Avril 2013 – ISSN 2261-2661
Frédéric Ploquin (*)
Je ne suis ni sociologue ni historien, je suis exclusivement journaliste ; j’essaie de ne pas mélanger les genres et je m’interdis d’être acteur. Lorsqu’on cherche des informations sur la grande délinquance, les sources ne sont pas nombreuses. Il y a évidemment les avocats qui défendent les délinquants ; ils sont à même d’en parler dans une optique particulière qui est celle de la défense. Il y a aussi les policiers mais, eux aussi, se trouvent dans une position particulière : ils sont là pour arrêter les délinquants. Leurs informations sont forcément tronquées puisque leurs objectifs ne peuvent être dévoilés. Enfin, vous avez la possibilité comme journaliste d’aller voir sur le terrain comment cela se passe, à la manière d’un archéologue ou d’un sociologue.
C’est une démarche difficile et complexe. On a affaire à des gens qui rejettent les médias ou, au contraire, les recherchent pour se pavaner et raconter des histoires qui n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité. Les approcher n’est pas facile car ils se cachent et il est difficile d’établir des relations suivies avec eux car ils changent de téléphone portable toutes les semaines. En même temps — et c’est toute la difficulté du métier de journaliste —, lorsque j’écris, je ne suis pas là pour les juger moralement, mais pour essayer de décrire une réalité. C’est ce qui fait que je peux garder des relations suivies avec eux comme avec les policiers. Je me situe donc en permanence sur une sorte de ligne de crête pour ne pas me griller ni avec les uns ni avec les autres, ce qui m’interdit de « copiner » avec eux. Cependant, en dix ou quinze ans, j’ai pu nouer des relations assez suivies avec ce qu’on appelle les « voyous d’avant ».
Bandits d’hier et d’aujourd’hui
Au cours de ces vingt dernières années, la justice et la police ont raté une étape dans l’évolution et la transformation du banditisme. Dans les années 1990, la plupart des policiers français qui pourchassaient les voyous ne se sentaient fiers que lorsqu’ils faisaient tomber des « gros bonnets », ceux qui étaient répertoriés depuis des décennies, dont ils connaissaient les habitudes, le lieu de résidence, les points de chute à l’étranger, et qu’ils avaient déjà arrêtés plusieurs fois. Il y avait de la part des magistrats et des policiers une sorte de facilité à se retourner systématiquement sur les mêmes individus, à revenir sur leurs « clients ». Quand ils en arrêtaient un, les journalistes mettaient sa photo à la une et ces derniers étaient aussi contents que les policiers. La presse faisait ses gros titres sur untel ou untel que tout le monde connaissait et dont elle avait déjà publié le visage vingt ou trente ans auparavant. C’était le triomphe d’une sorte de course à l’image.
Aujourd’hui, depuis les années 2000, dans le langage policier, on parle de ces « voyous d’avant » avec un peu de nostalgie, on les appelle « les beaux mecs », ce qui renvoie à des gens qui savaient, à leur manière, « se comporter ». Quand on cherche à mieux préciser cette image, on se rend compte qu’il s’agit d’une illusion. Ces voyous agissaient à peu près comme ceux d’aujourd’hui, ils s’entretuaient tout autant, se volaient tout autant leurs bijoux ou leur drogue.
Je ne crois donc pas qu’il y ait eu des époques avec des voyous propres. Mais je constate cependant que les nouveaux voyous, ceux des cités, sont beaucoup plus difficiles à approcher et à étudier parce qu’ils ne savent pas nouer des relations et parce qu’ils sont plus violents. Quand je vais les voir en prison, je sais que je suis protégé a priori, mais je ne me sens pas toujours en sécurité en leur présence ; alors que, lorsque je vais au parloir rendre visite à des hommes de soixante-dix ans qui sont restés des voyous, je sais qu’il ne se passera rien.
