Mai 2014 – ISSN 2261-2661

Sylvain Crépon (*)

Mes premières enquêtes sur le Front national datent du milieu des années 1990. Je venais de finir mes études à l’université de Nanterre, connotée très à gauche, mais j’ai pu néanmoins établir un climat de confiance avec mes interlocuteurs. J’ai dit qui j’étais, ce que je faisais et la manière dont je le faisais. Si on me demandait quelles étaient mes opinions, je répondais clairement que mes opinions n’étaient pas celles du Front national. Dans beaucoup de cas, cela a permis de lever la suspicion. Dans ma recherche, j’ai donc interrogé les militants, les cadres, les sympathisants, les électeurs, avec le moins d’a priori possible. J’ai même un certain souci d’empathie envers les personnes interrogées. Pour comprendre la trajectoire, le désespoir et finalement le ralliement au Front national des ouvriers, chômeurs depuis dix ans, à Hénin-Beaumont dans le Nord-Pas-de-Calais, il faut un minimum d’empathie, sinon on ne parvient pas à saisir le sens de l’attrait que ce parti inspire. Et même si le Front national cultive souvent un aspect sulfureux, j’ai considéré qu’il devait être étudié avec la même rigueur méthodologique que les autres partis.

Aux origines du Front national

Après la Seconde Guerre mondiale, la mouvance d’extrême-droite entame une traversée du désert. Elle va tenter alors de se restructurer autour de deux thèmes : l’opposition à la décolonisation – avec la voie terroriste de l’Organisation armée secrète (OAS) ou la voie légale de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) de Pierre Poujade qui mêle la lutte contre la fiscalité et la lutte contre la décolonisation – et l’anticommunisme virulent à l’époque de la Guerre froide.
Jean-Marie Le Pen fait ses premières armes politiques en étant élu le plus jeune député de l’Assemblée nationale en 1954 et en développant ses talents de tribun au sein du mouvement poujadiste. Mais le discrédit que subit le soutien à l’Algérie française en raison du terrorisme de l’OAS entraîne la mouvance d’extrême droite dans une seconde traversée du désert. Dans les années 1960, elle connaît quelques soubresauts à travers des mouvements groupusculaires, essentiellement estudiantins, occupés à faire le coup de poing dans le quartier latin ou les milieux étudiants. Mais il ne s’agit nullement de mouvements politiques à même de prendre le pouvoir.
En 1972, le Front national est créé par des responsables d’Ordre nouveau, parti nationaliste-révolutionnaire, ouvertement néo-fasciste, qui a conscience de son impasse groupusculaire. Il essaie alors de se donner une vitrine électorale et fait appel à Jean-Marie Le Pen auréolé de son charisme et de son expérience de député et de la direction de la campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965. Après un conflit qui l’oppose aux dirigeants d’Ordre nouveau, Jean-Marie Le Pen réussit à s’approprier le Front national et à en devenir le seul président. Dans les années 1970, le Front national ne dépasse pas sa situation groupusculaire. Il rassemble encore tous les perdants de la mouvance d’extrême droite : les perdants collaborationnistes de la Deuxième Guerre mondiale et les perdants des guerres coloniales.
Une éminence grise du Front national, François Duprat [1], mène alors un important travail politique . Avec la crise économique débutée en 1974, ce dernier comprend très vite qu’il faut concurrencer le Parti communiste dans sa capacité à représenter les catégories populaires. Il oriente alors le combat social sur le registre racial et ethnique, développe l’idée que l’immigration fait baisser les salaires et est responsable du chômage : « Un million de chômeurs c’est un million d’immigrés en trop », et lance le slogan du racisme anti-français. François Duprat disparait en 1978 dans un attentat à la voiture piégée dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, même s’il existe quelques hypothèses sur les commanditaires.
À cette époque, Jean-Marie Le Pen ne croit pas à cette stratégie sociale, alors que quelques années plus tard, c’est elle qui définira l’identité du mouvement. Mais pendant toute cette période, il réussit le tour de force de réunir autour de lui toutes les mouvances de l’extrême droite. À la fin des années 1970, bien qu’il ne soit pas intéressé par la religion, il établit ainsi des liens avec les catholiques traditionnalistes qui rejoignent le Front national et obtiennent des postes de responsabilité. Au début des années 1980, la mouvance de l’extrême droite ne connait plus de dissensions ; le Front national est structuré en parti unitaire et va consacrer son énergie à la conquête du pouvoir.

