(*) Élisabeth Schemla, ancienne rédactrice en chef du Nouvel Observateur et directrice adjointe de L’Express, auteur de Islam, l’épreuve française, Plon, Tribune Libre, 2013. Cette lettre rend compte de son intervention lors d’une conférence de Politique Autrement le 11 janvier 2014.

Notes
[1] Élisabeth Schemla, Islam, l’épreuve française, Plon, Tribune Libre, 2013.

[2] Djamaat Al-Tabligh (en français, Association pour la prédication) est une groupe musulman fondamentaliste.

[3] Fondé au XVIIIe siècle, par Mohammed ben Abdelwahhab, ce courant veut le retour à l’islam originel de l’Arabie Saoudite. Il est rejoint en 1744 par le mouvement salafiste, encore plus intégriste.

[4] On me pardonnera cette expression que beaucoup de musulmans n’aiment pas.

[5] De nombreux exemples sont cités dans Élisabeth SCHEMLA, Islam, l’épreuve française, op.cit.

[6] Le site : proche-orient.info que dirigeaient Elisabeth Schemla et Nicole Leibowitz, a mené pendant six ans une veille médiatique de l’ensemble du monde musulman avec une équipe de journalistes arabes, turcs, iraniens. Cette veille médiatique a donné lieu à des milliers de pages.

[7] On parle de 100 000 convertis aujourd’hui en France, mais il est difficile d’avoir des chiffres précis et vérifiables.

[8] Tareq OUBROU, entretiens avec Samuel LIEVEN, Un imam en colère, Bayard, 2012.

[9] Le régime concordataire en Alsace-Moselle (Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle) est issu du concordat de 1801 signé entre Napoléon Bonaparte et Pie VII. Il n’a pas été abrogé par le retour au sein de la République française en 1919. Il reconnaît et organise les cultes catholique, luthérien, réformé et israélite et permet à l’État de salarier les ministres de ces cultes.

[10] Olivier ROY, La laïcité face à l’islam, Hachette, Pluriel, 2013.

[11] Gilles KEPEL, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Seuil, 1987.

[12] Yolène DILAS-ROCHERIEUX, « Tradition, religion, émancipation », Le Débat, n° 136, septembre-octobre 2005.

[13] Khalida MESSAOUDI, Une algérienne debout, entretiens avec Elisabeth SCHEMLA, Flammarion, 1995.

[14] Élisabeth SCHEMLA, Islam, l’épreuve française, op. cit., p. 65.

Lettre n° 63 – Où va l’armée française ?

Catherine Durandin et André Thiéblemont (*)

Regard sur l’armée d‘aujourd’hui et son devenir

Catherine Durandin

Je réfléchissais à un projet d’ouvrage d’histoire de longue durée sur le thème « Armée et Nation », je m’interrogeais sur le militaire et la société civile, sur ces gens dont on parle peu, sauf à l’occasion de funérailles nationales qui restent dans l’émotionnel et le spectaculaire, car nous avons une culture des grandes cérémonies. Survint alors le choc du violent accrochage du 18 août 2008 à Uzbin, dans la vallée de la Kapisa en Afghanistan : dix soldats français sont tués, vingt et un sont blessés. L’émotion relayée par les médias gagna l’opinion publique qui réagit de manière confuse. La société n’accepte pas la mort de jeunes hommes : ils sont trop jeunes pour mourir, sauf par accident de moto… Si un jeune soldat meurt, on soupçonne des failles sur le champ de bataille : insuffisance du renseignement, du commandement, de l’équipement ? Il n’est pas possible de mourir à vingt ans à la guerre ; la notion de guerre n’est pas comprise, pas plus que n’est connue ou reconnue la spécificité du métier de soldat avec ce risque de recevoir et aussi de donner la mort.
Le pouvoir politique offre à ces soldats des funérailles à l’Hôtel national des Invalides : respect, honneur et compassion, tout est mélangé. En dépit de l’honneur, bientôt les proches et parents de quelques-uns des soldats tombés vont porter plainte contre X pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui lors de l’opération militaire contre les talibans.
C’est cette confusion entre l’espace civil et militaire, la douleur privée et le deuil collectif qui m’ont poussée à réfléchir et enquêter sur « La mort du soldat et la guerre continue », titre premier que je prévoyais pour mon livre, devenu contre mon gré, « Le déclin de l’armée française ». Ce déclin n’est pas spécifique à l’armée. La crise touche l’armée tout comme la société, la République, la Nation.

