Avec Bernard Poulet (*)

Novembre 2006

Les médias sont toujours le produit d’un moment de la société et d’une histoire. Il faut insister sur cette évidence qui ne va pas de soi quand on parle des médias, et cesser de réfléchir comme s’ils se développaient à l’intérieur d’une bulle fermée, dans une sphère quasi autonome, ayant sa propre logique, sa force ou sa capacité de nuisance. Ceci n’est pas faux, mais c’est insuffisant pour comprendre ce qui se passe. Il y a une dialectique entre la manière dont les médias évoluent, le rôle qu’ils jouent dans la société et la société elle-même.

Quelle évolution?

Je ne reprendrai pas ici une histoire des médias, il existe de bons livres [1]. Je me contenterai de marquer les grands moments qui permettent de comprendre la crise actuelle.
On peut situer la naissance de la grande presse de masse dans la deuxième moitié du XIXe siècle : agences de presse, Reuter et Havas, le quotidien à un sou, etc., en parallèle avec l’accession au suffrage universel, la création des organisations de masse, partis et syndicats et le parlementarisme. Ce mouvement s’accélère dans l’entre-deux-guerres, avec le développement de la radio, des grands journaux d’opinion et des partis qui ont tendance à se radicaliser avec la montée des totalitarismes. Quand on relit les journaux de l’époque, on est stupéfait par la violence de leur ton. Elle correspond à l’ère des masses. Cette presse acquiert un énorme pouvoir. Elle est le plus souvent au service de partis, de courants politiques ou d’opinions ; elle mène des campagnes, parfois violentes, au point de devenir, pour une part, une presse de chantage, souvent elle-même corrompue. C’est à cette époque que l’on peut vraiment parler de « presse de destruction massive ». Il suffit de rappeler le triste épisode du suicide de Salengro après une campagne de presse extrêmement violente déchaînée contre lui. À cette époque, les médias s’inscrivent dans une réalité politique dominée par de grands partis politiques de masse, les polémiques idéologiques très vives, la montée des totalitarismes, la dévalorisation de la démocratie parlementaire. La radio qui prend son essor est souvent une radio de propagande, de masses et de foules. Les totalitarismes ont compris son importance. De grands orateurs comme Hitler, Mussolini et même Jacques Doriot en France se sont servi de la radio.
L’après-guerre est marquée, en France, par la renaissance d’une presse diverse et riche, alimentant un grand débat démocratique encore fort virulent, surtout dès le déclenchement de la « guerre froide ». Elle enregistre aussi le début d’une volonté de professionnaliser, sinon de purifier, ce métier. Des journaux compromis dans la collaboration sont interdits de reparution et les excès et la corruption de l’entre-deux-guerres sont critiqués. Le Monde se crée sur les cendres encore chaudes du journal Le Temps, interdit parce qu’il avait continué de paraître après novembre 1942 (fin de la « zone libre »). Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, définit un journalisme qui doit être à la fois honnête, équilibré et au service de la société. Il veut faire du Monde un véritable « service public ». Mais il y a toujours, à côté, une presse de parti, forte, polémique et impliquée dans les combats de la guerre froide. 
C’est également après-guerre, avec cette volonté de professionnaliser le journalisme afin d’en éviter les dérives, que la génération arrivée aux commandes décide qu’il faut former les journalistes. Car, jusqu’à la création du Centre de formation des journalistes (CFJ), en 1946 à Paris par Philippe Viannet, la presse française n’a pas d’école de journalisme, à la différence du monde anglo-saxon. Depuis le XIXe siècle, en caricaturant à peine, le journaliste était soit un écrivain raté, soit un politique qui n’avait pas réussi à se faire élire, même si la grande diversité du recrutement pouvait parfois permettre au coursier de devenir grand reporter. 
La diversité qui résultait de ce recrutement aléatoire donnait une richesse non négligeable à cette presse, ce qui contraste avec l’uniformisation que l’on peut connaître actuellement. Aujourd’hui, les nombreuses écoles de journalisme sont des écoles de formation professionnelle, mais elles n’ont pas pour vocation de donner une culture générale. Elles offrent une formation technique à l’écriture, à la pratique de la radio ou de la télévision. Et l’on déplore de plus en plus que les jeunes journalistes soient « formatés ». Une telle uniformisation est renforcée par le fait que, si le niveau des diplômes a monté, les nouveaux venus sortent massivement de Sciences-Po ou d’une école. La création, en 2004, d’une école de journalisme à l’Institut d’études politiques de Paris ne devrait pas inverser la tendance…
Dans les dernières années de la IVe et aux débuts de la Ve République, le recul de la presse de parti devient encore plus rapide que celui des partis politiques eux-mêmes. C’est toutefois une période de bonheur pour la presse quotidienne écrite. Le pluralisme y est grand et les tirages sont très importants. C’est l’époque où France Soir tire à plus d’un million d’exemplaires.
À la fin de cette vague, dans les années soixante, dans un cadre apaisé, moins virulent (au niveau international c’est le début de la « détente »), les médias aspirent à vraiment se professionnaliser. C’est le début de la vogue du modèle du journalisme « à l’anglo-saxonne ». Cette image du journalisme dit anglo-saxon, est en grande partie mythique ou fantasmée. Une mode, un discours répété un peu partout sans que ceux qui le tiennent comprennent que le journalisme anglo-saxon correspond à une société qui n’est pas la société française. Aux États-Unis toute la presse se sent une responsabilité civile, elle exprime un consensus aux antipodes des querelles gauloises, et estime, dans une nation marquée par une morale religieuse, devoir contribuer – même par des critiques virulentes -, au bon fonctionnement d’un système que bien peu contestent. On est loin du journalisme militant à la française.

