Michel Foucher (*)
- Stratégies et enjeux-
Au mois de juin 2008, j’avais rencontré la plupart des autorités géorgiennes, en compagnie d’analystes américains, et étais rentré en France avec l’idée qu’un conflit se produirait pendant l’été, mais en Abkhazie. Le président géorgien Saakachvili a eu pendant longtemps des contacts avec Poutine et ensuite avec Medvedev. Il se peut qu’il ait évoqué avec eux un scénario de sortie de crise à propos de l’Abkhazie, y compris de type chypriote, sous la forme d’un partage de l’entité, comme prix à payer à la Russie pour un rapprochement avec l’Otan.
Au sommet de l’Otan à Bucarest, en avril 2008, la Russie a remporté une victoire tactique. La Géorgie et l’Ukraine, sous l’influence de la France et de l’Allemagne, n’obtiennent pas le MAP [1] première étape d’une intégration dans l’Otan. L’Allemagne a constaté l’absence d’accord politique en Ukraine pour un rapprochement avec l’Otan et l’instabilité politique en Géorgie, où les élections du mois suivant, en mai, furent suivies de protestations et d’actes de répression ayant fait des victimes. La France a pour sa part fait référence à la nécessité de préserver l’équilibre européen, en clair de ménager la Russie. Victoire tactique donc pour la Russie, mais défaite stratégique tout de même dès lors qu’il fut clairement indiqué dans la déclaration finale de la réunion à Bucarest que l’Otan se réjouissait des candidatures ukrainienne et géorgienne et que ces pays pourraient en devenir membres lorsque les conditions seraient réunies. Et cela au nom du principe de la liberté de choix des alliances. Les dirigeants géorgiens n’ont pas décoléré et ont cherché à provoquer quelque chose pour forcer la décision au moment de la réunion prévue en décembre 2008 sur le même sujet.
Le choix de l’escalade
Le président Saakachvili est entouré de cent trente conseillers militaires américains. Étaient-ils tous en vacances le 7 août ? Il reste à noter de fortes différences de points de vue, sinon des divergences, entre le Pentagone et le département d’État. Mme Condoleezza Rice se rend en juillet à Tbilissi, apparemment pour calmer le jeu, alors que se déroulent des manœuvres militaires américaines nommées « Réponse immédiate » jusqu’au 29 juillet, tandis qu’une délégation de conseillers néo-conservateurs du parti républicain visite le pays. Le président Saakachvili a probablement pensé qu’il avait sinon un feu vert, du moins l’absence de feu rouge de la part des centres de pouvoir aux États-Unis, même s’il sous-estimait les divergences internes.
Dans la nuit du 7 août, la décision est prise d’attaquer la « capitale » de l’Ossétie du sud, Tskhinvali, de manière extrêmement violente, avec des lance-roquettes multiples contre les populations civiles, en pleine nuit. Les Russes avaient probablement anticipé cette intervention. Ils menaient eux aussi une manœuvre militaire nommée « Caucase 2008 », commencée le 15 juillet et terminée le 2 août. 8 000 soldats étaient restés en alerte.
Des forces russes de « maintien de la paix », munies des téléphones satellitaires, ont passé le fameux tunnel de Roki que Saakachvili avait prévu de bombarder. Dans le Caucase, c’est la seule porte d’entrée depuis l’Ossétie du nord vers le Piémont ossète. En même temps, du côté ossète, ont eu lieu des provocations — un véhicule de police a sauté sur une mine —, alors que des tentatives de cessez-le feu étaient menées par le ministre de l’intégration, Timour Yakoubachvili. De fait, chaque partie avait fait le choix de l’escalade. La partie géorgienne pour indiquer que la Russie était dans une logique néo-impériale, la partie russe pour démontrer que ce président géorgien n’était décidément pas fiable. Les responsabilités du président géorgien ont été reconnues par presque tout le monde, sauf par l’administration américaine. Mon analyse est que le choix de ce conflit a été fait et assumé par les deux parties. En conséquence, ces deux États, membres du Conseil de l’Europe [2], institution créée en 1949 pour garantir la démocratie chez les pays membres, auraient dû être suspendus temporairement. Le Bélarus l’a bien été. Par une telle attitude contraire à sa raison d’être, le Conseil de l’Europe s’est discrédité.
L’armée géorgienne a été surprise de la rapidité de l’arrivée des forces russes et a reculé, non sans violents combats. Les forces spéciales russes ont eu raison des chars extrêmement modernes avec des viseurs pour tirs nocturnes, fournis par les américains. Il s’est écoulé exactement quinze heures entre le début de l’attaque contre la ville de Tskhinvali, dans la nuit du 7 au 8 août, et l’arrivée des troupes russes dans les faubourgs nord de cette même ville. Chacun était donc pré-positionné. Il y a eu des résistances et les forces russes ont perdu plusieurs avions, mais Saakachvili a donné l’ordre de décrocher et les troupes géorgiennes se sont dispersées vers Tbilissi sans même défendre les autres villes comme Gori et leurs abords. L’armée russe a continué alors en commettant l’erreur diplomatique d’aller au-delà des limites de l’enclave ossète. Elle est arrivée à Gori, en faisant croire qu’elle allait marcher sur Tbilissi. Poutine dans une conversation avec Sarkozy a dit : « Je n’ai pas encore décidé si on allait jusqu’à Tbilissi ». C’était de la propagande,— il n’avait aucun intérêt à le faire—, mais il est intéressant de remarquer que la population géorgienne a attendu de voir ce qui allait se passer.
On a pu lire beaucoup d’articles approximatifs sur l’enjeu énergétique lié à ce conflit. Les réseaux de pétrole et de gaz n’ont pas été bombardés par les forces russes. De toute façon, ils sont enterrés, du moins deux d’entre eux. Le train qui transportait du pétrole azéri et qui a sauté sur une mine n’a pas été victime d’une attaque russe. Le trafic a repris tout de suite après, alors que le terrain n’était pas encore nettoyé. Il existe trois tubes, deux pour le pétrole, un pour le gaz. L’un d’eux, l’oléoduc Bakou-Soupsa, fermé depuis deux ans pour des raisons techniques, est rénové et prêt à être rouvert. Le deuxième, dont on a beaucoup parlé, le BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui aboutit sur la côte sud de la Turquie, avec au maximum 850 000 barils/jour transporte environ 1% de la production mondiale. C’est un consortium occidental. Il a été fermé le 4 août à la suite d’un incident que le PKK [3] s’est attribué en Turquie. Mais le gouvernement turc ne l’a jamais considéré comme un attentat du PKK. Il a été remis en service le 25 août. Le BTE, Bakou-Tbilissi-Erzorum est un gazoduc parallèle au BTC. Il est sous contrôle d’un consortium azéri, avec des intérêts russes (Lukoil). Il a été fermé pour des raisons de sécurité. Mais le prix du pétrole a baissé pendant cette période. En économie, on peut dire qu’il existe un risque géorgien. Le risque géorgien s’est élevé, ce qui pose pour l’Europe la question du projet de gazoduc Nabucco. Mais l’Europe est coincée entre Moscou et Washington, puisqu’on n’a pas le droit d’importer de gaz d’Iran, alors que seul le gaz iranien permettrait de rentabiliser ce projet européen Nabucco.
