• Rencontre avec Colette Gaudin, professeur de littérature française à l’Université de Dartmouth, et Philippe Raynaud, professeur de sciences politiques à l’Université de Paris II (*)-

Petit journal de campagne

Colette Gaudin

J’habite le Vermont, un petit État du Nord-est des États-Unis, qui a voté à 67% pour Obama, le plus fort résultat après Hawaï. La petite ville de Norwich (4 500 habitants) a voté pour lui à 86% ce qui constitue peut-être le record des États-Unis.
Une première remarque tout d’abord : cette campagne a été la plus chère de toutes les campagnes électorales américaines. Obama a dépensé la somme astronomique de cinq milliards de dollars [1]. Les fonds rassemblés sollicitaient moins les gros donateurs qu’un très grand nombre de petits dons de dix ou vingt dollars, recueillis par une foule de bénévoles.
Cette campagne a été extrêmement compliquée à cause d’un enchevêtrement de polarités. Plusieurs oppositions se sont manifestées, entre les démocrates et les républicains, les hommes et femmes, les blancs et les noirs, les riches et les pauvres, le nord et le sud, les élites et les couches populaires… Hillary Clinton a beaucoup reproché à Obama son élitisme par rapport à la majorité des Américains, et certains ont même remarqué qu’il mangeait de la salade de roquette, ce qui n’est pas un bon signe par rapport au goût populaire. On a assisté également à une opposition entre les générations : Obama a été considéré au début avec méfiance par la génération des leaders noirs qui avaient hérité de la lutte des années soixante, comme Jessie Jackson. Les deux principaux candidats se sont opposés aussi sur le passé et le futur, même si la notion de changement, lancée par Obama, a été reprise par la suite par John McCain et Sarah Palin. Dans son discours du 4 novembre, Obama s’est montré particulièrement éloquent. En rappelant l’héritage de Lincoln plus que celui de Roosevelt, il a su reprendre toutes ces polarités pour les fondre dans une nouvelle unité et redonner confiance à une Amérique plutôt déprimée.
La campagne a donné lieu à des échanges de propos hostiles, souvent au vitriol. Ils n’ont pas été le fait d’Obama lui-même qui s’est interdit les remarques négatives directes, mais son entourage ne s’en est pas privé. Les contrevérités ont été nombreuses. CNN a tenu un « baromètre de vérité » et il semble que les républicains aient menti beaucoup plus que les démocrates. Du côté démocrate, la fameuse histoire de Sarah Palin tuant des loups depuis un hélicoptère est sans doute fausse, même si Palin aurait très bien pu le faire. En réalité, elle distribue une prime pour chaque loup tué. Plusieurs accusations fausses ont été développées du côté républicain, comme celui d’un « Obama musulman ». C’était parfaitement faux, mais l’idée a fait son chemin. À la mi-juillet, le New Yorker a publié, à la une, une caricature le montrant en costume musulman avec un turban sur la tête, accompagné de sa femme tenant une kalachnikov, un portrait de Ben Laden au mur et un drapeau américain brûlant dans la cheminée. Cette caricature a provoqué un débat sur l’usage du « second degré » et sur le caractère sérieux de ce journal. Il est vrai que le New Yorker n’est pas lu dans tous les États-Unis. Obama a été accusé d’être socialiste et marxiste, ce qui est une autre forme d’insulte aux États-Unis. La portée en a été limitée. Elle venait trop tard, au moment où la campagne républicaine était désespérée. On lui a également reproché son manque de patriotisme : « Il n’est pas américain ».

Un candidat noir pas comme les autres

La victoire essentielle d’Obama a été sa nomination par le parti démocrate, contre Hillary Clinton. Cette victoire n’était pas gagnée d’avance. Au début des primaires, sa rivale menait de plus de vingt points parmi les noirs. On disait alors qu’Obama n’était pas connu et qu’il n’avait aucune chance. Les noirs le boudaient, surtout les anciens comme l’ex-maire d’Atlanta, Andrew Young, fidèle aux Clinton. Et puis, certains ont pensé qu’il fallait se détacher de cette histoire d’esclavage et se tourner vers une nouvelle génération. Ils ont admis qu’Obama n’était pas un noir comme les autres et que sa familiarité avec les milieux blancs lui donnait sans doute une chance. Ce n’est pas un noir comme les autres, parce que sa mère est blanche, mais surtout parce qu’il n’a pas fait campagne sur la question raciale. On n’a jamais vu de noir « radioactif » sur son podium, jouant sur le ressentiment et la revanche. Quand il a gagné les primaires de l’État d’Iowa, en janvier 2008, Obama dans ses discours de campagne n’a pas souligné sa couleur, son appartenance raciale, comme s’il voulait laisser les gens s’y habituer. Lorsqu’il a fait allusion à son histoire et à son parcours personnels, il n’a pas prononcé le mot « race ». Il a parlé des luttes des années soixante en termes de progrès et non comme des luttes pour la liberté des noirs. En mars 2008, au moment où a éclaté le scandale du révérend Wright, il a su garder une parfaite maîtrise de soi. Alors que Wright faisait des discours incendiaires contre l’Amérique — il ne disait pas « God bless America », mais « God damn America » —, Obama est parvenu à se distancier de lui, comme dans son discours de Philadelphie, une merveille de rhétorique, mais sans le renier complètement.

