La langue de caoutchouc

« Il faut en prendre son parti, et s’y préparer : nous aurons à vivre un certain nombre d’années dans cette mélasse “théorique”, en boxant des édredons. […] Le procédé eurocommuniste est identiquement le même avec le procédé souverain dans les pays capitalistes libéraux : tout est admis – et par là, tout disparaît aussitôt. Dans la propagande et l’idéologie – mais aussi au plan pratique. Les femmes, les jeunes, l’écologie, les homosexuels ? Ne vous en faites pas – on ajoutera un paragraphe au Programme commun (au programme de Chirac aussi bien d’ailleurs). »

Cornelius Castoriadis, « Les crises d’Althusser. De la langue de bois à la langue de caoutchouc », Libre, n° 4, 1978

Effondrement

« La société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. Un effondrement analogue affecte l’autre dimension de l’autoreprésention de la société : la dimension de l’historicité, la définition par la société de sa référence à sa propre temporalité, son rapport à son passé et à son avenir. […] Le passé n’est source et racine pour personne. Comme s’il était impossible de se tenir droit devant le passé, comme si l’on pouvait sortir de l’absurde dilemme : imitation servile ou négation pour la négation, que par l’indifférence. Ni “traditionnaliste” ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. […] Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhésion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »

Cornelius Castoriadis, La Montée de l’insignifiance – Les Carrefours du labyrinthe IV, Seuil, Paris, 1996, p. 23

Les potentialités inaccomplies du passé

« Ce que l’on a à délivrer dans l’héritage du passé, ce sont aussi les promesses non tenues du passé. […] Les gens d’autrefois ont eu des rêves, des désirs, des utopies, qui constituent une réserve de sens non réalisé. Un aspect important de la relecture et de la révision des traditions transmises, consiste dès lors dans le discernement des promesses non tenues du passé. Le passé en effet n’est pas seulement le révolu, ce qui a lieu et ne peut plus être changé – définition très pauvre du passé – il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé est le bénéfice majeur qu’on peut attendre du croisement des mémoires et de l’échange des récits. […] Ce sont principalement les événements fondateurs d’une communauté historique qu’il faut soumettre à cette lecture critique, de manière à libérer la charge, l’espérance parfois de révolution, qu’ils portaient et que le cours ultérieur de l’histoire a trahi. »

Paul RICŒUR, Identité narrative et communauté historique, Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001