Des premiers succès électoraux au tournant des années 1990

Les premiers scores électoraux datent des années 1980. C’est d’abord l’élection municipale de Dreux en 1983 où Jean-Pierre Stirbois réussit à entrer au Conseil municipal en s’alliant au RPR. Puis en 1984, lors des élections européennes, plusieurs cadres du Front national sont élus député au Parlement européen. Enfin, à la faveur d’un scrutin redevenu proportionnel en 1986, des députés du Front national entrent à l’Assemblée nationale.
La gauche qui est alors au pouvoir devient de plus en plus impopulaire ; une partie de la droite est encore déboussolée par la présence d’un président socialiste et elle n’a pas encore de leader incontesté. Face au RPR et à l’UDF, le Front national comprend qu’il a une carte à jouer en affirmant incarner la véritable droite. Sur le plan économique et social, il affirme alors des positions ultra-libérales, réduisant le rôle de l’État à ses seules fonctions régaliennes. Il défend les positions de Margaret Thatcher et prend pour modèle Ronald Reagan.
En raison des succès électoraux du Front national, des ralliements de technocrates issus de la droite ont lieu. Certains viennent du RPR, du Club de l’Horloge et parfois de l’UDF. Parmi eux, Bruno Mégret qui adhère au Front national avec une ambition : transformer le FN en un parti à même de prendre le pouvoir. C’est un technicien hors pair. Il recrute des cadres compétents, crée une école de cadres, un conseil scientifique susceptible de donner une légitimité aux idées du Front national, met en place un marketing politique moderne et dans l’air du temps. Il doit alors faire face à l’opposition de Jean-Marie Le Pen avec ses premières formulations-choc : « détails de l’histoire », « Durafour-crématoire », « inégalité des races »… Les partisans de Bruno Mégret veulent au contraire « dédiaboliser » le Front national pour essayer de tisser des alliances avec la droite et se rapprocher du pouvoir [2].
Les années 1990 constituent une véritable rupture. La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’Union soviétique créent une nouvelle situation. Le Front national qui se voulait le meilleur défenseur du libéralisme, commence à critiquer les « excès du capitalisme », ce qu’il appelle le « mondialisme » et les « velléités impérialistes » des États-Unis. À cette époque, son électorat devient de plus en plus populaire et ouvrier : en 1995, il devient le premier parti chez les ouvriers, recueillant le suffrage de 30% des ouvriers et 25% des chômeurs.
Alors qu’il a été créé en partie par d’anciens partisans de l’Algérie française défenseurs d’un nationalisme colonial, les nouvelles générations du Front national qui ont 18-25 ans dans les années 1990, ont été socialisées et éduquées dans un tout autre contexte ; elles considèrent que cette vision du nationalisme est un combat d’arrière-garde. Le discours différencialiste issu de la Nouvelle droite leur convient mieux : pour définir les identités, il ne faut plus parler du paradigme biologique, de la race, mais de la notion anthropologique de culture. Ce tournant social et différencialiste est particulièrement visible au sein de la jeunesse du Front national, sous la direction de Samuel Maréchal [3]. Celui-ci considère que le clivage politique ne doit plus se faire entre gauche et droite, mais entre les « cosmopolites » ou les « mondialistes » et ceux qui sont attachés à la différence des identités et donc à l’identité nationale. Il remet au goût du jour le slogan du Parti populaire français de Jacques Doriot des années 1930 : « Ni droite, ni gauche ». Cette orientation s’oppose à celle de Bruno Mégret qui se revendique de la « droite nationale » sur le plan économique et sur celui des valeurs morales.
La scission entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen intervient dans ce contexte. Elle n’est pas seulement due à une querelle d’egos, mais elle a aussi un fondement idéologique, Mégret critiquant de plus en plus les positions et les outrances de Le Pen. Cela n’empêchera pas ce dernier de s’appuyer sur certains radicaux du parti afin de renforcer sa position à l’intérieur du parti.
Bruno Mégret va quitter le Front national avec la moitié des membres de l’appareil dirigeant et la moitié des militants. L’élection présidentielle de 2002 présentée généralement par les observateurs politiques comme une très grande victoire du Front national, est en fait très paradoxale, car après cette scission, le Front national est devenu exsangue : il n’a plus de ressources, peu de militants et de cadres, les mieux formés étant partis avec Bruno Mégret.