Faut-il avoir peur de la Russie ?
De fait, géographiquement, la Russie a reculé ses frontières au sud de la ligne de crêtes du Caucase. C’est un gain stratégique. Même si la Géorgie entre un jour dans l’Otan, elle n’aura plus la même valeur stratégique, parce que les forces russes, nombreuses maintenant, stationnent sur les hauteurs et ont un droit de regard, comme on dit en stratégie, sur les axes routiers et ferroviaires de la Géorgie. Il n’y aura pas de retour au statu quo ante. D’ailleurs, Poutine l’a répété : il reconnaît la souveraineté de la Géorgie, mais pas son intégrité territoriale.
Localement, les Abkhazes et les Ossètes du sud ont obtenu ce qu’ils cherchaient depuis 1991. Ils avaient tout de même été extrêmement maltraités par les premiers présidents géorgiens. C’est une histoire ancienne. Dès les années trente, Béria, le chef du KGB sous Staline, a mené une politique de « géorgisation » de l’Abkhazie. En 1989, les Abkhazes représentent 18% de la population, les Géorgiens 45%, les Arméniens 25%. Avec l’expulsion des Géorgiens et le départ des Arméniens, une nouvelle majorité s’est installée.
La nature de la crise et les intentions russes marquent bien sûr un tournant par l’emploi de la force, mais c’est aussi une piqûre de rappel d’un certain nombre de pratiques russes, des pressions sur les anciennes républiques soviétiques. La Russie a réagi à chaque incident provoqué par les maladresses des pays en question. En Estonie, par des cyber-attaques après le déplacement en banlieue d’une statue représentant un soldat soviétique d’origine estonienne. Les Lituaniens ont subi des pressions, après avoir refusé de vendre à Gazprom une raffinerie, au profit d’un groupe polonais. En Lettonie, l’oléoduc de Ventspils a été fermé pour exercer des pressions comparables. Une action politique a été menée également en direction des « russophones », populations de langue maternelle russe mais qui ne sont pas des citoyens de la fédération de Russie. On peut relever aussi les tensions structurelles avec la Pologne, des interférences constantes dans la vie politique ukrainienne, en Moldavie, en direction de l’Azerbaïdjan et avec l’alliance arménienne. Depuis quelques années, Poutine a adopté une posture offensive dans tous les domaines. Ses outils d’influence les plus efficaces sont finalement la capacité d’acheter des allégeances ou des clientèles, par le financement de campagnes électorales… De ce point de vue, le pays le plus important est évidemment l’Ukraine. C’est un pays profondément divisé, au plan politique entre partis et groupes d’intérêt, plus qu’entre Est et Ouest, c’est-à-dire entre « Ukrainiens » et « Russes » lesquels sont en réalité des citoyens ukrainiens de langue russe. En français, nous n’avons qu’un seul mot pour dire « Russe ». En russe, l’on distingue entre « russkii », russes ethniques (la « nationalité » au sens ethnique) et « rassiskii », habitants de la Fédération (la « citoyenneté »).
La question : « Faut-il avoir peur de la Russie ? » souvent formulée en France est curieuse si l’on admet que ce qui est peut-être recherché est la peur, qui inspirerait le respect. Que veulent les Russes ? La normalité et le prestige et, pour les élites civiles ainsi que pour les classes moyennes, l’enrichissement. Le régime est populaire, parce qu’il était fondé, jusqu’à la crise actuelle, sur une hausse constante du produit intérieur brut. En 2007, le PIB avait rattrapé le niveau de 1990, après l’effondrement de l’époque Eltsine lié à la transition postsoviétique. Le PIB russe, avec actuellement 488 milliards de dollars, représente le quart de celui de la France. Le niveau de vie a augmenté de 55% depuis 1999. Il est équivalent à celui du Mexique. En ce qui concerne la démographie, le pays perd 700 000 personnes par an. La Russie est donc bien un pays émergent et doit résoudre certains problèmes. De fait, la population russe est extrêmement tolérante vis-à-vis du système autoritaire. La politique économique, pour parler comme en France, est une politique de champions nationaux avec une troisième génération d’oligarques qui tentent de construire, en accord avec le Kremlin, de véritables forces de frappe économiques. C’est vrai dans les industries navale et aéronautique et Medvedev accompagne ce projet. Les élites civilo-militaires veulent aussi l’enrichissement. L’Ossétie connaît le marché noir et en Abkhazie la Russie a des intérêts immobiliers, par exemple sur la côte. Ils veulent en même temps (mais c’est vrai dans tous les pays émergents et c’est encore plus vrai en Chine) transformer la puissance économique nouvelle, aux bases assez fragiles, en influence géopolitique et faire consacrer, en quelque sorte, un nouveau rapport de forces par les Occidentaux, notamment les États-Unis. Les États-Unis, c’est l’horizon de puissance, et le prestige est un élément important. En Russie, on a présenté l’opération militaire en Géorgie comme une victoire contre une armée entraînée par les États-Unis.
Cette restauration de puissance ou cette transformation en influence géopolitique se décline de différentes façons. Le concept de « zones d’intérêts privilégiées » de Medvedev vise à exercer des pressions telles que les pays de la périphérie se trouvent dans une situation de souveraineté affaiblie. Autrefois, on appelait cela la « finlandisation », exprimant une souveraineté limitée en termes de politique extérieure et de défense. L’objectif est d’imposer des statuts de neutralité, par exemple en Moldavie, où l’on rappelle que la constitution moldave comporte un article d’engagement à la neutralité. De la même façon, l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan est inacceptable pour les Russes, sauf s’ils obtenaient un droit de regard sur les décisions de l’Otan. Ceux-ci exercent une influence extrêmement forte sur certains pays qui viennent d’entrer dans l’Union européenne comme la Slovaquie, la Bulgarie ou Chypre. Même la Grèce préfère travailler dans un premier temps avec Gazprom plutôt que sur le projet européen Nabucco. Les Russes estiment qu’il faut occuper des positions diplomatiques intermédiaires, quand cela gêne les États-Unis (avec l’Iran ou le Venezuela, par exemple). Ils participent aux clubs comme l’OMC parce que ce sont des marqueurs de puissance. Au fond, ils n’ont plus de raison de vivre comme à l’époque d’Eltsine selon les règles occidentales. Il existe désormais d’autres règles du jeu.
