« Il est honteux aujourd’hui de parler de la mort et de ses déchirements, comme il était autrefois honteux de parler du sexe et de ses plaisirs. Quand quelqu’un se détourne de vous parce que vous êtes en deuil, ou s’arrange pour éviter la moindre allusion à la perte que vous venez de faire, ou pour réduire d’inévitables condoléances à quelques mots hâtifs, ce n’est pas qu’il manque de cœur, qu’il ne soit pas ému, c’est au contraire parce qu’il est ému, et plus il est ému, plus il cachera son sentiment et paraîtra froid et indifférent.
La bienséance interdit désormais toute référence à la mort. C’est morbide, on parle comme si elle n’existait pas. Il y a seulement des gens qui disparaissent et dont on ne parle plus — et dont on parlera peut-être plus tard, quand on aura oublié qu’ils sont morts . […]
Aujourd’hui, il ne reste plus rien ni de la notion que chacun a ou doit avoir que sa fin est proche, ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de la mort. Ce qui devait être connu est désormais caché. Ce qui devait être solennel est escamoté. Il est entendu que le premier devoir de la famille et du médecin est de dissimuler à un malade condamné la gravité de son état. Le malade ne doit plus jamais savoir (sauf cas exceptionnels) que sa fin approche. L’usage nouveau exige qu’il meure dans l’ignorance de sa mort.. […] Si les médecins et les infirmières (celles-ci avec plus de réticences) retardent le plus longtemps possible le moment d’avertir la famille, s’ils répugnent à avertir jamais le malade lui-même, c’est par crainte d’être engagés dans une chaîne de réactions sentimentales qui leur feraient perdre, à eux autant qu’au malade ou à la famille, le contrôle de soi. Oser parler de la mort, l’admettre ainsi dans les rapports sociaux, ce n’est plus comme autrefois demeurer dans le quotidien, c’est provoquer une situation exceptionnelle, exorbitante, et toujours dramatique. La mort était autrefois une figure familière, et les moralistes devaient la rendre hideuse pour faire peur. Aujourd’hui il suffit de seulement la nommer pour provoquer une tension émotive incompatible avec la régularité de la vie quotidienne. » Philippe ARIÈS, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Age à nos jours, Seuil, 1975, p. 162 et p. 170.
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