Les nouveaux mythes de la presse après « Mai 68 »

De la Libération à la fin des années soixante-dix, le journalisme français est dominé par la génération issue de la Résistance, puis par la génération de 68, dont Serge July est le représentant emblématique. Curieusement, avec cette dernière génération, on assiste au retour d’un certain type de journaliste, avec les mêmes travers – certains diront les vertus -, qu’avant-guerre : beaucoup d’écrivains peu aboutis et de politiciens non achevés qui tentent de faire de la littérature ou de continuer à faire la politique (pour les ex-gauchistes de 68) au moyen de la presse. C’est très net à Libération, mais pas seulement. 
Avec « Libé », à partir de 1973, on assiste également au triomphe de deux nouveaux mythes venus d’outre-Atlantique : celui du « nouveau journaliste » et, assez vite après le « Watergate », celui du journalisme d’investigation. Là encore, ces phénomènes sont les reflets des changements qui s’opèrent dans le reste de la société. Le « nouveau journalisme » est la traduction du narcissisme moderne : le journaliste n’est plus là pour raconter les événements tels qu’ils sont, mais pour raconter la manière dont il les vit personnellement. J’ai en tête un sublime reportage dans Libération qui racontait le Festival d’Avignon depuis un sac de couchage : le reporter narrait, avec un certain talent, ses états d’âme et ses impressions à partir de son sac de couchage et ne disait presque rien de la scène du palais des Papes, ni même du festival off. Le modèle, c’était le mensuel américain Rolling Stone, où l’on pouvait lire un entretien avec le candidat-président Jimmy Carter, réalisé par hasard alors que le journaliste l’avait fortuitement rencontré dans les toilettes de leur hôtel. Le journaliste se mettait en scène lui-même, plus qu’il ne rapportait des faits, parce qu’on se doute bien que Carter n’était pas là pour faire un discours ! 
Le succès plus durable du « journalisme d’investigation » a quelque chose à voir avec la volonté de la génération de Mai 68 de poursuivre une forme d’activité militante par le journalisme, même si ce n’est plus une presse de parti. La divine surprise pour les ex-gauchistes va encore une fois provenir de l’Amérique avec l’affaire du Watergate : deux journalistes font tomber Richard Nixon, le président des États-Unis, l’homme le plus puissant du monde. Ce que des centaines de manifestations des Comités Vietnam de base ou autre Secours Rouge [2] n’auraient jamais pu réaliser. Le journalisme apparaît alors comme une formidable arme politique : si on a pu faire tomber Nixon, on doit pouvoir en faire tomber d’autres ! Ce mythe dont l’arme fatale s’appelle « investigation » va irriguer les pratiques journalistiques françaises pendant plus de vingt ans. Beaucoup de nouveaux journalistes sont dès lors convaincus que la presse peut être une « arme de destruction massive » servant à mener dans la société des batailles politiques dont l’objectif dépasse, transcende ceux des partis politiques. La presse se prend alors pour un méta-pouvoir, chargé de dire le bien et le mal, en position d’arbitrer qui a le droit (ou ne l’a pas) de gouverner dans le pays. Ainsi, la presse participe très efficacement à la dévalorisation du politique, à la désacralisation de la fonction politique. Cette destitution du politique n’est pas le seul fait de la presse – d’autres ressorts plus profonds sont à l’œuvre -, mais celle-ci l’épouse et l’amplifie. Les médias ne font pas tout, mais pendant cette période ils peuvent croire et faire croire qu’ils sont tout-puissants. Et ce n’est pas un hasard si une émission créée par Élisabeth Lévy, aujourd’hui rayée de la grille des programmes de France Culture, s’est intitulée : « Le premier pouvoir ». Ce titre était une bonne formule journalistique reflétant la conviction des gens de médias et des critiques des médias, mais il était inexact sur le fond. Les médias n’ont jamais constitué le « premier pouvoir » même s’ils ont voulu se poser en rivalité et même surtout s’ils ont utilisé leur grand pouvoir de nuisance pour affaiblir les autres pouvoirs. 
Si l’on regarde ce qui s’est passé en Angleterre, on constate que la presse y est plus dynamique, plus vivante. Les journalistes sont très bien formés à l’enquête, à l’écriture, à la culture ; ils sortent souvent d’Oxford ou de Cambridge. Cela donne une presse de qualité qui coexiste avec une « presse de caniveau », pas mal faite non plus. La mise en scène, la spectacularisation, les intrusions dans la vie privée sont pour nous révoltantes, mais les informations sont précises, claires et rarement contestables sur les faits. Les deux types de presse et l’ensemble des médias, manifestent d’ailleurs une pugnacité inconnue ici.
Cette presse a eu également la volonté de jouer un rôle politique, notamment à l’époque de Margaret Thatcher et de John Major qui étaient devenus ses bêtes noires. Margaret Thatcher avait été affaiblie par la presse et son successeur conservateur, John Major, un personnage plus falot, fut une victime de choix des médias qui, très équitablement, parvinrent aussi à « tuer » un ou deux candidats à la direction du parti travailliste. S’il est reproché aujourd’hui à Tony Blair d’avoir manipulé les médias – ce qui est parfaitement exact -, il faut comprendre qu’il l’a fait d’abord pour se protéger. Il avait très bien compris leur capacité de nuisance et il s’était construit un mur de protection pour pouvoir faire sa politique sans être détruit par leurs attaques. Cela lui a longtemps réussi. Mais maintenant qu’il est affaibli par ses engagements aux côtés de George Bush, les médias britanniques se vengent de ses manipulations antérieures. Mais, même en Grande-Bretagne, l’univers médiatique est à son tour en crise et la période que nous venons de décrire s’achève pour ouvrir sur des territoires inconnus. Encore une fois, il ne s’agit pas essentiellement d’une transformation des médias en tant que tels, mais du reflet médiatique des actuelles transformations du monde, qu’elles s’appellent mondialisation, Internet, financiarisation, communautarisme ou individualisme.

