Avec Jean-Luc Gréau, économiste (*)
Une crise financière était prévisible. Le scénario exact, la chronologie, les événements les plus récents, qui sont effrayants, ne l’étaient pas. À l’origine, on trouve une anomalie centrée sur les États-Unis, mais qui ne concerne pas que les Américains, constituée par le gonflement de la dette des ménages dans de nombreux pays occidentaux. J’avais appelé cela « l’anomalie américaine [1] » car les États-Unis représentent 300 millions d’habitants. C’est la première économie du monde avec encore 18% du PIB. Mais l’anomalie est aussi anglaise, espagnole, irlandaise, australienne. C’est même aujourd’hui quelque chose de repérable en Europe centrale, dans les pays baltes. Ce gonflement disproportionné, inconnu jusqu’à une date relativement récente, de la dette des ménages a représenté un facteur prépondérant de notre crise financière.
La dette des ménages américains
Nous avons été, vous et moi, bombardés de considérations sur les dettes publiques. L’État français, la France étaient ruinés. Sans doute souffrons-nous d’une dette publique excessive, mais ce n’est pas cette dette ou celle de l’Italie ou du Japon qui entraîne la finance mondiale dans la débâcle. Malgré son importance, elle n’est pas cruciale dans le processus financier que nous connaissons depuis trois ans maintenant. C’est mystérieux, mais c’est ainsi. La dette publique japonaise qui est la plus importante du monde, la dette italienne bien supérieure à la nôtre, l’allemande équivalente à la nôtre, la belge, la néerlandaise… n’ont joué aucun rôle dans cette débâcle financière. Bien au contraire, puisque maintenant, avec les plans de sauvetage américain et européen nous sommes en train de faire exploser ces dettes. D’ores et déjà, la dette française estimée à 66% dans les derniers chiffres de l’Insee est portée virtuellement à 83% du PIB par le plan de sauvetage décidé par le gouvernement français.
La dette des ménages américains n’a cessé d’augmenter depuis 30 ans. Elle est maintenant supérieure au PIB. On nous a dit, et c’était vrai, que l’économie américaine avait beaucoup bénéficié, surtout dans les années 90, de ce qu’on appelle les « nouvelles technologies ». Les États-Unis ont un important secteur informatique une très grande industrie aéronautique et spatiale, avec en complément une industrie d’armements. Ces secteurs très forts ne suffisent pas à expliquer la prospérité américaine de ces trente dernières années. Pour moitié à peu près, ce phénomène est expliqué par la dette des ménages. À titre de comparaison, les ménages français sont deux fois moins endettés. En proportion du revenu. Nous sommes donc de ce point de vue-là relativement vertueux. Mais a contrario, du fait même que nous ne nous sommes pas lancés dans cette aventure de l’endettement ou du surendettement, notre croissance en a subi les conséquences, de même qu’en Allemagne ou en Italie. Parmi les pays développés, ce sont ceux où la dette des ménages a le moins joué.
Cette dette des ménages a été un facteur de prospérité, mais c’est même un élément constitutif du modèle américain. L’Américain, même le plus modeste, ne répugne pas à s’endetter. Quand on dit que les subprimes sont un système qui a permis à des voyous d’entraîner les Américains dans un processus d’endettement qu’ils ne pouvaient pas supporter, c’est vrai, mais c’est en même temps une caractéristique sociologique de ce pays. La volonté d’aller de l’avant, de devenir propriétaire, a des conséquences pratiques.
En Angleterre et en Espagne aussi, s’est formée une dette hypothécaire contractée à l’occasion de l’achat ou la construction de logements pour soi-même. Des bulles se sont constituées : le prix de l’immobilier a été multiplié par trois entre 1997 et 2007. Les prix à Londres sont le double de ceux de Paris qui sont pourtant très élevés, comme vous le savez.
Mais le processus de crise financière lui-même resterait inexplicable sans une grande innovation apparue il y a trente ans environ, la titrisation (en anglais la « securitization »).
Rupture dans la tradition bancaire
Lorsqu’une entreprise émet des actions sur le marché, pour créer ou augmenter son capital, elle émet des titres, souscrits par des épargnants de diverses sortes. Les États pour financer leur dette émettent des bons du trésor ou des obligations qui sont également des titres. Or la « titrisation » de ces émissions est constituée dès le départ. La titrisation dont on parle depuis plusieurs mois est un autre phénomène. Depuis la fin des années 70 ou le début des années 80, à la demande des banquiers eux-mêmes, s’est opéré un grand tournant. Les prêts accordés par une banque aux particuliers, aux entreprises voire aux collectivités territoriales ont été titrisés. Ces prêts, qui sont au départ dans les comptes de la banque, sont coupés en petits morceaux, qui constituent des titres représentatifs, que le prêteur initial vend ensuite sur le marché à des « investisseurs » de toutes sortes, fonds de placement, compagnies d’assurances ou d’autres banques. Ainsi la banque se défausse du risque du prêt en reportant sa créance sur d’autres et se libère de l’insolvabilité de l’emprunteur. Ce mécanisme s’est développé sur une très grande échelle à la demande des banquiers. C’est une véritable rupture avec la banque traditionnelle. Oublions un instant les subprimes rates, les options ARM, les CDO, les CDS … [2] ou autres procédés dangereux. Sans le principe de la titrisation, ces procédés n’auraient pas pu être conçus.
Grâce à la titrisation, les risques liés aux prêts sont transmis au marché et le rendement potentiel de ces prêts est apprécié par lui. Les prêts ayant pris une valeur de marché sont considérés comme n’importe quelle action en bourse. Dans l’hypothèse favorable, on pensera qu’ils vont se valoriser pour différentes raisons : l’économie est prospère, les emprunteurs sont très solvables, les taux de la banque centrale sont à la baisse et les taux afférant à ces prêts se valorisent en conséquence. Les intervenants sur le marché du crédit spéculent avec ces titres.
