Guy Benhamou est journaliste. Il a travaillé à Libération pendant une dizaine d’années et s’est intéressé à la Corse par pur hasard en allant couvrir les incendies sur l’île en 1991. C’est par un travail d’enquête approfondi qu’il a commencé à découvrir la face obscure d’une réalité que certains s’acharnent à maintenir cachée. En 1996, il a été victime d’un attentat, sa maison en région parisienne a été mitraillée. Il a fait l’objet d’une longue campagne de menaces de mort et d’attaques personnelles dans la presse nationaliste. Il s’est entretenu avec Jean-Michel Rossi et François Santoni dans un livre : Pour solde de tout compte. Les nationalistes corses parlent, éditions Denoël, 2000. Il a bien voulu donner son point de vue sur les accords de Matignon au cours d’un Mardi de Politique Autrement en novembre 2001.

J’ai quitté Libération en septembre 1998, à la suite d’un désaccord avec Serge July et Laurent Joffrin, à propos d’un papier qui annonçait le futur statut de la Corse et qui a été censuré. J’avais assisté en août 1998 à une réunion incroyable, sous les auspices d’un obscur « Institut européen d’études des minorités », dont l’objet était de comparer le statut des îles Aaland de souveraineté finlandaise, mais peuplées par des Suédophones, au statut de la Corse. La comparaison ne sautait pas aux yeux, mais en revanche toute la classe politique corse était présente, y compris les nationalistes. Pierre Joxe y assistait lui aussi et c’est dans les couloirs de cette réunion que s’est tramé ce qui allait devenir le « processus de Matignon ».

Comment se sont élaborés les accords de Matignon ?

On peut dire qu’il y a eu trois grandes tentatives pour l’élaboration des accords de Matignon. Dès son arrivée au gouvernement en 1997, Jospin pratique comme tous les gouvernants, et c’est normal, la négociation de l’ombre. Dans son dernier livre auquel j’ai aussi participé et qui a paru cet été, Contre-enquête sur trois assassinats, François Santoni explique que, dès le début du nouveau gouvernement, des contacts se sont noués avec le FLNC. Pendant six mois, la négociation se mène activement, notamment dans le cabinet d’un avocat à Paris. Elle avorte et les rencontres sont interrompues de façon mystérieuse, peu avant l’assassinat d’Erignac.
La deuxième négociation secrète commence en août 1998, au cours de cette réunion d’Helsinki dont je viens de parler. Joxe passait par là, il était, paraît-il, en vacances à côté, mais les organisateurs du colloque m’ont bien confirmé qu’ils avaient demandé institutionnellement un représentant du gouvernement français. Des conciliabules se font dans les couloirs. Jean-Guy Talamoni est présent. Une négociation commence qui ne dit pas son nom…
Enfin la troisième tentative a fait rire tout le monde, mais elle n’est pas si drôle, c’est l’affaire du Grand-Orient du 22 janvier 2000. On retrouve quatre dignitaires du Grand-Orient dont un représentant éminent du Parti socialiste qui nie avoir participé à cette réunion, et quatre nationalistes. Ce n’étaient pas des gens non mandatés, désireux seulement de discuter, comme l’indique le Grand-Orient, mais des responsables militaires du FLNC ; je les connais, j’ai dîné avec eux le soir même. Pour la galerie, on dit : « Moi, je ne négocie qu’avec des élus » ; mais on ne se prive pas de quelques contacts avec des chefs militaires. Légitime ou pas, il faut bien négocier avec ceux qui causent soucis.

Une façon d’acheter la paix sociale ?