Décomposition et recomposition de l’univers médiatique

Depuis très peu de temps, deux ou trois ans, on assiste à la prise de conscience que l’univers médiatique est en train de se décomposer-recomposer sous l’effet de ces différents facteurs à une vitesse très rapide. Le plus souvent, les gens de médias en voient d’abord les aspects liés aux bouleversement technologiques. 
Beaucoup de patrons de presse disent que d’ici cinq ans, dix ans ou quinze ans, il n’y aura presque plus de « support écrit papier », autrement dit de journaux tels que nous les connaissons depuis deux siècles. Ils pensent que nous sommes entrés dans une autre ère avec Internet et tout ce qui en est dérivé : blogs, RSS, podcasts, iPod, You Tube, etc. Et, en effet, les avancées technologiques ou l’utilisation plus systématique des technologies sont en train de transformer le rapport aux médias, particulièrement chez les plus jeunes. Non seulement l’habitude de lire des journaux se perd, mais les plus jeunes regardent de moins en moins les grandes chaînes de télévision.
La financiarisation des médias se fait, elle aussi, sentir de plus en plus fortement. Ainsi, le groupe Express-Expansion a été acheté par un groupe de presse belge qui a l’inconvénient d’être coté en bourse et doit rendre des comptes à ses actionnaires. Il s’est engagé à ne pas intervenir sur la ligne rédactionnelle, mais il exige un doublement du profit dégagé par le groupe. C’est la conséquence du passage en bourse des entreprises médiatiques qu’on a déjà vérifiée aux États-Unis. Le Los Angeles Times qui réalise pourtant quelque 20% de profit s’est vu demander des efforts supplémentaires – c’est-à-dire des réductions de coûts et des suppressions de postes -, pour augmenter ce résultat. Et ce cas se généralise.
Par ailleurs, on demande désormais aux journalistes de devenir « multimédias » : d’écrire pour Internet, d’alimenter une radio ou encore une télévision. Le Financial Times, l’un des meilleurs quotidiens dans le monde, est en train de regrouper les rédactions « papier » et Internet dans un même ensemble, sous la direction d’un desk [3] commun. Le Wall Street Journal a déjà commencé à le faire.
Beaucoup de spécialistes pensent désormais que les grands médias généralistes sont appelés à disparaître, sauf sous la forme gratuite ou Internet. D’ailleurs, si on regarde un « site agrégatif » comme Google News (Google Actualité), on y trouve déjà gratuitement les principales informations, plus détaillées encore que ce qui est aussi disponible dans les quotidiens gratuits papier, du type Métro ou 24 Heures. Seule l’information à grande valeur ajoutée, généralement payante et destinée à des publics limités, devrait subsister. On a donc une information globale, rapide et gratuite d’un côté, et de l’autre des informations dites « ciblées » sur des catégories, des groupes spécifiques. C’est d’ailleurs le système qui plaît le plus aux publicitaires, car ils peuvent toucher des publics précis, des catégories professionnelles (médecins, avocats ou boulangers), des groupes qui partagent les mêmes passions ou les mêmes convictions, des gens dont on connaît les profils socio-économiques, les goûts, et à qui on sait précisément ce qu’il faut proposer. 
Mais je pense encore que ces innovations techniques auraient pu rester au niveau de la virtualité futuriste ou dans l’inachevé, si la société ne se prêtait pas à leur développement, en particulier avec l’individualisme et le communautarisme qui remplace plus ou moins la scène publique commune alors que le politique s’efface. Chaque individu peut faire son propre journal sur son blog et mettre en scène son « moi » en même temps qu’il « podcaste » seulement ce qui l’intéresse, en ignorant le reste. Par là-même, la scène publique commune disparaît, scène où chacun pouvait s’alimenter, même en conservant des désaccords profonds. C’est précisément l’existence d’une scène commune qui permet l’expression du désaccord. Sinon, on n’a plus que des convictions qui s’ignorent. Loin d’être le grand forum mondial