Nous avons reçu le témoignage de Rachel, professeur des écoles, qui était, jusqu’en juin 2000, stagiaire à l’Institut de formation des maîtres (IUFM) de Cergy. Il est révélateur du climat qui règne au sein de certains IUFM.

Un album pour enfants nous a été présenté, en cours de Français, en début d’année ; cet album s’appelle Les chatouilles. Lorsqu’il a circulé dans la classe, cet album a suscité quelques réactions étonnées, voire choquées. Il semblait étrange à certains d’entre nous de voir représentés deux enfants dans des positions rappelant un peu trop des ébats amoureux d’adultes.
La formatrice a surpris nos réactions et a tenu à prendre le rôle de la femme libérée face à de pauvres stagiaires aliénés, enfermés dans de vieux préjugés. « Ce livre vous choque ? a-t-elle dit, nous l’aimons beaucoup. Les enfants aussi l’aiment beaucoup. Mais hélas, le corps est encore tabou à l’école. » Vous pouvez mesurer, d’après cette petite phrase, dans quelle sorte de discours je baigne depuis que je suis entrée en formation à l’IUFM.

Un nouveau moralisme

Mes parents étaient dans la mouvance soixante-huitarde (ils étaient à Paris lors des événements de mai) et j’ai croisé, toute mon enfance, des adultes des milieux dits « gauchistes ». Cependant, j’ai eu peu de récits de la part des acteurs de cette période. Je n’en ai gardé que le souvenir d’une ambiance particulière, de certaines phrases ou attitudes-types, que je retrouve (caricaturées et perverties) chez les formateurs de l’IUFM. Ces derniers ne savent pas à quel point je les connais, à quel point leur discours me choque, non pas parce qu’il me surprend et m’est inconnu, non pas parce que je suis une vieille réactionnaire aliénée, mais parce que je connais trop bien, pour en avoir fait les frais personnellement, les effets de leur discours.
Lors de l’épreuve de l’oral professionnel du concours, j’ai eu à répondre à des questions portant sur la « libération de la femme et de l’enfant » (sic), sur la regrettable « infantilisation de la femme et de l’enfant » (sic) et sur le rôle de l’école dans ces graves questions. Pendant les trente minutes d’entretien, il me démangeait sans cesse de dire à la féministe intégriste, présidente du jury, qui m’asticotait, que je connaissais personnellement les douloureux effets d’une éducation cherchant à nier la différence sexuelle et qu’il était peut-être temps d’arrêter les dégâts. J’ai fini par « avouer » (pour m’en mordre les doigts aussitôt) que je me voyais mal, en tant qu’enseignante, interdire la poupée aux filles et les voitures aux garçons. J’ai alors dû me fâcher pour préciser que non, je ne croyais pas que la différence de comportement entre garçons et fille était d’« origine génétique ». J’ai curieusement eu une bonne note à l’entretien. Peut-être est-ce ma colère qui me l’a value.
Je serais la dernière à dénigrer l’activité intellectuelle, artistique et politique des années post-soixante-huit, mais, pour avoir fréquenté d’assez près certains acteurs du mouvement, je garde une dent contre certaines dérives (comme, par exemple, le refus de l’autorité qui va jusqu’au refus de la responsabilité), et je suis d’autant plus outrée de les retrouver dans les discours de mes formateurs. Ces gens sont dangereux. Pour les stagiaires dans un premier temps, pour les élèves dans un deuxième temps.

