« Votre situation, je vous le dis, sans joie et sans ménagements, est bien plus difficile que ne fut la nôtre. Votre destin personnel, d’une part, le destin de la culture, d’autre part, sont aujourd’hui des énigmes plus obscures qu’ils ne le furent jamais.
Les études, jadis, conduisaient assez régulièrement à des carrières où la plupart arrivaient à s’établir. Entreprendre ses études, c’était, en quelque sorte, prendre un train qui menait quelque part (sauf accident). On faisait des classes ; on passait, quitte a s’y reprendre, ses examens et ses concours. On devenait notaire, médecin, artilleur, avocat ou fonctionnaire, et les perspectives offraient à qui prenait quelqu’une de ces voies, déjà bien tracées et jalonnées, un sort à peu près sûr. Les diplômes, en ce temps-là, représentaient une manière de valeur-or. […]
Hélas ! Jamais l’avenir ne fut si difficile à imaginer. À peine le traitons-nous en esquisse, les traits se brouillent, les idées s’opposent aux idées, et nous nous perdons dans le désordre caractéristique du monde moderne. Vous savez assez que les savants, les plus subtils, ne peuvent rien en dire qu’ils ne se sentent aussitôt tentés de se rétracter ; qu’il n’est de philosophe, ni de politique, ni d’économiste qui puisse se flatter d’assigner à ce chaos un terme dans la durée, et un état final dans l’ordre et la stabilité. Cette phase critique est l’effet composé de l’activité de l’esprit humain : nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, créé et bouleversé tant de choses aux dépens du passé, – en le réfutant, en le désorganisant, en refaisant les idées, les méthodes, les institutions,- que le présent nous apparaît comme une conjoncture sans précédent et sans exemple, un conflit sans issue entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre. » Paul VALÉRY, « Discours au collège de Sète », Variétés IV, Gallimard,1935.

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