J’ai rencontré récemment en prison un détenu qui incarne bien ce nouveau banditisme. Il a vingt-quatre ans, est né et a grandi dans une banlieue française. Il est français, fils d’un turc très engagé dans un parti politique d’extrême-droite de ce pays, Les loups gris. Il fait partie de ces jeunes qui sont passés du statut de petit délinquant à celui de grand voyou. En l’occurrence, c’est un gros trafiquant de cocaïne qui a opéré entre la République dominicaine et la France avec la complicité de militaires, de douaniers et de policiers dominicains.
Il me dit — avec sans doute un peu de forfanterie car il veut être cité dans mes livres – : « Les gars d’avant, c’étaient des pauvres. Moi, je suis dix fois plus riche qu’eux. » Et ce n’est pas forcément faux. En tout cas, il se prétend plus fort, plus beau, plus riche que ses prédécesseurs. Il n’empêche que dans cette petite pièce complètement fermée — en prison, on est enfermé tout comme les détenus —, j’avais en face de moi une sorte de montagne de muscles qui me racontait tout bonnement que, dans la prison où il était auparavant, quatre bonhommes lui étaient tombés dessus avec des couteaux, avaient essayé de le tuer et qu’il avait réussi à les neutraliser tous les quatre. Ce qui est vrai (je me suis renseigné sur ce point). Dans ce genre de situation, on ne se sent pas vraiment en sécurité ; on se dit : « Si j’appuie sur la sonnette d’alarme, le surveillant qui est au bout du couloir va-t-il venir assez vite ? »
Ce sont les journalistes qui se sont rendus compte les premiers de ce qui se passait réellement, en allant enquêter sur le terrain. Aujourd’hui, la justice et la police ont engagé une course-poursuite pour s’adapter et rattraper leur retard. Quand le ministre de l’Intérieur Manuel Valls dit en substance aux policiers : « Il faut arrêter de faire de belles affaires », c’est parce qu’en tant qu’élu de la banlieue parisienne, il sait depuis longtemps que Francis le Belge est maintenant de l’histoire ancienne. Le jour où il a fait cette déclaration, j’ai entendu des policiers affirmer : « Je n’ai pas compris ce qu’il veut dire. » En réalité, ils n’ont pas compris qu’ils pouvaient faire de « belles affaires » autrement qu’avec leurs « clients » habituels.
Je ne peux m’empêcher de penser que, si la police démantelait le réseau de mon trafiquant franco-turc, elle ferait une belle affaire. Mais les policiers ne comprennent pas toujours cette démarche, à croire qu’ils ne jugent pas dignes d’eux de pourchasser des Africains, des Arabes ou des Hispaniques. C’est une attitude mentale assez étrange, elle est heureusement en train de changer.
Quand on regarde l’histoire du grand banditisme français, on se rend compte que, dès les années 1970, le trafic de drogue était un des moteurs du crime organisé avec la French Connection. En fait, jusque dans les années 1990, parmi les grandes familles du grand banditisme on retrouvait celles qui étaient spécialisées dans le trafic de drogue et celles qui pratiquaient les braquages. C’était une époque où il était assez facile de dévaliser les banques. Aujourd’hui, elles sont bien protégées. Les braqueurs se sont donc tournés vers les distributeurs automatiques de billets et les attaques de fourgons blindés. Mais ces dernières sont difficiles à mettre en œuvre, elles ne peuvent être improvisées et leur préparation peut durer un an, alors qu’un trafic de drogue, pour peu qu’on ait de bons contacts aux Pays-Bas ou au Maroc, peut être rapidement mis sur pied. Parlez à des jeunes qui gagnent facilement 2 000 ou 3 000 euros par semaine sans faire grand-chose, de travailler pendant un an sur un « gros coup » en espérant empocher le gros lot, ils vous riront au nez.