La « drôle de victoire » de 2002

Avant 2002, les cadres, jeunes ou moins jeunes, que j’ai interrogés étaient tous persuadés que Jean-Marie Le Pen deviendrait un jour Président de la République. En analysant les rapports de forces politiques, je savais que cela n’était pas possible. Jean-Marie Le Pen a toujours privilégié l’élection présidentielle au détriment des autres. Il ne s’est donc pas entouré d’un réseau d’élus sur lesquels il aurait pu s’appuyer ; il a personnalisé les enjeux électoraux, sans doute avec des préoccupations d’ego pour ne pas être mis de côté au sein de son propre appareil. Dès que des baronnies locales se constituaient, il s’empressait de leur mettre des bâtons dans les roues.
Après les élections présidentielles de 2002, j’ai réalisé beaucoup d’entretiens avec des cadres du Front national et récemment je les ai réinterrogés sur cette période : pour la plupart d’entre eux, cette « victoire » a été et est encore vécue comme une cuisante défaite. En 2002, devant l’ampleur de la mobilisation de l’entre-deux tours, ces cadres du Front national ont pris conscience que Jean-Marie Le Pen ne pourrait jamais accéder au pouvoir. C’est à ce moment que se constitue au sein du Front national une structure informelle, intitulée « Générations Le Pen ». Elle avait déjà existé (« Génération Le Pen » au singulier) avec Samuel Maréchal pour s’opposer aux mégrétistes. Mais Marine Le Pen réactive cette structure en réunissant des cadres qui réfléchissent aux causes de la défaite : pourquoi et comment le pouvoir a-t-il pu échapper au Front national avec une mobilisation d’une telle ampleur au deuxième tour de l’élection présidentielle ? Ils étudient de près la sociologie électorale, notamment les travaux du Cevipof [4], et ils se rendent compte que, dans les années 1990-2000, entre 40% et 60% de leur électorat ne voulait pas que Jean-Marie Le Pen devienne président de la République. Deux raisons à cela : Jean-Marie Le Pen apparaissait d’une part comme quelqu’un qui s’opposait à la démocratie et qui, d’autre part, n’avait pas les compétences pour devenir chef de l’État. C’est l’éternel paradoxe de ce qu’on appelle le vote « sanction » ou le vote « protestataire ».
Dès 2002-2003, Marine Le Pen qui met en place cet atelier de réflexion, envisage une stratégie de dédiabolisation et de normalisation. Dédiabolisation : elle veut arrêter de faire du Front national cet espèce d’épouvantail qui fait fuir beaucoup d’électeurs ; normalisation : elle veut en faire un parti avec des cadres compétents à même de gérer et de diriger. Ce n’est pas totalement nouveau puisque, en son temps, Mégret avait essayé de faire la même chose. Mais Marine Le Pen s’y emploie alors avec beaucoup d’énergie et elle parvient même à recruter d’anciens mégrétistes.