Cette titrisation a donné lieu à des raffinements extrêmement toxiques — terme aujourd’hui convenu — avec les CDO et les CDS. Les CDO sont un cocktail, sur le marché hypothécaire, de prêts de qualité médiocre ou moyenne et de prêts jugés bons. C’est en réalité un trucage dans lequel de jeunes mathématiciens français, présents à Londres et à New York, auraient joué un rôle déterminant. En réalité, on essaie de vendre à un prix proche de celui de la couche supérieure, la meilleure, l’ensemble de la créance. On valorise donc ce qui est sous-jacent. C’est aussi simple que cela. Ce procédé s’est développé de manière importante à partir de 2001. Il était déjà connu avant, sous le terme de « mezzanines ». Les CDS, quant à eux, sont des primes d’assurance. Celui qui a prêté ou celui qui reprend un emprunt accordé par un autre, s’assure du risque de solvabilité de l’emprunteur en souscrivant un contrat, le CDS. Il paie pour que quelqu’un d’autre prenne le risque d’insolvabilité ou de faillite de l’emprunteur. De grands organismes comme Bear Stearns, Lehman Brothers ou AIG doivent leur faillite aux CDS et, par voie de contamination, tous ceux qui avaient des créances sur ces organismes sont menacés à leur tour.
Des CDO ont été construits sur les prêts aux entreprises, comme sur les prêts aux ménages. On peut en estimer le montant approximatif à 1250 milliards de dollars, et il se pourrait bien qu’un nouveau gisement de risques soit en voie d’apparaître de leur fait [3].
Si l’on veut comprendre l’importance de la titrisation, il convient de souligner à quel point elle déresponsabilise le processus de crédit. Une entreprise industrielle ou de service qui met ses produits sur le marché en est responsable. Un fabricant d’avions comme Airbus, Boeing ou Dassault est responsable de ce produit. S’il est défaillant, le constructeur est responsable de son vice sur le plan juridique civil et pénal et il encourt un préjudice commercial. Si Danone distribuait des yaourts avariés, cela ferait scandale et l’entreprise tomberait sous les critiques des médias et des pouvoirs publics et de l’opinion. En revanche, alors que nous sommes en présence de pertes massives dans le secteur financier [4], les banques qui ont émis ces prêts titrisés à l’échelle planétaire n’encourent aucune responsabilité. Une société de crédit comme la Countrywide Financial Corporation, le plus grand prêteur du marché américain de crédit au logement, en faillite au mois d’août 2007 et reprise depuis par Bank of America, n’encourt aucune autre responsabilité que celle de sa faillite. On a accepté l’idée que l’entreprise qui émet ce bien financier n’a aucune responsabilité. C’est la règle depuis 25 ans, à la demande des banquiers eux-mêmes.
Pour bien comprendre maintenant à quel point les promoteurs de la titrisation se sont leurrés sur ses bienfaits, je mettrai en opposition deux propos de banquiers, tenus à cinq années de distance. M. Daniel Bouton, PDG de la Société Générale, intervenant en 2002 en séance plénière de l’université d’été du Medef, se réjouit publiquement dans ces termes : « On vient de connaître en 2001-2002 une grave crise boursière à l’échelle américaine et mondiale, avec l’éclatement de la bulle Internet. Nous aurions pu connaître une grave crise économique internationale. Nous y avons échappé, grâce aux marchés titrisés où le risque est pulvérisé. » En septembre 2007, M. Axel Miller, patron de la banque Dexia, spécialisée dans les prêts aux collectivités locales, dit exactement le contraire — c’était honnête de sa part — en affirmant : « Nous ne savons pas localiser le risque [5] ». C’est bien pourquoi aujourd’hui on voit tomber différents acteurs, les uns après les autres.
Une innovation dans le domaine financier n’est pas comparable à une innovation dans les secteurs des biens industriels et des services. Schumpeter, le grand théoricien de l’innovation [6] parle de la « destruction créatrice » qui dans son esprit est créatrice de richesse et s’oppose à la notion d’accumulation du capital développée par Ricardo et Marx. Ces innovations financières ne sont pas des innovations schumpéteriennes. Avec elles, la destruction n’est plus créatrice de richesses.
La désinvolture de l’État face aux banques
Venons-en maintenant au surgissement de la crise au grand jour. La banque centrale européenne intervient dans la nuit du 9 août 2007 sur un marché qui fonctionne jour et nuit, le marché interbancaire. Les banques se prêtent et empruntent, les unes aux autres, pour leur trésorerie provisoirement déficitaire ou excédentaire, sur quelques jours ou quelques semaines. Les taux sont pratiquement ceux de la banque centrale. Si le taux de la BCE est de 4%, le prêt se fera à 4.1% environ. Si on voit subitement l’écart se creuser à 4.8% ou 4.9%, c’est que la confiance disparaît et que nous sommes en présence d’un krach du crédit. Cela signifie que les prêteurs ne veulent plus prêter aux emprunteurs. La banque centrale se substitue alors aux prêteurs défaillants.
98% de la population ignore l’existence de ce marché interbancaire et c’est pourtant là que s’effectue le graissage des rouages de la machine économique. Mais, en lisant mon quotidien anglais ou américain, je me suis demandé ce qui se passait pour que le 9 août 2007 la BCE intervienne massivement, à hauteur de 47 ou 48 milliards d’euros en l’espace de quelques heures. Elle a été suivie par les banques centrales américaine, suisse, anglaise, canadienne. Puis, nouveau krach du crédit à court terme le 18 décembre 2007. La banque centrale européenne met sur le marché jusqu’à 350 milliards d’euros en quelques heures, ce qui prouve une asphyxie totale de ce marché. Troisième épisode après la faillite de Bear Stearns, le 14 mars 2008, on transfère 30 milliards de passif vers la banque centrale américaine. Ce qui reste de cette banque est repris par JP Morgan, une concurrente. À partir de la fin juillet 2008, avec Fannie Mae et Freddie Mac, Lehman Brothers, Wachovia, Washington Mutual, Dexia…, on assiste à des faillites en chaîne de banques. La crise du crédit tend à se généraliser en quelques mois. Encore aujourd’hui [7], près de 500 milliards d’euros de la banque centrale américaine sur une période déterminée, lui permettent de racheter directement (comme si elle était une banque commerciale) le papier commercial qui permet le financement à court terme des entreprises. C’est tout à fait inédit. Les banques centrales sont normalement des prêteurs en dernier ressort qui viennent accompagner les prêts que les banques font sous leur propre responsabilité en les refinançant. Ce n’est plus le cas. Les prêteurs en premier ressort ne sont plus BNP-Paribas, la Société générale ou Bank of America ou City Group, ce sont la BCE, la FED. Se pose alors la question : que font les banques de l’argent qu’on leur donne ?