promis par certains utopistes, Internet devient le terrain d’épanouissement d’individus qui se regroupent (en s’ignorant puisqu’ils ne se voient pas et s’expriment le plus souvent sous pseudonymes) suivant leurs affinités ou leurs convictions (pêcheurs à la ligne, néo-nazis ou adventistes du cinquantième jour). On y trouve, par exemple, le site très bien fait du Réseau Voltaire dont l‘animateur principal Thierry Meyssan s’est rendu célèbre en expliquant qu’aucun avion n’est tombé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Il rassemble des gens qui pensent la même chose que lui et considèrent qu’il a raison. Ainsi, des communautés qui ne communiquent pas entre elles, s’auto-légitiment en prenant chacune les informations qui lui correspondent et qui les renforcent dans leurs convictions. Ce phénomène n’est pas strictement celui des médias. La technique rend aujourd’hui possible ce que la société met en oeuvre. Ces formes communautaires n’apparaissent pas seulement avec la technique. Elles existent aussi dans la presse écrite : Le Monde DiplomatiqueMarianne sont des médias ciblés, s’adressant essentiellement à des gens qui partagent leurs convictions et, dans ce sens, ils résistent mieux aux bouleversements actuels que les médias dit généralistes.
Le monde de l’information semble obéir à deux grandes tendances. D’une part, une information sommaire et gratuite vivant de la publicité – une sorte de « Revenu minimum d’information pour tout le monde » -, et d’autre part, des sites de très bonne qualité, mais payants, réservés à ceux qui auront besoin d’un certain type d’information et seront capables de payer, souvent cher, pour l’avoir. Alors que les autres généralistes sont presque tous gratuits, le site du Wall Street Journal est devenu payant car il fournit de très bonne qualité dans le domaine de l’économie et de la finance. 
Je crois qu’il est difficile de prévoir avec certitude les évolutions futures, mais il est clair que nous sommes dans une période de bouleversements profonds et qu’au passage, la capacité de « destruction massive » des grands médias se fragmente. Les médias peuvent toujours servir des projets politiques (on l’a vu avec Le Mondeil y a quelques années et surtout avec Berlusconi en Italie), mais ils ont pour l’essentiel perdu leur capacité d’influer sérieusement sur la vie politique au fur et à mesure qu’ils perdent leur possibilité de s’adresser à l’ensemble de la société. En revanche, les médias « ciblés », les sites d’opinion, les talk-shows militants qui fleurissent déjà aux États-Unis vont se multiplier. Leur rôle est moins d’influencer la scène publique commune que de rassurer leurs propres lecteurs-auditeurs dans leurs propres convictions.
Enfin, on l’a dit, les entreprises de presse passent de plus en plus dans le giron de groupes cotés qui leur imposent de faire du profit « comme n’importe quelle autre entreprise ». Le danger principal, dans ce cas, n’est pas qu’elles soient au service « idéologique » d’un patron. Ainsi, par exemple, Serge Dassaut qui a racheté Le Figaro, voulait publier une « opinion » pendant la campagne du référendum européen. Il en avait l’habitude au Figaro avant d’en être propriétaire. Mais, cette fois, le directeur de « son » journal lui a fait savoir qu’il ne pouvait plus le publier puisqu’il en était le propriétaire. Il a donc été obligé de s’adresser aux Echos pour publier sa tribune… En revanche, si Le Figaro perd de l’argent, on peut être sûr que Serge Dassault se fera mieux écouter.
En France, le vrai scandale, ce n’est pas que les médias soient au sein de grands groupes – c’est un problème mais pas un scandale -, c’est que les plus grands groupes de presse appartiennent à des gens qui sont dépendants des contrats publics, ce qui n’est pas souhaitable dans une démocratie moderne. Les socialistes avaient déclaré avant 1981 que tout groupe dont le chiffre d’affaire dépendait pour plus de 10% de contrats publics ne pourrait pas posséder une entreprise de presse. C’est une des promesses qui n’ont pas été tenues.