La réponse de l’Otan et des États-Unis
Il n’est pas rare que des crises se déclenchent dans des périodes de pause diplomatique (août, dernière semaine de décembre). Avec la crise en Géorgie d’août 2008, le président français a réagi et agi très rapidement, au nom de l’Union européenne, mais avec ses méthodes bien connues et avec des effets certains. Dans le même temps, la crise russo-géorgienne a permis, comme c’est souvent le cas lors de crises précédentes, à certains acteurs de faire jouer un effet d’aubaine. Les États-Unis ont obtenu de la Pologne la signature d’un traité de déploiement de la défense anti-missiles, à la fin du mois d’août, alors que l’opinion polonaise y est opposée ainsi que le premier ministre. Mais celui-ci obtient, pour prix de son ralliement, l’ajout dans l’accord du déploiement de missiles patriotes, des missiles à courte portée (300 kilomètres). Un ministre finlandais en a profité pour dire qu’il était temps que la Finlande entre dans l’Otan. Les Géorgiens, après avoir un peu hésité, plaident de nouveau leur cause, notamment auprès de l’Otan ; Dick Cheney s’y est déplacé. L’Ukraine, lors du sommet de Paris du 2 septembre, a obtenu d’être considérée comme un « pays européen », donc pouvant un jour demander son adhésion à l’Union européenne.
Dans cette crise géorgienne, quelle a été la réponse de l’Otan et quelle est la politique américaine ? Ces événements ont été vécus aux États-Unis comme une défaite cinglante. Elle s’ajoute à la gestion catastrophique conduite par Bush de la plupart des affaires internationales. Le Monde a publié le compte-rendu du débat du 26 septembre, à Oxford (Mississipi) entre Obama et McCain. Ce dernier a déclaré : « J’ai regardé au fond des yeux M. Poutine, et j’ai vu trois lettres : KGB. » C’est la suite de ce que Bush avait confié : « J’ai vu Poutine au fond des yeux et j’ai vu son âme ». « Pas de retour à la guerre froide, mais il faut soutenir nos amis et nos alliés », ajouta McCain. Son interprétation est celle de Dick Cheney, qui a insisté sur les enjeux énergétiques, l’Ukraine et la Crimée. La position d’Obama était différente : « La Russie ne peut pas être une superpuissance du XXIe siècle en se comportant comme une dictature du XXe. En ce qui concerne l’Otan, il faut que l’Ukraine et la Géorgie accèdent au MAP [4] immédiatement, si elles répondent aux exigences de cette adhésion ». Sa position manifeste une certaine prudence, comme la position allemande. Il ajoute, ce qui est aussi la position française : « Nous avons avec la Russie des domaines d’intérêts communs » et il cite, à juste titre, la prolifération nucléaire et Al Qu’aida. Il conclut qu’il faut que les États-Unis aient leur propre stratégie énergétique face à la Russie et aux États voyous comme le Venezuela et l’Iran.
À mon sens la vision américaine des périphéries de la Russie considère qu’il faut intégrer les pays des anciennes républiques soviétiques dans l’Union européenne et dans l’Otan dès que possible. Vue de Washington, l’Union européenne constitue le volet civil et financier de l’Otan, dans une stratégie de roll back, de contention et de refoulement de la Russie, comme si les Russes n’avaient pas d’intérêts dans ces anciennes républiques soviétiques. Pour les différentes administrations qui se sont succédé à Washington, il s’agit de poursuivre le travail commencé le 6 juin 1944, pour libérer le continent de ses fâcheuses tentations fascistes, totalitaires et autoritaires. Ce travail a été relancé en 1989-1991. Malgré les errements de la présidence Bush, les Américains ont la mémoire longue. Ils constatent que les États-Unis sont engagés sur ce continent depuis plus de 60 ans et que leur travail ne se terminera que lorsque l’ensemble de ces États, Turquie comprise, seront dans l’Otan et dans l’UE, c’est-à-dire lorsque l’Union européenne coïncidera avec le Conseil de l’Europe, à l’exclusion de la fédération de Russie. Mon analyse est qu’un État comme la Géorgie ne peut pas intégrer l’Otan, parce qu’il a actuellement des contentieux territoriaux et parce que l’article 5 de la charte engage automatiquement l’organisation en cas de conflit.
La stratégie russe
La Russie a constitué et constituera toujours un sujet de division pour les Européens, pour des raisons d’histoire et de géographie. C’est compliqué, parce que, pour l’Allemagne, pour la France, pour l’Italie, la Russie est un grand partenaire stratégique sur le continent, avec qui il faut parler de tout. Français et Anglais ont besoin des Russes à l’ONU, sur la question de l’Iran et de la prolifération nucléaire, ainsi que pour envoyer nos troupes en Afghanistan ou déployer des hélicoptères au Tchad.
Au-delà d’un discours de peur et d’inquiétude, les Polonais ont quant à eux une vraie politique orientale depuis les années 90, politique de reconquête d’influence en Biélorussie et en Ukraine, à la fois autonome et appuyée par les États-Unis. Sans évoquer l’ancien empire polono-lituanien, il est certain que la Pologne estime que la sécurité ne sera assurée définitivement que lorsque sera établi un cordon sanitaire bélarusso-ukrainien entre elle-même et la Russie. Polonais et Lituaniens sont engagés dans une compétition avec Moscou. Ils ont demandé à la Commission européenne de revoir les sanctions sur la Biélorussie, malgré le rapport critique de l’OSCE sur les élections du 28 septembre 2008, parce qu’il est plus important pour eux de contenir la Russie que de punir Alexandre Loukachenko pour un vote peu démocratique. Pologne et Lituanie ont proposé de supprimer l’interdiction de visa pour quarante et une personnalités qui sont des piliers du régime dont l’une d’entre elles a du sang d’opposants sur les mains. Pour les dirigeants, il faut maintenir le dialogue avec Loukachenko, parce que la Russie va faire pression sur Minsk d’ici la fin de l’année.