La mort du soldat

Avec cette notion de « mort du soldat », il faut comprendre, d’une part, notre inconfortable relation à la mort, et, d’autre part, la réalité de la guerre qui ne se joue nulle part comme une guerre avec « zéro mort ». La guerre continue, parce que les années qui ont suivi la fin de la Guerre froide ont vu le retour des guerres asymétriques et classiques à la fois, des guerres de terrain : des Balkans dès 1991, à l’Afghanistan, à la Lybie, au Mali aujourd’hui ou encore au Centre Afrique.
Les opérations se déroulent alors que, depuis la suspension du service national en 1996, les soldats, engagés volontaires, sont méconnus, oubliés, ignorés. Ils sont sortis du paysage, sauf à défiler le 14 juillet en bon ordre. Rares sont les citoyens informés des statuts, des modes de vie, des soldes et des retards de longue durée dans leur versement, des bonheurs et/ou des frustrations de ces citoyens-là, envoyés en Opérations extérieures (Opex). Très rares sont les citoyens qui se préoccupent du suivi et de l’avenir des blessés, des familles secouées par la présence de stress post-traumatique chez l’un des leurs.
Paradoxalement, l’armée est appréciée de loin. Elle est extrêmement populaire dans les sondages (avec 80% d’opinion favorable), bien avant la police et la justice. On aime bien l’armée française : on visite les Invalides, on apprécie le 14 juillet…
L’isolement de la société militaire est renforcé depuis 2008 par la mise en place d’une restructuration du paysage militaire français qui regroupe, en des bases de défense élargies, les éléments des trois armées dont certains moyens sont mutualisés. Ces bases, plus volumineuses, sont moins nombreuses : les autorités estiment que la taille optimale serait de 3 000 personnes et plus. La caserne disparaît peu à peu du paysage. Efficacité ? À terme peut-être… Mais aujourd’hui, pour l’armée de Terre en particulier, les dysfonctionnements sont nombreux. L’état-major s’efforce de les prendre en charge.
C’est aussi l’expression d’une réduction drastique des effectifs et du gel des budgets dits « sanctuarisés », au fil des deux derniers livres blancs de la Défense de 2008 et d’avril 2013 qui sont supposés définir un concept de défense et de sécurité nationales et tracer les grandes lignes des lois de programmation militaire. Or les ambitions sont très larges. En ce sens, le langage des Livres blancs français rejoint celui des conclusions des derniers sommets de l’Otan, à Lisbonne et à Chicago. L’éventail des menaces listées s’ouvre de plus en plus tandis que les moyens pour faire face à ces défis se réduisent. Les priorités stratégiques sont ainsi déclinées :

  • protéger le territoire national et les ressortissants français et garantir la continuité des fonctions essentielles de la nation,
  • garantir avec nos partenaires et alliés la sécurité de l’Europe et l’espace nord-atlantique,
  • stabiliser avec nos partenaires et nos alliés les approches de l’Europe,
  • participer à la stabilité du Proche-Orient et du Golfe arabo-persique,
  • contribuer à la paix dans le monde.
    Chacune de ces priorités ouvre sur un vaste échantillon de missions en réponse à des défis qui vont, par exemple, pour le territoire national, des agressions terroristes aux « cybermenaces », sans oublier les catastrophes naturelles…
    Le panorama est stimulant, la réalité des moyens affectés aux tâches, décevante. Les alertes venues tant de personnalités militaires que civiles se multiplient. Dans la loi de programmation militaire 2014-2019, la part de la défense dans la dépense publique est très faible (3,2%). La loi de programmation militaire prévoit un gel budgétaire qui se traduira dès 2014 par une diminution égale au montant de l’inflation (moins 1,3%). Les effectifs militaires seront réduits à 186 832 en 2019, les civils de la défense seront 55 447, soit 23% non projetables. L’encadrement est très faible…
    La baisse budgétaire résulte de trois choix : réduction du volume des militaires, maîtrise de la masse salariale et rééquilibrage des effectifs civils et militaires. Le plan de réduction des effectifs militaires portera sur 34 000 postes.
    Ces évolutions et ces mesures engendrent un climat de morosité et de frustration dans les armées. Elles posent la question du recrutement qui sera moins sélectif et de la non fidélisation des engagés, une fois bouclé le premier contrat de cinq ans.
    Qu’ils soient de droite ou de gauche, quelques officiers trouvent aujourd’hui l’audace de s’exprimer dans revue Inflexion et dans la revue Engagement de l’Association de Soutien de l’Armée Française (ASAF). Les blogs fleurissent qui en disent long sur la grogne de la base. Une grogne le plus souvent anonyme ; l’armée est supposée se taire. Peu de grands médias reprennent et font circuler ces informations. Faut-il voir là une sorte de prudence qui viserait à éviter l’inquiétude ? La France se gargarise de la notion de rayonnement, il serait mal venu de dévoiler les faiblesses de ce que l’on nomme désormais, de manière politiquement correcte, « l’outil militaire »…
    Comment peser diplomatiquement si, peu à peu et à un rythme qui s’accélère, cet outil militaire se dégrade ? On peut éventuellement compter sur des alliés avec l’idée qu’on peut être accompagné quand on prend des initiatives. Il est vrai qu’au Mali la France a bénéficié de l’appui, indispensable pour le transport, des Américains, des Canadiens,… sans lesquels il n’y aurait pas eu de projection. La population française oublie la dépendance de nos forces armées et n’est pas dérangée par la diminution du budget de la Défense nationale. Et l’Europe de la défense n’existe pas. Elle est oubliée et son grand échec a été de ne pas exister dans les guerres de Yougoslavie des années 1990. S’il y avait eu une intervention franco-allemande dès 1991, on n’aurait pas eu à faire appel à l’Otan en 1994 pour intervenir à deux heures de vol de Paris, en Europe…
    Il y eut des opérations success story en termes de compétences et de performances, notamment au Mali. Mais les effets de ces opérations, quand il s’agit de l’état des situations actuelles comme par exemple en Lybie, peuvent être débattus. Et jusqu’à quel point aurons nous les moyens de cette politique qui se veut politique de puissance ?
    Les moyens de nos armées déclinent : il est temps que les citoyens se posent les questions qui dérangent. Quels efforts pour quelle armée et quelle représentation de la sécurité ?
    Nous pouvons le déplorer mais force est de constater que les temps ne sont pas à la paix. La notion de guerre disparaît cependant du discours. On fait maintenant des opérations, des interventions mais pas la guerre. L’opinion demande la sécurité de façon confuse à Vigipirate, à la police, aux pompiers, aux gendarmes… On ne sait pas très bien où est l’échelle d’intervention pour une protection. Il serait irresponsable d’en rester à une position d’autruche, position confortable, mais infantile. La suspension du service national, l’absence d’un contrat citoyen engageant chaque jeune dans la réflexion et l’action en faveur de la sécurité dans un lien qui associe l’individu à la collectivité, sont regrettables.
    La logique des choix — déflation des effectifs et diminution des budgets — le non choix ou le tabou qui consiste à réafficher la fidélité au nucléaire souverain, ne risquent-ils pas de conduire à construire au coup par coup des opérations, des équipes de mercenaires, au fil de montages de coopération avec des alliés qui estimeront, eux aussi, que telle ou telle autre menace mérite d’être traitée ? Un pays qui délèguerait ainsi sa défense à des anonymes bien payés est voué à la schizophrénie. Est-il concevable qu’une nation abandonne toute volonté de connaître et de reconnaître ceux qui ont la charge de faire respecter sa sécurité et de protéger ses intérêts ?

