Mars 2016

Dominique Schnapper(*)

Le texte de modification de la Constitution a évolué à plusieurs reprises depuis la première déclaration du président de la République. Après un premier débat autour de la binationalité, le texte a été modifié. La version actuelle [1] prévoit qu’une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits qui lui sont attachés, lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. Cette dernière formulation pose un problème aux juristes puisque la Constitution n’aborde pas des dispositions concernant les délits.
Mais avant d’aborder le sujet, je voudrais faire une remarque préliminaire sur le mode de gouvernement qui est actuellement pratiqué et qui nous conduit à ce débat et à cette proposition. Si l’on en croit les médias, il semble que François Hollande soit à l’origine d’une proposition sur laquelle il ne veut pas revenir. J’avais été consultée, avec d’autres, par Christiane Taubira, au début du mois de décembre. Nous lui avons expliqué que c’était une mauvaise idée et une mauvaise proposition. Il semble que depuis lors un certain nombre de juristes, dont le nouveau Garde des Sceaux, essaient de se retirer de ce projet, semble-il improvisé, dont ils ont de la peine à se sortir. Ce mode de gouvernement est surprenant et extraordinairement monarchique.
À vrai dire, la stratégie du président de la République m’échappe un peu. Il ne pouvait pas ne pas se souvenir qu’en 1987-1988 il y avait eu un grand débat autour d’un projet de réforme de la Constitution qui avait donné lieu à la création de la Commission de la nationalité pour calmer les passions qui s’étaient exprimées à cette occasion. François Hollande devait savoir que sa proposition ne manquerait pas de susciter à nouveau des débats et des arguments passionnés. Est-ce qu’il a engagé cette discussion de façon à ce qu’on ne parle pas d’autre chose ? C’est une hypothèse. Est-ce qu’il voulait « coincer » la droite ? C’est une autre hypothèse. Je dois dire que cette stratégie ne me paraît pas claire et en tout cas pas très satisfaisante pour le débat démocratique.
Mais d’ores et déjà deux questions différentes se posent. La première : est-ce qu’il serait souhaitable de modifier la loi telle qu’elle existe ? Il existe déjà une loi qui prévoit la possibilité d’une déchéance de la nationalité. Ensuite, si l’on juge qu’il est souhaitable de la changer, faut-il inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution ?

La question du droit du sol

Le débat sur le droit du sol évolue en fonction des différentes formulations, mais il n’est pas inutile de préciser ce qu’il signifie concrètement. La Commission de la nationalité à laquelle j’ai participé en 1987-1988, était composée de quatre juristes compétents et les autres – dont moi – totalement incompétents sur le sujet. Nous abordions le problème tel qu’il se posait dans la presse de l’époque. Nous discutions donc de l’article 44 et du droit du sol avec passion lorsque, après nous avoir longuement écoutés, monsieur Goldman, un juriste éminent d’origine roumaine, s’est adressé à nous pour nous rappeler que nous parlions beaucoup du droit du sol, mais que 95% des Français détenaient leur nationalité par le droit du sang. Je ne garantis pas le chiffre de 95%, il a peut-être un petit peu baissé, mais il ne faudrait pas oublier que plus de 90% des Français le sont par le « droit du sang », c’est-à-dire bien entendu par la filiation. Le droit du sang accorde la nationalité à celui qui est reconnu juridiquement comme ayant soit une mère, soit un père français. Il reste que la nationalité ne s’acquiert pas exclusivement par le droit de la filiation, en France comme dans tous les pays. Il existe d’autres voies.
Certains ont acquis leur nationalité à la naissance par ce qu’on appelle le double droit du sol, parce qu’ils sont nés en France d’un parent né lui-même en France. Cela ne représente pas aujourd’hui une forte population. En revanche, ceux qui deviennent français soit par l’article 44, soit par la naturalisation sont plus nombreux. L’article 44 — je vous le rappelle, parce qu’il est toujours au cœur des passions sur le droit du sol —, est l’article selon lequel les personnes nées en France de parents étrangers et ayant vécu en France au moins cinq ans avant leur majorité ont droit à la nationalité, sauf si elles demandent expressément de ne pas profiter de ce droit. Dans ce cas, l’article 44, qui est l’article selon lequel la majorité de ceux qui ne sont pas Français par la filiation acquièrent la nationalité française, combine à la fois la naissance sur le territoire et ce qu’on peut appeler le droit du sol, qui n’est pas le sol en tant que tel, mais la participation à la société française dans laquelle ils ont été socialisés et éduqués.
Cet article s’oppose au droit du sol simple pour lequel militait à l’époque Harlem Désir en tant que président de SOS Racisme et qui est le principe des grands pays d’immigration, selon lequel celui qui naît dans le pays a un droit automatique à la nationalité. C’est ainsi qu’une de mes amies, née à New York par hasard, n’arrive pas à se débarrasser de la nationalité américaine. La France a adopté un droit du sol complexe prenant en compte la naissance sur le territoire de parents étrangers et la fréquentation de la société française dont peuvent attester au moins cinq certificats de scolarité.
L’autre grande voie d’acquisition de la nationalité, c’est la naturalisation qui n’est pas un droit. Elle dépend de la volonté étatique, avec certaines conditions qui font que l’appréciation de l’État est limitée par les règles juridiques. Dans ce cas-là, la présence en France est aussi l’une des conditions de l’acquisition de la nationalité française.