À la croisée des chemins

Aujourd’hui, on assiste à la tentative de créer une école de cadres — ce qu’avait fait antérieurement Bruno Mégret —, on débat sur un changement de nom du Front national, et, pour pouvoir tisser des alliances, on crée une entité, le Rassemblement Bleu Marine. Cette stratégie de « dédiabolisation » n’en connaît pas moins ses limites : elle risque de faire perdre la radicalité qui constitue le principal ressort du Front national et le distingue des autres partis politiques. Aller trop loin dans la normalisation, c’est risquer de devenir une sorte d’UMP-bis. Le débat interne porte sur les limites des diatribes antisystème et il n’est pas clos. Le Front national est aujourd’hui à la croisée des chemins.
On parle souvent aujourd’hui d’une « droitisation de la société » qui se traduirait par la porosité de l’ensemble de la société aux idées du Front national. Or, ayant assisté à des séances de formation et étudié de près les discours, le terme de droitisation me paraît impropre. En fait, la radicalisation du discours identitaire et xénophobe s’est mise en place en intégrant des valeurs de gauche et c’est ainsi qu’elle a pu se légitimer. Le paradigme républicain et la laïcité sont utiles pour s’opposer à l’immigration et à l’islam dans un contexte où les problèmes sont réels comme le terrorisme islamique du type Mohamed Merah. De nouvelles recrues du Front national m’ont souvent dit : « Tant que c’était le vieux, je ne pouvais pas adhérer ni même voter. Pourtant les idées du Front national je les ai depuis toujours. Avec Marine Le Pen ce sont des valeurs qui me sont proches. »
Un des ressorts du succès du Front national repose sur une subversion des valeurs de l’humanisme républicain qu’il a réussi à s’accaparer. C’est un grand défi pour les politiques attachés à cet humanisme. Sont-ils capables de contrecarrer efficacement cette subversion des valeurs libérales et humanistes ?