La guerre au musée

Les grands moments de commémoration de la guerre de 1914-1918 peuvent mobiliser de larges fractions de l’opinion, mais ils ne remplaceront pas la dynamique de l’action. L’opinion a besoin d’émotion et de passion. Quoi de plus émouvant qu’une visite à Verdun face à ces alignements vertigineux de croix ? Quoi de plus passionnant que les mises en vitrine, lors de l’Exposition 1917 au centre Pompidou de Metz en 2012, des prothèses et des travaux chirurgicaux innovants pour la réparation des visages brisés par les obus ou les coupures à la baïonnette ?
En 2014, à l’initiative de l’État, cinq temps forts sont prévus à coup de campagnes d’affichages, dont celui de la mobilisation d’août 1914. Qui a eu cette idée aberrante de commencer les commémorations par Sarajevo en juin 2014 ? Nous plongeons dans le tourisme culturel de la guerre. La volonté pédagogique est honorable : se souvenir et, face à l’horreur, s’accrocher à un espoir et à une volonté de paix. Mais cette berceuse de paix ne résout rien, la guerre continue.
Avec la commémoration de la guerre de 1914-1918, on ne parle pas de guerre mais de paix et de réconciliation avec les Allemands. Or ces derniers, évidemment, ne célèbrent pas le 11 novembre de la même manière que nous. Nos grands alliés ne feront pas grand-chose… Et on évoque de Gaulle, la Résistance, les Justes…
Pour sortir de cette confusion historique, on nous occupe avec la vie quotidienne des poilus. Nous sommes appelés à envoyer les lettres et les photos de famille, les cuillères en bois pour les musées… Mais les poilus faisaient la guerre ; ils ont été honorés en tant que tels par les monuments aux morts dans chaque village. Et on va montrer aux enfants des écoles la vie quotidienne dans les tranchées… C’est bien mais ce n’est pas le tout de la guerre.
Il est bien vu aujourd’hui de s’intéresser aux six cent soldats fusillés. C’est un vrai problème, mais il ne faut pas non plus exagérer ce phénomène par rapport à l’ensemble de la guerre. Leur réhabilitation a été évoquée par Jospin, reprise par Sarkozy et sera traitée par Hollande. Tout le monde est d’accord pour leur faire une place. Mais ce n’est pas le centre de la guerre de 1914-1918. Personne ne traite l’histoire de la guerre du Vietnam en centrant l’attention sur les déserteurs américains partis au Canada…
Des historiens demandent qu’on en finisse avec l’histoire des batailles dans les programmes scolaires. Mais il faut bien enseigner aux élèves les avancées techniques, les plans et les lieux en France où s’est déroulée cette guerre. S’il n’y avait pas de batailles, que faisaient ces soldats dans leurs trous pendant quatre ans ?
Avec la guerre de 1914-1918, mes étudiants comprennent mal aujourd’hui l’attachement au fait national. Comment alors a-t-on pu mener cette guerre, avec ses souffrances et ses risques ? Je n’ose même pas parler de l’Alsace-Lorraine. Ils ne comprennent pas comment on en est arrivé à un million quatre cent mille morts pour régler ce problème. Mais à la fin du XX e siècle, en Yougoslavie, la guerre a fait deux cent mille morts…
Deux questions historiques sont à poser : l’engrenage de la guerre et l’après-guerre. Comment les Français sont-ils entrés en guerre en août 1914 ? Il devient difficile de comprendre non pas la violence de la guerre mais le processus d’adhésion à la cause qui fait que l’on ne déserte pas et que l’on accepte la discipline. Ce qui est en cause, c’est la mise en route de la déchirure qui fait que je me dois d’être de tel ou tel côté et que je peux mourir fusillé si je suis pacifiste. La solidarité avec les camarades n’explique pas tout. Il faut analyser l’engrenage et ce qui fédère les dispositions à mourir pour une cause. Je ne crois pas que les paysans soient partis en 1914 pour l’honneur mais pendant la guerre, sur place, ils avaient l’honneur du groupe. Aujourd’hui si l’on avait à vivre le choc qu’ont subi les Américains en septembre 2001, je suis persuadée que l’on aurait en France un sursaut national et qu’il y aurait une solidarité d’honneur.
Comment les anciens combattants ont-ils survécu dans les années 1920 et 1930 ? Aujourd’hui, on s’intéresse au post-traumatisme des soldats, mais ce n’était pas le cas dans les années 1920 où l’on ne suivait que les tuberculeux et les gazés.
On ne posera pas ces questions qui dérangent car il faut parler de la vie de tout le monde. Or la vie des combattants n’est précisément pas celle de tout le monde.