La tempête financière a relancé la campagne

Début juillet, il a semblé aux supporters d’Obama, qu’il y avait quelques palinodies de sa part. Il soutenait les actions de la Cour suprême à propos de la peine de mort, ainsi que les lois sur la surveillance par écoutes. Il semblait pencher vers les Républicains, vers une Cour suprême conservatrice. Or, c’est à ce moment-là que l’économie est venue au premier plan et qu’on s’est mis à parler du prix de l’essence et de la fiscalité. La commission du Congrès qui s’occupe du budget, a révélé que si l’on continuait les déductions d’impôt pour les riches, cela coûterait sept cents milliards de dollars dans les années à venir. On commençait à voir les limites des mesures de Bush consistant à donner aux riches pour que les classes moyenne et pauvre en bénéficient.
Fin juillet, McCain est présenté sous un aspect peu séduisant par les médias. Les journalistes commencent à dire qu’ils ne le trouvent vraiment pas drôle. Il rabâche le succès de la stratégie en Irak, son histoire personnelle de prisonnier de guerre au Vietnam, il s’enlise dans la critique mesquine de son rival, il ne propose rien pour l’avenir de l’économie. Dans le même temps, Obama voyage en Europe et fait son discours de Berlin qui a été reçu aux États-Unis de manière ambivalente. Mais, par contraste, McCain apparaît beaucoup plus terne, sans vision d’avenir. Inversement, Obama est perçu comme un orateur, un homme de discours.
Début août, il semble qu’Obama ait encore à gagner l’électorat blanc de plus de cinquante ans pour faire basculer le résultat. Pendant tout le mois d’août, les sondages ont fait alterner des hauts et des bas entre McCain et Obama.
Fin août, à la convention démocrate, on ne savait pas comment Hillary Clinton allait se comporter. Ses supporters étaient amers. En réalité, Hillary et Bill Clinton ont bien joué le jeu et ont fait de beaux discours, comme ils savent le faire, en faveur d’Obama. La convention républicaine a été gâchée par l’ouragan Gustav. McCain avait pris comme slogan Country first [2], il devait donc être sur place, à La Nouvelle-Orléans, pour se distinguer de l’attitude de Bush, absent lors de l’ouragan Katrina.
Et la désignation de Sarah Palin a été un soulagement dans le camp démocrate. Certes, elle a dynamisé la campagne de McCain, mais elle a aussi aliéné beaucoup d’électeurs républicains. Dans son discours à la convention, elle s’est présentée comme une hockey mom [3] en annonçant : « Vous connaissez la différence entre une « hockey mom et un pitbull ? Le rouge à lèvres ! » Elle a mené ensuite de vigoureuses attaques contre Obama, en prenant le rôle de candidate à la présidence ; elle a comparé ses capacités à gouverner et elle a reproché à Obama son manque d’expérience, faisant la joie des blogueurs et des humoristes.
Fin septembre, se déclenche la tempête financière. Or, tous les journalistes considèrent que si l’élection avait eu lieu deux semaines auparavant, McCain aurait probablement gagné. À partir du 1er octobre, il était à peu près certain qu’Obama l’emporterait. Inversement, un attentat terroriste aurait certainement joué en faveur de McCain.

L’achèvement du cycle conservateur

Philippe Raynaud

Malgré l’enthousiasme des Français qui ont voté à 80% pour Obama par procuration, je me suis senti moins directement impliqué que si j’étais Américain. En 2004, nous avions la même rencontre [4]. J’avais alors parlé de l’achèvement de la révolution conservatrice américaine. Aujourd’hui nous avons un achèvement du cycle conservateur. Ce qui ne signifie pas plus un retour à l’âge d’or des années 50 que le conservatisme reaganien n’avait annulé les résultats acquis des années 50-70.