Les hommes de la French Connection ne touchaient pas à l’héroïne. Les voyous d’aujourd’hui consomment les produits qu’ils vendent. Quand ils procèdent à des règlements de comptes ou à des braquages, ils sont souvent sous cocaïne. Les vieux voyous que je rencontre en prison et qui, eux, n’ont jamais touché un joint de leur vie, considèrent que ces petits jeunes qui se défoncent toute la journée ne sont pas fiables, qu’on ne peut ni discuter ni faire affaire avec eux, qu’ils sont perdus. Il est vrai que, globalement, ces jeunes voyous sont déculturés ; à part Scarface, ils ne connaissent aucun film. Quand j’arrive à leur faire lire un livre, je suis très content. J’en ai rencontré un qui, à vingt-neuf ans, voulait écrire ses mémoires. Comme s’il savait qu’il allait mourir et qu’il disposait de peu de temps pour raconter sa vie.
Le grand banditisme des années 2020 sera composé de jeunes des quartiers qui ont aujourd’hui entre quinze et vingt ans et sont en train de passer par les différentes étapes de la délinquance.
Le cas Marseillais
Depuis les émeutes de 2005, Marseille était donné en exemple. Il ne s’y passait rien et tout le monde disait : « C’est normal, les cités sont bien intégrées dans la ville et l’OM, le club de foot, fédère les différentes populations. » Mais la véritable raison de ce calme, c’était que tout était mis en œuvre pour que le business de la drogue se poursuive tranquillement. Cela afin d’éviter les émeutes qui auraient obligé la police locale à demander des renforts ou auraient provoqué l’arrivée d’un nouveau préfet qui se serait agité pour obtenir des résultats rapides et se faire bien voir du gouvernement, en mettant en place un plan anti-stups, par exemple. L’important était donc de ne pas perturber les petits équilibres locaux.
Je suis retourné à Marseille et j’ai demandé à un policier de me faire faire le tour de toutes les cités nord. Je voulais les visualiser, car on en parle souvent, mais on ne les connaît pas. Le soir de mon arrivée, j’ai dîné dans le quartier du centre avec des médecins, des architectes, des gens du bâtiment…, et je me suis rendu-compte qu’aucun d’entre eux n’avait fait la visite que je me proposais de faire le lendemain. Ces gens avaient entendu parler de ces quartiers nord, mais ils n’y étaient jamais allés. Cela m’a conforté dans ma conviction que beaucoup de nos contemporains ont des idées toutes faites sur les banlieues, sans y avoir jamais mis les pieds.
À Marseille, c’est frappant, il y a deux villes : le quartier nord et le quartier centre. Quand les gens du centre vont à l’aéroport, ils prennent une autoroute qui longe la mer ; s’ils regardent à gauche, ils voient la mer, s’ils regardent à droite, ils voient les cités dans lesquelles ils ne vont jamais.
Ces deux mondes s’ignorent complètement. Cependant, il existe une relation très forte entre les deux parties et dans les deux sens. On peut se demander pourquoi dans un quartier où il n’y a pas de travail on trouve des gens qui ont les moyens de s’acheter les plus beaux scooters, les plus belles voitures, les plus beaux vêtements ? Pourquoi y trouve-t-on les meilleurs clients des commerces de luxe du centre ville ? Tout simplement parce que les enfants de la bourgeoisie marseillaise vont dépenser leur argent de poche pour acheter du shit et de la cocaïne dans les quartiers nord. Ainsi l’argent de la bourgeoisie marseillaise revient à la bourgeoisie marseillaise. On pourrait en dire autant d’Aubervilliers et de Saint Ouen. On ne parle jamais de ces relations commerciales. Or, il existe bien un flux financier régulier qui va des quartiers du centre vers les quartiers populaires et vice-versa.
Les bourgeois marseillais n’entendaient jamais parler des quartiers difficiles, sauf en cas de règlements de comptes. Il s’en est toujours produit dans le grand banditisme : les voyous s’entretuent pour prendre la place d’un chef, récupérer des marchandises ou de l’argent. À Marseille, de 1987 à 2007, le nombre annuel de règlements de comptes a été à peu près constant. Cela n’émeut pas grand monde. La police connaît les victimes, mais leur mort ne la chagrine pas outre mesure, comme si ces morts compensaient l’incapacité de la justice à faire son travail. Certes, cela change quand la politique s’empare du phénomène, quand on se met à compter les morts et que chacun fait la une des journaux, mais très vite, c’est le retour à la routine.