Vers le démantèlement de l’institution militaire
– André Thiéblemont

Depuis plus de quinze ans, l’Armée française subit une profonde mutation : subreptice, ignorée du grand public, elle n’a fait l’objet d’aucun débat. Touchant plus particulièrement l’armée de Terre, cette mutation transforme radicalement une organisation militaire séculaire. Il ne s’agit pas simplement d’une rétraction du budget de la défense nationale et de la réduction des effectifs ou des programmes d’armement qui en découle. Plus profondément, les déterminismes d’une économie de rareté à laquelle les armées sont contraintes conduisent à un démantèlement de l’institution militaire.
Sous la Ve République, tout se passe comme si l’édifice politique bâti par la III e République qui se voulait pérenne se déconstruisait. À ce titre, le cas militaire est peut-être exemplaire de ce qui se produit dans d’autres institutions publiques. Est-on à la fin d’une époque ?
Pour prendre la mesure du phénomène, je partirai de l’œuvre des Républicains à la fin du XIX e siècle pour évoquer la suspension du service national, puis la formidable mutation de l’organisation militaire, et tout particulièrement de l’armée de Terre, qu’a engendrée la course folle à des économies de fonctionnement depuis quinze ans.

L’armée médiatrice de l’idée républicaine

Aux lendemains de la défaite de 1870, de l’insurrection communarde et de la tentative de restauration de la monarchie par le comte de Chambord, les parlementaires républicains éprouvèrent la nécessité d’investir le militaire de fonctions éducatives, politiques et culturelles : l’armée devint une institution nationale.
Il ne s’agissait pas seulement de préparer la Grande Revanche. Face à un « sentiment de décadence » se combinant au triple choc de la défaite, de l’insurrection « des foules urbaines déracinées » et de la menace monarchique, les Républicains étaient à la recherche d’une « régénération de la relation sociale » et d’« une cohésion nationale à retrouver ». Le militaire devait en être l’un des instruments. Au début du XXe siècle, le choix du service militaire obligatoire sera alors conçu comme le moyen de « restaurer une discipline nationale » face aux périls intérieurs et extérieurs qui menacent la France.
À l’époque, la conscience de la puissance du feu conduisit des doctrinaires militaires à penser le combat non plus dans l’ordre serré des batailles napoléoniennes mais en ordre dispersé. D’où l’émergence d’une conception nouvelle d’un « combattant isolé » qui, comme l’observe Alain Ehrenberg, devait être tout à la fois « autonome et docile [1] » : il devait s’approprier le combat, être capable d’initiatives et, en même temps, être discipliné. Il s’agissait alors de former le combattant sur un double versant, individuel et collectif : lui inculquer, d’une part, la conscience de ses capacités individuelles et un esprit d’initiative, et, d’autre part, le soumettre à l’intérêt collectif (le groupe, la section, la compagnie…) Selon Alain Ehrenberg, cette conception de la formation du combattant constituait « un mécanisme éducatif étroitement lié au fonctionnement de la relation politique en démocratie [2] » Pour les doctrinaires militaires comme pour les républicains, l’éducation militaire devait être aussi l’éducation du citoyen, aux côtés de l’école et des sociétés patriotiques. C’est dans ce contexte idéologique que le chef de bataillon Lyautey écrira son fameux article sur le rôle social de l’officier [3].
Par ailleurs, pris en écharpe entre deux menaces intérieures, celle de foules urbaines brandissant le drapeau rouge et celle de campagnes plutôt acquises au drapeau blanc de la monarchie, les Républicains perçurent l’armée comme un médiateur entre la République et le peuple, tant, à cette époque, l’esthétique du soldat héroïque défendant son drapeau irriguait les foyers.
C’est à partir de là que se construisit une liturgie politique autour du régiment et de son drapeau dont la source est sans doute tout autant républicaine que militaire. La cérémonie du 14 juillet 1880 à Longchamp, au cours de laquelle Jules Grévy, Président de la nouvelle République, remit leur nouveau drapeau ou étendard aux régiments de l’armée française, constitua un ancrage fondateur du rituel républicain.
De multiples manières, que ce soit par la bataille, par ses fonctions sociales et culturelles ou au travers du symbole national dont la garde lui fut confiée, l’institution militaire travaillera l’imaginaire national durant un siècle en étant célébrée ou vilipendée, chantée et racontée y compris dans la dérision de sa vie de quartier ou dans la contestation des excès de sa discipline.

