L’engrenage de la violence et de la haine s’est à nouveau enclenché. Les images quotidiennes d’affrontements et de morts comportent une charge émotionnelle qu’il est difficile d’évacuer. Elles risquent néanmoins d’empêcher tout recul réflexif et si l’indignation est légitime, elle ne saurait ternir lieu d’examen lucide de la situation.
Le gouvernement israélien est politiquement responsable
Depuis la signature des accords d’Oslo en 1993, la lenteur et les atermoiements du processus de paix ont abouti à une impasse dont la responsabilité politique principale appartient au gouvernement israélien, même si on ne peut pas faire abstraction du rôle joué par le Hamas pour tenter de le faire échouer. Au sein des territoires, la colonisation israélienne n’a pas cessé pendant toute la durée du processus de paix sous les différents gouvernements Rabin, Nétanyahou et Barak : 35 000 hectares ont été unilatéralement confisqués, 895 maisons palestiniennes ont été détruites par l’armée dans les territoires et à Jérusalem-Est, les autorités israéliennes ont construit 11 190 nouveaux logements et 78 500 nouveaux colons se sont installés (Le Monde, 17 octobre 2000). Les Palestiniens n’ont acquis un contrôle que sur une partie très limitée de leur territoire, partie elle-même décomposée en des entités minuscules soumises à des statuts différents. En sept ans, l’autorité palestinienne n’a acquis un contrôle réel que sur 70% du territoire de Gaza (360 km2), 13,1% de la Cisjordanie (5673 km2) et rien à Jérusalem-Est, soit au total 20% des territoires conquis par les Israéliens en juin 1967 (Le Monde, 17 octobre 2000). De plus, l’autorité palestinienne a reporté plusieurs fois la déclaration d’un État palestinien. Et même si juste avant le déclenchement des affrontements, le premier ministre israélien Ehoud Barak a évoqué, dans un interview, la possibilité de deux capitales, juive et palestinienne à Jérusalem, cette déclaration bien tardive ne change pas les conditions de vie et les humiliations quotidiennes subies par les Palestiniens. Cette situation a abouti à un état d’exaspération et de haine qui se manifeste ouvertement aujourd’hui.
Il est urgent que les Palestiniens puissent disposer d’un État indépendant et d’une frontière reconnue, ce qui implique de résoudre la question des colonies juives implantées au milieu du territoire palestinien et transformées en citadelles assiégées. Ces colonies sont illégales et constituent un obstacle à la paix, comme le souligne la résolution de l’ONU du 21 octobre dernier. Elles entravent la délimitation de deux espaces politiques clairement délimités. Cela implique du côté israélien de renoncer clairement à l’idéologie du droit d’Israël à coloniser des terres qui ne lui appartiennent pas.
Par quel processus, par quel conflit et sacrifices faudra-t-il encore passer pour que le peuple palestinien puisse disposer librement de lui-même au même titre que le peuple israélien, condition sine qua non pour que cette région puisse connaître une paix durable ?
La montée de l’extrémisme dans les deux camps
La situation actuelle fait le jeu des extrémismes et du racisme existant dans les deux camps. La société israélienne resserre les rangs et la gauche pacifiste israélienne se trouve considérablement affaiblie, tandis que les fondamentalistes religieux et les va-t-en guerre s’activent. Au sein des territoires palestiniens, les groupes islamiques du Hamas et du Djihad tirent bénéfice de la révolte et peuvent relancer leurs attentats, appeler à la « libération totale » de la Palestine en rêvant de détruire l’État d’Israël.
La recherche d’une solution politique est rendue d’autant plus difficile que les principaux responsables, Ehoud Barak et Yasser Arafat, sont dans une position délicate dans chacun de leur camp. E. Barak est privé de majorité à la Knesset et l’autorité de Y. Arafat paraît contestée au sein des instances palestiniennes et parmi la population des territoires. Plus fondamentalement, les risques de division au sein de chaque société sont réels. L’État d’Israël peut encore jouer sur le réflexe sécuritaire, mais il est lui-même menacé de déchirements sociaux et communautaires. La société israélienne est composée de différentes communautés juives dont les rapports sont parfois difficiles. Les ratonnades contre les citoyens israéliens arabes, avec la complicité tacite des forces de l’ordre, laisseront des traces qui ne s’effaceront pas de sitôt. La société palestinienne quant à elle fonctionne encore sur un mode clanique ; il n’existe pas encore de véritable État. L’autorité palestinienne s’affirme souvent avec brutalité et n’est pas exempte de corruption : les milliards de dollars d’aide profitent-ils entièrement à la population ?
Quelles répercussions dans la société française ?
En France, les répercussions du conflit n’ont pas donné lieu à des affrontements violents entre partisans de l’un et l’autre camp et l’on a souligné la modération dont ont fait preuve les représentants des différentes « communautés ». Mais, s’il est vrai que les attaques contre les synagogues en France et les magasins (phénomène que l’on a pas observé dans les autres pays européens) sont le fait de jeunes désœuvrés, on ne saurait pour autant en conclure que l’antisémitisme n’est pas présent. Il existe de fait un racisme au sein d’une minorité de jeunes désœuvrés dans les cités, qu’il serait vain de nier. Le mot « communauté » est par ailleurs employé comme allant de soi chez les hommes politiques et dans les médias. Cette référence désormais systématique aux « communautés » nous paraît symptomatique d’une érosion du sens politique au profit d’une lecture des conflits en termes religieux. Elle suppose que l’appartenance ethnique et confessionnelle détermine la prise de position de chacun, fait fi de l’idée d’individus libres et autonomes, inséparable de l’idéal de citoyenneté. Comme l’ont justement souligné des citoyens qui n’ont « pas de raison ni pour habitude » de s’exprimer en « qualité de juifs » : « Personne n’a le monopole du judéocide nazi . […] Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable. Dans l’escalade de la violence, des actes inadmissibles sont commis des deux côtés. C’est hélas le lot de toute logique de guerre. Mais les responsabilités politiques ne sont pas également partagées » (Le Monde, 18 octobre 2000). »
La responsabilité politique du gouvernement israélien dans le drame qui se joue au Proche-Orient est manifeste. Cela n’implique pas pour autant d’épouser l’ensemble des positions d’un camp, ni de partager ses présupposés dans une logique de diabolisation réciproque, encore moins d’en rajouter dans les appels à l’affrontement. On ne saurait faire la paix en passant par-dessus les peuples. L’histoire et la politique demeurent tragiques et personne ne peut décider du sort des peuples du haut d’on ne sait quel magistère.
Politique Autrement, le 26 octobre 2000