Les règlements de comptes sont d’autant plus difficiles à élucider qu’ils sont nombreux ; une enquête chasse l’autre. Les voyous s’en rendent bien compte. Ils les pratiquent en série, sachant qu’ils ne seront pas inquiétés par une police débordée. Il faut se souvenir, par exemple, que l’assassinat, en Corse, de l’avocat Antoine Sollacaro en octobre 2012 a été précédé d’un autre, deux jours avant. C’est ainsi que des gamins — ils meurent souvent autour de leur vingtième année — en arrivent à se persuader qu’on peut tuer son prochain en toute impunité, qu’on peut tirer sur un rival sans en payer les conséquences. On a du mal à le croire, mais cette mentalité fait qu’on peut assister à des meurtres en public. À Marseille, des gens m’ont affirmé qu’un triple meurtre s’était déroulé le 25 décembre 2011, sous les fenêtres des habitants de toute une cité. Un caïd local a fait monter trois de ses rivaux dans sa voiture, il les a exécutés, puis il a démarré et s’est rendu à trois kilomètres au nord de la ville. Là, il a incendié le véhicule avec les cadavres dedans, pour détruire toutes les traces d’ADN et empêcher ainsi de démarrer une enquête, alors que tout le monde a pu identifier l’assassin. Ce triple meurtre avait pour fin, non seulement d’éliminer des rivaux, mais de mettre son auteur en valeur et de prendre toute la population en otage, sinon d’en faire une complice. On imagine les énormes dégâts sociaux provoqués par ce genre d’événement.
L’affaire des policiers marseillais corrompus n’a pas arrangé les choses. Marseille est une ville très étendue, un territoire grand comme deux fois ou deux fois et demi Paris, mais avec deux à trois fois moins de policiers. Deux catégorie de policiers y exercent leur activité : ceux de la brigade anti-criminalité, la BAC, qui traquent les grands voyous ; et ceux qui, en tenue, sont dans les commissariats ou assurent dans la sécurité publique dans la rue en tenue. Parmi ces derniers, certains préfèrent travailler en civil et entrent dans les BAC. La mission première de ces brigades, c’est le flagrant délit. Ils ne sont pas là pour mener des enquêtes judiciaires ; ils se saisissent d’une personne qui opère une transaction financière illicite sous leurs yeux, l’amènent au commissariat et repartent sur le terrain. À Marseille, il y avait une BAC de nuit et un BAC de jour, une BAC des quartiers sud et une BAC des quartiers nord. Il faut savoir que dans les quartiers nord la République n’est présente que par le biais de la police, à l’exception des écoles, de la poste et de quelques institutions. Ces brigades étaient les seules à agir dans les quartiers difficiles. Ces volontaires étaient souvent récompensés pour leurs services par des médailles. Mais ils n’étaient pas contrôlés par d’autres policiers et faisaient un peu ce qu’ils voulaient.
On a découvert que dans les quartiers nord, les BAC étaient « en affaire » avec le crime organisé. Loin de le pourchasser, elles traitaient en permanence avec lui. C’est la plus grosse affaire de ce genre que la police française ait connue depuis un demi-siècle. Quand ces policiers voyaient un voyou qui semblait avoir de l’argent sur lui, ils lui tombaient dessus, faisaient semblant de l’arrêter au su et au vu du quartier, le faisaient monter dans leur voiture et s’arrangeaient avec lui : « T’as combien ? 200 000, 300 000 mille euros ? On prend le pognon, tu gardes la coke. Casse-toi, on ne dit rien à personne. »
Ainsi, des policiers considérés comme le fer de lance de la lutte contre la criminalité, qui étaient mis en avant par le pouvoir politique et qui officiellement ramenaient du « chiffre » en termes d’interpellations et d’arrestations, prélevaient une dîme sur les voyous. Cela durait depuis des années et illustre un certain état de notre société.