De l’institution à l’« outil » militaire

Peu ou prou, avec les excès et les travers qui ont été soulignés maintes fois, le service militaire a rempli les fonctions éducatives et sociales que lui avait dévolues la IIIème République.
Au début des années 1980, la ressource de la conscription étant supérieure aux besoins, l’armée pratiquait une sélection en conséquence. On lui a alors reproché de favoriser les inégalités en exemptant de service ceux qui avaient le plus besoin de ses ressources éducatives. Seize ans plus tard, en 1996, jugé inégalitaire, mal adapté aux évolutions des mentalités, sans autre utilité qu’y perdre son temps, le Service national est suspendu. On va « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Pourtant, à l’époque, une grande majorité de Français était à la fois favorable à l’armée de métier et au maintien du Service national, en raison des fonctions sociales ou éducatives qu’il remplissait. Ses ressources éducatives étaient diverses et profitaient à des populations de jeunes quelque peu démunies. Outre l’apprentissage de la vie en collectivité dans une société qui devenait de plus en plus individualiste, le passage sous les drapeaux offrait de nombreuses possibilités d’insertion chez les jeunes en difficulté : cours d’alphabétisation, passage du certificat d’études primaires ou du permis de conduire, orientation et stages de formation professionnelle en fin de service [4]… Pour ces populations, le départ pour le service militaire, c’était la possibilité d’échapper « à la galère ».
Le Service national suspendu, la professionnalisation des Armées s’est accompagnée d’une redéfinition de leurs fonctions. La projection de forces hors du pays devient leur mission principale. L’armée de Terre notamment perd alors son rapport au territoire national ainsi que ses fonctions sociales et éducatives. Réduite pratiquement à la moitié de ses effectifs, elle vend ses casernes et ses emprises. Elle disparaît d’un paysage que les traces de ses œuvres tramaient depuis trois ou quatre siècles. Elle avait plus de deux cents vingt régiments avant la réforme, elle n’en avait plus que quatre-vingt-dix- huit en 2007, elle en aura quatre-vingt en 2014.
Dans le même temps où l’armée se professionnalise, elle entre dans une économie de rareté de plus en plus drastique. L’artifice des Livres blancs successifs masquera le fait qu’une logique comptable d’économie à tout prix est devenue le déterminant de la politique militaire de la France. L’armée n’est plus qu’un « outil ». On parle aujourd’hui couramment de l’« outil militaire », expression qui réduit le militaire à un technicien de la violence légitime. La sémantique n’est pas innocente.
Pour faire avec la rareté, l’armée de Terre se lance dans une « refondation » qui, discrètement et sans débat public, va rompre avec un modèle séculaire d’organisation pyramidale. En temps de paix, comme en temps de guerre, des divisions interarmes — regroupées en corps d’armée — étaient composées d’un nombre variable de régiments d’infanterie et de cavalerie selon leur vocation (divisions légères motorisées, blindées, de montagne…) que venaient renforcer des appuis (régiments d’artillerie et de génie) ou des soutiens (régiment de commandement et de soutien, de transmission…). Au niveau de la division, comme à celui du régiment, étaient intégrés des attributions, des pouvoirs et des moyens qui garantissaient l’autonomie d’action que requiert la manœuvre face à l’ennemi. Ces formations étaient qualifiées d’« organiques » : sous une direction unique et personnalisée, elles fédéraient et faisaient coopérer en permanence des organismes différenciés, de combat et d’appui, des services administratifs et techniques… Dans le cas d’un régiment, une « connaissance mutuelle » et une certaine fluidité des rapports et des articulations entre unités différentes résultaient de l’accoutumance à vivre et opérer ensemble dans le même espace-temps.
Tout cela n’allait pas sans frictions que l’unité de commandement et ce que l’on appelle dans l’armée « l’esprit de corps » permettaient de réguler. La solidarité était certes toujours à construire, mais elle était entretenue et renouvelée par le sentiment d’appartenir à « une petite patrie », par des expériences communes, par les récits souvent légendés des prouesses de tel ou tel personnage, grand ou petit chef, voire simple combattant. Toutefois, une telle organisation présentait l’inconvénient d’une redondance opérationnelle, administrative et logistique coûteuse.