Débat
Idéologie et programme

  • Q : Marine Le Pen et son équipe n’occupent-ils pas un terrain qui a été déserté par la gauche, non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan de la défense des valeurs républicaines et de la laïcité ?
  • Sylvain Crépon : La gauche a en effet déserté certains fondamentaux républicains et déstabilisé son propre camp. Les débats qui ont traversé le Parti socialiste sur la laïcité, entre une position multiculturaliste accommodante et une position plus intransigeante, ne sont pas terminés. On l’a vu avec le rapport Tuot sur l’intégration auprès du Premier ministre [5]. À gauche, il n’y a plus du tout d’unanimité sur cette question et les débats sont virulents, le voile à l’école en ayant été le premier exemple. Chez les nouvelles générations de gauche, les références républicaines ont disparu et elles ne savent plus trop quoi penser.
    Dans les années 1990, la position du Front national n’était pas non plus claire. Certains défendaient même le port du voile dans une optique différentialiste, admirant ces jeunes filles proches de leur culture particulière. C’est avec Marine Le Pen que s’élabore la lutte contre le « danger communautariste ». Pour avoir assisté souvent à des distributions de tracts de militants du Front national sur des marchés, je sais qu’ils rendent les militants de gauche mal à l’aise lorsqu’ils mettent en avant le thème de la laïcité.
  • Q : Parmi les nouveaux responsables et cadres, n’y a–t-il pas des gens venus de la gauche, comme par exemple Florian Philippot qui aurait été proche de Jean-Pierre Chevènement en 2002, alors qu’il était élève à HEC ? D’autre part, Marine Le Pen ne s’inspire-t-elle pas de Jacques Sapir, d’Emmanuel Todd ou Jean-Luc Gréau pour faire valoir la proposition de sortie de l’euro ?
  • Sylvain Crépon : Il faut en finir avec le mythe selon lequel Florian Philippot aurait été chevènementiste. Son seul compagnonnage a été de faire venir Jean-Pierre Chevènement à HEC pendant la campagne électorale. Il n’a jamais été encarté avec lui, ni dans aucun comité de soutien ou de réflexion. Cette stratégie de Florian Philippot consistant à laisser croire qu’il a été chevènementiste vise à tendre la main à une gauche souverainiste afin d’accroître un capital électoral. On peut faire le parallèle avec la stratégie d’implantation de Mégret par la définition d’un discours et d’un programme cohérents, par la dédiabolisation afin de donner au Front national une visibilité et une légitimité démocratique et républicaine. Le vernis chevènementiste de Florian Philippot s’inscrit dans cette stratégie. Quant à ceux qui, à gauche, se réclament de Sapir, Todd, Gréau, ils ne se tournent pas vers le Front national ; malgré les appels en sa direction, l’électorat de la gauche eurosceptique n’est pas tenté par le Front national.
    Mais, avec ses nouvelles références intellectuelles, il est vrai que le Front national cherche constamment à brouiller les pistes. Sarkozy adorait aussi lancer des pierres dans le jardin de la gauche et ce qu’il considérait comme un landernau médiatico-intellectuel. Marine Le Pen adore citer Georges Marchais qui est devenu une super star à Hénin-Beaumont ou dans le Pas-de-Calais… Pour Nicolas Lebourg [6], le Front national est le parti postmoderne par excellence. Chacun y fait ses choix dans le supermarché de l’idéologie. Un peu de gauche, un peu d’identitaire, un peu d’antisémitisme également mais avec une caution antiraciste,… et on secoue le shaker. Pour quelle cohérence historique, politique ?
    Marine Le Pen a quant à elle un réel souci de cohérence politique et intellectuelle et elle a autour d’elle quelques personnes capables de lui faire des notes de lecture. C’est un héritage de Mégret mais lui avait des références très marquées du côté de la Nouvelle droite.
    Mais pour l’électorat du Front national, il faut bien tenir compte d’une réalité sociologique : le niveau des diplômes des adhérents. Moins on est diplômé, plus on a des attirances pour le Front national et inversement.
  • Q : En passant de propositions essentiellement idéologiques à un programme qui se veut crédible, le Front national ne se met-il pas dans la difficulté ?