Le droit du sol est-il une spécificité française ?

Le droit du sol n’a pas toujours fait partie de nos traditions. Et ce n’est pas, contrairement à ce qu’on entend, un acquis de la République. Et il a toujours été accompagné de conditions. Le droit du sol remonte à la monarchie française. Tous les enfants devenaient immédiatement des sujets du roi, à des époques où l’immigration était très limitée. La Révolution a immédiatement établi que tout résident présent adhérant à la République était citoyen français. Mais avec l’existence des émigrés royalistes, on a modifié le droit de la nationalité qui est toujours un mélange de reconnaissance de lien social et de considérations historiques. À travers le droit du sol, on veut évaluer la participation à la société française.
En tant que tel, le droit du sol n’est ni de gauche ni de droite ; il est le produit d’une situation qui est apparue au XIXe siècle avec des lois qui invoquaient le droit du sol pour que les enfants des étrangers n’échappent pas au service militaire. C’est expressément indiqué dans la loi de 1889. C’est ainsi que son rapporteur explique au moment de la discussion de la loi : « Deux faits paraissent incontestables à votre commission, d’une part l’individu dont il s’agit qui représente la troisième génération d’une famille d’étrangers établis en France, qui y a été élevé, a joui depuis sa naissance de tous les bienfaits de notre état social, ne peut guère avoir conçu un sérieux attachement à sa patrie d’origine qu’il ne connaît pas, ni avoir l’intention d’y aller ultérieurement y fixer domicile. D’autre part, cet individu dont l’origine étrangère est le plus souvent ignorée ne songe en fait qu’à la revendiquer le jour où il est appelé sous les drapeaux pour échapper à la charge la plus lourde qui pèse sur nos nationaux, à l’impôt du sang. Notre commission pense donc qu’il convient dans ce cas de donner une plus grande expansion au jus soli. Elle croit que l’individu né en France d’un étranger qui lui-même y est né se trouve dans les conditions voulues pour devenir un bon citoyen et qu’en présence des exigences nouvelles de la loi militaire il faut le soustraire à la tentation de vouloir les éluder. Elle vous propose donc d’adopter la modification votée par la chambre et d’enlever à cet enfant le droit d’option que vous lui avez d’abord reconnu [2]. » C’est clair : la France a une fécondité faible, les Allemands ont six enfants par famille, l’infanterie défend le pays, la ligne bleue des Vosges…, une loi de la nationalité institue donc le droit du sol pour éviter que les enfants d’étrangers n’échappent à la nationalité française et à leurs obligations militaires.
En 1987-88, le droit du sol était revendiqué comme étant de gauche, contre Chirac qui introduisait un projet de réforme de la nationalité pour enlever des arguments au Front national. Par rapport à l’histoire, le débat était à front renversé. La droite invoquait la volonté des individus et la gauche l’automatisme du « sol ». Ce qui veut simplement dire que les droits de la nationalité sont le produit d’un mélange d’idéologie nationale, qu’il ne faut pas sous-estimer, et des besoins en individus du pays à un moment donné. C’est pourquoi les pays d’immigration qui ont besoin d’accroître leur population accordent la nationalité aux enfants nés sur leur territoire immédiatement par l’effet du droit du sol simple. Il faut donc tenir compte à la fois de la dimension symbolique et des besoins au sens le plus concret du terme.
On dit toujours que la France est le pays du droit du sol, alors que sa population est à 90 ou 95% française par filiation. Tous les pays, quels qu’ils soient, font une place au droit du sol, mais cette place est plus ou moins grande et avec des conditions plus ou moins exigeantes. L’Allemagne que l’on oppose toujours au cas français, se réfèrerait à une notion ethnique et ferait moins de place au droit du sol. C’est vrai, mais l’Allemagne était un pays d’émigration. Elle voulait conserver comme allemands les Ausländer [3], dont elle voulait sauvegarder les droits. Le droit de la nationalité n’a pas changé jusqu’à la chute du Mur de Berlin car il permettait la réintégration dans la République fédérale des Allemands qui parvenaient à passer le Rideau de fer. Il faisait une place restreinte au droit du sol, mais il ne pouvait pas l’évacuer. En l’an 2000, une nouvelle loi, tenant compte des nouvelles conditions historiques, a élaboré une sorte d’« article 44 français » donnant le droit d’être allemand à des enfants et petits-enfants d’étrangers ayant été socialisés en Allemagne. Au moment où l’opposition entre le droit français et le droit allemand paraissait la plus grande, avant 2000, il y avait environ 10 000 naturalisations par an en Allemagne ; le droit du sol n’était donc pas inconnu. Cela montre que ce qui distingue les différents pays, c’est la part plus ou moins grande faite au droit du sol en fonction des besoins du pays – pays d’émigration ou pays d’immigration – et des conditions plus ou moins rigoureuses qui sont imposées pour l’acquisition de la naturalisation. Selon les époques, on transfigure par les conceptions de la Nation ce qui comporte une dimension idéologique, mais aussi des considérations pratiques.
À la fin des années 1980, Harlem Désir défendait la position du droit du sol simple [4], mais y croyait-il lui-même ? Il le présentait comme un acquis républicain, ce qui est faux. Il n’est pas appliqué, en dehors des grands pays d’immigration qui ont besoin d’attirer massivement de nouvelles populations. Même aux États-Unis il est fortement critiqué car se pose le problème des femmes mexicaines qui viennent accoucher en passant la frontière. Le droit du sol est sans rapport avec le problème de la déchéance. Il n’était donc pas justifié de l’invoquer au nom des « valeurs de la République ».

