« Tradition au singulier veut dire transmission de choses dites, de croyances professées, de normes assumées. C’est donc d’abord traverser une distance temporelle ou culturelle. Or cette façon de traverser n’est possible que si la tradition reste l’autre partenaire du couple qu’elle forme avec l’innovation. Dans mes travaux antérieurs, j’ai plusieurs fois évoqué ce couple tradition-innovation, la tradition représentant le côté de la dette à l’égard du passé et le rappel que nul ne commence rien à partir de rien. Mais une tradition ne reste vivante que si elle demeure prise dans un processus ininterrompu de réinterprétation. C’est ici qu’interviennent la révision des récits du passé et la lecture plurielle des événements fondateurs, c’est-à-dire l’autre pôle de la tradition, à savoir l’innovation.
Je voudrais suggérer ici une idée qui me paraît de plus en plus riche de possibilités : ce que l’on a à délivrer dans l’héritage du passé, ce sont aussi les promesses non tenues du passé. J’y ai pensé récemment à l’occasion d’un colloque tenu autour de Bedarida sur « l’histoire du temps présent », où je me suis employé à étendre à l’ensemble de l’histoire quelques uns des problèmes posés par l’histoire récente. Quand l’histoire s’efforce de reconstruire, de reconstituer ce qui a été dans le passé la façon de vivre, de percevoir le monde, de vivre les relations avec les autres, il faut tenir compte de ceci : les hommes du passé avaient un futur qu’on peut appeler le futur du passé, qui fait partie de notre passé à nous. 
Or une grande partie du futur du passé, n’a pas été réalisé. Les gens d’autrefois ont eu des rêves, des désirs, des utopies, qui constituent une réserve de sens non réalisé. Un aspect important de la relecture et de la révision des traditions transmises, consiste dès lors dans le discernement des promesses non tenues du passé. Le passé en effet n’est pas seulement le révolu, ce qui a eu lieu et ne peut plus être changé – définition très pauvre du passé – il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé constitue peut-être la part la plus riche d’une tradition. La délivrance mutuelle de ce futur inaccompli du passé est le bénéfice majeur qu’on peut attendre du croisement des mémoires et de l’échange des récits.
Et je reviens à la question des événements fondateurs. Ce sont principalement les événements fondateurs d’une communauté historique qu’il faut soumettre à cette lecture critique, de manière à libérer la charge, l’espérance parfois de révolution, qu’ils portaient et que le cours ultérieur de l’histoire a trahi. Le passé est un cimetière de promesses non tenues qu’il s’agit de ressusciter à la façon des ossements de la vallée de Josapha dans la prophétie d’Ezéchiel. » Paul RICŒUR, Identité narrative et communauté historique, Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.

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