Un individu conforme

Il m’a semblé comprendre que le problème du discours de ces soi-disant libérateurs était de définir et d’appeler de leurs vœux, non pas la liberté et les conditions de la liberté, mais le profil type d’un individu conforme à leur idéal : l’individu doit être autonome et donc penser et agir d’une façon précise. Tous ceux qui pensent et agissent autrement, qui ne correspondent pas aux critères de l’individu autonome, sont à abattre, pourrait-on ajouter… On ne peut rêver plus autoritaire.
Les discours que j’entends à l’IUFM présentent les mêmes caractéristiques. Il ne s’agit pas, pour nos formateurs, de définir les contenus d’enseignement, l’ensemble des savoirs à transmettre et de réfléchir sur la meilleure façon de les transmettre, mais de définir l’élève-type, l’élève-idéal : il doit être « autonome », « acteur de ses apprentissages ». Un élève libéré [qui n’est pas le bon élève appliqué qui demande des savoirs] est défini comme fut définie la femme libérée. On surveille donc, dans ce cadre, non pas ce que sait un élève, en lui laissant le secret des moyens par lesquels il s’approprie le savoir, mais ses démarches, ses attitudes, ses pensées.
« L’enfant doit être au centre du système éducatif ». Je comprends cette expression de la façon suivante : s’acharner sur l’enfant, le dresser, le manipuler, jusqu’à ce que son comportement soit conforme à celui d’un enfant « autonome », « responsable », « acteur de ses apprentissages ». « Mettre l’enfant au centre du système éducatif » semble n’avoir d’autre but que de le rendre le plus passif possible.
Le même autoritarisme s’exerce à l’égard des stagiaires : la formation a moins pour but de nous procurer des savoirs utiles à notre métier (contenus disciplinaires, didactique, psychologie de l’enfant, sociologie, histoire de l’institution, etc.) que de nous formater l’esprit jusqu’à ce que nous soyons conformes en opinions et attitudes au profil idéal du professeur des écoles. Nous devons croire à la « pédagogie scientifique », au socio-constructivisme, à la « pédagogie de projet », nous devons comprendre que nous ne sommes plus des transmetteurs de savoirs mais des animateurs de groupe-classe qui se bornent à aider les enfants à découvrir par eux-mêmes, à communiquer entre eux. Gare à celui qui met en doute les « démarches d’apprentissage » prescrites. Tous les stagiaires le savent : quand il nous a été demandé de nous « exprimer librement », le signal de la dissimulation a sonné. Chacun se tait sur ce qu’il pense et cherche à dire ce qu’on attend de lui.

Une mise en condition

Malgré une certaine résistance des stagiaires, la pédagogie moderne marque des points par le jargon. Les stagiaires reprennent, de plus en plus au cours de l’année, tous les termes de « projet », « acteurs dans l’apprentissage », « faire émerger les savoirs », « pédagogie de groupe », « pédagogie différenciée », « évaluation », « autonomie », « recueil de conceptions », etc. Je me suis, personnellement, rigoureusement interdit, tout au long de l’année, de reprendre le jargon. J’ai cherché à rester maître de mes propres paroles. Cela demande beaucoup de vigilance.
Pour être des pédagogues parfaits, nous devrions non seulement reprendre le jargon pédagogiste et adhérer à l’idéologie socioconstructiviste, mais encore dénigrer l’école de Jules Ferry comme une monstruosité militariste et élitiste, cracher sur la Révolution française, soupçonner nos futurs collègues d’être des réactionnaires aigris et fumistes, considérer les parents d’élèves d’être des empêcheurs de tourner en rond et clamer haut et fort que nous nous sommes terriblement ennuyés à l’école et à la fac, où les « cours magistraux » ne nous ont rien appris. Un tel temps est consacré au matraquage idéologique que nous n’apprenons rien de substantiel. Nous arrivons en stage complètement démunis.
Je suis atterrée du niveau d’irresponsabilité des formateurs et des concepteurs de la formation qui osent envoyer dans les écoles des « professeurs des écoles » aussi peu formés sur le plan disciplinaire et pédagogique.
Le dernier mois de l’année scolaire a révélé d’un coup tous les travers et dysfonctionnement graves de la formation. Certains en ont passablement souffert et sont maintenant assez en colère pour tenter quelque chose contre l’IUFM. La façon dont se déroule la formation mérite amplement d’alerter le public. Nous cherchons aussi le moyen d’avertir nos collègues de l’année suivante sur ce qui les attend, afin de leur éviter les dépressions et souffrances que trop d’entre nous ont connues.

Rachel, stagiaire à l’IUFM de Cergy

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000