Les raisons de l’échec d’Hillary Clinton

Avant le début des primaires, l’hypothèse majoritaire chez les commentateurs annonçaient une défaite des républicains dans un affrontement entre d’une part Hillary Clinton qui apparaissait la seule candidate démocrate possible, et de l’autre quelque cacique « modéré » bien connu comme Rudy Giuliani, ancien maire de New York qui semblait bien placé dans la compétition. Ce qui étrangement aurait fait un affrontement entre deux New-yorkais. Beaucoup pensaient que la question irakienne serait au premier plan. L’économie passait au second plan. Les commentateurs américains étant sérieux, il faut admettre qu’il s’est passé quelque chose d’important. Personne n’avait prévu la victoire d’Obama.
Que s’est-il passé pour que Clinton ne soit pas candidate et pour qu’émerge un candidat modéré, un peu atypique, du parti républicain ?
L’échec d’Hillary me parait dû à différents défauts. Le principal est qu’elle surestimait ses propres forces. Elle avait confiance dans son contrôle de l’appareil démocrate qui semblait à peu près parfait. Elle ne voulait pas voir par ailleurs qu’elle suscitait des antipathies très fortes dans des franges de l’électorat démocrate y compris chez les « mâles blancs » qui comptent un peu dans les élections, mais également chez des femmes, contrairement à ce qu’on pense. On ne se pose pas assez la question de savoir si cette antipathie n’était pas quelque peu justifiée. Hillary Clinton est une personnalité éminente qui a de grandes qualités, mais qui a des défauts comme candidate. Elle donnait une image castratrice et assez désagréable d’une candidate femme. Elle expliquait par exemple dans un meeting qu’en 1992 il avait fallu un Clinton pour se débarrasser du premier Bush et qu’en 2008 il en faudrait un deuxième pour en finir avec le deuxième Bush. C’était se mettre dans la continuité de l’action de son mari. Il y a eu une réaction à la machinerie Clinton. De plus, les Américains n’avaient pas envie d’avoir deux présidents en même temps. Elle répondit alors avec un sourire carnassier : « Faites-moi confiance, c’est moi qui porte la culotte. » J’ai trouvé cela atrocement vulgaire, surtout si on rapproche cette attitude avec la réaction de la femme vertueuse, outragée et magnanime, qu’elle avait eue au moment de l’affaire Monica Lewinski. Il apparaît qu’Hillary Clinton n’était pas cette femme aussi charmante qu’on le disait. Cette sympathie modérée qu’elle suscitait a encouragé au début des primaires, du côté des conservateurs, un comportement totalement irrationnel qui se réjouissait de ses difficultés, car ils la considéraient comme la candidate la plus dangereuse. Je me souviens d’un article totalement absurde de Bill Kristol, journaliste néo-conservateur, qui se félicitait des victoires d’un côté de Mike Huckabee et de l’autre de Barak Obama ; d’un côté, disait-il, c’est « la vraie Amérique que nous aimons » et de l’autre c’était le candidat qui allait débarrasser l’Amérique d’Hillary Clinton. Kristol considérait que Clinton était plus éloignée des valeurs des conservateurs que tout autre candidat, ce qui était faux, et la plus susceptible de gagner, ce qui semblait vrai. Il se félicitait alors d’une éventuelle investiture d’Obama dont on ne ferait qu’une bouchée.
Cette ambiance n’a pas favorisé Hillary Clinton qui est une personne intelligente et brillante. Mais elle a été noyée par l’extraordinaire maîtrise stratégique, militante et professionnelle d’Obama. La vraie Europe aujourd’hui est aux Etats-Unis ; ils ont de vrais orateurs, des gens qui savent parler. On peut apprécier les discours qu’Henri Guaino écrit pour Nicolas Sarkozy, mais les discours de Bill Clinton quand il était président ou ceux d’Obama dans la campagne sont d’un autre niveau. La campagne d’Hillary Clinton a été moins digne, moins impressionnante que celle d’Obama.
Au départ des primaires, Hillary Clinton était plus à gauche qu’Obama sur le plan social, avec un programme de couverture santé plus complet, avec un discours qui s’adressait plus directement aux cols bleus. C’était le parti démocrate de l’industrie, des ouvriers, des syndicats. Obama était un peu plus à gauche sur le plan international et sociétal. Elle l’a attaqué sur ce point en le considérant comme un intellectuel qui n’aimait pas la chasse, alors qu’elle, petite, allait à la chasse avec son père. Certes, elle n’a pas fait la campagne de Sarah Palin, mais elle a joué la carte populiste et cela n’a pas marché, car Obama a réagi comme un judoka. En privé, il avait dit que c’étaient les pauvres gens qui se rattachaient à la religion et à la chasse. Il a immédiatement rectifié le tir en passant sous silence les thèmes anti-conservateurs, un peu agressifs, et en se ralliant de manière ostensible à la position conservatrice sur la peine de mort et sur le port d’arme. Les Français qui attendent qu’Obama fasse tout, et notamment qu’il interdise les armes et supprime la peine de mort, risquent d’être déçus. En tout cas, ce n’est pas dans son programme. Pour finir, il a également récupéré le programme social d’Hillary Clinton, ce qui l’a beaucoup servi à la fin quand la question économique est venue au premier plan.

McCain, un bon candidat républicain

Du côté des républicains, pourquoi McCain qui est un bon candidat gagne-t-il les primaires et est-il battu à l’élection ? La manière dont il est devenu le candidat républicain est intéressante et ce n’était pas un très bon signe pour lui. C’était un bon candidat républicain et il n’aurait pas fait un mauvais président. De plus, il était sympathique et son discours au soir de l’élection était d’un grand fair play. Il a été investi alors qu’il était à Maverick, parce qu’il n’y avait pas, disons-le brutalement, de candidat républicain normal. Le seul possible, Giuliani, avait quelques « casseroles » derrière lui. Quand on pense qu’au départ les deux candidats qui émergent sont Huckabee, certes un brave homme sympathique et drôle et Mitt Romney qui avait, certes, la particularité d’être millionnaire mais également d’être mormon, ce qui n’est pas bien vu aux États-Unis. C’est tellement peu mainstream [5] de choisir un tel homme qu’émerge McCain. Mais il a contre lui d’être trop à gauche pour son parti, ce qui est le fond du problème. Or, dans cette élection, les républicains n’avaient une chance de gagner qu’en faisant une campagne modérée. Dans une telle élection, il y a toujours une prime pour le plus modéré. Obama et Clinton avaient fait des efforts très importants pour ne pas choquer l’électorat modéré. Du côté républicain, il existe une frange très idéologique, très agressive, beaucoup plus qu’au parti démocrate. C’est, pour parler comme les sociologues français, « l’invention » de Sarah Palin qui, de ce point de vue, est un coup de génie. Sa seule présence était une bonne raison pour ne pas voter pour ce ticket. Je n’ai pas de sympathie particulière pour ce courant des conservateurs purs et durs, mais c’est un courant qui existe, qui participe à la vie démocratique américaine et qui a le droit de s’exprimer. Il est désagréable de trouver des commentaires français qui excluent de la sphère politique des gens qui auraient des positions comparables. On peut avoir des gens de ce genre, mais il ne faut pas leur confier la possibilité d’accéder à la présidence des États-Unis au premier accident cardiaque d’un candidat très convenable, mais plus tout jeune et à la santé pas très florissante. Ce ticket McCain-Palin était en définitive un très mauvais choix.
Si j’avais une critique à faire au discours très honorable que McCain a fait après l’élection, c’est qu’il est trop généreux pour son parti. Il s’est adressé à ses militants en disant : « Cette défaite n’est pas la vôtre, c’est la mienne. » Je crois que ce n’est pas vrai. Cette défaite n’est pas la sienne, c’est celle du parti républicain. C’est la victoire d’Obama certainement, mais, si quelqu’un est défait, ce n’est pas McCain qui s’en tire très honorablement, c’est la politique de son parti qui a été battue.