Les jeunes qui tiennent aujourd’hui le trafic de la drogue ont autour de vingt-deux ans. Quand ils en avaient quatorze, c’était déjà comme ça. Leurs grands frères leur racontaient des histoires de « flics ripoux ». Ces grands frères sont soit morts, soit en prison ; ou encore ils ont quitté le quartier ou dirigent leur « business » sans qu’on les voie. Les policiers de la BAC ne s’y intéressent pas ; personne ne s’en occupe. Ils prospèrent en toute discrétion, alors qu’ils devraient, prioritairement, faire l’objet du travail de la police. Ainsi, d’une façon paradoxale, les policiers ont légalisé le trafic de drogue, car, en prélevant directement leur pourcentage, ils ont légitimé indirectement ces garçons qui, le soir, pouvaient dire à leur mère : « Tout va bien avec la police, l’État a pris sa part. » Je crois qu’on n’a pas fini de mesurer les dégâts que va causer cette affaire.
Lorsqu’on revient de Marseille, on se demande comment faire pour rattraper ces années-là. Dans cette ville, l’habitat de certains quartiers est pourri et ces quartiers sont communautarisés : on y trouve le gang des Comoriens, des Manouches, des Kabyles, chacun ayant son territoire. De plus, les quartiers nord sont très chaotiques, très en relief avec des tunnels partout ; il y est extrêmement compliqué d’y circuler. Ce sont des territoires très difficiles à contrôler et les habitants sont les premières victimes.
Les territoires de la délinquance
Quand on réfléchit aux problèmes des banlieues, il faut avant tout avoir à l’esprit ceux qui y vivent, qui font tout leur possible pour aller travailler le matin, qui ont seulement une chance sur deux de retrouver leur voiture intacte au pied des escaliers, qui se sentent humiliés, atteints dans leur dignité. Imaginez que vous soyez obligés de rentrer chez vous en baissant les yeux, de regarder par terre en allant relever votre boîte aux lettres, de faire semblant de ne pas reconnaître les gens qui sont autour de vous… La politique consistant à isoler les quartiers pour mieux les cerner, a oublié les gens qui subissent ces désordres à l’intérieur, ne pensent qu’à en partir, mais n’en n’ont pas les moyens financiers. Il est difficile de donner des chiffres concernant les jeunes délinquants, mais on peut dire que près de 80% des habitants de ces cités travaillent et vivent normalement. J’en ai même rencontrés qui avaient réussi à envoyer leurs enfants suivre des études à l’étranger, ce dont ils tiraient une certaine fierté.
Quand on interroge des anciens voyous de soixante-dix ans, on se rend compte qu’ils sont nés et ont grandi dans le même type de quartiers. Les voyous « franco-français » qui avaient volé, dans les années 1980, des tableaux de Monet pour les vendre aux Japonais, avaient grandi à Aubervilliers. Lorsque je leur ai demandé de m’amener sur les lieux de leur enfance et de leur adolescence, je me suis aperçu que c’était dans les mêmes secteurs que sévissent leurs successeurs dans la délinquance.
Il ne faut pas oublier que toute forme de délinquance fonctionne sur la base d’un territoire, que tout embryon de maffia a besoin d’un lieu géographique pour exister, s’épanouir et perdurer. Pourquoi ces territoires ? Pour moi, c’est tout simple : toute mafia a besoin de se protéger, d’être peu visible et de voir loin. De la même manière que, depuis son village perché dans la montagne, le bandit corse peut voir venir de très loin l’ennemi. Là où il y a du « business » un peu structuré, des guetteurs signalent l’arrivée de voyous concurrents ou des forces de police. C’est ce qui se passe dans les cités. On a assez de mal à s’y promener, mais c’est instructif. Ces cités ont été conçues comme des citadelles, des petits mondes imprenables, par des architectes un peu fous qui ont voulu en faire des lieux agréables à vivre, avec des coursives dans tous les sens, des caves qui communiquent entre les immeubles, pour permettre aux habitants de la tour A de rencontrer ceux de la tour B et de la tour C. Ils ont ainsi conçu des immeubles comportant soit une seule porte d’entrée comme s’il s’agissait d’une résidence fermée, soit de multiples portes d’entrée et de sortie parfaitement incontrôlables. Ces architectes ont voulu bien faire, mais, aujourd’hui, il n’existe pas une cité où la criminalité est installée qui soit contrôlable géographiquement. Cela rend le travail des policiers extrêmement difficile.