Les États interviennent quand l’opinion publique commence à s’inquiéter et que les gens envisagent de retirer leur argent de leur banque. Certains fonds de placement ont fait faillite en quelques semaines, car les épargnants ont retiré brusquement leurs fonds. D’où l’intervention des États pour garantir les dépôts à une certaine hauteur. Quand les faillites des banques se sont accélérées, ils sont intervenus pour garantir les emprunts des banques, ce qui est sans précédent dans l’histoire, sauf très ponctuellement. L’État irlandais est intervenu pour garantir près de 400 milliards d’euros des banques irlandaises, chose invraisemblable puisque l’économie d’un pays de 4 millions d’habitants ne semble pas pouvoir garantir ces sommes.
Dans l’état actuel des choses, de facto le processus d’établissement du crédit est étatisé par les banques centrales et les trésors publics qui se sont portés garants. Pourquoi ne décide-t-on pas, pour clôturer l’épisode, la nationalisation juridique des banques et des assurances ? Alors que je suis plus un libéral qu’un socialiste ou un dirigiste, je dois poser la question. Si l’État nationalise, cela lui évite de se porter garant. Par la nationalisation, l’État prend le contrôle effectif, il décide de remplacer les équipes dirigeantes, en donnant aux nouvelles équipes la mission d’orienter l’argent public des banques centrales vers l’économie productive. Or ce n’est pas fait. On vous dit que Gordon Brown, Bush, Paulson ont nationalisé les banques, ce n’est que formel. Ils prennent des participations au capital des banques, mais ils laissent les dirigeants libres de leur stratégie. La France se singularise par un degré supplémentaire de désinvolture à cet égard, puisque l’État vient de lâcher 10.5 milliards d’euros, alors que la caisse de refinancement créée par M. Fillon et Mme Lagarde ne s’avise même pas de participer au capital des banques. C’est une situation tout à fait singulière : des actionnaires privés qui ne mettent pas un centime dans l’affaire ont toujours le droit de vote et contrôlent juridiquement les banques. L’État qui engage le crédit public n’acquiert pas les droits de vote qui lui permettraient d’impulser une nouvelle stratégie. C’est parfaitement déconcertant.
Extension et accélération de la crise
L’impact sur l’économie productive est d’ores et déjà perceptible. La récession est acquise au Japon, aux États-Unis, au Canada, dans l’ensemble des économies occidentales. Elle va s’étendre sur la planète dans les mois à venir. La question est de savoir si nous irons jusqu’à la dépression. Les enquêtes auprès des ménages et des chefs d’entreprise, dans tous les pays, sont très parlantes. Sur le site de l’Insee vous pouvez consulter la note de conjoncture. Vous trouvez deux chroniques, l’une les « comptes nationaux trimestriels » et une autre « informations rapides ». La France est entrée en légère récession dès la fin du printemps, si l’on tient compte des stocks. La récession américaine, d’abord très lente, s’est accélérée depuis quelques semaines. L’Espagne s’effondre. Le Royaume-Uni peut s’effondrer. Nous Français sommes très menacés, car nos grands marchés d’exportation sont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne. Il n’y a pas à se réjouir du malheur de nos voisins. Il présage le nôtre. L’accélération de la récession est d’autant plus rapide que le crédit se tarit pour les ménages, les PME et les collectivités territoriales. Le 21 octobre, le gouvernement a dû annoncer l’avance de 5 milliards d’euros aux collectivités territoriales, car il faut bien trouver un substitut à Dexia, leur banque traditionnelle, tombée en faillite.
Le marché du crédit interbancaire, malgré les actions des banques centrales, est toujours dans une situation critique. Les taux d’intérêt restent très éloignés de la normale et les montants échangés sont très faibles. C’est-à-dire que le marché central de la sphère du crédit est toujours proche d’une situation de blocage. Le marché du crédit à moyen et à long terme des entreprises également. Fin octobre, Fiat a été obligé d’émettre des obligations à 14%, soit 10% au-dessus du taux des obligations du Trésor allemand et 9% au dessus du taux des obligations du Trésor italien. C’est dire la défiance des opérateurs. Les collectivités territoriales sont d’ores et déjà étranglées. Avec la moitié de crédit en moins sur le territoire européen, elles vont devoir limiter leurs dépenses.
Le nouveau grand danger qui se profile est la dette des pays émergents. Actuellement deux pays sont au bord de la faillite, la Hongrie et l’Argentine. On croyait ce problème évacué depuis 2001 avec les dernières faillites de l’Argentine et de la Turquie. On n’avait relevé jusque là aucune catastrophe. De nombreux pays avaient même vu leur notation s’améliorer, notamment les pays producteurs de matières premières. On pouvait penser que les dettes et les faillites à répétition nombreuses entre 1982 et 2001 étaient révolues. Or, ce spectre se manifeste de nouveau à l’horizon. L’Ukraine et l’Islande ont fait appel au FMI. Celui-ci devra s’occuper sans doute prochainement de la Colombie, du Mexique, du Pérou…
Dernière mauvaise nouvelle : le krach des matières premières est à redouter. Nous avons eu un pétrole à 147 dollars le baril le 11 juillet 2008 et toutes les matières premières ont augmenté. C’est troublant, car l’offre et la demande ne sont pas les mêmes sur tous ces marchés. Depuis les années 70, les cours des matières premières sont fixés essentiellement par les traders. Ce n’est pas un prix d’équilibre entre les producteurs et les consommateurs. Les prix des matières premières sont devenus ainsi aussi volatils que celui des actions à la bourse. Elles ont grimpé jusqu’à des niveaux anormalement élevés. Quelle que soit la consommation, 147 dollars pour le baril de pétrole, c’était anormalement exagéré. Goldman Sachs, première banque d’investissement mondiale, prévoyait un pétrole à 200 dollars en fin d’année, alors que nous sommes fin octobre à 65 dollars et que l’on transige à terme autour de 50 dollars. Aujourd’hui , on assiste à l’effondrement du cours de l’huile de palme, l’huile consommée en Asie dont les principaux producteurs sont l’Indonésie et la Malaisie, avec 90% du marché. Les traders jouent à la baisse ce qu’ils jouaient à la hausse quelques semaines plus tôt. Le krach des matières premières va toucher des pays qui bénéficiaient de prix élevés et qui vont souffrir des prix bas. Ils ont lancé, entre temps, la construction d’infrastructures et ils ont augmenté, à juste titre, leurs dépenses pour développer leurs économies. Ils vont donc se trouver pris à revers.