Le vote des différents électorats

D’abord, c’est bien un noir qui est élu président des États-Unis. Tout le monde sait que 96% des noirs ont voté pour Obama, malgré le peu d’enthousiasme de certains dirigeants historiques comme le révérend Jackson. Mais Obama est un américain noir, ce n’est pas un noir-américain et c’est un noir qui reste minoritaire chez les males wasp [6]. Il obtient 45% des votes chez les blancs, étant bien entendu que les conventions américaines considèrent les hispanics [7] comme des non-blancs, ce qui veut dire — c’est une remarque qu’avait faite un jour Emmanuel Todd —, que l’imaginaire racial américain divise toujours les races en quatre : les blancs, les noirs, les jaunes et les indiens. Ces derniers sont les hispanics ; il peut y avoir des purs castillans parmi eux, cela ne change rien. Obama reste donc minoritaire chez les mâles blancs, mais 45%, c’est une minorité suffisamment décisive pour que l’on considère que c’est un événement important. Il y a 40 ans, il n’aurait pas été minoritaire, il n’aurait pas eu de voix.
Ensuite, c’est une victoire massive des démocrates chez les latinos. C’est très important. Bush en 2004 — c’est un mérite qu’il faut lui reconnaître —, faisait partie des gens qui, dans le parti républicain, ont eu l’intelligence et la générosité de ne pas jouer de carte nationaliste contre les électeurs d’origine latino-américaine. Ceci a facilité une bonne implantation des républicains, même s’ils y étaient minoritaires. C’est le « rêve américain ». L’immigrant arrive avec trois dollars en poche et dix ans après, il a un garage… La structure de classe joue en faveur des démocrates. C’est un élément important. Les deux candidats, Obama et McCain, ont fait assaut de patriotisme américain pour gagner les électeurs latinos. Si la politique française ressemble à la politique américaine, j’attire alors votre attention sur ce qui se passerait, si on élisait un Obama faisant assaut de patriotisme français et se servant du drapeau tricolore et de la Marseillaise pour gagner des voix dans les banlieues. Ce serait intéressant !
Les femmes restent très majoritairement démocrates, ce qui va dans le sens de constats assez fréquents. Le premier est qu’il y a un vote féminin, contrairement à ce que pensent beaucoup de mes collègues, et qu’il est plutôt de centre-gauche dans les grandes démocraties. Le deuxième est que le vote féminin n’est pas nécessairement — et c’est tant mieux — un vote pour les femmes. C’est un vote pour des candidats qui défendent des positions que les femmes approuvent, étant entendu que les femmes peuvent avoir des raisons de ne pas être attachées aux mêmes choses que les hommes. Cela me paraît tout à fait légitime au regard du fait qu’il y a toujours un gender gap [8]dans la politique américaine. En 2004, la ré-élection de Bush était due à un chiffre extrêmement élevé chez les mâles blancs. C’est encore le cas du candidat républicain de 2008, mais on se trouvait, à l’époque, dans un contexte de guerre, au moins sur le plan imaginaire, et il était assez normal que ces valeurs-là soient au premier plan. On n’est plus dans cette atmosphère d’imaginaire militaire, le gender gap se reconstitue assez normalement et il joue en faveur des démocrates.
Une question intéressante est l’attitude de l’électorat juif qui est important et qui n’était pas tout à fait gagné. L’électorat juif est majoritairement démocrate, mais, au départ, il était très largement gagné à Hillary Clinton, en raison de ses positions sur la politique étrangère qui, depuis qu’elle a décidé d’être sénatrice, ont toujours été ostensiblement favorables à la politique israélienne. C’était différent lorsqu’elle était first lady. C’est donc une question qui pouvait se poser dans certains milieux électoraux comme les intellectuels juifs de New York. On a vu qu’Obama a assez bien maîtrisé la situation, en faisant ce qu’il fallait — c’est-à-dire beaucoup —, notamment en allant faire un exposé à Hyde Park, l’agence internationale qui correspond à l’alliance israëlo-américaine. Il a pris des positions qui allaient au-delà de ce qu’on attendait, mais enfin il a obtenu des soutiens importants à New York. Par exemple, une revue comme The new republic, historiquement démocrate, mais qui s’était souvent rapprochée de l’administration Bush sur des questions de politique étrangère, a fini par soutenir majoritairement Obama, ce qui n’était pas gagné au départ. Il a réussi à faire en sorte que les questions politiques nationales et la solidarité spontanée de la majorité des juifs américains avec le parti démocrate l’emportent sur les préventions que son tiers-mondisme supposé pouvait engendrer. C’est d’autant plus une réussite qu’il a eu à un moment, outre l’affaire Wright, un autre boulet, c’était le soutien que lui apportait l’inénarrable Farrakhan [9]. Il a refusé publiquement ce soutien, ce qui n’a pas empêché les amis de Farrakhan de voter pour lui.