  • Sylvain Crépon : Quand Marine Le Pen dit que la Shoah a été le summum de la barbarie, ce n’est pas rien. Elle se démarque clairement de son père. C’est une prise de distance à l’égard de l’antisémitisme, même s’il reste des antisémites au sein de ce parti. Mais sur ce point, le programme ne dit rien. Il en va de même des déclarations de Marine Le Pen défendant le droit de femmes, l’égalité salariale… Son discours peut avoir des aspects sociaux, voire de gauche.
    Certaines mesures sociales sont nouvelles depuis que Marine Le Pen a pris le pouvoir et s’est entourée de Florian Philippot. Actuellement dans les discours de Marine Le Pen on voit nettement la patte de Florian Philippot et de Bertrand Dutheil de la Rochère qui, lui, vient vraiment du chevènementisme. La forme s’est gauchisée, mais le fond reste nationaliste et peu éloigné du programme de son père.
    Un programme avait déjà été élaboré par Mégret et publié à la veille des élections législatives de 1993 : « 300 mesures pour la renaissance de la France ». J’ai étudié et comparé point par point ce programme et le nouveau. Mises à part quelques mesures sociales nouvelles, comme l’augmentation du salaire minimum, les différences sont très faibles. La pierre angulaire de l’idéologie et du programme, c’est l’identité nationale. Tout est décliné sur cette base. Comment lutter contre le chômage ? En donnant la priorité nationale à l’embauche. Comment retrouver de la croissance ? En sortant de l’euro et de l’Union européenne. Comment lutter contre l’insécurité ? En expulsant les immigrés…
  • Q : Quels sont les liens du Front national avec d’autres partis d’extrême droite en Europe ? Quelles sont les différences et les convergences ?
  • Sylvain Crépon : Il y a toujours eu des liens. Mais aujourd’hui, ces liens causent quelques problèmes au Front national. Le Parti pour la liberté néerlandais, le PVV [7] qui n’a pas un passé d’extrême droite, est essentiellement populiste, xénophobe, mais en même temps ultra libéral sur le plan économique et il est favorable au mariage homosexuel. À Bruxelles, l’entente avec Marine Le Pen ne sera pas facile. La position sur laquelle les deux partis se retrouvent est en fait l’opposition à l’islam. La Ligue du Nord en Italie est régionaliste. Comme le Front national, le Parti de la liberté d’Autriche, le FPÖ [8], a un passé d’extrême droite et même plus affirmé, mais il est beaucoup plus libéral sur le plan économique. En Europe de l’Est, ou en Grèce avec l’Aube dorée, on a affaire à des partis qui ont encore des relents antisémites et ce serait vraiment trop suicidaire pour le Front national de tisser des liens avec eux.
  • Q : Les adhésions de ces dernières années au Front national sont-elles d’abord dues à des raisons économiques ou bien idéologiques et sociétales ?
  • Sylvain Crépon : L’augmentation du salaire minimum revendiquée par Marine Le Pen ne vaut pas que pour les Français. C’est un exemple de la mise en avant de valeurs sociales qui la distingue de l’équipe de son père. Dans le domaine sociétal, parmi les cadres qui ont intégré récemment le Front national, certains sont outrés par des propos antisémites ou homophobes et le quittent. D’autres, tout en condamnant ces propos, sont davantage accommodants. J’ai rencontré de jeunes homosexuels ayant adhéré depuis peu qui veulent combattre de l’intérieur les propos homophobes.
    Dans mes enquêtes avant 2011, je n’avais jamais rencontré de cadres ou de militants me faisant part ouvertement de leur homosexualité. Il y avait bien sûr des homosexuels, mais jamais ils ne faisaient leur coming out. Aujourd’hui, ils me disent que Marine Le Pen défend les gays quand elle dit qu’il est dangereux d’être homosexuel dans les banlieues car on s’y fait agresser par des musulmans. Mais aucun de ceux que j’ai rencontrés ne revendique pour autant le mariage homosexuel.
    Marine Le Pen n’est pas homophobe. Aux dernières municipales, des têtes de listes étaient ouvertement homosexuels. Ils ont adhéré au Front national en considérant qu’ils en partagent les valeurs depuis longtemps. Pour les nouveaux adhérents comme pour les anciens, le Front national est un parti nationaliste et c’est ce qui fonde leur adhésion. La pierre angulaire de son idéologie et de son programme est l’identité nationale. Tout se décline autour de cela, l’économique comme le sociétal. Défendre le droit des femmes, la communauté juive, défendre les homosexuels, c’est s’opposer à l’islam. Préserver la sécurité, retrouver du travail, c’est s’opposer à l’immigration…