Simultanément, la grande banque américaine Wachovia, qui vient d’être reprise par sa concurrente Wells Fargo, avec la bénédiction de l’État américain, a annoncé le 22 octobre une perte sur le troisième trimestre de 24 milliards de dollars, soit un rythme annuel de près de 100 milliards de dollars. Ceci signifie que sont concernés non plus seulement les subprimes, mais les prêts hypothécaires de premier niveau. Cela signifie un élargissement de cette crise et nous sommes au milieu du tunnel.
Quelles sont les solutions possibles ?
Il faut avoir le courage de nationaliser, provisoirement ou même durablement, le système du crédit-assurance. La Suède l’a fait entre 1990 et 1994. Les trois grandes banques étaient alors en faillite. L’État en a pris le contrôle et a demandé aux actionnaires privés de remettre de l’argent et de l’aider à renflouer ces banques. Des règles ont été fixées pour encadrer les pratiques de ces banques. Il faut adopter un dirigisme de bon aloi, pendant une certaine période, pour permettre à ce secteur vital pour l’économie de fonctionner normalement.
Les bourses baissent et ce n’est qu’un début. La situation qui s’est produite au Brésil, en Indonésie et en Russie, risque de se répéter : les autorités publiques ont été obligées alors de fermer les cotations. Si la situation l’exige, les États ne doivent pas avoir peur de suspendre les cotations. Avec un boom, les cotations des valeurs sont excessives et avec un krach les valeurs intrinsèques des entreprises deviennent minimes. Tous les détenteurs de ces actions (particuliers, fonds de placement, entreprises, banques…) sont obligés d’inscrire la moins-value dans leurs comptes, ce qui concourt au désastre général. C’est donc une mesure d’urgence à envisager. Je ne suis pas sûr que les gouvernements des pays développés y aient encore pensé.
Pour l’avenir il faut encadrer la titrisation. Ce n’est pas du dirigisme, c’est le rôle des États, en tant que producteurs de normes. Les marchés financiers, avec leur souplesse, leur fluidité, leur mobilité, ne peuvent pas résoudre ces problèmes, ils les aggravent plutôt.
Il faut également aller vers un monde multipolaire, avec de grandes régions, relativement autonomes sans être autarciques. Nous sommes en situation de compétition asymétrique, avec l’Asie émergente en particulier. Dans la conjoncture actuelle, les entreprises vont délocaliser encore plus vite et les consommateurs vont acheter de plus en plus des produits à bon marché, fabriqués au-delà de l’Union européenne.
On parle d’un nouveau Bretton Woods. Dans son principe, c’était un système assez simple, un système de monnaies stables, reliées à un étalon, le dollar en l’occurrence. Il faut retrouver un système de ce genre, sans le dollar comme étalon. Il n’est pas normal que l’euro lancé à 1.18 dollar tombe à 0.82 pour se retrouver à 1.60 quelque temps plus tard et revenir en quelques semaines à 1.30 dollar. Où est la vérité ? La vérité est à 1.20 dollar. Ceux qui connaissent l’industrie et les services le savent. Il faut que les États s’entendent pour établir une compétition loyale à l’échelle internationale. Les entreprises ont besoin de monnaies stables. Pour que l’entrepreneur (aéronautique, informatique, BTP…) fasse ses prévisions dans son activité internationale, il doit connaître la valeur des monnaies en jeu.
L’endettement des ménages a joué un rôle essentiel dans l’équilibre de l’économie mondiale. Les salaires ont augmenté moins vite que la productivité du travail dans les pays développés et même dans les pays émergents. On aurait donc dû voir éclater une crise de la demande, de type keynésien. Elle n’est pas apparue, car le surendettement méthodique des ménages dans certaines régions du monde a provisoirement rééquilibré le système. Mais la corde sur laquelle on a tiré est cassée. La solution passe par une meilleure rémunération du travail productif, quelles qu’en soient les modalités (salaire, intéressement ou autres). Cependant l’obstacle auquel nous nous heurtons est qu’on serait encore moins compétitifs avec l’Asie émergente, où les salaires sont très inférieurs aux nôtres. Autant dire qu’il faudrait rompre avec la mondialisation des échanges telle qu’elle est conçue, si l’on veut prendre les moyens de surmonter la crise économique qui s’est installée dans le sillage de la crise financière. Mais rien de tel ne se profile, tout particulièrement du côté européen, où le libre-échange a pris le statut d’une vache sacrée. La crise économique et financière pose aussi la question de la raison d’être de l’Union européenne. Celle-ci veut-elle protéger ses peuples et ses entreprises ou ne le veut-elle pas ?
Débat
L’attitude des banques en question
- Q : D’où vient l’argent que les États prêtent aux banques ? Est-ce de l’argent virtuel ?
- Jean-Luc Gréau : On risque d’avoir la situation de déflation qui s’est produite au Japon. À ceci près que le Japon est chroniquement excédentaire ; c’est un épargnant net à l’échelon mondial. Les Japonais peuvent conserver de l’argent dans les coffres-forts et en même temps souscrire des bons ou des obligations de l’État le plus endetté du monde avec 160% du PIB. La France l’est à 66%, Italie à 100%, les États-Unis à 53%.
L’argent créé par les banques centrales est en effet virtuel, tant qu’il ne se ressource pas dans l’économie pour produire quelque chose. Actuellement, la thésaurisation est pratiquée par les banques et les États et les banques centrales n’arrivent pas à faire bouger le système. Ce sera peut-être différent dans quelques jours ou quelques semaines. - Q : Que devient l’argent que des clients retirent de leur banque ?
- Jean-Luc Gréau : Le Japon est entré en crise à la suite d’un double krach en 1989-90. Il est entré en déflation, c’est-à-dire que les prix ont baissé massivement (c’est le contraire de l’inflation), alors que pendant quinze ans la banque centrale japonaise a eu des taux à 0.25%. C’était difficile d’aller plus bas. Les Japonais ont acheté des millions et des millions de coffres-forts. C’est ce qu’il faut éviter et c’est pourquoi il faut nationaliser le système. Ce n’est pas bon d’entasser des billets. La thésaurisation n’est pas bonne pour l’économie. Les billets sont faits pour être dépensés.
- Q : Est-ce que, à terme, passée la crise, l’économie américaine va évoluer vers une autre conception ? Les banques vont-elles jouer le jeu ?