La portée juridique de la déchéance de la nationalité

En 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme a indiqué que tout individu a droit à une nationalité. Or le Conseil d’État a estimé récemment que la Convention de 1961 [5] n’ayant pas été ratifiée par la France, il est possible de déchoir un national de sa nationalité. Le seul problème est de savoir, d’une part, s’il faut la rendre plus facile, plus large, en raison des circonstances actuelles et, d’autre part, s’il faut le faire par une loi ou par la Constitution.
On peut être pour ou contre la déchéance de la nationalité, mais modifier la Constitution me paraît absurde. On peut discuter de l’intérêt de rendre, dans les circonstances actuelles, la déchéance plus facile. C’est une affaire de gouvernement sur laquelle on peut avoir des avis différents. Les gouvernements changeant, ils peuvent aussi modifier leurs choix. L’inscription dans la Constitution est d’une autre nature, d’autant que tout le monde s’accorde sur le peu d’effets pratiques de cette déchéance.
L’affaire de la déchéance est, je l’ai dit, sans rapport avec le problème du droit du sol. Dans une première mouture du projet, la question de la binationalité posait des problèmes. La binationalité est une notion floue qui conduit à des situations pouvant être inextricables. La nationalité relève de la souveraineté des États. Des personnes qui, en fonction du droit français (par exemple des articles 23 ou 44) sont françaises, peuvent, dans les pays musulmans, être considérées comme des nationaux de ces pays en fonction du principe d’allégeance perpétuelle. Le fait qu’ils deviennent français ne les empêche pas de rester marocains, tunisiens ou syriens pour les autorités marocaines, tunisiennes ou syriennes. Ils n’y peuvent rien, ils sont binationaux. Le fameux débat sur l’exigence d’une mononationalité peut être soutenable dans l’abstrait (c’est vrai, sans doute, que l’on ne peut être citoyen que d’un seul pays), mais la binationalité est la conséquence logique de la souveraineté des États pour définir leurs nationaux. C’est pourquoi beaucoup de gens sont binationaux sans le savoir, d’autres pourraient être considérés comme binationaux. Le nombre des binationaux potentiels est plus important que ce que l’on croit. Une grand-mère suédoise peut vous donner des droits à la nationalité suédoise. Tous les juifs pourraient être considérés comme binationaux puisqu’ils ont le droit, selon la loi israélienne du retour, d’acquérir la nationalité israélienne. L’Espagne considère que les gens d’Amérique du Sud ont une identité espagnole « dormante ». S’ils le veulent et sous certaines conditions, ils ont droit à la nationalité espagnole. Cela renvoie à l’idée que, d’une certaine façon, les binationaux sont des gens qui ont une nationalité qu’ils exercent en tant que citoyens du pays où ils sont et ont une identité « dormante ». On entre dans des situations inextricables.
Le premier projet de réforme envisageait d’établir des différences de citoyenneté française selon le mode d’acquisition. Or ceci est contraire à l’idée actuelle de citoyenneté puisqu’on est citoyen français, quelle que soit la voie par laquelle on l’a obtenue. Jusqu’en 1974, les naturalisés n’avaient pas le droit de vote pendant 5 ans ni d’être éligible pendant 10 ans. C’est la réforme de 1974 conforme à l’idée républicaine de la citoyenneté qui a donné aux naturalisés le droit d’être immédiatement titulaires de l’ensemble des droits de la citoyenneté. C’était conforme à l’idée républicaine, selon laquelle l’on ne distingue pas les citoyens selon la voie par laquelle ils le sont français.
L’autre problème de fond est que, depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, tout individu a droit à une nationalité. Déchoir de la nationalité les binationaux, ou qui ne peuvent pas dire s’ils le sont, pose des problèmes à tel point que la Cour Suprême des États-Unis a émis un avis, assez intéressant en soi car il a influencé le Conseil d’État. Pour la Cour Suprême, la privation de nationalité constitue « une forme de punition plus primitive encore que la torture en tant qu’elle détruit l’existence politique de l’individu en développement depuis des siècles ». La conclusion a été que la déchéance est contraire au 8ème amendement de la Constitution américaine sur la prohibition des traitements dégradants. Autrement dit, vous pouvez être condamné à mort en tant qu’Américain mais on ne vous enlève pas pour autant la nationalité américaine !
L’introduction de la binationalité posait donc toute une série de questions à la fois sur la binationalité et sur le fait, qu’au nom de l’égalité, la déchéance devait être étendue à tous les citoyens mais conduisait ceux qui ne possédaient qu’une nationalité à être des apatrides. Devant cet imbroglio, il y a eu un recul.

Modifier la loi ou la Constitution ?