Le financement des campagnes et le fédéralisme

Pour terminer cette analyse électorale, j’évoquerai deux questions institutionnelles qui me paraissent importantes pour l’avenir du système politique américain. La première est la question de l’argent qui est importante, et on est là à fronts renversés. McCain était un des rares élus républicains qui avait défendu une position favorable à une certaine limitation des dépenses de la campagne électorale. Non seulement il avait défendu cette position, mais il avait joué le jeu en acceptant de faire campagne avec des fonds publics, ce qui lui interdisait de lever des fonds privés ; si bien que le candidat démocrate a été élu avec une très grande quantité de petits dons, sans aucun doute, mais qui laisse une situation un peu curieuse. L’élection montre, c’est certain, qu’on peut être élu sans être le candidat des gros, mais c’est une élection qui est quand-même un peu exceptionnelle. On n’est pas sûrs que les prochains candidats puissent mobiliser autant les petits électeurs et les petits dons. Cela risque de stabiliser quelque chose qui n’est pas très sain dans la politique américaine, c’est-à-dire des capacités de dépenses excessives. Le système français a d’autres défauts mais, pour une fois, on peut estimer qu’il est meilleur sur ce point que le système américain.
Il est très positif, en revanche, que cette élection soit bonne pour le fédéralisme américain. La situation la pire pour le système politique américain aurait été une situation — qui n’était pas absolument impossible —, dans laquelle Obama aurait eu la majorité des voix, sans avoir la majorité des grands électeurs. En soi, je ne trouve pas cela scandaleux. Je me souviens d’avoir dit à Olivier Duhamel qui était scandalisé par l’élection de Gore dans ces conditions : « Je suis d’accord avec toi, à condition que tu demandes qu’on destitue Bertrand Delanoë et qu’on dise que Philippe Séguin doit être maire de Paris. » Séguin avait alors eu plus de voix que Delanoë, mais c’est complètement oublié. Nous avons là des systèmes, dans lesquels il existe des pondérations sensées qui considèrent que ce qui est représenté — et c’est encore plus vrai pour un État que pour une municipalité —, ce sont des parties de la nation. Ce sont des composantes de la nation qui n’est pas composée uniquement d’individus. C’est un état fédéral composé d’États. Philosophiquement, je trouve cela meilleur. Politiquement aussi, parce que cela veut dire que ce n’est pas la victoire horizontale d’une Amérique contre l’autre. La victoire a été acquise avec beaucoup de patience et de militance dans des parties importantes de l’Union, y compris des parties dont on aurait pu penser qu’elles la refusent. C’est une base bien meilleure pour Obama et pour le système politique américain. Je m’en réjouis et je me réjouis aussi qu’une partie de la gauche américaine, qui a toujours trouvé qu’il fallait en finir avec le fédéralisme, soit battue. Le New York Times a toujours défendu des positions de ce genre, ainsi que des professeurs de droit constitutionnel, comme Bruce Ackerman qui, malgré ses qualités, n’est pas raisonnable sur ce point.

Conservateurs et libéraux : ce qui reste des clivages traditionnels

En 2004, j’avais dit qu’on voyait dans cette élection [10] la fin de la question raciale et l’achèvement de la révolution conservatrice. La fin de la question raciale ne voulait pas dire qu’il n’y avait plus de clivage entre les ethnies qui continuent d’exister, mais ce n’était plus le critère décisif de la vie politique américaine. La question est suffisamment dépassionnée pour que la question de l’affirmative action se règle au coup par coup par référendums locaux, par exemple, avec beaucoup moins de passion qu’il y a quelques années. C’est ce que confirme l’élection d’Obama et la manière dont elle se produit. Le discours de Philadelphie, même s’il n’emploie pas beaucoup le terme « race », est un discours sur les questions raciales. C’est un discours absolument magnifique, extrêmement habile. Contrairement à ce que disent les « républicains » français, il ne renie pas totalement la politique d’affirmative action. Il a simplement l’intelligence de faire sentir qu’à partir du moment où cette politique existe, on peut toujours dire, quand un noir est pris quelque part, que c’est à cause de cette discrimination. Obama, lui, avait des qualités tellement manifestes qu’il a gagné sur autre chose. La description qu’il fait des origines de l’affirmative action, dans la rhétorique américaine, est extrêmement modérée. Elle ne compense pas des inégalités en général, mais une oppression particulière, non seulement de l’esclavage, mais de la ségrégation très longue qui a suivi. Ce qui motive l’affirmative action, c’est une continuation de la révolution américaine. Ce n’est pas comme en France où la question est de savoir si l’on va représenter la « diversité » Obama a admis le fait que certaines critiques conservatrices étaient justifiées, par exemple, l’idée que le welfare state a contribué à déstructurer la famille noire, en favorisant les mères célibataires. C’est un thème reaganien d’origine dont il accepte la vérité avec beaucoup de fair play.
Ceci et d’autres choses me font penser qu’on ne peut pas dire qu’on va assister à un raz-de-marée qui va annuler tous les résultats des années Reagan. Ce qui va se passer a été très bien écrit dans deux bons articles de Fukuyama, excellent néo-conservateur devenu « obamacon [11] », position que je trouve assez sympathique. Avec un pragmatisme assez profond, il explique que l’Amérique étant ce qu’elle est, elle est capable de faire des grands changements à certains moments. De la même manière qu’il y avait un épuisement de la voie rooseveltienne dans les années 60 qui a provoqué la révolution Reagan, à partir d’un certain moment le reaganisme s’emballe dans l’idéologie, dans la politique étrangère et une politique économique de plus en plus abstraite avec laquelle il faut en finir. En ce qui concerne les erreurs de politique économique, si on voulait faire une charrette pour mettre tous les responsables de la crise, il y aurait pas mal de démocrates dedans.