Dans les pays baltes, la Russie est un partenaire économique. Les banques russes placent des capitaux dans les banques baltes autant qu’à Londres, parce qu’on est proche de la zone euro et que c’est une sécurité économique. Simplement l’histoire, les stratégies, la géographie sont des éléments importants et des facteurs de division. L’intérêt de l’Union européenne est évidemment d’éviter que ces divisions ne paraissent au grand jour. Or, la Russie considère que l’Occident, globalement, est en déclin.
Les Russes ont une stratégie de division de l’Union européenne. Petit détail significatif : le ministère russe des Affaires étrangères n’a pas de département en charge des affaires de l’Union Européenne, mais des départements en charge des pays différents ou regroupés par régions, et les diplomates traitant de l’Union européenne font partie du département en charge des organisations internationales. Lorsque José Manuel Barroso et Nicolas Sarkozy ont rencontré Medvedev en août, il a fallu qu’ils insistent pour que le drapeau européen soit présent. Il n’y avait que les drapeaux russe et français. Le président russe ne traitait pas avec Sarkozy en tant que président du Conseil de l’Union européenne et la presse russe a relaté par la suite que Sarkozy ne s’était pas battu pour exiger le drapeau européen. On considère à Moscou que le moment de l’Union européenne est passé.
Il faut également noter une continuité dans la rhétorique et dans la représentation du monde. La Russie se vit toujours comme une forteresse assiégée. L’idée d’encerclement est un thème qui revient tout le temps à propos de l’Otan et qui existait déjà dans les années 20-30. Cette représentation n’est pas forcément fausse, mais, tout de même, un pays de cent cinquante millions d’habitants et de dix-sept millions de kilomètres carrés, étalé sur 10 fuseaux horaires, ne souffre pas spontanément d’un complexe d’encerclement. Hier, c’était le capitalisme, aujourd’hui, c’est l’Otan. La Russie a l’idée qu’elle est victime, humiliée. On a un peu tendance, en particulier en France, dans certains milieux politiques, à voir la Russie avec les termes de références que nos amis russes nous imposent, par exemple ceux de la « dépendance énergétique ». Tous les matins, certains se réveillent chez nous en pensant que nous sommes dépendants du gaz russe. C’est exactement l’inverse. Nous sous-estimons complètement le rapport de forces.
Que veut l’Union européenne ?
La politique de la Russie s’est toujours servi de la propagande, mais il est bon de prendre en compte son message, lorsqu’il nous dit : « Vous n’êtes pas préparés à la brutalité du monde qui se prépare ». Il faut sérieusement qu’on y réfléchisse. L’Union européenne a un déficit de solidarité géopolitique et stratégique. Un sondage du Financial Times, publié le 22 septembre 2008, est significatif de ce point de vue. La question première était : « Qui représente la plus grande menace pour la sécurité globale ? » Au mois de juillet, dans l’Union européenne, la Russie était à 2% ou 3%. Venaient d’abord les États-Unis, la Chine et l’Iran. Avec les Jeux olympiques, la menace chinoise a baissé de 10 points. La menace iranienne restait toujours la même à 14%, la menace irakienne était à 10%. En Europe, nous ne sommes pas très concernés par tout cela. Mais, en septembre 2008, la menace russe se trouve au même niveau que la menace chinoise. La deuxième question posée était la suivante : « Est-ce que vous êtes prêts à défendre les pays baltes, membres de l’Union européenne, en cas d’attaque russe ? Est-ce que vous êtes prêts à un engagement militaire ? » Et les réponses sont inquiétantes. En Allemagne, 50% des personnes interrogées répondent qu’elles s’opposeraient à l’envoi de troupes nationales pour aller défendre les trois pays baltes — où, par ailleurs, elles passent des vacances bon marché —, contre 26% des Allemands qui soutiendraient une intervention militaire allemande et perçoivent la Russie comme une nouvelle menace. Les Italiens et les Espagnols sont un peu plus partants. Le pays le plus engagé, c’est la France avec plus de 40% favorables à l’intervention, suivie par le Royaume Uni (38%). La troisième question est peut-être une des clés de la précédente, parce qu’elle révèle un manque de connaissances et de solidarité : « Si vous considérez qu’il existe une menace russe croissante, faut-il dépenser plus pour la défense, au détriment des dépenses de santé et de sécurité sociale ? » La réponse se situe partout entre 40% et 60% : « La sécurité sociale et les dépenses de santé doivent venir en premier ». Pour la défense on est partout à 5%. Ceci nous renvoie à nos responsabilités.
La question n’est donc pas : « Que peut l’Europe ? », mais « Que veut l’Europe ? » Voulons-nous, comme dirait Hubert Védrine, être « une grande Suisse » ? Nous n’avons pas conscience qu’à un moment ou à un autre, la qualité de vie qui caractérise l’Europe instituée, l’Europe démocratique, ne pourra pas s’affranchir de considérations plus anciennes qu’on aurait voulu oublier : des considérations de rapport de forces. En tout cas, ce sondage montre bien que, même à l’intérieur des vingt-sept, il n’y a pas de solidarité géopolitique, stratégique et c’est très inquiétant.
Nous avons intérêt à réfléchir à ce que nous voulons, à favoriser les stratégies d’européanisation. L’Ukraine, par exemple, a besoin d’un rapprochement avec l’Union européenne mais a-t-elle besoin de l’Otan à ce stade ? Ce n’est probablement pas la bonne réponse. Par contre, les oligarques russophones de l’Ukraine orientale qui sont à la recherche de débouchés en Europe occidentale peuvent être intéressés par un plus grand rapprochement. Il faut avoir une approche fine de ces périphéries. Poutine a le mérite de nous envoyer des wake-up calls, comme on dit dans les hôtels anglo-saxons : le 1er janvier 2006 sur le gaz, en août 2008 sur la Géorgie… Ceci nous oblige à réagir, après tout l’Union européenne est une partie du monde, elle a intérêt à regarder ce qui se passe dans le monde et mieux définir ce qu’elle veut.