- Jean-Luc Gréau : Pendant que le crédit se tarit en direction des particuliers et des entreprises, les salles de marché sont toujours là et fonctionnent avec l’accord des chefs de stratégie financière. Henry Paulson, l’ancien parrain de Wall Street, exhorte les banques à prêter et elles ne le font pas. Le marché du crédit est un marché coopératif. Lorsque les banques font un prêt, elles savent qu’elles en font bénéficier également les autres banques, car leurs clients bénéficient de la dépense de ce prêt. Une entreprise qui emprunte a des fournisseurs et des salariés qui ne sont pas clients de la banque prêteuse. Quand tout va bien et que la confiance règne, toutes les banques prêtent, ce qui profite aussi à leurs concurrents. Mais nous sommes dans la situation rigoureusement inverse. On ne sait ni quand, ni comment en sortir. Les banques accumulent donc des liquidités avec l’espoir de racheter les banques concurrentes au tapis dans quelques semaines ou quelques mois. C’est une situation particulièrement malsaine. C’est ainsi que Wells Fargo a repris Wachovia. C’est pourquoi l’intervention dirigiste de l’État dans cette situation est devenue un impératif de circonstance.
Le taux des retards de paiement des ménages américains (qui comptent presqu’autant que les défauts de paiement) s’accroissent. On va donc voir des pertes s’accumuler. A contrario, des gens sortent de leur endettement, parce qu’ils ont terminé leur remboursement. Mais très peu y entrent, car les banques et les sociétés de crédit ne leur prêtent plus. L’endettement proprement dit devrait donc se réduire. Mais derrière ces problèmes, se profile la montée du chômage qui réduit la masse des revenus et contracte l’activité. La dette est toujours proportionnée aux valeurs économiques sous-jacentes. Il n’est pas sûr que le désendettement forcé de certains ménages américains aboutira à un désendettement proportionnel de la dette de ces ménages. - Q : Faut-il revoir les règles comptables qui plombent les bilans ?
- Jean-Luc Gréau : Le plan Paulson dispense les banques américaines d’appliquer la règle du mark-to-market qui consiste à appliquer la valeur de la créance telle qu’elle est cotée sur le marché. Cette règle n’a pas été décidée par les États. La réglementation qui oblige les entreprises ou les banques à inscrire dans leur bilan la valeur d’un bien – telle que le marché la reflète –, n’est pas une loi internationale, même si l’Union européenne dans son « immense sagesse » l’a adoptée… C’est une règle établie par une société privée anglaise. On en comprend aujourd’hui les dangers. Prenons l’exemple d’une créance hypothécaire qui vaut 100 facialement et dont les emprunteurs représentés commencent à être défaillants. Elle vaut alors 80, mais les marchés la cotent 60 ou 50. On est donc obligé de défalquer une perte supérieure à la perte effective. Dans ces conditions, les différentes pertes annoncées par des banques ou des sociétés de crédit depuis 2007 sont directement les effets de cette règle. M. Paulson reconnaît implicitement que c’est une mauvaise règle. En matière comptable, il n’y a pas de règle très bonne, mais celle-ci a été très nocive.
- Q : Quels sont les effets de cette crise sur les fonds de pension et donc les retraites aux États-Unis ?
- Jean-Luc Gréau : Je n’ai pas de réponse. D’ailleurs, on ne nous en parle pas. Or il existe deux catégories de fonds de pension aux États-Unis et dans les pays qui ont adopté ce système : les fonds à prestation définie et les fonds à cotisations définies. Les fonds à prestation définies fonctionnent dans l’esprit comme nos retraites. Vous cotisez pendant votre activité et vous recevez une pension, en proportion, au moment où vous faites valoir vos droits. Les fonds à cotisations définies fonctionnent de manière obligatoire ; vous n’êtes pas libre de ne pas y entrer et on vous verse une pension en fonction de ce qui est en caisse. Les entreprises américaines ont fait passer le maximum de personnes des fonds à prestation vers les fonds à cotisation définies. Par exemple, IBM a décidé de passer d’un système à l’autre. Les salariés s’y sont opposés, sont allés devant les tribunaux par une class action et ils ont perdu. C’était pourtant de la part de l’entreprise un déchirement du contrat. Maintenant la majorité des fonds de pension est à cotisation définie ; les salariés cotisent, mais ils ne savent pas ce qu’ils toucheront. Dans le contexte de crise financière actuelle, ils ne devraient pas espérer grand-chose.
Les entreprises prises au piège
- Q : On nous dit que la crise est financière et que l’économie réelle va trinquer. Quels sont les effets de cette crise sur les entreprises ?
- Jean-Luc Gréau : Les grands constructeurs d’automobiles américains subissent des pertes de part de marché depuis 28 ans. General Motors avait 50% du marché américain en 1980, il en est péniblement aujourd’hui à un peu plus de 20%. Trois entreprises, GM, Ford et Chrysler, sont vouées à la faillite avec des pertes considérables. Les indices financiers, les fonds prépondérants sur les marchés boursiers n’ont pas vu venir cette situation, pourtant visible même pour quelqu’un qui n’a pas de culture financière. Il suffit de regarder les pertes de parts de marché et les créneaux de produits qui n’ont pas d’avenir, car ces entreprises produisent des voitures très consommatrices d’énergie. Elles ont de plus une dette considérable qu’elles ne sont pas en mesure de rembourser. Néanmoins, elles continuaient de se tenir très bien sur les marchés boursiers jusqu’à une période très récente où elles se sont effondrées.
Depuis plusieurs années et il y a quelques mois encore, les entreprises et les banques faisaient des rachats d’actions, c’est-à-dire qu’elles rachetaient à leurs actionnaires une partie des actions qu’ils détenaient, au-dessus du marché, elles les neutralisaient dans un compte, afin de faire monter la valeur du cours, puisque le nombre d’actions en circulation était plus faible. Les actionnaires qui vendaient, s’enrichissaient ainsi et pouvaient replacer leurs gains sur le marché. M. Pébereau qui a rédigé le rapport sur la dette publique française, a fait un rachat d’actions de 4 milliards d’euros, il y a trois ans pour BNP-Paribas. Cette pratique perverse a été introduite en droit français en 1998 à l’initiative d’un ministre socialiste de l’économie et des finances, Dominique Strauss-Khan. L’assemblée nationale, à droite et à gauche, a voté cette loi qui introduisait en France ce qui se pratiquait en Angleterre, aux États-Unis et dans d’autres pays.