Débat

Quels modèles de journalistes ?

– Q : Au sein du milieu journalistiques, existe-t-il encore chez les jeunes de grands modèles comme jadis le furent Joseph Kessel et Albert Londres ?

– Bernard Poulet : Là encore il y a une part de mythe. Londres ou Kessel étaient quand même de grands « bidonneurs » [4] devant l’Éternel. Le talent littéraire leur a fait arranger beaucoup de récits. De plus, ils appartiennent à une époque où la presse leur donnait beaucoup de moyens, ce qui n’est plus le cas. Le journalisme n’est pas un métier où l’on fait fortune, à l’exception de quelques vedettes. Par ailleurs, les moyens de reportage ont considérablement diminué. Pour l’anecdote, Londres ajoutait à la fin de notes de frais très salées les initiales « ONPDB » qui signifiaient « On n’est pas de bois ». Il y a encore quinze ou vingt ans, dès qu’on atteignait un certain grade, on disposait d’une voiture de fonction, de notes de frais illimitées. Pour trouver un complément d’information, on partait à New York, si possible en classe affaires. Maintenant, c’est terminé. On ne prend plus l’avion, on voyage en seconde dans le train. Les grandes chaînes de télévision ont encore de l’argent pour certaines opérations, mais leur avenir aussi est compté. Les rédactions des journaux télévisés envoient de moins en moins de reporters sur le terrain, le plus souvent elles reprennent les EVN [5]. Au moment des inondations à La Nouvelle-Orléans par exemple, ce n’est pas par philo-impérialisme que les chaînes de télévision ont abondamment traité le sujet, mais parce que les images arrivaient, distribuées par satellites par les networks américains. Pour le Sri Lanka, on n’avait pas d’image et il aurait fallu envoyer quelqu’un sur place, ce qui aurait coûté beaucoup plus cher. En général, vous constaterez que dans les journaux télévisés, les sujets qui sont les plus développés sont souvent ceux qui coûtent le moins cher. La diffusion de l’information va être de plus en plus éparpillée, la plupart des chaînes diffuseront des produits déjà passés en boucle dans quarante-cinq autres canaux.