« Organisation modulaire »

Au début des années 2 000, deux réorganisations radicales des forces armées font éclater cette organisation séculaire : l’« organisation modulaire » et la « mutualisation » des moyens administratifs et techniques.
Le passage à une organisation modulaire [5] articule plus ou moins l’armée de Terre en réservoirs de compétences, comme un immense Lego. Des « capacités » de commandement, d’aide au commandement (transmissions, moyens informatiques…), logistiques, hier intégrées dans des divisions, sont regroupés dans des « états-majors de force » ou des brigades spécialisées. Subsistent des brigades interarmes (mais sans moyens de commandement ou logistiques). Elles rassemblent des régiments par « métier » (brigades légères, mécanisées, blindées, de montagne…). Ceux-ci constituent des « réservoirs de modules » : compagnies, escadrons, batteries et même groupes et sections spécialisées. Ces éléments sont expédiés isolément pour une mission de courte durée aux quatre coins du monde en fonction des besoins d’actions extérieures (« forces de souveraineté » aux Antilles, à La Réunion, « forces de présence » en vertu notamment d’accords de défense en Afrique, au Proche-Orient…). En cas d’engagement dans une situation de crise (Côte d’Ivoire, Afghanistan, Mali), ces modules sont assemblés spécifiquement et temporairement pour constituer des « groupements tactiques interarmes » (GTIA), dont la manœuvre est conduite et soutenue dans le cadre d’une brigade par des états-majors et des moyens logistiques provenant de réservoirs de compétence (états-majors de force, brigades spécialisés) et rattachés à cette brigade au moment de son engagement.
L’un des arguments avancés pour légitimer cette nouvelle organisation fut la flexibilité et les réponses devant être apportées à des crises variées, ainsi que l’exigence de l’interarmes (infanterie, cavalerie, artillerie…) dans le combat terrestre contemporain. Or, d’une part, la composition des GTIA qui furent mis sur pied pour la Côte d’Ivoire, l’Afghanistan ou le Mali n’a guère varié [6], malgré la nature différente de ces trois situations de crise ou de guerre. D’autre part, l’organisation divisionnaire ancienne était déjà fondée sur le combat. Aujourd’hui, l’organisation modulaire des forces terrestres systématise ce qui se pratiquait de façon circonstancielle dans le passé au sein de divisions interarmes, sans réelle justification autre qu’une économie sur les effectifs et sur les coûts de fonctionnement.
En effet, le combat moderne exige de fait la combinaison des armes. Dans le passé récent, l’organisation divisionnaire a très souvent été modifiée au nom de cette exigence, jusqu’à la création de régiments interarmes. La mise sur pied circonstanciée et temporaire de « groupements tactiques » (qui n’avaient nul besoin d’être qualifiés d’« interarmes », car cela allait de soi) fut fréquente. Ces groupements combinaient infanterie, cavalerie, génie, artillerie jusqu’au niveau de la compagnie. Durant la Seconde Guerre mondiale, la division Leclerc fut ainsi réarticulée en groupements tactiques au cours de la campagne de France : groupements Louis Dio, Langlade, Rémy et Guillebon qui sera le premier, en 1944, à pénétrer dans Paris par Versailles.
Le régiment, tel que des générations l’ont connu, est donc maintenant une fiction. Il n’a plus d’expérience commune à tous ses membres ; il n’a plus d’histoire. Chaque unité d’un même régiment a maintenant sa propre histoire, sa propre expérience, différente de l’unité voisine. Jamais ou rarement, ces unités opèrent ensemble sous le commandement de leur chef de corps dans le même espace-temps.

« Mutualisation »

La deuxième réforme consiste en la mutualisation interarmées des moyens administratifs et techniques. Il existait déjà des pratiques « interarmées » : essentiellement opérationnelles, elles respectaient le socle culturel et spécifique propre à chaque armée. S’y ajoute désormais une mutualisation administrative imposée systématiquement à la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Celle-ci a concerné tous les secteurs de l’action publique et a entraîné une mutualisation rapide des moyens administratifs et techniques de « soutien » [7] des formations militaires regroupées dans des bases de défense interarmées [8].
Cette mutualisation administrative traduit d’abord une séparation entre la direction de l’entreprise militaire et ses soutiens administratifs et techniques. De ce point de vue, un récent rapport du Sénat exprime un certain désarroi : « Les témoignages sont unanimes : cette réforme a bouleversé des modes de fonctionnement profondément ancrés dans la culture des trois armées et des services. Bien plus que la professionnalisation des armées, elle a entraîné une réelle perte de repères avec la disparition de tous les anciens référentiels et modes de fonctionnement, parfois séculaires. [9] »
L’armée de Terre est la plus touchée par ce processus de mutualisation. Depuis la fin du XIXème siècle, les formations de l’armée de Terre étaient relativement autonomes et leur commandement avait sous la main les services ou les soutiens administratifs et techniques permettant de répondre aux besoins de l’opérationnel, comme dans une entreprise. La réforme a brisé cette organisation. Il existe maintenant deux chaînes hiérarchiques parallèles : celle du commandement opérationnel propre à chaque armée, et celle des soutiens qui partant des bases de défense remonte à l’État-major des armées (EMA) à Paris. C’est un choc culturel : de soutiens intégrés et subordonnés à la mission, on passe à des organismes autonomes de soutien dont les finalités risquent de devenir strictement administratives et économiques. En d’autres termes, cette mutualisation, dissocie la direction de l’entreprise militaire et ses moyens économiques.
En réalité, toutes les bases de défense ne sont pas interarmées. Mais certaines mutualisent les soutiens d’organismes relevant de trois univers culturels différents : le maritime, l’aérien, le terrestre. Il s’en suit des tensions et des dysfonctionnements de toutes natures, liés au style de vie et aux pratiques de chaque armée. La communication entre « soutenants » et « soutenus », hier intégrée dans le quotidien, se fait dorénavant à distance, par messages électroniques gérés par un logiciel. Les personnels des bases de défense déplorent une déshumanisation des relations du fait de l’abandon des réunions de travail ou des appels téléphoniques au profit du « tout numérique ». « On gère des dossiers et non plus des personnes et la tendance est à se transformer en administration froide », observe un officier dans un service de relations humaines [10].
Dans les régiments, les exercices opérationnels doivent être maintenant planifiés longtemps à l’avance, tant les délais d’acheminement et de traitement des demandes sont devenus complexes. Cette temporalité ne coïncide pas avec les modalités de fonctionnement de formations opérationnelles dont les prévisions d’activité sont sans cesse bousculées par leur exigence de disponibilité et par l’imprévisibilité de certaines de leurs missions.