Quel encadrement ?

  • Q : Quel est selon vous le degré de sincérité et de calcul dans ce nouvel état-major du Front national ? Quelle est la part d’opportunisme, notamment chez les jeunes générations ?
  • Sylvain Crépon : J’ai rencontré des cadres qui sont ouvertement nationalistes-révolutionnaires, néo-fascistes, mais qui ont soutenu Marine Le Pen car ils considèrent que c’est elle qui est la plus apte à de porter au plus haut les succès du Front national. Au moment de la primaire qui opposait Bruno Gollnisch à Marine Le Pen pour la présidence du mouvement, beaucoup de ces radicaux ont soutenu Marine Le Pen par opportunisme.
    Pour d’autres militants il faut tenir compte d’une sorte d’auto-persuasion. En France, on ne peut pas se faire élire si l’on s’oppose aux valeurs républicaines et à la mémoire de la Résistance. À l’origine, le Front national a eu quelques problèmes avec ces deux références fondamentales, mais beaucoup ont compris qu’il faut les mettre en avant pour se faire élire. Au bout d’un moment, il peut y avoir un effet performatif et des gens sont persuadés d’être de bons républicains, de parfaits démocrates même si le discours proféré peut les contredire. La préférence nationale, rebaptisée priorité nationale ou la réforme du code de la nationalité dans un sens ethnique, s’oppose à l’universalisme républicain. Mais ces gens sont persuadés que c’est Marine Le Pen qui défend le mieux la République. Les ralliements récents se font en toute bonne foi.
    _ – Q : Le nouveau recrutement du Front national ne lui pose-t-il pas des problèmes d’encadrement ?
  • Sylvain Crépon : Le Front national manque de cadres formés. J’ai assisté à des formations du Front national : le niveau n’est pas très élevé et les responsables en ont conscience. Ils ont fait passer un test de connaissances de la politique française aux candidats aux élections législatives, avec des questions comme « Quel est le rôle d’un député ? » Certains ont rendu copie blanche.
    Avant les élections municipales, certains m’ont avoué qu’ils ne souhaitaient pas conquérir trop de villes car ils ont conscience de ne pas avoir suffisamment de cadres compétents pour pouvoir les gérer. Le Front national a concentré ses forces de gestion dans cinq ou six villes. Pour le reste, ils voulaient des conseillers municipaux qu’ils pourraient former sur le tas, les rendre visibles au niveau local pour capitaliser ce nouveau potentiel dans les années à venir.
    Mais ce qui apparait comme une faiblesse peut aussi bien être une force. Les électeurs peuvent en effet se dire : « Voilà au moins des candidats qui nous ressemblent. » La capacité du Front national à offrir des rôles et des postes à ces gens, comme aucun autre parti politique ne le fait, est un véritable atout. Si vous avez quelques compétences pratiques, si vous êtes un militant assidu, si vous savez vous exprimer…, vous pouvez être candidat aux élections municipales ou législatives. Une certaine intelligence, même sans diplômes, vous permet d’avoir des responsabilités et d’occuper des postes. On n’observe plus cette situation dans les autres partis. J’ai enquêté au sein du PS et j’ai pu constater que deux critères permettent de gravir les échelons de ce parti : le niveau de diplôme et la maîtrise du langage (qui généralement vont de pair) combinés avec les réseaux. Or, au Front national, on donne sa chance à tout le monde. Les autres partis doivent s’interroger sur leur capacité à représenter les catégories populaires, à les intégrer en leur sein afin d’avoir des relais auprès de cet électorat.