Qu’est ce qui a gagné avec Obama ?

Ce n’est pas le gauchisme que dénonçaient certains de ses adversaires, ce n’est pas un progressisme traditionnel. Barbara Cassin a fait une remarque que je trouve très juste en comparant la rhétorique d’Obama et la rhétorique de Bush. Pour elle, la rhétorique de Bush était fondée sur des thèmes qui étaient good and evil [12] et Help me God. Cette fois, ce n’est plus good and evil, c’est a better America : avec Obama, ce n’est pas le bien et le mal, c’est l’amélioration des choses. Cette manière différente de percevoir la politique me paraît plus raisonnable. La religion est toujours présente, mais sur le mode God bless America qui implique moins un rapport direct du chef de l’État avec Dieu. C’est donc tout de même très différent. Ce qui a gagné sur le plan intérieur — et c’est peut-être un retour à Roosevelt —, c’est probablement quelque chose d’un peu industrialiste qui va devenir sans doute protectionniste. Adler disait assez justement qu’il y a des aspects réellement socialistes dans le discours d’Obama, comme il y en avait dans celui de Roosevelt.
Pour l’Europe, ce n’est pas une voie avantageuse. Contrairement à ce qu’on croit, les relations avec ce président ne seront pas forcément faciles, parce que ce type de démocrates, très convaincus et très audacieux, ne sont pas des partenaires faciles et ce ne sont pas toujours des gens absolument raisonnables. Je me souviens que parmi les partisans méconnus de McCain, Hubert Védrine parlait de lui avec une très grande sympathie dans une émission de télévision, disant que les démocrates étaient des idéologues et que les républicains, quand ils n’étaient pas fous comme Bush, étaient des gens tout à fait fréquentables et sensés ; on savait à qui ont avait affaire.

La France n’est pas l’Amérique

Pourquoi les Français ont-ils voté Obama à 80%, comme s’ils étaient Américains ? Pourquoi tant d’enthousiasme ? Nous avons eu un comité de soutien à Obama en France, y compris avec des hommes politiques de droite et, du coup, les quelques soutiens de McCain en France sont considérés comme des demi-fous. Par ailleurs, on nous a expliqué comment la France peut entrer dans la « diversité ». Je suis frappé d’abord par la couverture de presse des élections en France qui n’était pas mauvaise dans la presse de bon niveau, mais, dans les gros titres et certains commentaires, c’était un peu pénible. J’ai été très agacé notamment par la manière dont on a présenté souvent la campagne uniquement comme une question raciale. Si Obama n’avait pas été élu, et c’était quand-même possible, il n’aurait pas été démontré que l’Amérique était raciste. J’ai assisté à un débat où toute la salle était « obamiste », à l’exception d’une personne. L’animateur a demandé s’il y avait une personne qui était mécontente de la défaite de McCain et la personne a déclaré : « Moi, je ne suis pas content parce qu’on a eu un noir, et, du coup, on n’a pas eu une femme. »
J’ai été frappé par la comparaison entre la France et l’Amérique, construite à partir de deux positions choquantes. D’abord, une histoire des relations raciales en France totalement imaginaire. Si le problème était le même en France, nous aurions eu la même histoire qu’aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas. D’autre part, on a actuellement une situation curieuse où les mêmes qui refusent toute espèce de statistiques sur les minorités raciales en France, font des statistiques sur leur représentation dans les médias, dans les postes divers. Cela ne me paraît pas très raisonnable : ou bien on fait des statistiques, ou bien on n’en fait pas. Tout cela montre que les Français ont tort de se moquer de la political correctness américaine, parce que cela fait longtemps qu’ils ont dépassé et de très loin les États-Unis.

Débat
Une Amérique de moins en moins européenne

  • Colette Gaudin : Vous avez parlé d’Obama comme d’un homme de gauche qui va peut-être surprendre les Français par sa rigidité. Ce n’est pas un idéologue, tout le monde s’accorde à dire que c’est un homme qui veut « ratisser large », qui n’a pas de philosophie politique arrêtée, qui est pragmatique. Il va peut-être surprendre les Français par son centrisme qui va le faire naviguer, de façon surprenante, de gauche à droite.
  • Philippe Raynaud : Il est américain… Je pensais surtout aux relations avec l’Europe. Roosevelt a été un très grand président des États-Unis, mais il n’a pas été un très bon partenaire pour les Européens, à aucun moment. Les socio-démocrates ne sont pas toujours très commodes de ce point de vue. La victoire d’Obama, c’est la victoire de quelqu’un qui représente une Amérique de moins en moins européenne et de moins en moins atlantique. Le problème de l’Amérique, c’est qu’à force d’aller vers l’ouest, on arrive à l’est. Ce n’est pas seulement une puissance atlantique, c’est une puissance pacifique. Obama est quelqu’un dont la géopolitique n’est plus occidentale. Il peut, s’il décide une politique de type protectionniste dans l’automobile par exemple, mener des négociations avec le Brésil ou avec les Chinois. Il ne considèrera pas la question européenne comme très importante. Mais en même temps, comme les républicains d’aujourd’hui sont complètement convaincus que l’Amérique est le centre du monde, ce n’est pas non plus raisonnable. Ce qui pourrait arriver de mieux aux Européens, c’est comme le pensent certains, que la politique étrangère d’Obama soit un peu « brzezinskiste [13] »

Le déclin américain ?