Elle doit créer un rapport de force avec le partenaire-concurrent et voisin russe sur la base de ses propres atouts. La Russie dépend aujourd’hui du marché européen pour 57% de son commerce. Gazprom réalise sur le marché européen 68% de ses profits. Le vendeur dépend de son client et réciproquement. Le PNB de la Russie représente actuellement 4% du PNB de l’Union européenne. La population est trois fois plus nombreuse et ce pays n’a pas de pouvoir d’attraction, ce qui constitue une grande différence avec l’Union européenne. En revanche, il a un pouvoir de nuisance, une certaine solitude stratégique et diplomatique, un déficit considérable d’investissement dans toute une série de secteurs porteurs. À l’exception de ces secteurs, la Russie est dans une situation de sous-investissement. C’est un vieux problème russe : croissance extensive ou croissance intensive ? Déjà au XIXe siècle, les modernisateurs russes avaient cette question à l’esprit. C’est donc un pays qui a besoin de partenariat économique et technologique, qui a besoin de créer des groupes industriels de taille européenne, fondés sur l’innovation technologique. Même les réserves de gaz naturel de la région de Yamal n’arriveront pas à fournir ce qui est annoncé à partir de 2011. Pour l’exploitation du grand gisement gazier de Shtockman, Gazprom a compris qu’il fallait s’ouvrir aux capitaux de Total et de Statoil, le norvégien, à hauteur de 49%, pour récupérer des technologies de forage. La Russie a besoin de la base de Kourou en Guyane pour ses lanceurs. Elle a besoin d’investissements et elle doit investir à l’extérieur pour prendre des positions dans des entreprises qui peuvent ensuite faire des partages de technologies. La Russie contrôle déjà 5% de EADS, elle est très active dans Deutsche Telekom. Au lieu de se dire : « Est-ce qu’il faut avoir peur de la Russie ? », il vaut mieux se dire : « Quels sont nos intérêts ? »
Mais il faudrait d’abord limiter nos divisions européennes. On ne choisit pas ses voisins, on travaille en fonction d’intérêts mutuels, en fonction d’une réalité d’interdépendance stratégique, diplomatique, géopolitique et, bien entendu, économique. Surtout, il ne faut pas se laisser impressionner par la propagande de la Russie. Le moment de l’Union européenne n’est pas passé.
Débat
Le précédent du Kosovo
- Q : Dans quelle mesure la déclaration d’indépendance du Kosovo et la reconnaissance presque immédiate par les États-Unis et les principaux pays européens a-t-elle pesé dans le conflit en Géorgie ?
- Michel Foucher : En diplomatie, la culture du précédent est réelle, comme l’égalité des États est un principe de base aux Nations Unies. Cette affaire a été sans doute une erreur, mais probablement ne pouvait-on pas faire autrement. Pour l’instant, l’indépendance du Kosovo est reconnue par une cinquantaine d’États. Quelques états de l’Union européenne se sont abstenus (Espagne, Grèce, Chypre, Roumanie, Slovaquie). Jusqu’alors, la base juridique était la résolution 1244 des Nations Unies, qui reconnaissait l’intégrité territoriale de la Serbie. On justifie donc ce qui s’est passé — en fonction d’une décision américaine —, par les malheurs subis par le peuple albanophone du Kosovo dans le passé. J’ai été associé à la gestion de cette crise dans le cabinet d’Hubert Védrine, avec l’impression que la décision d’indépendance avait été prise, sur le principe, par Madeleine Albright dès 1999, en fonction de la vision qu’elle avait des affaires européennes, c’est à dire l’histoire de sa Tchécoslovaquie natale : éviter la répétition de l’accord désastreux de Munich en 1938. De ce fait, il est plus difficile de répondre à Poutine quand il invoque le Kosovo. En France, le ministre actuel des Affaires étrangères a été en charge des affaires du Kosovo pendant un certain temps. Il a expliqué à Medvedev qu’il comprenait très bien que les Ossètes du sud et les Abkhazes ne veuillent plus vivre sous la tutelle géorgienne. On a donc lâché sur ce point pour obtenir le cessez-le-feu immédiat. Mais, pendant 5 jours, après la signature d’un accord avec Medvedev, les troupes russes ont continué à avancer, à piller, à détruire, pour régler son compte à l’armée géorgienne, détruire ses casernes, voler du matériel. La situation du Kosovo nous ramène à la vieille question des contradictions de la charte d’Helsinki de 1975, avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la reconnaissance de l’intégrité territoriale. Sur ce point, nous avons fini par accepter les partitions yougoslaves. L’effet Kosovo a joué dans un certain sens, puisqu’on a accepté que cette affaire se réplique, après avoir dit que c’était un cas unique. Il s’est passé la même chose qu’au Kosovo en Abkhazie, mais personne n’en parle, notamment à l’Otan.
Jusqu’où la Russie est-elle prête à aller ?
- Q : On entend beaucoup dire que les Russes seraient prêts à déstabiliser l’Ukraine, qu’en est-il en réalité ?
- Michel Foucher : L’Ukraine est perçue comme le berceau de la nation russe, ce qui est vrai au plan religieux puisque l’influence de Byzance passe d’abord par Kiev avant d’aller en Moscovie. Mais la Russie a surtout le grand dépit d’avoir favorisé l’Ukraine en terme territorial. La Crimée a été offerte par Khrouchtchev en 1954, pour le 300e anniversaire du rattachement de Kiev à Moscou. Dans les années 20, tout l’est charbonnier et industriel a été ajouté à l’Ukraine rurale et koulakisée, pour modifier le rapport de force politique et avoir des prolétaires à côté des fermiers. En 1945, la Galicie a été incluse, aux dépens de la Pologne. Idem pour la Ruthénie subcarpathique. Le pouvoir soviétique, pour toute une série de raisons, a favorisé l’Ukraine, jusqu’au moment où elle lui a échappé. Parmi des tournants, les chocs subis par les élites russes, il faut rappeler le Kosovo. Non pas l’indépendance, mais l’action militaire de l’Otan en 1999, au moment où la Russie était dans la position la plus faible. Puis la Russie a subi la révolution orange. Le problème de l’Ukraine n’est pas d’abord géopolitique. Il ne faut pas le considérer à partir du point de vue des États-Unis. L’existence d’une ancienne république soviétique, aussi vaste, avec douze millions d’Ukrainiens de langue maternelle russe qui ne sont pas des citoyens de la fédération de Russie, est une menace pour elle. Ces russophones ne sont pas des ressortissants russes, même s’il existe des projets de distribution de passeports. Il faudra surveiller cette éventualité car la détention massive de passeports permettrait d’invoquer un droit d’intervention russe en cas de troubles. La révolution orange a été un très mauvais signal démocratique pour les dirigeants russes, même si ensuite les politiciens ukrainiens ont manifesté leurs capacités à se diviser. Mais ce régime est en place depuis peu et on ne peut pas tout lui demander. L’Ukraine a de grandes faiblesses politiques : le rapport à la Russie divise, beaucoup plus que le rapport à l’Union européenne. Des intérêts allemands, italiens, français se développent en Ukraine. Les oligarques de l’Ukraine orientale diversifient leurs partenariats. C’est un pays très intégré dans l’économie globale, parce qu’il produit des matières premières, des produits de base ; il vend en Chine, en Inde (Arcelor-Mittal contrôle une partie de la sidérurgie ukrainienne). Il faut aussi compter avec le défi agricole. Des intérêts économiques russes — en ce qui concerne l’énergie bien sûr —, peuvent donc être, à terme, menacés. Une compétition économique se manifeste incontestablement. La question n’est donc pas la Crimée, mais la capacité qu’ont les intérêts russes, eux-mêmes diversifiés, de peser sur le jeu politique en Ukraine même. Autrement dit, de susciter un gouvernement qui leur soit plus favorable.