– Q : Toute une génération formée au militantisme a réinvesti certains de ces aspects dans le journalisme, mais elle n’a pas disparu. Quand on écoute certaines émissions de radio, sur France Inter ou sur France Culture par exemple, il est difficile de distinguer entre le fait, le commentaire et l’engagement. Edwy Plenel dansLe Monde en était la caricature dans la presse écrite. Ce journalisme militant est peut-être en voie de disparition, mais il persiste. Dans le même temps, avec l’arrivée de jeunes, on peut s’étonner du manque de recul historique de certains journalistes empêtrés dans l’immédiateté.

– Bernard Poulet : Je pense qu’on a aujourd’hui moins affaire à des militants qu’à des journalistes qui « enseignent » ou veulent transmettre la bonne parole. C’est une tradition française. Cette conception consiste à dire aux gens comment il faut penser. J’ai rêvé pendant longtemps que le travail du journaliste était de raconter les faits le plus possible et le mieux possible. Mais généralement les faits restent encore trop souvent secondaires par rapport à l’interprétation que le journaliste commence par en donner.
Le ton que l’on entend dans certaines émissions est toujours lié à ce qu’on veut entendre. On reproche toujours aux autres de ne pas avoir le ton qu’on voudrait qu’ils aient. Mais les journalistes appartiennent à un certain milieu social et culturel et pensent dans ce cadre. Il est vrai que l’on entend souvent un prêchi-prêcha de bons sentiments, de droits de l’homme, de respect des différences… C’est ce qu’ils pensent et cela peut finir par être insupportable. Mais on est au-delà de la fonction de journaliste. Je ne sais pas si Sciences-Po en s’ouvrant aux lycéens de ZEP apportera d’autres profils de journalistes. De toute façon, après Sciences-Po et une école de journalisme, ceux-là aussi risquent de devenir comme les autres, même s’ils ont des noms venus d’ailleurs. Quand je faisais passer des concours au Centre de formation des journalistes, j’essayais de faire entrer des gens qui avaient une autre histoire, une expérience différente, même s’ils étaient un peu justes sur les connaissances historiques, mais c’était très difficile. L’époque du coursier qui devient rédacteur en chef est révolue, si toutefois elle a existé.

Les quotidiens vont-ils disparaître ?

– Q : Vous avez dit que l’information générale allait devenir gratuite. C’est dire que des quotidiens vont disparaître, s’ils ne sont pas adossés à de grands groupes. Libération ne va pas très bien, d’autres suivront-ils… ?