  • Q : Obama arrive à la tête d’un pays qui a connu des revers notoires en politique étrangère. Vous connaissez la conscience du déclin français qui nous obsède. Apparemment, cette question est passée sous silence aux États-Unis, alors qu’elle aurait de fortes raisons de se manifester. Est-ce que le déclin américain ne va pas rattraper le triomphe américain que constitue l’élection d’Obama ?
  • Colette Gaudin : Lorsque j’entends autour de moi les Français parler de cette élection, je distingue deux sons de cloche. J’entends le son de cloche triomphaliste, mais j’entends aussi beaucoup parler de ce déclin américain. Beaucoup de pessimistes français disent qu’au fond, cette élection ne changera rien du tout, ce sera toujours la même chose, Obama ne pourra rien faire, car il est prisonnier d’une situation et de l’inertie de la machinerie politique. Le changement promis n’aura pas lieu, à cause du « déclin américain ». Je crois au contraire comme beaucoup de commentateurs qu’il existe, aux États-Unis, des forces, des ressources politiques, morales, spirituelles, intellectuelles. Comment vont-elles se manifester ? Personne n’en sait rien. Nous sommes dans un moment d’expectative, dangereuse peut-être, dans un moment difficile, mais je ne crois pas que ce soit ni le déclin, ni le triomphe. Obama ne fera pas de miracles : il le sait et personne ne le pense. Je crois cependant que l’élection de McCain aurait apporté des choses désastreuses. C’est un homme respectable, mais il aurait nommé des juges à la cour suprême dans la ligne des plus conservateurs, comme il l’avait annoncé. Les annonces économiques que le candidat républicain a faites pendant la campagne risquaient aussi d’avoir des conséquences catastrophiques. Je ne sais pas quelle option économique Obama va choisir : la prudence budgétaire pour sauver les finances ou les dépenses pour relancer l’économie en relançant les infrastructures, les communications… ? Les avis divergent sur ce point. Mais je ne parlerais pas de « déclin américain ».
  • Philippe Raynaud : Cela fait quarante ans qu’on parle du déclin américain, sous des formes différentes. À l’époque de Carter, on nous expliquait que les Soviétiques allaient manger l’Occident. À l’époque de Reagan, on nous a expliqué que l’économie était complètement délirante et qu’on allait vers la catastrophe, rapidement. Il y a eu quand-même vingt années de croissance très forte et un certain nombre de réussites. Je vois bien que des problèmes américains tiennent à une situation de rente politique qui leur donne une importance économique excessive. Il y aura des réajustements un peu difficiles. Peu d’acteurs sérieux ont envie de le faire très brutalement. Les Chinois ou les Brésiliens y réfléchiront à deux fois, à mon avis, avant de provoquer des crises. Quant à la France, elle devrait moins chanter qu’elle est en déclin et elle devrait affronter ses problèmes comme le font, peut-être, les États-Unis. Il est frappant de voir le patriotisme qui existe dans ce pays et son optimisme. Le look forward [14] et a better America sont de très belles trouvailles.
  • Q : Hubert Védrine s’est rendu célèbre avec la notion d’hyperpuissance. Est-ce que cette notion vous paraît-elle encore valable ?
  • Philippe Raynaud : Tout dépend de ce qu’on met sous ce mot et c’est la source des malentendus entre Hubert Védrine et les Américains, à ce sujet. Ce qu’il entendait par hyperpuissance, c’était super-superpuissance, c’est-à-dire une puissance inhabituellement grande. Ce concept a été considéré comme insultant aux États-Unis, car le mot hyper est, semble-t-il, péjoratif. J’ai assisté à des discussions délirantes sur la question. Hubert Védrine voulait dire que cette puissance atteignait un degré d’importance considérable. Mais je crois simplement que, tôt ou tard, le monde sera multipolaire et qu’on va bientôt voir des pôles se constituer.

« La fin des clivages du politiquement correct » ?