- Q : La Russie ne surestime-t-elle pas sa puissance ?
- Michel Foucher : L’armée russe n’est pas aussi forte qu’elle le pense et elle n’est pas aussi faible qu’on le pense. Je ferais la même réponse pour la Russie. Pour paraphraser Clemenceau, ce pays « a l’inconvénient d’être là », sur une partie du continent européen et il faut travailler avec lui sur la base d’un rapport des forces et d’intérêts mutuels clairs, dans tous les domaines. Les liens économiques, culturels sont des leviers à utiliser en abandonnant notre « complexe d’infériorité » et en veillant à éviter ou à atténuer nos divisions. Il faut essayer d’avoir une position européenne intelligente. Parfois, l’impression se dégage d’un moindre intérêt russe pour les accords de partenariat et de coopération. Par exemple, Poutine soutient qu’on peut se passer aujourd’hui de l’OMC.
- Q : Vous dites que l’armée russe s’est engagée au-delà de l’Ossétie du sud et que c’est une erreur diplomatique. Mais lorsqu’on voit la ligne de front sur laquelle les unités russes se sont arrêtées, installées, fortifiées, c’est tout de même une ligne qui contrôle le débouché sur la mer Noire.
- Michel Foucher : Les troupes russes conservaient à l’automne des points d’occupation à l’extérieur des enclaves ; elles les ont quittés. Dans le document en six points signé le 2 août, on a accepté deux choses : le concept de zone adjacente et celui de mesure additionnelle de sécurité. Par ailleurs il s’est produit quelque chose d’assez notable d’un point de vue diplomatique et assez classique. Un papier a été signé. En français, c’était : « Il faudra assurer la sécurité de l’Ossétie et de l’Abkhazie. » Dans la première version russe (le russe est une langue à déclinaison), on employait un cas, appelé le prépositionnel : « Il faudra assurer la sécurité en Abkhazie et en Ossétie », autrement dit, les forces de médiation pouvaient entrer. Dans la deuxième version russe, le prépositionnel est devenu un génitif : un « de » a remplacé le « en ». Résultat, maintenant sont présentes des troupes russes (7 200 de chaque côté) avec quatorze points d’observation. Ainsi, globalement, la frontière stratégique de la Russie ne se trouve plus sur la ligne de crêtes du Caucase mais en bas, sur le piémont, avec droit de regard sur les corridors de transport.
En ce qui concerne l’énergie, il me semble que l’importance du corridor Caspienne-mer Noire est surestimée. Les compagnies ont investi, elles ont des systèmes de sécurité, le pétrole coule et le prix du pétrole a baissé pendant ce conflit. C’est une illusion de croire qu’on peut se passer du pétrole ou du gaz russes, d’ailleurs Gaz de France achète du gaz à Gazprom depuis plus de trente ans, sans qu’il n’y ait jamais eu un seul jour d’interruption. Des compagnies russo-allemandes marchent très bien. Cette affaire a été idéologisée. Le problème reste celui de l’oléoduc Nabucco. - Q : Vous avez évoqué la liberté de choix des alliances, j’ai cru comprendre qu’il s’agissait de la liberté de choix de la Géorgie d’entrer dans l’Otan. Il y a aussi la liberté de l’Otan de faire entrer la Géorgie dans ce club des démocraties, sous réserve qu’un certain nombre de conditions soient remplies. Vous en avez évoqué une : il ne doit pas y avoir de conflit interne. Mais il y a d’autres conditions et notamment celle de la démocratie. Est-ce que la Géorgie est une démocratie ?
- Michel Foucher : Ma vision de l’Otan est un peu différente de la vôtre. L’Otan est une alliance militaire. Qu’il y ait des pays démocratiques dans l’Otan, c’est certain aujourd’hui (ça ne l’était pas à l’époque de Salazar au Portugal ou des colonels grecs), mais ce n’est pas le but, même s’il y a des tentations de globaliser l’Otan, en lui donnant un rôle international avec l’Australie, la Corée, le Japon ou Singapour. Une des raisons de l’intervention de l’Otan, en tant que telle, en Afghanistan, est d’assurer la pérennité de l’institution. Mais l’Otan a fondamentalement un problème de raison d’être aujourd’hui. C’est d’abord une alliance militaire. Le choix de l’Otan est le choix américain d’intégrer tout ce qu’il est possible d’intégrer, autrement dit tous les États membres du Conseil de l’Europe à l’exception de la Russie. Le paradoxe c’est qu’il y a un conseil Otan-Russie qui fonctionne et que la coopération russe avec l’Otan sur l’Afghanistan n’a pas changé.
Quelles relations entre la Russie et la Turquie ?
- Q : À propos de cet espace du sud Caucase, qu’en est-t-il des accords ou de l’axe Kaboul-Arménie-Géorgie-Turquie, dont il était question il y a dix ans avec les Américains et qui supposait le règlement de la question du Haut-Karabakh ?