Deux questions demeurent. Quelle est l’utilité politique d’une telle mesure ? Son rôle symbolique a-t-il un sens ? Les gens à qui l’on pense, à qui le Président devait penser, ce sont les djihadistes. Ces djihadistes veulent mourir. Leur dire qu’ils ne mourront pas français n’a évidemment aucun effet dissuasif, d’autant que certains ne connaissent même pas leur nationalité ou ne savent pas qu’ils sont binationaux. Et ce n’est d’ailleurs pas leur problème : ils détestent la France, les Français, la société telle qu’elle est. Plus personne maintenant n’argumente en faveur de son utilité pratique et je vois mal comment on peut avoir des arguments rationnels en ce sens.
En revanche le rôle symbolique est défendu par certains. J’ai ici un petit texte d’un membre du Conseil d’État que je ne nommerai pas : « L’aspect symbolique des choses, cette révision, surtout la déchéance, écrit-il, a une dimension cathartique ; nous en avons psychologiquement besoin ; en frustrer la collectivité serait une erreur fondamentale de l’opposition qui serait à contre-emploi. » Le passage de la loi à l’ordre constitutionnel aurait donc un rôle cathartique. Mais en dehors des milieux politiques et juridiques au sens étroit du terme, je doute que la masse de la population française voie beaucoup la différence entre la loi et la Constitution. Il peut apparaître souhaitable au Gouvernement de changer la loi (ce que personnellement je ne crois pas utile car elle prévoit déjà la déchéance dans l’article 27-3 du code civil). Il lui est permis de penser qu’il peut y avoir des dispositions à prendre pour rendre la déchéance soit plus facile, soit plus exigeante, soit plus sévère. C’est évidemment de l’ordre de la responsabilité du gouvernement. Mais le passage à la Constitution change complètement les choses puisque la Constitution a un autre sens.
Je doute beaucoup qu’en dehors des spécialistes, la masse de la population voie une grande différence dans cette modification de la Constitution. Or il me semble que, de ce point de vue-là, ce n’est pas souhaitable. D’autre part, la Constitution stipule que tout ce qui concerne la nationalité est prévu par l’article 34 qui définit le domaine de la loi par rapport au règlement. La modification de la procédure de la déchéance est possible par la loi. Passer dans la Constitution pose un problème de fond, puisque cela remet implicitement en cause la question de la hiérarchie des normes. Le niveau de la Constitution n’est pas celui d’une disposition particulière, surtout quand il s’agit de sanctionner un crime ou un délit. L’idée de mettre le niveau de ce qui est condamné pour un délit dans la Constitution est une remise en question d’un des grands principes de la hiérarchie des normes et du sens même de ce qu’est une Constitution.
Je fais partie de ceux qui considèrent que cette Constitution comporte trop de dispositions pratiques dans le fonctionnement quotidien du gouvernement. Mais avec ce projet, c’est renforcer ce défaut sous une forme extrême. Il me semble donc que si le Gouvernement jugeait utile de rendre plus efficace ou plus fréquente la déchéance qui est dans le code civil mais qui est peu appliquée, cela devrait être du ressort de la loi. Si cela se révélait une mauvaise disposition, le gouvernement suivant pourrait la corriger, ce qui serait conforme à la logique des alternances gouvernementales. C’est d’ailleurs ce qui s’est fait en 1973. Un gouvernement de droite s’est inspiré des conclusions qui avaient été proposées par la Commission de la nationalité pour réformer l’article 44. L’article 44 restait valable, il continuait à donner le droit aux enfants d’étrangers, nés en France, ayant vécu cinq ans en France à acquérir la nationalité mais en leur demandant de « manifester leur volonté » de vouloir acquérir cette nationalité. À ce moment-là, nous avons assisté à un renversement de front car la « volonté » était plutôt une valeur de gauche (on choisit sa nationalité), la conception traditionnelle de la droite étant que la nationalité vous est imposée.
À la Commission de la nationalité, j’avais fait partie de ceux qui étaient favorable à la manifestation de la volonté. Cela me semblait une marque de respect : « Vous avez le droit d’acquérir la nationalité française, voulez-vous utiliser ce droit ? » C’était plutôt une position traditionnelle de la gauche. Pendant la Révolution on n’a cessé de prêter des serments. Même aux États-Unis on prête serment quand on acquiert la nationalité. Mais, en fonction de la logique partisane, la gauche a considéré que l’on voulait empêcher ces jeunes de devenir français puisqu’on ne pose pas la même question à ceux qui sont nés français. Elle y a vu une atteinte à l’égalité.
En réalité, dans la période où cette loi a été appliquée, entre 1993 et 1998, le nombre d’acquisition de la nationalité est resté constant. Les jeunes sollicités n’ont eu qu’à faire une croix sur un papier. La manifestation de la volonté était extrêmement modeste.
Quand un gouvernement de gauche est arrivé au pouvoir, Elisabeth Guigou est revenue en arrière et a fait supprimer l’expression de la volonté. Avec sagesse, le gouvernement de droite suivant n’a plus rien fait. Et, dans ce jeu d’aller et retour, on a fini par s’arrêter et conservé l’automaticité. Les résultats concrets étaient les mêmes, la symbolique avait quelque peu changé.