Une fuite en avant

De telles transformations des structures séculaires des forces armées donnent l’impression d’une fuite en avant sans projet autre que celui d’une économie comptable. Il est hasardeux de prévoir leurs incidences à terme, mais on peut néanmoins formuler quelques interrogations. S’agissant plus particulièrement de l’armée de Terre, observons que ces mutations induisent dans ses régiments la « dé-intégration » de leurs unités constitutives. Peut-on alors négliger l’hypothèse d’une crise majeure qui mette en jeu nos alliances ou menace les intérêts stratégiques du pays ? Une telle crise pourrait appeler l’engagement d’une force armée importante composée de régiments possédant l’intégralité d’unités et de soutiens organiques. Qu’en sera-t-il alors de la cohésion et de la puissance de ces régiments face à une force adverse classique alors que ces mutations auront affaibli les capacités de leurs unités et de leurs soutiens à opérer ensemble ?
Par ailleurs, au regard de l’état du pays, l’abandon des fonctions que la III e République avait dévolues à l’armée soulève une autre question. Bon an mal an et malgré ses travers, l’institution militaire portait secours, contribuait à une régulation sociale, fabriquait du mythe fédérateur, y compris dans sa contestation et dans la révolte contre ses excès. Aujourd’hui, cette institution est en voie de démantèlement, alors que notre pays devient vulnérable face à une catastrophe de quelque nature qu’elle soit et qu’il est travaillé par des fractures sociales et culturelles (sans compter l’existence de jeunes sans père ni repères). En refusant avec autant de constances d’investir dans ce qui fut naguère la puissance politique, sociale et symbolique de l’armée, dans la disponibilité totale de ses soldats, la Nation ne se prive-t-elle pas de l’une des énergies immatérielles indispensable à son existence ?

Annexe
Document : Manifeste pour la sauvegarde de nos armées [11]

Le démantèlement de l’institution militaire arrive à son terme. Infiniment plus que l’actuelle disette budgétaire, les impératifs de l’État-providence et la volonté des « post modernes » d’en finir avec le « fracas des armes » ont été les abrasifs les plus puissants pour réduire, en moins d’un demi-siècle, l’armée française à l’état d’échantillon. La force militaire est passée, dans le silence et la dénégation, du statut d’institution régalienne majeure à celui d’une société de services que l’on rétribue à la tâche.
Le couronnement de cette efficace entreprise de démolition a été de placer la haute hiérarchie aux ordres d’une administration civile de défense qui prospère sans frein, au prétexte de recentrer les militaires sur leur cœur de métier. Le soldat, « ravalé à la fonction d’homme de peine de la République », est prié de verser son sang dans le silence et l’indifférence en se soumettant aux règles strictes d’un devoir d’État trop souvent déserté par ceux qui sont censés le faire mettre en œuvre et le faire respecter.
Ce désastre consommé ne peut plus être confiné sous l’éteignoir d’un « devoir de réserve », caution hypocrite à la disposition de tous les habiles pour esquiver dans le confort de la chose publique leurs responsabilités envers la Nation.

Des fautes multiples

C’est en effet une grande faute que de sacrifier le bras armé de la France au gré d’idéologies de rencontre et d’embarras financiers.
C’est une faute en regard du monde tel qu’il s’organise et dont chacun sait qu’il réservera de fâcheuses surprises. L’absence actuelle de menace militaire majeure n’est qu’un simple moment de l’Histoire. Son calme apparent ne doit pas masquer les reconfigurations géopolitiques qui marginaliseront les nations au moral défaillant.
C’est une faute vis-à-vis de la sécurité des Français de faire ainsi disparaître un pilier majeur de la capacité de résilience du pays face à d’éventuelles situations de chaos dont nul ne peut préjuger le lieu, l’heure et la nature. Pour y faire face, seule une force armée peut offrir les moyens suffisants servis par des hommes et des femmes structurés par les valeurs puissantes du devoir et de l’obligation morale.
C’est une faute d’éliminer l’une des institutions fabriques de liens » dont la France a un urgent besoin face aux forces centrifuges qui y sont à l’œuvre, face aux fractures sociales et culturelles en voie de se produire.
Il est donc plus que temps de rétablir la puissance et l’efficacité d’une institution d’État « pour le dedans comme pour le dehors » et de se remettre à penser le destin national en termes de risques et de puissance stratégique. La France en a les moyens. Elle doit le faire sans l’attendre d’une Europe, puissance inexistante, ou d’une soumission transatlantique délétère voire de plus en plus illusoire.