À ce niveau, on peut accuser les États d’avoir manqué de vigilance, de gouvernance au sens propre du terme, en acceptant la titrisation non contrôlée, les rachats d’actions et plus généralement la subordination des grandes entreprises cotées, et à travers elles tous leurs fournisseurs, aux exigences des opérateurs boursiers. Maintenant ces entreprises sont prises au piège et doit servir de « secouristes ». - Q : La suspension des cotations ne risquerait-elle d’ouvrir des marchés parallèles ?
- Jean-Luc Gréau : Le marché gris est peut-être préférable… On a bien vu que les agences de notation sont à côté de la plaque. Les fonds de placement qui sont normalement outillés pour connaître la valeur des entreprises changent d’avis toutes les semaines. La valeur d’une entreprise se détermine par son bilan et son activité. Prenons l’exemple d’une entreprise familiale non cotée, que ses propriétaires veulent vendre car ils ne souhaitent plus détenir le capital. Des personnes se présentent pour poursuivre son activité. Il faut bien sûr déterminer un prix de cession. Elle n’est pas cotée en bourse. Que vaut-elle ? Des spécialistes analysent les éléments de l’actif et ceux du passif, le chiffre d’affaire, l’excédent brut, la valeur ajoutée, le profil de l’entreprise…, bref ils appliquent des règles avec des coefficients selon le secteur d’activité. On fait cela tous les jours pour les entreprises non cotées, et elles ne sont pas plus mal évaluées par des experts-comptables que par les personnages étranges que sont les traders et les analystes financiers qui décident de la valeur des entreprises.
Quelles barrières commerciales ?
- Q : N’y a-t-il pas inversement une crise de la demande qui a provoqué le dégonflement et la crise financière. La baisse du pouvoir d’achat en occident peut-elle être relayée par une armée de secours de consommateurs chinois ?
- Jean-Luc Gréau : Les exportations représentent 45% du PIB chinois. Elles sont en train de s’essouffler en raison de la contraction de la demande sur le marché mondial. La Chine a en effet la possibilité d’augmenter sa demande intérieure, d’augmenter les salaires, de créer un système d’assurance maladie… Elle va le faire, le gouvernement chinois a annoncé un plan de soutien de sa consommation intérieure [8]. Ils sont bien plus intelligents que nous. Après 25 années d’apprivoisement de la « pensée anglo-américaine », pendant que nous avons été crétinisés, ils ont bien vu les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de nos marchés encore riches. Maintenant, sous la contrainte des faits bien sûr, ils se réorientent vers le développement de leur marché intérieur. Ce n‘est pas facile, il leur faudra du temps, au moins trois ans, mais les Chinois ont compris cela.
Or, l’impératif de la production commerciale n’est à l’ordre du jour d’aucun agenda, ni de Nicolas Sarkozy, ni d’Angela Merkel, ni a fortiori de Gordon Brown et de la Commission européenne. Il faut réanimer le consommateur européen et laisser les pays émergents développer leur marché intérieur, en établissant en même temps des cloisons protectrices à l’échelon de chaque grande région économique mondiale. Tout cela va se faire dans le désordre et dans la confusion. Mon espoir porte sur les États-Unis, pas sur l’Europe. Barak Obama n’aimera pas faire cela. C’est un libéral (au sens économique du terme), mais il est un peu moins dogmatique que la moyenne. Le budget américain commence au 1er octobre et finit le 30 septembre. Or ce budget 2008-2009 est affecté d’un déficit de 1 000 millions de dollars. Le nouveau président va devoir prendre des décisions exceptionnelles. Un sénateur américain, le jour où l’on a annoncé que l’État prenait le contrôle de Fannie Mae et Freddie Mac, s’est exclamé : « Aujourd’hui j’ai eu l’impression de me réveiller dans un pays socialiste, j’étais en France. » Un autre : « Nous glissons vers la pente fatale où se trouve la France. » C’est vous dire le décalage profond entre les hommes politiques américains et les Européens au sens large. Obama sera obligé d’en tenir compte et les États-Unis peuvent établir des barrières commerciales. - Q : Va-t-on vers des espaces commerciaux protégés ?
- Jean-Luc Gréau : Ce serait une révolution, si on allait vers des espaces commerciaux protégés. Je suis libre-échangiste. J’ai commencé à bouger il y a quinze ans, non par doctrine, mais en raison de l’évolution des économies à l’échelon planétaire. Il est peut-être prétentieux et polémique de parler de « trahison des économistes
[9] », mais on a le droit de changer de point de vue, quand les faits l’exigent ou quand quelqu’un vous montre de façon argumentée qu’il faut emprunter une autre voie.
Le théoricien européen de la protection commerciale s’appelle Frédéric List [10]. Il était libre-échangiste et voulait que les principautés allemandes fassent tomber les frontières pour introduire le libre-échange dans l’espace économique allemand. Il a eu bien des difficultés, car les droits de douanes constituaient des recettes fiscales. Au cours d’un voyage aux États-Unis, il a rencontré le théoricien du protectionnisme américain, Henry Carey. De 1787 à 1945, les États-Unis ont été un grand pays protectionniste. Henry Carey a indiqué à Frédéric List que l’espace ainsi libéré devait être protégé. C’est ainsi qu’est apparu le Zollwerein à l’initiative de la Prusse. En 1878, ce pays était à la tête du protectionnisme européen qui resurgit après une période de libre échange.
Le protectionnisme n’est pas une question de choix entre le bien ou le mal, mais une question de vie ou de mort. On ne peut pas tenir durablement, si on reste en compétition avec des sites de production où la main d’œuvre est bonne, avec une matière grise qui progresse, des infrastructures qui commencent à être suffisantes, où les entreprises se développent et où pourtant le coût du travail reste très inférieur à celui que nous connaissons, alors même que nous avons considérablement freiné les salaires.
J’ai intitulé un chapitre de mon livre « Comment être attractif et compétitif ? ». La protection commerciale est assimilée à une réaction irrationnelle, une réaction pathologique fondée sur la peur. Deux critiques de mon livre, sérieuses et fouillées, dans Les Échos et dans Alternatives économiques, se terminent en considérant que Jean-Luc Gréau est « emprunt de frilosité », qu’il a « peur de la mondialisation ». Mes arguments ne servent à rien.
Une volonté politique commune en Europe ?
- Q : Dans les ensembles régionaux dont vous avez parlé, les États peuvent trancher entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs. Ils peuvent modifier des règles économiques contingentes. Au niveau mondial, avec les règles actuelles, on arrive à des catastrophes. Mais le problème reste celui de la démocratie au sein de l’Europe.