Au-delà de l’inflation législative

À supposer que l’on pense utile de modifier ou d’accentuer les exigences de l’article 23 du Code civil, le passage par la loi serait possible — critiquable selon moi— mais de l’ordre de ce qu’un gouvernement peut faire. Par contre, répondre à un problème si particulier, concernant aussi peu de gens, par une modification de la Constitution est grave pour notre conception générale de l’État de droit.
Chaque fois que se présente un problème social ou un fait divers, on répond par une loi. Or ces lois ne sont pas appliquées. Chaque année, le Président du Conseil constitutionnel s’élève régulièrement lors de la présentation des vœux au président de la République contre cette inflation législative, sans le moindre résultat. Tout le monde est d’accord pour dire que faire une loi dans ces conditions est une corruption de l’idée de loi. Mais on risque de franchir maintenant une étape de plus : c’est la corruption de l’idée de Constitution. Changer la Constitution comme on l’a déjà fait fréquemment – beaucoup trop à mon sens –, c’est dévaloriser la Constitution elle-même et l’ensemble de la hiérarchie des normes. Le nombre des révisions a été excessif et d’importance très inégale. On risque de passer de la frénésie législative à la frénésie constitutionnelle, ce qui n’est pas un progrès pour le dire en terme modéré.
Je suis étonnée que l’on ne voie pas que la critique sur la mauvaise utilisation de la loi vaut a fortiori sur un projet qui est de la mauvaise utilisation de la Constitution. Je voudrais, pour le détail du texte, vous renvoyer aux arguments plus précisément juridiques donnés par Olivier Beaud. « L’idée de mettre le crime et le délit dans un texte constitutionnel est tout à fait surprenante et l’atteinte grave à la vie de la nation n’est pas une notion juridique qui soit très claire et qui puisse justifier les décisions qui sont prises. Ce que je trouve regrettable c’est, qu’au lieu de traiter toutes sortes de problèmes réels qui se posent à la société française en ce moment, on occupe la scène avec un faux problème et un projet sans justification ni politique au sens large du terme ni juridique. Je vois un mauvais signe dans le fait que l’on n’arrive à interpréter le projet que de manière déplaisante c’est-à-dire en cherchant “le truc ” que cherche le Président de la République pour avoir introduit ça. Là où je vois le peu de confiance que l’on porte à nos hommes politiques c’est que j’ai l’impression qu’aucun de nous n’a pensé qu’il y avait là un grand projet mais qu’on s’est tous demandé ce que le Président avait derrière la tête… et ce n’est pas bon de se poser ces questions [6]. »