Que rétablir et comment ?

Après des décennies de mesures irresponsables, une impulsion réparatrice est nécessaire pour raisonner et faire le choix des voies et moyens qui puissent rétablir une institution, désormais comateuse. Ces choix ne pourront pas faire l’économie d’un certain nombre de dispositions, dont l’abandon ou le travestissement ne sont plus acceptables.
Un budget décent doit permettre à nos soldats de disposer de l’entraînement et des équipements nécessaires, et au politique de s’engager sans le soutien déterminant des États-Unis, tout en évitant le stupide tout ou rien nucléaire.
Il faut pour servir les armes de la France des hommes et des femmes en nombre suffisant avec la répartition qui convient entre des professionnels en nombre suffisant et les citoyens en armes qui doivent revenir d’une manière ou d’une autre au centre de notre dispositif sécuritaire et identitaire. Rien d’efficace et de durable ne peut se faire sans des effectifs capables de marquer dans la durée, sur et hors du territoire national, la volonté et la détermination de la Nation.
Quel chef d’entreprise accepterait d’œuvrer alors que lui échappe le contrôle des moyens administratifs et techniques réputés nécessaires à son œuvre ? C’est pourtant ce qu’imposent aux chefs militaires de récentes réformes mises en œuvre au nom de la rationalité des coûts. Il faut donc revenir à une organisation des forces univoque qui subordonne au commandement les moyens de son action.
Enfin, une répartition équilibrée des responsabilités qu’autorise la Constitution est nécessaire entre l’exécutif et le Parlement, qui, par ailleurs, laisse au militaire le devoir d’exercer librement son conseil, tout en administrant et mettant en œuvre les forces autrement que par le canal d’une administration de défense d’autant plus intrusive qu’elle se sait irresponsable.
Voilà autant de mesures indispensables qui seront déclinées, point par point, dans des documents à venir et dont les signataires du présent document demanderont, avec détermination et constance, la réalisation pour le bien public.
Il est grand temps de rénover et de renouveler le contrat de confiance de la République avec ses soldats. S’il n’est pas trop tard, il devient urgent de lui redonner la vigueur indispensable sans qu’il soit besoin de recourir à des formes de représentation qui, bien qu’étrangères à notre culture militaire, pourraient s’avérer, un jour peut-être proche, le seul moyen pour nos soldats de se faire entendre.
Le 30 septembre 2013
Les sentinelles de l’agora

(*) Catherine Durandin, historienne, professeur à l’Inalco, a publié Le déclin de l’armée française (François Bourin éditeur) et André Thiéblemont, colonel (er) est l’auteur de Culture et logique militaire (PUF). Cette lettre rend compte de leur intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 12 novembre 2013.

Notes

[1] Pour le développement de cette conception nouvelle de l’éducation militaire, voir Alain Ehrenberg, Le corps militaire – Politique et pédagogie en démocratie, Aubier, 1983, p. 99-105 et 120-154.

[2] Ibid., p. 169.

[3] Anonyme, « Du rôle social de l’officier dans le service universel », Revue des Deux mondes, mars 1991, deuxième quinzaine.

[4] Voir notamment, Marc Bessin, « Le difficile de voir d’insertion du service militaire », Annales de Vaucresson, n° 32-33, 1990, p. 241-251.

[5] Une organisation ou une architecture modulaire (concept dérivé de l’ingénierie industrielle) consiste à décomposer un tout complexe (organisation intégrée, produit, etc.) en composants indépendants et à les agencer spécifiquement et temporairement les uns aux autres en vue d’un projet (groupe de projet, « task force » assemblant des compétences) ou de la fabrication d’un produit.

[6] Soit deux à trois compagnies d’infanterie, un escadron blindé et des éléments de génie et d’artillerie.

[7] Principalement, la gestion des personnels et les relations humaines, l’habillement et l’équipement, la restauration, les services d’achat, les matériels et armements roulants, leur entretien et leur maintenance, les munitions, etc.

[8] A la différence par exemple de la mutualisation des moyens de la police et de la gendarmerie qui s’opère « à petits pas ». Cf. le rapport de la Cour des comptes, sur la mutualisation de la police et de la gendarmerie nationale, octobre 2011, p. 18.

[9] Écrit par Les Sentinelles de l’agora, club de réflexion qui regroupe des officiers supérieurs et généraux des trois armées, de sensibilités diverses et membres de nombreuses associations et institutions de Défense.

[10] Alicia Paya y Pastor, Les restructurations militaires ou la réforme d’une institution régalienne appréhendée au travers de l’activité quotidienne des cadres intermédiaires de l’armée de terre, Congrès de l’Association française de science politiques, ST4, juillet 2013, accessible à l’adresse http://www.congres-afsp.fr/st/st4/st4payaypastor.pdf

[11] Écrit par Les Sentinelles de l’agora, club de réflexion qui regroupe des officiers supérieurs et généraux des trois armées, de sensibilités diverses et membres de nombreuses associations et institutions de Défense.