Tout le monde a remarqué que, de nos jours, il s’était établi de nouveaux rapports entre les différents membres de la famille, que la distance qui séparait jadis le père de son fils était diminuée, et que l’autorité paternelle était sinon détruite, au moins altérée. […]
Quand les hommes vivent dans le souvenir de ce qui a été, plutôt que dans la préoccupation de ce qui est, et qu’ils s’inquiètent bien plus de ce que leurs ancêtres ont pensé qu’ils ne cherchent à penser eux-mêmes, le père est le lien naturel et nécessaire entre le passé et le présent, l’anneau où ces deux chaînes aboutissent et se rejoignent. Dans les aristocraties, le père n’est donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l’organe de la tradition, l’interprète de la coutume, l’arbitre des mœurs. On l’écoute avec déférence ; on ne l’aborde qu’avec respect, et l’amour qu’on lui porte est toujours tempéré par la crainte.
L’état social devenant démocratique, et les hommes adoptant pour principe général qu’il est bon et légitime de juger toutes choses par soi-même en prenant les anciennes croyances comme renseignement et non comme règle, la puissance d’opinion exercée par le père sur les fils devient moins grande, aussi bien que son pouvoir légal. […]
Dans la famille démocratique, le père n’exerce guère d’autre pouvoir que celui qu’on se plait à accorder à la tendresse et à l’expérience d’un vieillard. Ses ordres seraient peut-être méconnus ; mais ses conseils sont d’ordinaire pleins de puissance. S’il n’est point entouré de respects officiels, ses fils du moins l’abordent avec confiance. Il n’y a point de formule reconnue pour lui adresser la parole ; mais on lui parle sans cesse, et on le consulte volontiers chaque jour. Le maître et le magistrat ont disparu ; le père reste.
II suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur ce point, de parcourir les correspondances domestiques que les aristocraties nous ont laissées. Le style en est toujours correct, cérémonieux, rigide, et si froid, que la chaleur naturelle du cœur peut à peine s’y sentir à travers les mots.
Il règne, au contraire, dans toutes les paroles qu’un fils adresse à son père, chez les peuples démocratiques, quelque chose de libre, de familier et de tendre à la fois, qui fait découvrir au premier abord que des rapports nouveaux se sont établis au sein de la famille.
Une révolution analogue modifie les rapports mutuels des enfants.
Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société aristocratique, toutes les places sont marquées. Non seulement le père y occupe un rang à part et y jouit d’immenses privilèges ; les enfants eux-mêmes ne sont point égaux entre eux : l’âge et le sexe fixent irrévocablement à chacun son rang et lui assurent certaines prérogatives. La démocratie renverse ou abaisse la plupart de ces barrières. Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique – II, Gallimard,1986.

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