- Michel Foucher : Je me méfie du concept d’axe, mais il est vrai que la relation est forte entre Moscou et l’Arménie ; assez forte entre l’Arménie et l’Iran et, d’une certaine façon, entre l’Iran et Moscou, provisoirement ; elle est très forte entre la Turquie et Bakou, mais ça ne va pas au-delà. On note une autonomisation croissante de la politique extérieure turque, même par rapport aux États-Unis, à cause de l’Irak et du Kurdistan. La Turquie a son propre agenda et veut être entourée de voisins qui ne lui posent pas trop de problèmes. Elle a rendu des services à la Syrie (autrefois il existait de nombreux problèmes à cause d’un contentieux territorial). Elle se rend indispensable pour des médiations très indirectes entre les Israéliens et les Syriens qui se rencontrent dans des hôtels différents. Les Turcs ont des relations très fortes avec l’Iran, ils circulent sans visas, font beaucoup de business. Ils ne sont pas du tout sur la ligne américaine, ils achètent de l’énergie… Ils sont en train d’améliorer leurs relations avec l’Arménie. Ils sont un peu inquiets du revanchisme azéri, parce que ceux-ci essaient de transformer l’argent du pétrole en armement. La reprise de l’influence russe en Azerbaïdjan est tout à fait nette. Les Turcs mènent leur politique en fonction de leurs intérêts bien compris, pour calmer le jeu avec leur voisinage, en sachant que, théoriquement, la Turquie et la Russie devraient s’opposer, comme l’Iran et la Russie, ce qui reviendra peut-être un jour. Il y a eu une république soviétique d’Azerbaïdjan en Iran.
- Q : Vous avez mentionné une baisse de la population de 700 000 habitants par an en Russie. J’ai lu que les populations de la Russie et de la Turquie en 2050 seraient équivalentes, autour de 115-120 millions d’habitants. Compte tenu de l’emprise de la turcophonie qui s’étend bien plus loin que les limites géographiques de la Turquie, qu’est ce que cela vous inspire ?
- Michel Foucher : Sur la turcophonie et les projections démographiques, ce que vous rapportez est crédible à cet horizon. La Russie a un problème de surmortalité masculine, lié à toute une série de raisons et il est très compliqué de faire évoluer cette situation. Le déficit est en partie compensé par l’immigration. La Russie est en train de devenir un très grand pays d’immigration, mais, en effet, ce que vous dites arrivera. Autour de la Mer noire et du Caucase, vieille zone de rivalité entre la Russie et les Ottomans, il n’y a pas de tension russo-turque. Il y a des concurrences, surtout en Azerbaïdjan, mais les Azéris n’étaient pas très ravis du voyage sportif du président turc Gul à Erevan début septembre. La Russie et la Turquie coopèrent notamment sur le gazoduc Blue Stream qui traverse la mer Noire. C’est un commerce bilatéral florissant, avec beaucoup de chantiers accordés à des entreprises turques, ainsi qu’à des entreprises allemandes. Mais, il ne faut pas surestimer l’influence turque en Asie centrale. À Sotchi-2014, on trouve également des entreprises américaines et allemandes. Les pays d’Asie centrale sont malgré tout des satrapies autoritaires. Si les Turcs ont un œil particulier sur l’Azerbaïdjan et sur la Géorgie, ils ont tout de même été un peu gênés par la destruction d’un pont et le blocage de certaines routes. Ils avaient des centaines de camions qui attendaient, ils ont protesté. Mais il existe une sorte de respect mutuel entre la Russie et la Turquie.
Quelle stratégie de l’Union européenne face à la Russie ?
- Q : Comment expliquer la spécificité du comportement russe ? Parmi les vieilles nations européennes, c’est la seule qui ne se soit pas démocratisée de l’intérieur. La Russie a été mêlée aux guerres européennes depuis au moins quatre siècles. Pourquoi la poussée démocratique n’a-t-elle pas eu lieu en Russie, comme dans les autres pays européens ?
- Michel Foucher : On pourrait dire que de la Russie a encore un comportement d’empire. Pays européen ? Jusqu’à un certain point seulement. D’abord le servage s’est maintenu très longtemps, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Concert des nations ? C’était l’alliance franco-anglaise à la fin du XIXe et au début du XXe. C’est une partie du continent européen qui n’a pas participé à toutes les étapes de la civilisation européenne. Certains éléments manquent, la question foncière est très importante. La régression sous l’époque soviétique les a mis à l’écart de toute une série de facteurs de modernisation. Ils n’ont pas eu encore de véritable expérience démocratique et la mentalité impériale se maintient. Penser l’interaction avec la Russie, c’est leur permettre de participer à des programmes comme Erasmus. Il faut faire des programmes d’échange, de circulation, de coopération scientifique et technique, de traduction. Tout cela prend du temps. Selon une formule d’Hubert Védrine et d’Octavio Paz, la démocratie n’est pas du café instantané. Ce n’est pas la vision de Bush qui pensait l’introduire par la force militaire. Cela prend du temps, peut-être cinquante ans. Il faut continuer, suivre notre voie, sans complexe d’infériorité et travailler avec eux, quand c’est notre intérêt, dire quand on n’est pas d’accord, savoir marquer des limites, dans tous les sens du terme.
- Q : L’Union européenne a-t-elle autre alternative que la simple coopération inter-étatique, même renforcée, qui existe déjà au niveau technocratique ? En théorie, l’Union européenne pourrait avoir une politique plus interventionniste, mais les textes sont rédigés de telle manière qu’ils l’en empêchent. Il faut notamment l’accord de la Commission européenne…
- Michel Foucher : Plus la défense européenne se renforce, plus l’inter-gouvernemental s’affirme parce que seuls quelques États participent à la défense européenne. Cela avance mais les budgets restent faibles, sauf au Royaume-Uni et en France. L’engagement en Afghanistan pose et posera de plus en plus de problèmes. C’est une sorte de signal de bonne volonté que le président français a envoyé aux États-Unis, mais avec Barack Obama ce sera beaucoup plus délicat de dire non. Nous avons des problèmes de budget et de structures industrielles, mais nous progresserons par un marché commun de l’armement et des technologies. Après tout, cela s’est fait pour le charbon et l’acier. Il faut faire des économies, coopérer entre concurrents d’une certaine façon. J’observe, avec cette affaire géorgienne que, de nouveau, dans l’Union, des gens se posent la question de la force. C’est le message que nous envoient les Russes. Comment y répondons-nous ?
- Q : N’existe-t-il pas une voie vers la formation d’un droit international, plus crédible que celui dont on dispose actuellement et qui a été un peu décrédibilisé par le comportement de l’Occident ?