Pour ma part, je trouve plutôt intéressant qu’on considère qu’une région puisse être aidée et qu’on s’y attelle. Contrairement à ce que pense Chevènement, je ne pense pas que modifier le statut de la Corse puisse miner les fondements de la République. Il existe bien des statuts dérogatoires en Alsace, dans les DOM-TOM… En revanche, je ne crois pas qu’il y ait eu une demande profonde dans la société corse quand cette affaire a démarré en 1999. Il s’agissait surtout pour Jospin d’arriver aux élections présidentielles avec un dossier corse qui ne le plombe pas, d’éviter les « nuits bleues », les attentats à Paris, alors que le problème de la violence et de l’insécurité s’annonçait déjà comme un thème récurrent de la campagne. L’objectif était donc d’acheter la paix sociale comme l’avait fait Mitterrand dans les années 80.
La grande habileté de Jospin est de faire passer le processus comme la seule solution, alors que la vraie solution est d’appliquer la loi, comme on l’applique partout sur le territoire. Curieusement, personne n’a imaginé qu’on pouvait le faire. Certains disent : « On a essayé et cela n’a jamais marché… » C’est faux ! Je pourrais vous citer de nombreux témoignages de hauts fonctionnaires et de magistrats qui disent que pendant vingt-cinq ans on a tout fait pour ne pas appliquer la loi. Il y a eu des périodes où l’on réprimait une faction plutôt qu’une autre, et des périodes où on laissait faire. Mais jamais, pendant une longue période, on a donné comme instruction simple aux policiers, aux magistrats, aux hauts fonctionnaires, l’application des lois et des règlements.
On accuse toujours l’omerta corse pour expliquer que de nombreux assassins courent encore, alors que le nombre de dossiers classés sur ordre du politique est plus important que celui des affaires non élucidées par manque de témoignage. Les gens parlent en Corse comme ailleurs. Pour ne citer qu’un exemple, un certain Yvan Colonna, impliqué dans l’assassinat du préfet Erignac, a été arrêté au début des années 90 à deux reprises, alors que son père, élu socialiste, était conseiller au ministère de l’Intérieur. Il détient un record absolu de brièveté de garde à vue. Arrêté après une attaque à main armée et une course poursuite, on retrouve dans le puits de sa ferme des armes et des explosifs. Il n’existe pas de flagrant délit, mais une forte présomption qui enverrait tout maghrébin en prison pour quatre ou cinq ans. Lui sort libre après quatre heures de garde à vue. J’ai été gardé plus longtemps l’année dernière parce que je détenais des cassettes pour la publication du livre de François Santoni. Colonna faisait partie à l’époque du bon courant, on n’y touchait donc pas.

Qu’est-ce qui a changé ?

Le gouvernement se conduit toujours de la même façon. Malgré ses déclarations selon lesquelles il ne se mêle pas des procédures judiciaires, il pèse de tout son poids pour qu’elles n’avancent pas, tant sur le dossier Erignac, que sur les dossiers des assassinats des nationalistes. Des consignes très strictes sont données pour qu’on ne crée pas de souci à M. Jean-Guy Talamoni, mis en cause dans un certain nombre d’affaires. Il y a en ce moment un vrai bras de fer entre le gouvernement et des juges qui essaient pour une fois de faire leur travail. Ce qui se passe au parquet antiterroriste dont le nouveau représentant vient directement du cabinet du garde des Sceaux n’est pas anecdotique. Ces mêmes juges d’hier, très arrangeants en 1993-94 dans la libération de gens qui avaient été arrêtés les armes à la main, veulent aujourd’hui faire leur travail et cela ne plaît pas à tout le monde.
Le processus de Matignon n’est qu’une façon habile d’habiller le même maquignonnage auquel se sont livrés tous les gouvernements précédents. Bien sûr, on n’a pas invité que les nationalistes, mais tous les autres représentants de la classe politique corse, mais combien d’entre eux avaient avant 1999 des revendications sur l’enseignement de la langue corse, la gestion des territoires, la suppression des départements ? La plate-forme de 1999 est exactement celle du FLNC Canal historique présentée le 11 janvier 1996, lors de la conférence de presse de Tralonca, dans le maquis avec cinq cents hommes cagoulés et armés. Dans cette affaire, les élus traditionnels font de la figuration.