- Jean-Luc Gréau : La dernière négociation à l’OMC qui a heureusement avorté, en est une illustration. Le commissaire européen au commerce, Peter Mandelson, fait une proposition – sans qu’on le lui ait demandé –, d’une baisse drastique de la protection agricole européenne. C’est d’ailleurs le seul domaine où l’Europe soit protégée. Il est évident que M. Mandelson est très lié, pour des raisons historiques, à des pays comme l’Australie et la Nouvelle Zélande. Formellement, il n’avait aucun mandat. Nicolas Sarkozy a « rué dans les brancards », selon sa méthode de réaction immédiate. Il avait raison, mais le processus de décision est vicieux. Il faudrait un mandat précis de ce qui est négociable et de ce qui ne l’est pas. Or, à l’abri de discussions sur lesquelles nous n’avons aucune prise, des personnages aux pouvoirs considérables décident à la place des gouvernements.
La question dépasse celle de la démocratie au sein de l’Europe. Elle pose celle de son existence politique. Il faudrait déjà commencer par un réarmement politique des États. Il faut que l’État ait un pouvoir, qu’il soit un producteur de normes, un gardien de l’éthique des affaires et un protecteur des populations. S’il n’assume pas ces missions essentielles, qu’il disparaisse… - Q : Dans un cadre européen, quels pays seraient susceptibles de s’associer à la France dans ses initiatives ?
- Jean-Luc Gréau : Je suis devenu un Européen très modéré. J’étais très Européen dans ma jeunesse et je considérais que les gaullistes se montraient trop frileux. Ils avaient en partie raison. Un grand débat opposa Georges Pompidou et François Mitterrand, alors chef de l’opposition, à la fin de 1966. L’argumentation de Pompidou était la suivante : « Vous êtes Européens, nous le sommes aussi, mais nous ne voulons pas d’une Europe atlantique ; nous voulons une Europe européenne. » Ce propos était prémonitoire, Pompidou avait raison de souligner ce risque. Les Allemands, du fait de la Deuxième Guerre mondiale, sont tombés sous la tutelle morale des États-Unis, sinon économique. Les Italiens ont tourné leurs regards vers les États-Unis, du fait notamment de leur immigration.
La grande évolution économique de ces trente dernières années qui a inclus tous les présidents américains (Reagan, Bush père, Clinton, Bush fils), a éloigné intellectuellement les États-Unis de l’Europe. Pendant ce temps, l’Europe s’est élargie et a perdu son identité. Elle doit devenir une entité douée d’une réflexion, d’un diagnostic et d’une volonté politique commune. Sinon, elle ne sert à rien. En fait, elle désarme les États, elle les dépossède de leur pouvoir, en l’annihilant. La Commission et la cour de Justice se veulent les gardiens de la grande doctrine de la concurrence et du libre-échange dont on voit ce qu’ils deviennent dans la crise actuelle. Elles se situent au niveau des principes supérieurs qui ne sont pas des principes politiques. Or, rien n’existe au-dessus des États – à l’exception de Dieu dans les États théocratiques –, si ce n’est le corps souverain auquel ils commandent par ailleurs. Si les États européens ne se réarment pas, rien n’est possible. Par ailleurs, il faut qu’au moins trois ou quatre pays se rassemblent. Lesquels ? Laissons l’Angleterre de côté. Angela Merkel a compris qu’il y avait une certaine distance entre le capitalisme américain et celui des Allemands. En Italie, Berlusconi et son ministre des finances, Giulio Tremonti, se posent aussi la question d’une politique italienne ou européenne. Aux Pays-Bas, un pays traditionnel de négociants, Donald Kalff, ancien dirigeant de Shell et de KLM, considère, dans un livre passé presque inaperçu [11], que les traditions européennes ne sont pas celles du monde anglo-américain. Cet homme d’entreprise que je ne suis pas, qui a connu de grands groupes, parvient au même diagnostic que moi.
Est-ce qu’à l’occasion de cette épouvantable catastrophe des personnalités aussi différentes que Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, Silvio Berlusconi, dirigeants des pays fondateurs de l’Europe, peuvent s’entendre pour essayer d’inventer quelque chose de nouveau ? Pendant qu’ils font des plans de sauvetage des banques, les pays d’Europe centrale, comme la Pologne ou la Roumanie, rappellent la vérité du marché et condamnent une intervention excessive des États. Il faut qu’émerge une volonté européenne. C’est une nécessité, mais personne ne peut dire si ce sera le cas ? En attendant, les politiques contredisent tous les jours par leurs positions initiales, ce qui n’est pas une mauvaise chose, et les peuples perçoivent ces revirements, comme les épisodes d’un feuilleton vaudevillesque. Mais, dans ce contexte très grave de crise économique, alors qu’un chômage massif risque d’exploser, le scénario n’est pas écrit.
Quelles critiques altermondialistes ?
- Q : Selon certains altermondialistes, tous les flux financiers sont de la spéculation Or, on constate actuellement que les banques bloquent leurs échanges entre elles. Si c’est pour échanger des titres pourris, ce n’est pas bien grave, mais elles ont besoin au jour le jour d’emprunter ou de prêter de grosses sommes. Dans ces flux financiers peut-on faire la part des choses entre ce qui est purement spéculatif et ce qui est vital pour l’économie ?
- Jean-Luc Gréau : Ce qui se passe à l’échelon interbancaire est très important. Mais ce sont des sommes qui reviennent. Les prêts sont des prêts d’une journée, de quelques jours ou de quelques mois parfois. Mais il ne faut pas additionner les milliards échangés. La somme importante est celle de la trésorerie du système économique lui-même. Bien sûr, sur le marché interbancaire, les banques ne s’échangent pas des titres, c’est du cash. La titrisation vient en aval et se greffe sur le système et produit ses effets détestables.
- Q : Est-ce que les critiques altermondialistes de ces dix dernières années sont validées par la situation actuelle ?
- Jean-Luc Gréau : Je ne suis pas du tout un altermondialiste, mais j’ai été plusieurs fois invité par eux et ils me témoignent une bienveillance qui parfois m’inquiète. Il existe deux courants. Le courant gauchiste, proprement dit, qui attend la grande crise et compte actuellement les semaines ou les mois pour construire un socialisme d’État, mais démocratique. L’autre courant critique ce capitalisme fou et souhaite le remettre sur ses rails, en limitant la part spéculative ou marchande de l’activité humaine, mais il n’envisage pas de quitter le capitalisme, après avoir tiré quelques leçons des expériences soviétique et maoïste. Ce courant estimable est dans l’argumentation. Il n’apparaît pas dans le champ politique, mais la réflexion y est pertinente et encourageante. Bien sûr, à l’échelon des grands médias, on ne voit toujours que les mêmes.