- Michel Foucher : Avec la construction européenne, nous avons inventé quelque chose d’unique, fondé sur la coopération, sur le non recours à la force pour promouvoir les intérêts, sur le compromis et sur une mythologie d’unification. Or, le monde ne fonctionne pas ainsi. Il faudrait changer d’attitude quand nous négocions à l’extérieur de nos frontières. D’où une sorte de schizophrénie et le défi pour l’Union européenne de négocier dans le vaste monde, promouvoir des intérêts sans renier ce qui fait la valeur de cette construction européenne, c’est à dire une expérience de recherche de compromis, de partage, non de souverainetés, mais de compétences régaliennes. Nous avons également de la difficulté à penser l’avenir de l’Union européenne par rapport aux États-Unis, en alliance avec eux, mais de façon autonome. L’Union continue à produire de la norme, mais c’est dans le domaine économique qu’elle peut surtout le faire actuellement. Elle est le premier marché du monde. Pour y accéder, les pays doivent donc de plus en plus respecter les normes européennes.
- Q : Mais comment faire lorsqu’il n’existe pas d’unité à l’intérieur de l’Europe et que chaque pays a une vision différente de celle de son voisin ? La création d’un poste de ministre européen des Affaires étrangères ne changerait rien. Comment faire pour sortir de cette impasse ? Ne croyez-vous pas à la nécessité que se constitue à l’intérieur de l’Union européenne un noyau d’un certain nombre de pays ayant des visions communes pour débloquer cette situation. Je pense à la France et à l’Allemagne, par exemple… Si des pays peuvent avoir sur des points précis, une politique commune, n’y a-t-il pas là un moyen de relancer la dynamique ?
- Michel Foucher : Les visions « nationales » en Europe existent depuis le début de la construction européenne. Chacun a défendu ses objectifs. Mais le grand frère américain imposait qu’on trouvât des accords. Je plaide pour une explicitation des intérêts européens. En partant de visions différentes — et qui le resteront à cause de l’histoire et de la géographie —, on peut avoir des politiques communes, résultat de compromis fondés sur des intérêts. Dans le cas de la Russie, par exemple, je crois que nous avons intérêt à sauvegarder les acquis de la relation euro-russe. On peut aussi, notamment du côté du noyau dur France-Allemagne, faire comprendre aux nouveaux membres frontaliers, les ex-démocraties populaires, qu’il est aussi dans leur intérêt que l’Union à vingt-sept ait une relation structurée, institutionnalisée avec la Russie. Pour cela, c’est une thèse que je défends depuis longtemps, sachons prendre en compte leur propre vision, leurs intérêts de sécurité et connaissons leur histoire. A Riga, Simone Veil disait qu’on ne peut pas créer une conscience européenne si on ne connaît pas l’histoire des autres. Et ce qui m’inquiète beaucoup, c’est l’ignorance dans laquelle on tient toute cette Europe centrale et orientale. On voit bien que, si on prend en compte leurs perceptions, leurs préoccupations, on peut plus facilement dialoguer avec eux et leur faire entendre qu’il est dans leur intérêt d’avoir une relation structurée, ferme, intelligente, réaliste avec le partenaire russe. C’est un travail pédagogique nécessaire et il revient probablement, en effet, d’abord à la France et à l’Allemagne de le faire.
Vous plaidez pour une relation franco-allemande de qualité, mais malheureusement, pour Moscou, il n’y a qu’un État qui compte en Europe, c’est l’Allemagne. Ce n’est pas seulement du « diviser pour régner », c’est une appréciation. D’abord, à cause du rapport de force économique et technologique, mais aussi en raison de l’histoire. La chancelière Angela Merkel a une forte personnalité et on ne peut pas trop lui raconter d’histoires ; de plus, elle parle le russe. Ce que vous dites suppose qu’il y ait vraiment un dialogue franco-allemand approfondi, un équilibre franco-allemand, mais actuellement il existe des éléments de déséquilibre, d’asymétrie dans la relation franco-allemande. Jean-François Poncet est, à ce sujet, d’une lucidité vive [5] . Avant d’avoir une position à vingt-sept, il faut en arrêter une avec les Allemands, puis avec les Britanniques. - Q : Vous avez dit que la Russie souhaitait d’autres règles du jeu. Qu’entendez-vous par là et quelles pourraient être ces autres règles du jeu ?
- Michel Foucher : La Russie dit qu’elle ne s’est jamais aussi bien portée que depuis qu’elle ne suit plus les prescriptions occidentales de l’OMC et de la Banque mondiale. C’est un peu illusoire, parce que cela repose largement sur le prix de l’énergie et encore une fois, elle a un sous-équipement considérable dans le secteur de l’énergie. Pour l’instant, les gens s’enrichissent, consomment, mais lorsque les prix baisseront, l’économie du pays deviendra problématique. Les classes moyennes représentent à peu près 25 ou 30% de la population, elles soutiennent le régime. Que se passera-t-il le jour où elles subiront un ralentissement de la hausse du niveau de vie ? On aura peut-être alors un risque de fuite en avant nationaliste. À présent, les Russes nous considèrent comme appartenant à un autre camp. Ils nous voient en déclin. Nous payons aussi en tant qu’Européens l’absence d’une politique russe des États-Unis. Nous devons avoir une stratégie intelligente et voir où sont nos intérêts. Nous devons choisir entre une ligne de restauration de puissance, un peu à l’ancienne, en reprenant les grands concepts des années 20-30, avec une restauration d’influence sur les marges, et une ligne qui est minoritaire, qui considère que l’intérêt de la Russie, à long terme, est de s’insérer dans le jeu global et l’économie globale. Nous avons besoin d’eux pour l’environnement, l’Afghanistan, l’Iran, toute une série d’enjeux globaux. C’est une ligne minoritaire, qui est plutôt celle de certains hommes d’affaires. En terme de diplomatie publique, ils ont été un peu inquiets tout de même de l’échec de l’offensive russe, au-delà des limites de l’Abkhazie et de l’Ossétie. Encore une fois, la réponse est « ce qu’on veut », et non pas « ce qu’on peut ».
(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 30 septembre 2008 avec Michel Foucher, géographe à l’École normale supérieure, diplomate, conseiller au cabinet d’Hubert Védrine entre 1998 et 2002, ambassadeur de France en Lettonie entre 2002 et 2006, membre du Conseil des Affaires étrangères depuis 2007. Auteur, entre autres ouvrages, de L’Obsession des frontières, Éditions Perrin, 2007.
Notes
[1] Plan d’action pour l’adhésion : Membership action plan (MAP).
[2] La Russie depuis 1996 et la Géorgie depuis 1999.
[3] Parti des travailleurs du Kurdistan
[4] Plan d’action pour l’adhésion : Membership action plan (MAP).
[5] Jean-François PONCET, 37 quai d’Orsay – Mémoires pour aujourd’hui et pour demain, chapitre 2, Odile Jacob.