Aujourd’hui, on arrive à trouver dans les cités des gens qui commencent à briser le silence et à expliquer comment ils vivent dans l’insécurité à cause de ces voyous. Mais la politique qui est menée depuis dix ans pour y mettre fin ne les rassure pas. Elle préconise que la police ne doit intervenir dans ces quartiers qu’en force, avec des sortes de cow-boys surarmés munis de flash-ball et utilisant les gaz. On a même entendu des responsables politiques dire : « C’est la guerre ; on mène la guerre dans les quartiers ». Quand on parvient à en parler avec les habitants des quartiers concernés, on a l’impression d’entendre des Libanais d’un Beyrouth en pleine guerre civile. Ces gens me racontaient comment ils étaient réveillés en pleine nuit par des tirs, des cris, des courses poursuites. J’avais l’impression qu’ils me racontaient une guerre qui se déroulait en bas de chez eux et qui n’intéressait personne. La manière dont les policiers géraient leur quartier, ne les rassurait aucunement. Au contraire, ils avaient l’impression d’être devant deux armées qui se livraient la guerre sous leurs fenêtres et d’être pris en otage.
Les zones de sécurité prioritaire
Face à cette situation, le nouveau gouvernement ne sait pas trop comment s’y prendre, même s’il a dans ses cartons le projet des Zones de sécurité prioritaires (ZSP). Quand ils entendent parler des zones de sécurité prioritaires, les policiers envisagent avant tout une augmentation des effectifs.
La première de ces zones mise en place a été celle d’Amiens. C’est dans cette ville que s’est produite, en août 2012, une des premières émeutes qu’a subi le nouveau gouvernement. Je m’y suis rendu pour comprendre ce qui s’y était passé en novembre dernier. Je me suis interrogé sur le sens des émeutes d’Amiens. Quand j’ai cherché à savoir ce qui s’était vraiment passé, je me suis rendu compte que le mobile de l’émeute ne tenait pas. Un jeune homme est mort dans un accident de moto et son quartier a raconté une histoire selon laquelle la police était responsable de cet accident. Cette histoire s’est révélé fausse. La réalité, c’est que ce très jeune caïd avait eu les moyens de s’acheter une moto Yamaha V Max, qui « décolle » dès que vous touchez la manette des gaz, et qu’il est mort à la première accélération, parce cet engin n’était pas adapté à ses capacités de jeune conducteur. Il est mort tout seul. Mais la rumeur s’est répandue et elle a abouti à l’émeute. Le mobilier urbain, qui avait été renouvelé grâce à de gros efforts de la municipalité, a été détruit en deux nuits.
Le vrai sens de cette émeute, c’est la volonté des jeunes voyous de s’approprier le terrain. C’est un moyen de mettre la pression sur les responsables de la ville et de l’État, sur l’ensemble des élites, en leur signifiant : « Nous sommes chez nous ; arrêtez de nous embêter si vous ne voulez pas voir vos voitures détruites ; ce sera mieux pour tout le monde. ». Voilà la vraie signification du discours des émeutiers : « Laissez-nous tranquilles et on ne brûlera pas les voitures et de cette façon, vous élus, vous chefs de la police, vous n’aurez pas d’ennuis. » Il faut savoir que, depuis dix ans, il existait un système accordant primes et promotions aux chefs de la police à condition qu’il n’y ait pas de voitures brûlées, ni d’incidents. Sous le gouvernement précédent, les responsables de la police étaient obsédés par l’idée d’être convoqués par Claude Guéant, Brice Hortefeux, Michèle Alliot-Marie ou Nicolas Sarkozy, quand ils étaient ministres de l’Intérieur, pour se faire taper sur les doigts, perdre leurs primes et voir leur avancement compromis.