– Bernard Poulet : Il faut sans doute se méfier des folies et des emballements technologiques. On a déjà connu une bulle Internet, on en aura sûrement une autre. Mais il est certain qu’une percée technologique s’opère aujourd’hui et qu’elle correspond à une évolution de la société. Les grands patrons de presse vous disent que les quotidiens généralistes connus actuellement vont disparaître. La question est de savoir si cela se produira dans dix, vingt ou trente ans. Ils vont mourir, mais ils ne sont pas obligés de se suicider. Si, comme on me l’a dit, Télérama se met totalement sur Internet, c’est du suicide. Pourquoi l’achèterait-on ? D’autant plus que sur Internet, pour les programmes télé ou cinéma, vous pouvez naviguer plus facilement et plus rapidement que sur le papier. En mettant leur valeur ajoutée sur Internet gratuitement en espérant drainer beaucoup de publicité, les journaux papier risquent de tout perdre.
En matière de suicide, il y a d’autres méthodes plus anciennes : on peut tout simplement faire de la mauvaise presse. J’ai publié un livre critique sur Le Monde [6]qui montre que ce qu’il fait pendant une dizaine d’années, a dévalorisé la marque, l’image de référence, la valeur du journalisme qui y était pratiqué. Cela a contribué à l’affaiblissement de ce journal. Libération a fait aussi beaucoup d’erreurs qu’il paye en ce moment.
La presse anglaise, elle, ne va pas trop mal. Les groupes vivent grâce aux journaux locaux qui permettent d’équilibrer les quotidiens nationaux. Les grands groupes américains dégagent entre 10 et 30% de rentabilité annuelle, actuellement encore. Pourtant, ils savent ou croient savoir que le terme approche. Comme une grande partie d’entre eux sont cotés en bourse, tous les analystes financiers, opérateurs, actionnaires font pression pour le développement de projets sur Internet dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice.
Il est certain que les journaux vont disparaître dans leur forme actuelle. La production de l’information quotidienne aujourd’hui est de moins en moins rentable. Le volume de publicité diminue au profit d’Internet, de la télévision, mais aussi en raison de la multiplication des supports. Les petites-annonces qui, dans un magazine comme L’Express, étaient la « vache à lait », ont migré vers Internet. Elles vont disparaître de la presse écrite. En conséquence de cet assèchement de la publicité et de la baisse de diffusion, les journaux ont de moins en moins les moyens de laisser leurs journalistes enquêter suffisamment longtemps et les déplacements sont comptés. Une plaisanterie court dans les rédactions : « Pour cette enquête, tu as droit à un ticket de RER… deux zones ». 
La presse gratuite progresse aussi en raison des défauts de la presse payante. Le mélange prêchi-prêcha d’informations et de commentaires, fait basculer des gens vers une information plus aseptisée et plus simple. L’aspiration à lire des articles courts est probablement une des raisons de la baisse des habitudes de lecture.
Mais la disparition des journaux n’est pas pour tout de suite. Le Parisien avec Aujourd’hui en France ne va pas trop mal. Le groupe allemand Axel Springer [7]envisage de lancer un quotidien populaire en France.

– Q : Je me demande si la relative bonne santé d’un quotidien comme La Croix ne vient pas de ce qu’il a trouvé un créneau entre une présentation générale du monde et qu’il donne en même temps un chez-soi à des gens qui le lisent. Est-ce que ces deux exigences vont disparaître ?

– Bernard Poulet : La Croix a gagné des lecteurs en raison des dérives du Monde. Elle a même eu un directeur de la rédaction issu du Monde, Bruno Frappat. La Croix est sorti de sa niche confessionnelle, un peu grise, pour devenir un journal sérieux d’information. Mais, on peut encore le considérer comme un journal communautaire, dans la mesure où il correspond à un lectorat très ciblé. La scène commune, en revanche, je la cherche, si ce n’est dans la presse RMI (revenu minimum d’information).
Ce sont des problèmes de société avant d’être des problèmes de médias. Le Parisien est d’abord un journal régional, c’est une forme d’identité. C’est une presse populaire de qualité. Mais autant qu’un journal populaire, c’est un journal régional avec dix-huit éditions locales. Les lecteurs ont un rapport personnel à ce quotidien dont l’identité est très forte.

La fin de la télévision « à l’ancienne » ?

– Q : Si la presse écrite va mal, la télévision ne va guère mieux. Si l’on en croit la thèse de Jean-Louis Missika, nous assistons à la fin de la télévision [8] telle que nous la connaissons aujourd’hui. Selon lui, de grands événements continueront de fédérer un large public autour du petit écran, mais on se dirige vers une diversification extrême de l’information télévisée. Quelles peuvent être les répercussions sur la formation d’une opinion publique ? N’assiste-t-on pas à un rétrécissement inquiétant de l’« espace public » ?

– Bernard Poulet : Je suis d’accord avec Missika à propos de la disparition de la grande messe du « Vingt heures ». Il en tire un propos assez optimiste que je ne partage pas. Dans la parcellisation de la scène globale, la messe du « Vingt heures » va disparaître assez vite. Patrick Lelay qui n’incarne pas forcément la pointe avancée du modernisme et des nouvelles technologies, considère pourtant que TF1 doit devenir un groupe multimédia et plus seulement une chaîne de télévision. 
La société se transforme aussi vers une demande différenciée. Vous regardez de temps en temps le « Vingt heures », mes parents aussi, moi aussi, mon fils pas du tout. Faites des sondages autour de vous auprès des 18-20 ans. Leur rapport à l’information est très différent. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne s’informent pas. Toutes les études vont dans ce sens. À la question posée à des jeunes de 15-25 ans : « Si vous ne deviez garder que deux médias dans votre vie lesquels choisiriez-vous ? », 61% répondent Internet, 49% la télévision, 35% le cinéma, 29% la radio, 17% la presse écrite, 9% les magazines. Il y a aussi de nouvelles pratiques de la télévision : on enregistre un programme, on pirate un film, et on se les passe entre copains. Toutes les télévisions repensent leur programmation en fonction de ces modes de consommation.