La fascination pour le modèle anglo-américain
- Q : Il y a eu, notamment parmi les élites européennes, une fascination pour un type de modèle qui n’est pas particulièrement lié à son histoire. Vous parlez dans votre livre d’un modèle « introduit par les Anglais et les Américains que nous avons cru devoir célébrer même dans ce pays étrange qu’est devenu la France dont les élites admirent l’Angleterre et les États-Unis contemporains, sans parvenir à adopter leurs schémas dans leur intégralité. » Vous parlez aussi de la « fascination pour le risque ». Nous ne sommes pas seulement renvoyés à des facteurs économiques, mais aussi politiques et culturels qui font que des élites ne veulent pas voir ce qui est en train d’advenir. Comment l’expliquer ?
- Jean-Luc Gréau : C’est en effet une énigme. Une chose me paraît sûre pour la France, c’est que le modèle keynésien, modèle américain avec Roosevelt, a été battu en brèche par les difficultés non négligeables des années 70. Les populations à cette époque étaient traumatisées par une très forte inflation. L’Italie et l’Angleterre sont montées à plus de 20%, la France a atteint 14%. Au printemps 1974, l’inflation y est de 17% sur un trimestre. Mais les salaires ont augmenté plus rapidement et il n’y a pas eu de baisse du pouvoir d’achat. En réalité, on distribuait trop. On n’a pas géré le modèle keynésien avec prudence. On aurait pu faire un simple aggiornamento en replaçant l’entreprise au cœur de la dynamique économique, en soutenant les créateurs et les développeurs, en acceptant de maîtriser la dépense publique et en la rendant aussi productive que possible. Mais on a basculé vers un système qui subordonne les marchés économiques aux marchés financiers. On a agi sur l’impulsion des Anglais et des Américains. On parle toujours de Reagan et de Thatcher, mais ils n’ont pas été les seuls cerveaux pensants de cette bifurcation économique et financière, commencée depuis une trentaine d’années.
Pourquoi les élites françaises ont-elles été fascinées par ce modèle ? La droite et la gauche françaises ont beaucoup bougé. Il faut tenir compte de l’échec du « socialisme à la française » après les revers de la politique menée en 1981-1982. Cette période a été suivie d’une politique très classique, avec une politique de redressement qui ne devait rien à l’idéologie et qui a été une simple remise des compteurs à zéro : décélération salariale qui a permis la décrue des prix, assainissement du déficit budgétaire, amélioration du commerce extérieur.
C’est précisément le moment où la propagande anglo-américaine nous atteint, relayée par des médias, assez imprudents, et par les économistes. La droite triomphe alors et se dit que le libéralisme est l’antithèse du socialisme mitterrandien et, a fortiori, du socialisme soviétique. Ce tournant de 1983 a profondément traumatisé la gauche. Encore aujourd’hui, dans la préparation du congrès de Reims, la plupart des socialistes sont encore prisonniers de cet épisode. Ils craignent d’aller à leur perte, s’ils font du socialisme comme en 1981-1982. Il faut savoir tout de même que, depuis cette date, l’État français ne crée plus d’emplois. C’est dans la décennie 70, sous Pompidou et Giscard, qu’il en a été créé le plus nombre depuis la guerre.
Les hauts fonctionnaires ont eu aussi à cœur de s’écarter de l’image de la technocratie française, celle des grands commis de l’État. Ils ont cru qu’à l’occasion de la grande Europe, de la mondialisation des échanges, ils devaient changer de statut. Le pantouflage a sévi. Pébereau et Bouton sont d’anciens directeurs du Trésor. Nombre de grands organismes internationaux, comme l’OMC, sont occupés par des Français. Ils ne viennent pas de l’entreprise, mais de la haute administration. Ils sont devenus des agents de la mondialisation en route. - Q : Il y a eu la politique Reagan-Thatcher, puis la chute du communisme qui a fondamentalement décrédibilisé l’action des États, y compris en France. Après Reagan-Thatcher, on a eu Blair-Clinton qui ne sont pas revenus sur les « réformes » réalisées par leurs prédécesseurs. On a assisté à l’échec d’une nouvelle forme de gauche qui consistait, avec Blair, à combiner la solidarité et la compétitivité. N’arrive-t-on pas au bout d’un processus historique ? Y a-t-il une réponse au cynisme anglo-saxon qui au fond a vaincu historiquement ?
- Jean-Luc Gréau : Vous élargissez la perspective. En effet, le mur de Berlin est tombé. Je ne vois pas resurgir une gauche classique ou une social-démocratie très amplifiée. La droite, pour sa part, a abandonné la Nation en oubliant que sans elle l’État avait du mal à survivre. L’activisme de Nicolas Sarkozy est tout de même celui d’un homme d’État, mais, dans les rangs des parlementaires, j’ai croisé un nombre incroyable de gens qui manifestent non seulement une absence de réflexion, mais une absence de connaissances basiques de ce qui se passe dans l’économie et la finance, alors qu’ils prétendent en être les connaisseurs. L’appauvrissement intellectuel de notre représentation parlementaire est inquiétant et ceux qui veulent se démarquer du PS et de l’UMP ne réussissent pas à se faire entendre.
(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 22 octobre 2008 avec Jean-Luc Gréau, économiste qui vient de publier La trahison des économistes, Gallimard-Le Débat et un article « L’irresponsabilité des marchés », Le Débat n° 151, septembre-octobre 2008.
Notes
[1] Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Gallimard.
[2] ARM : Adjustable Rate Mortgages. CDO : collaterised debt obligation. CDS : credit default swaps.
[3] Octobre 2008.
[4] Près de mille milliards de dollars recensés vers le 20 novembre 2008.
[5] Je souligne ce point dans un chapitre de mon dernier livre écrit en août 2007.
[6] Joseph SCHUMPETER, Théorie de l’évolution économique (1911).
[7] 22 octobre 2008.
[8] Le 10 novembre 2008, la Chine adopte un plan de relance de 455 milliards d’euros.
[9] Jean-Luc GRÉAU, La trahison des économistes, Gallimard-Le Débat, 2008.
[10] Économiste allemand (1789-1846).
[11] Donald KALFF, L’entreprise européenne. La fin du modèle américain, Vuibert, 2005.