Une gestion catastrophique de la collectivité territoriale

Tous n’ont pas forcément une attitude clientéliste, mais Jospin aurait eu un argument essentiel s’il avait fait un audit sur la gestion de la Corse par la collectivité territoriale. C’est une catastrophe. Notamment en ce qui concerne les quatre offices de la collectivité, sortes de filiales chargées de la gestion spécifique d’un secteur : eau, environnement, agriculture, transports. Pour le seul office de l’eau qui gère tout ce qui est l’hydraulique, les créances non recouvrées s’élèvent à près de quatre cents millions de francs. Aucun huissier n’ira réclamer une quittance à un agriculteur, de peur de se retrouver dans les plumes et le goudron, grâce à la bienveillance des amis nationalistes. Face aux déficits, que répond-on aux élus ? « Vous gérez très mal, on vous donne donc plus d’argent et de pouvoir ».
Il aurait mieux valu au préalable faire fonctionner normalement les institutions pendant deux, trois ou quatre ans et donner, après un bilan sérieux, plus d’autonomie à la Corse. Les candidats aux prochaines élections auraient pu faire campagne sur leurs positions devant ces changements. Au lieu de cela, les élus traditionnels se retrouvent face à des cadeaux qu’ils n’ont jamais demandés, qui ne figurent dans aucun de leur programme et qui leur brûlent les doigts. Seuls les nationalistes étaient mandatés pour ce genre de discussions.

Quels enjeux ?

Non seulement le processus n’est pas très bon, mais le statut même pose question à cause des prérogatives institutionnelles. J’ai demandé aux élus corses quelles lois françaises gênaient le développement de la Corse et vers quoi il faudrait aller. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que celle qui les touche d’abord est la loi sur le littoral et l’interdiction de construire dans la bande des cent mètres ; ensuite ce sont les lois sur la fiscalité parce qu’un certain nombre de gens s’intéressent beaucoup au blanchiment de l’argent, enfin les lois sur les jeux.
Dans le fameux séminaire qui comparait un éventuel statut de la Corse avec celui des îles de Aaland, il apparaissait clairement que la grande force de ces îles qui ont le plus grand PNB par habitant, ce sont les machines à sous. Vous imaginez la Corse avec des casinos géants et une fiscalité telle qu’on peut blanchir tout l’argent qu’on veut et, sur la côte sud qui est encore préservée, non pas des marinas mais des palais pour pétrodollars saoudiens et narcodollars colombiens… La société Accor a déjà dans ses cartons des grands projets d’hôtels cinq étoiles avec des grands halls. Il suffirait d’enlever les fauteuils de congrès pour les remplacer par des machines à sous. Voilà les véritables enjeux de la négociation qui intéressent au premier chef les affairistes. Sur ce point, les nationalistes font surtout de la figuration.
Mais ne soyons pas dupes. Pendant des années, les nationalistes ont réussi à se faire passer pour des « Robins des bois » chargés de sauver le littoral. C’est une escroquerie. Rossi l’explique très bien dans le livre que nous avons écrit. Sous le règne du FLNC unifié ou même divisé, ce n’était qu’une question de prix. « Si vous payez cher, vous avez le droit de construire. » Un certain nombre de verrues en béton ont été construites dans les fiefs nationalistes. Rossi donne même les prix : on pouvait bâtir du côté de l’île Rousse pour 600 000 francs. Et quand le FLNC fait des mises en garde, comme l’année dernière, en rappelant qu’il ne laissera pas construire, cela veut seulement dire que les prix vont augmenter. De plus, on sait très bien que les dirigeants des Verts corses sont membres de la structure clandestine de commandement du FLNC. Sur une quinzaine de dirigeants de cette structure, il y a deux représentants des Verts qui servent un peu de « faux nez » dans la coalition électorale de Corsica Nazione.

Quelle issue pour ce processus ?

Le gouvernement Jospin était prêt à tout pour avoir la paix sociale avant les élections, mais visiblement cela ne va pas se faire, parce l’édifice alambiqué s’effrite chaque jour davantage. Les protagonistes disparaissent : certains se sont fait assassiner, d’autres ont été arrêtés, si on ajoute ceux qui vont l’être et ceux qui vont être abattus, il ne restera pas grand monde pour continuer les négociations. De plus, le Sénat s’apprête à réduire à néant le texte législatif, non pas pour de raisons nobles, mais pour des raisons politiciennes. Il ne sortira pas grand-chose de ce processus. Pendant deux ans, le gouvernement Jospin aura ajouté de la confusion à la confusion. Pour obtenir quoi ? Quelques morts de plus et une perte de crédit généralisée.

Guy Benhamou

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001