Il faut se mettre à la place d’un responsable local. S’il veut être promu, s’il veut toucher ses primes, l’idéal est de ne pas trop en faire. Pourquoi titiller ces petits commerçants qui vendent du shit ? Pourquoi ne pas les laisser faire ? Le but, à Amiens comme ailleurs, c’est que la ville ne fasse pas la une des journaux. Le lendemain de ces émeutes, les médias nationaux n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent ; l’été était calme, le gouvernement ronronnait, il ne se passait rien. Or Amiens n’est pas loin de Paris et, très vite, les chaînes télévisées d’information continues ont pu se rendre sur place. C’est ainsi que cette affaire a pris une dimension nationale. Mieux vaut éviter cela, quand on est un responsable politique local.
Quand je suis arrivé dans cette ville, la fameuse ZSP n’existait que sur le papier. Les policiers locaux attendaient des renforts qui ne sont pas venus. Il faut dire que le gouvernement socialiste a gelé le « déstockage » de policiers mis en œuvre depuis dix ans, mais de là à en recruter d’autres… D’autant plus qu’il faut les former correctement. Rien ne serait plus dangereux que de bâcler leur formation en matière de déontologie pour pouvoir les recruter plus vite. La zone d’Amiens n’a donc pas reçu de renforts. On a promis aux policiers de leur apprendre à mieux dialoguer avec les jeunes, ce qui leur a paru, pour le moins, limité. Ils sont depuis longtemps présents dans les quartiers, ils connaissent bien la situation, font avec les moyens du bord et sont en première ligne. À Amiens, la BAC ne rassemble qu’une douzaine de policiers et leur nom, leur numéro de portable font l’objet de graffitis sur les murs. Ils travaillent dans des situations des plus précaires et la République peut être fière de ce qu’ils font. Mais je ne sais pas si l’État a trouvé la bonne manière d’agir.
Ce qui gêne les politiques, c’est ce qui fait du bruit. Par exemple, à Amiens, ce qui a beaucoup gêné les élus locaux, c’est la destruction par de jeunes délinquants d’une grue d’une valeur de 150 000 à 200 000 euros laissée sur le chantier de rénovation d’un quartier. Une nouvelle grue y a donc été installée et huit policiers ont été attachés en permanence à la surveillance de ce nouvel outil pour éviter qu’il ne soit à nouveau détruit. Or cette grue appartient à une entreprise privée du bâtiment qui aurait pu faire appel à des vigiles pour assurer sa sécurité. Cela aurait permis aux policiers de se consacrer à d’autres tâches.
L’idée des Zones de sécurité prioritaire consiste à identifier les territoires et à faire travailler ensemble les douaniers, les gendarmes, les policiers, toutes les forces de sécurité. Certains s’étonnent : « Comment, ils ne travaillent pas ensemble depuis 20 ans ? ». Eh bien non ! L’administration française est constituée d’une juxtaposition de chapelles dans lesquelles chacun travaille pour son ministère, sa direction, son service. Même au sein de la police, les différentes sources de renseignement coopèrent peu. Il va falloir que le ministre de l’Intérieur fasse preuve d’une forte autorité pour obtenir que tout le monde accepte de travailler ensemble.
(*) Frédéric Ploquin, grand reporter à Marianne, spécialiste des problèmes de délinquance et du banditisme a effectué de nombreuses enquêtes. Il est l’auteur, entre autres, de La prison des caïds, enquête inédite, Plon 2011, et de la trilogie Parrains et caïds, 2005, 2007 et 2008 aux éditions Fayard. Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 13 novembre 2012.