  • Anne-Marie Le Pourhiet [7] : Il faudrait expliquer pourquoi l’exécutif a fait le choix d’une révision constitutionnelle alors qu’il suffisait d’une loi ordinaire.
    Dans quels cas faut-il réviser la Constitution ? C’est nécessaire lorsque l’on veut mettre dans une loi quelque chose que la Constitution interdit. Or, étendre la déchéance de nationalité aux binationaux nés français, tel que l’avait annoncé François Hollande dans son discours devant le Congrès, n’est pas du tout inconstitutionnel. Le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé plusieurs fois sur ce sujet. Il a toujours déclaré que les Français de naissance et les Français naturalisés sont exactement dans la même situation : on peut les traiter soit de manière égale soit de manière différenciée. Donc, en vertu de la Constitution, tous les Français binationaux peuvent être déchus de leur nationalité. Et cette déchéance est déjà prévue par l’article 25 du Code civil pour un acte qualifié de « crime ou délit » constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme et cela a été validé par le Conseil constitutionnel en 1996 et en 2015 qui a jugé que ce n’était pas disproportionné. Il a donc déjà répondu à toutes ces questions. Tout est écrit dans sa jurisprudence.
    Dans les années 1990, un grand débat avait opposé la droite et la gauche sur ce point. La droite estimait qu’il n’était pas normal que des jeunes gens nés en France de parents étrangers deviennent français à 18 ans sans le savoir et a donc décidé qu’il fallait exiger de leur part une « manifestation de volonté », inspirée des idées d’Ernest Renan sur le fameux « vouloir vivre collectif » et le « plébiscite de tous les jours » [8]. À l’époque, la gauche a saisi le Conseil constitutionnel en dénonçant cette décision prétendument « contraire au droit du sol ». Et le Conseil a répondu, dans sa décision de 1993, que la loi de 1889 qui avait institué l’automaticité était une loi de circonstance, une loi de conscription et a ajouté qu’il n’y avait pas en la matière de principe fondamental reconnu par les lois de la République, c’est-à-dire pas de « tradition républicaine » à valeur constitutionnelle. Selon le Conseil constitutionnel on peut donc tout faire par la loi, il n’y a pas de nécessité de révision constitutionnelle.
    Il faut également rappeler que c’est le gouvernement de Lionel Jospin qui a fait ajouter dans le code civil en 1998 que la déchéance de la nationalité n’était pas possible quand elle conduisait à l’apatridie. Ce n’était pas inscrit dans la loi auparavant, et ce n’est donc pas non plus un principe fondamental reconnu par les lois de la République. La Convention de 1961 sur l’apatridie, qui n’a pas été ratifiée par la France, réserve de toute façon le cas où la législation d’un État prévoit la déchéance de nationalité pour raison de déloyauté envers le pays. Donc tout est possible dans le cadre de la Constitution actuelle : on peut prévoir la déchéance à l’égard de tous les Français, mono ou binationaux, de naissance ou naturalisés, et aussi bien pour les délits que pour les crimes de terrorisme. Aucune révision constitutionnelle n’est nécessaire dans aucun cas.
