« La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé.

Pour l’éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l’ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé. Pendant des siècles, […] il n’avait pas à s’aviser qu’il possédait cette qualité […], l’autorité de l’éducateur était fermement fondée dans l’autorité plus vaste du passé en tant que tel. Cependant, nous ne sommes plus dans cette situation aujourd’hui et cela ne veut pas dire grand chose d’agir comme si nous nous y trouvions encore et comme si nous nous étions éloignés du droit chemin que par accident, restant libres de le retrouver n’importe quand. Cela signifie que partout où la crise a éclaté dans le monde moderne, nous ne pouvons nous contenter de continuer, ni même simplement de retourner en arrière. Un tel retour en arrière ne fera jamais que nous ramener à cette même situation d’où justement a surgi la crise. […] Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même – l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. Mais cela signifie qu’il n’appartient pas seulement aux professeurs et aux éducateurs, mais à chacun de nous, dans la mesure où nous vivons ensemble dans un seul monde avec nos enfants et avec les jeunes, d’adopter envers eux une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons les uns envers les autres. Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique. Et c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n’ont pas une valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes.[…]
Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée – la pédagogie – c’est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c’est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. » Hannah ARENDT, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, édition Gallimard, collection Folio essais, 1989, p. 246-252« Retour à la liste des repères