  • Q : Une chose est frappante dans l’élection d’Obama, c’est que ce n’était pas un noir américain. Pourquoi le clivage entre ceux qui sont venus volontairement aux États-Unis et ceux qui ne sont pas venus volontairement, est-il déterminant ?
  • Philippe Raynaud : Je crois que ce n’est pas seulement la différence entre ceux qui sont venus volontairement et les autres, c’est l’expérience qui est derrière. Obama en a parlé avec beaucoup de tact. Il a dit : « J’ai l’expérience d’un noir américain en ce sens que, quand j’étais étudiant, même si j’étais bien habillé, les chauffeurs de taxi ne me prenaient pas… » En revanche, il n’a pas l’attitude de ceux qui sont battus d’avance, il n’a pas la culture du ressentiment et de la défaite, ce qui est le grand problème des noirs américains. Je suis persuadé que la question la plus importante, ce n’est pas l’héritage de l’esclavage, mais celle de la ségrégation. La véritable tragédie américaine est là. L’esclavage est une tragédie, mais elle n’est pas spécialement américaine. C’est la grande différence, par exemple, entre l’Amérique et le Brésil.
  • Q : J’ai relu la lettre de Politique Autrement, publiée il y a quatre ans [15]. Elle contient l’anecdote des « quatre G » : God, Guns, Gays et Grizzli. Bush avait gagné sur ces points en réaction au politiquement correct. La question du mariage homosexuel, par exemple, était un élément de clivage. Cette question, a–telle la même portée que précédemment ?
  • Colette Gaudin : Trois États, dont la Californie ont voté pour bannir le mariage homosexuel. En Californie, c’est un choc. Tout le monde a été surpris, car c’est un état « ouvert ». Par contre, trois États ont refusé la proposition de rendre l’avortement illégal et ce sont des États qu’on croyait assez conservateurs. Les questions sociales sont en fluctuation.
  • Philippe Raynaud : C’est effectivement moi qui avait rapporté cette anecdote, il y a quatre ans. On peut reprendre les quatre mots. God a gagné, tout le monde est pour Dieu, y compris Obama, mais pas de la même manière. Le Dieu de Bush, c’est le Dieu des armées ; le Dieu d’Obama, c’est plutôt le Dieu de la sortie d’Égypte. C’est plus sympathique, mais dans tous les cas, c’est quand-même Dieu. Guns : il semble que les démocrates aient abandonné l’idée de changer la législation sur les armes, parce qu’il faudrait une réforme constitutionnelle et c’est une grosse affaire. Hillary Clinton a été le relais des thèmes conservateurs à l’intérieur du parti démocrate contre Obama et Obama a cédé sur ce point, en habile judoka qu’il est. Grizzli : ça n’a pas beaucoup réussi à Sarah Palin. Pour elle, c’était plutôt le loup, mais ça n’a pas très bien marché. Le côté chasseur, tueur de grosses bêtes sauvages, est moins à la mode. Gays : j’ajoute à ce qu’a dit Colette Gaudin que les États-Unis sont un État fédéral. Beaucoup de questions vont se jouer par référendum, justement parce que cela a cessé d’être un grand problème. À mon avis, à juste titre, car la légalisation du mariage gay était l’équivalent chez les démocrates de l’interdiction de l’avortement chez les républicains. C’était une espèce de symbole identitaire, un marqueur de gauche comme il y avait un marqueur de droite, alors qu’en fait, pour la vie quotidienne, les enjeux sont à peu près nuls dans un pays où on donne de l’argent à qui ont veut, comme on veut, librement. Je crois qu’on va vers un apaisement de ces questions qui a d’ailleurs été marqué par Obama lui-même dans son discours de victoire du 4 novembre. Il a habilement fait un recensement tout à fait « politiquement correct » de toutes les minorités et les majorités. On y trouve tout le monde, les homosexuels et les hétérosexuels, les handicapés et ceux qui ne le sont pas, les blancs, les noirs, les femmes, les hommes, il n’oublie vraiment personne et il met tout dans la thématique e pluribus unum. C’est la pluralité des factions qui fait l’unité américaine. Il a parfaitement compris, mais du coup cela signifie qu’on est sur un compromis assez acceptable, qu’on va cesser de se faire des guerres symboliques sur ces questions, et c’est plutôt une bonne nouvelle. La question décisive était celle de l’avortement, d’ailleurs le seul thème conservateur vraiment populaire, y compris dans les questions de religion et beaucoup plus que le créationnisme. Sur l’avortement, existe un côté compassionnel, il est possible de susciter des émotions — « les fœtus souffrent… » —, beaucoup plus que dans les autres causes abstraites. Ce n’est pas forcément un signe de prégnance du religieux fondamental. Sur ce plan-là, les quelques Français qui admirent le conservatisme religieux américain vont être déçus.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 18 novembre 2008.

Notes
[1] Le coût de la campagne 2008 est le double de celle de 2004, le triple de celle de 2000. Cette explosion est à mettre principalement sur le compte des démocrates, responsables de 60 % des sommes recueillies et dépensées.

[2] Le pays d’abord.

[3] Hockey mom est utilisé pour définir des mères ordinaires qui s’occupent de leurs enfants et les conduisent à leurs diverses activités (école, sport…)

[4] « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », Lettre de Politique Autrement n° 34, janvier 2005.

[5] En anglais, courant principal.

[6] WASP- white anglo-saxon protestant (homme blanc, anglo-saxon, protestant).

[7] Ce terme est officiel depuis 1978 pour l’administration américaine (directive n° 15 de l’Office of Management and Budget) pour désigner toute personne de culture mexicaine, portoricaine, cubaine, centre-américaine, sud-américaine ou, en général, espagnole.

[8] Un fossé des sexes.

[9] Louis Farrakhan, est le dirigeant de l’organisation politique et religieuse « Nation of Islam ».

[10] Philippe RAYNAUD et Colette GAUDIN, « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », lettre de Politique Autrement, n°34, janvier 2005.

[11] Républicain pro-Obama.

[12] Le bien et le mal.

[13] Zbigniew Brzezinski, conseiller politique au Département d’État de 1966 à 1968 ; il est aujourd’hui conseiller de Barak Obama.

[14] Regarder vers l’avant.

[15] Philippe RAYNAUD et COLETTE GAUDIN, « États-Unis : comment comprendre l’élection de George Bush ? », lettre de Politique Autrement, n°34, janvier 2005.