    Enfin, en ce qui concerne l’état d’urgence, il est prévu par la loi du 3 avril 1955 et le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État ont indiqué, en 1985 et en 2005, que cette loi n’avait nul besoin de fondement constitutionnel explicite. Il faut préciser que si l’état de siège est mentionné dans la Constitution c’est parce qu’il s’applique en cas de guerre et que la déclaration d’état de siège est liée à la déclaration de guerre, elle-même prévue par la Constitution. Il opère aussi le transfert des pouvoirs de police des autorités civiles aux autorités militaire et déroge donc à l’ordre constitutionnel. Mais en 1955, on ne voulait pas confier aux militaires le maintien de l’ordre en Algérie, raison pour laquelle on a adopté une autre législation d’exception, l’état d’urgence, que l’on n’a pas inscrite en 1958 dans la Constitution.
    Ce projet de révision constitutionnelle ne sert donc strictement à rien, c’est une opération de pure communication destinée à solenniser l’action sécuritaire, à la rehausser dans la hiérarchie des normes, une sorte de talonnette juridique pour grandir la décision présidentielle. Mais puisqu’une révision exige une majorité des trois cinquièmes au Congrès, c’est aussi, évidemment, un moyen de gêner l’opposition et un calcul politicien.

(*) Dominique SCHNAPPER, sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel, dernier ouvrage paru L’esprit démocratique des lois, Gallimard, 2014. Cette lettre rend compte de son intervention, lors d’un mardi de Politique Autrement, le 2 février 2016.

Notes

[1] Le 2 février 2016.

[2] Antonin Dubost, introduction au projet de la loi de 1889 sur la nationalité.

[3] Les Allemands installés dans les pays voisins pour des raisons historiques (en Pologne, en Autriche, en Russie…).

[4] Double droit du sol : un enfant né en France d’un parent étranger lui-même né en France est Français de naissance. Droit simple : un enfant né en France est français. Droit de sol sous conditions : un enfant né en France de parents étrangers a droit à la nationalité française à sa majorité s’il a vécu cinq ans en France (article 44).

[5] Convention adoptée le 30 août 1961 par une conférence de plénipotentiaires : les États contractants, considèrent qu’il est souhaitable de réduire l’apatridie par voie d’accord international.

[6] « La République en état d’urgence. Le projet de révision constitutionnelle et la banalisation de l’Etat d’exception en France. » Intervention d’Olivier Beaud et de François Saint-Bonnet, Université d’Orléans, 26 janvier 2016.

[7] Anne-Marie Le Pourhiet est professeur de droit public à l’Université Rennes 1.

[8] « L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » (Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence en Sorbonne, le 11mars 1882).