La droite et la gauche face au Front national

  • Q : Au sein de l’UMP, un courant reprend certaines idées du Front national. Le Front national en est-il gêné ?
  • Sylvain Crépon : Ce n’est pas un phénomène nouveau et je ne pense pas que cette stratégie embarrasse le Front national, bien au contraire. Dans les années 1980, les discours de Charles Pasqua et Robert Pandraud étaient des appels très clairs aux électeurs du Front national. Jacques Chirac est également allé dans ce sens avec ses déclarations sur le « bruit et les odeurs » [9], même si ensuite, dans les années 2000, son opposition au Front national n’a souffert d’aucune ambiguïté. Nicolas Sarkozy avait gagné en 2007 sur des valeurs fortes et celles du travail et des « gens qui se lèvent tôt ». Il avait ainsi récupéré une partie de l’électorat populaire du Front national qu’il n’a pas su conserver en 2012 où la stratégie de Patrick Buisson ne s’est pas avérée payante. Le Front national a été gêné par le discours de 2007de Nicolas Sarkozy sur les valeurs économiques et sociales, mais, en général, il s’accommode très bien d’une droite qui empiète sur ses thèmes de prédilection, notamment sur l’identité. Il se fait une joie de rappeler l’adage lancé par François Duprat, dès les années 1970 : « L’électeur préférera toujours l’original à la copie. »
  • Q : Depuis les années Mitterrand, le PS s’est servi du Front national pour diviser la droite, en même temps il a joué la carte de la diabolisation avec les résultats que l’on sait. Certains responsables et militants de gauche accusent facilement n’importe qui d’être d’extrême droite quand on soulève des problèmes comme ceux de la sécurité ou de l’immigration, ce qui revient à nier ces problèmes. En ce sens, ne peut-on pas dire que cette gauche-là fait le jeu du Front national ?
  • Sylvain Crépon : L’instrumentalisation politique du Front national par le cynisme de Mitterrand est bien connue et je crois que cette instrumentalisation n’a pas disparu. Quant à la diabolisation, elle ne mène à rien. Lorsqu’on verse dans l’anathème, c’est idéologiquement et politiquement stérile. Sur les marchés, les invectives contre le Front national en termes de « fascistes », de « nazis » avec les références aux heures les plus sombres de l’histoire ne vous font pas des amis auprès de ceux qui vous regardent et ne font pas le poids face à des militants du Front national qui savent comment y répondre. Dans les années 1990, les formations données aux jeunes du Front national portaient sur les contre-arguments face aux gauchistes.
    Il faut prendre au sérieux le discours du Front national, prendre en compte les problèmes qu’il soulève. Dans mon dernier ouvrage [10], j’ai pris appui sur des travaux de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj [11], qui montrent un plus fort taux de sexisme et d’homophobie chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine, même s’il est vrai qu’il diminue en fonction du niveau de l’intégration sociale et de l’insertion professionnelle. J’ai rencontré des militants qui ont adhéré au Front national contre cela et il ne sert à rien de le nier. Le référentiel de la gauche, auprès notamment des nouvelles générations, n’a plus le même impact que par le passé et les idées d’extrême droite progressent. À l’Université de Nanterre où j’enseigne, j’ai parfois de jeunes étudiants d’origine maghrébine qui viennent me parler de Soral avec une certaine admiration. Il ne suffit pas de les traiter d’« antisémites » pour combattre ces idées. Si on refuse d’affronter ces réalités nouvelles, on peut arrêter la politique et tout engagement.
    Depuis des années, on sait que le PS s’est détourné des luttes traditionnelles pour l’égalité sociale pour s’orienter vers les questions « sociétales » et notamment la lutte contre le FN. Ce faisant, il s’est déconnecté de toute une partie de son électorat qui ne se sent plus écouté.

(*) Sylvains Crépon, sociologue, chercheur associé au laboratoire Sophiapol, université Paris Ouest-Nanterre, auteur notamment de Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie, Nouveau monde éditions 2012, et de La Nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants du Front national, Paris, L’Harmattan, Collection « Logiques politiques », 2006. Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 11 février 2014.

Notes

[1] Nicolas LEBOURG et Joseph BEAUREGARD, François Duprat – L’homme qui inventa le Front national, Denoël, 2012.

[2] Alexandre DEZE, Le Front national. À la conquête du pouvoir ?, Paris, Armand Colin, 2012.

[3] Gendre de Jean-Marie Le Pen et père de Marion Maréchal, députée du Front national.

[4] Centre de recherche politique de Science Po, associé au CNRS.

[5] http://www.politique-autrement.org/spip.php?article608

[6] Chercheur à l’Université de Perpignan et à l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP, Fondation Jean Jaurès), a notamment publié : Le Monde vu de la plus extrême droite, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2010 ; avec Joseph Beauregard, Dans l’Ombre des Le Pen. Une histoire des n°2 du Front National, Nouveau Monde, Paris, 2012.

[7] Parti pour la liberté (Partij voor de Vrijheid) est un parti politique nationaliste néerlandais fondé en 2006 par Geert Wilders.

[8] Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs)

[9] Formulation extraite d’un discours de Jacques Chirac en juin 1991, alors président du RPR, lors d’un dîner-débat à Orléans. Cette formulation désignait les désagréments supposés causés par certains immigrés en France dans certains quartiers.

[10] Sylvain CREPON, Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie, Nouveau monde éditions 2012.

[11] Sylvain BROUARD, Vincent TIBERJ, Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine Maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Science po, coll. « Nouveaux débats », 2005.