Faut-il désespérer des médias ?

– Q : Pourquoi les journaux et les télévisions donnent-ils tous la même information traitent-ils les mêmes sujets et pourquoi passent-ils brusquement d’une information à une autre sans se soucier de suivre ce qu’ils ont dit auparavant On a beaucoup parlé des banlieues à l’automne 2005, puis de la grippe aviaire, puis du CPE…

– Bernard Poulet : L’information est de plus en plus un produit qu’il faut vendre. Vous mettez en avant ce que vous pensez être, à tort ou à raison, le produit d’appel. Le poulet de la grippe aviaire fait vendre et on en parle. Les oiseaux migrateurs sont repartis, l’OMS ne dit plus rien, on passe à autre chose. La même catastrophe ne peut pas être vendue éternellement. Les attentats, quand ils se répètent finissent aussi par ne plus retenir autant l’attention. Je suis sévère pour ma profession, mais je ne suis pas innocent de ses travers, je cherche aussi « ce qui fait vendre ». Les radios et les télés ont l’audimat, la presse a ses chiffres de vente. 
Par ailleurs, les grandes agences de presse et les agences d’images distribuent la même chose à tout le monde. Tout le monde dispose des mêmes sources. Les grandes radios ont réduit le nombre d’envoyés spéciaux et de correspondants. On prend sur place un pigiste local qui vit avec peu pour faire un « son ».
Pour les banlieues, on traite l’information « à chaud », lorsqu’il se passe des événements. Pour savoir vraiment le sens des évènements, il faut mobiliser des journalistes, pendant un mois ou deux, qui vont discuter, regarder. Cela coûte cher. Des journalistes suisses l’ont fait, c’est vrai. Mais c’est une exception. C’était un bon coup qui montre que c’est possible … une fois de temps en temps.

– Q : La presse écrite a cet avantage qu’elle peut approfondir un sujet. Mais la télévision peut le faire aussi. Par exemple, l’émission de France 5, « C dans l’air », propose le point de vue de plusieurs spécialistes, avec des regards différents…

– Bernard Poulet : J’ai peut-être trop noirci le tableau. Il existe encore un journalisme de qualité. J’ai d’ailleurs dit qu’il n’est pas nécessaire de se suicider. Même avec des moyens réduits, on peut faire de bonnes émissions de télévision ou de bons journaux. Mais, c’est de plus en plus difficile.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 26 septembre 2006 avec Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, auteur de Le Pouvoir du Monde. Quand un journal veut changer la France, La Découverte, 2003, et, avec Denis Pingaud, de « L’éclatement de la scène publique », Le Débat, n° 138, janvier-février 2006.

Notes

[1] Jean-Noël JEANNENEY, Une histoire des médias, des origines à nos jours, coll. Points Histoire, Seuil, 2001.
Rémy RIEFFEL, Que sont les médias ?, coll.Folio Actuel, Gallimard, 2005.
Jean Marie CHARRON, La presse quotidienne, coll. Repères, La Découverte, 1996.
Fabrice D’ALMEIDA/Christian DELPORTE, Histoire des médias en France (de la Grande Guerre à nos jours), Flammarion, 2003.

[2] Organisations crées par les groupes d’extrême gauche en France.

[3] Desk : secrétariat de rédaction d’une agence de presse, d’un journal.

[4] Bidonner (en jargon journalistique) : truquer un article ou un reportage en simulant des événements qui ne correspondent pas à la réalité.

[5] EVN, European Video News : banque de données diffusant des images que les rédactions de toutes les chaînes achètent pour diffuser.

[6] Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde. Quand un journal veut changer la France, La Découverte, 2003.

[7] Bild Zeitung (1er quotidien mondial, hors-Japon, en terme de diffusion : 3,9 millions d’exemplaires), Die Welt, Berliner Morgenpost, Bild der Frau, Hörzu. En France, Vie Pratique, Télé Magazine (vendus aux caisses des grandes surfaces).

[8] Jean-Louis MISSIKA, La fin de la télévision, Seuil, 2006.