- Rencontre avec Stéphane Rozès –
Contrairement à l’opinion répandue, les chiffres ne renseignent jamais en soi. Deux politologues peuvent dire des choses différentes à partir des mêmes chiffres. Quand je commente des chiffres, j’en donne le sens non pas à partir d’eux-mêmes, mais à partir des études confidentielles menées par ailleurs. Les chiffres sont pour moi comme le rêve chez Freud, une sorte de plaque de projection révélatrice qui justifie que des journalistes m’interrogent, mais la signification que je tire des chiffres ne peut se comprendre qu’à partir des études menées en amont. Ils valident mes hypothèses construites à partir de l’accumulation d’études qualitatives.
Aussi, avant de commenter le document sur les intentions de vote entre le 1er septembre et le 9 mai, j’insisterai sur un point. Pour appréhender les mécanismes en œuvre dans le pays, il faut avoir recours aux études qualitatives. Selon les clients, nous élaborons diverses méthodologies, mais en général on fait parler un groupe de personnes pendant quatre heures. Ces entretiens sont toujours enregistrés et l’on cherche ensuite à comprendre pourquoi les gens affirment telle ou telle chose. Il ne suffit pas de savoir ce que disent les gens, mais pourquoi ils nous le disent. C’est à partir du moment où l’on a compris que commence notre travail d’analyse qui peut préconiser au client d’agir en termes stratégiques, tactiques, en termes de communication. Nous travaillons pour les gouvernants, les partis politiques, les chefs d’entreprises, les syndicats… Pour les élections au Parlement européen en 2004, nous avons travaillé pour sept listes différentes, de celle de Philippe de Villiers à celle du Parti communiste. Pour ce référendum, nous avons travaillé pour les grandes sensibilités du oui (l’Elysée ou de la rue Solférino…) et pour le Parti communiste.
Première phase de la campagne : un taux d’abstention très important
A ce jour, il y aura eu trois phases dans cette campagne que des sondages faits régulièrement (17 vagues) peuvent éclairer.
Un premier temps de la campagne dure six ou sept mois et se termine par le débat au sein du Parti socialiste. Dans cette période, les taux d’abstention sont très importants, de vingt points supérieurs à ce qu’ils étaient lors des premiers sondages au moment du référendum de Maastricht. Les raisons de ce taux élevé sont politico-nationales et découlent également d’un rapport à l’Europe qui a bien changé depuis Maastricht. Le pays se retire momentanément du jeu politique, car après les élections régionales et européennes, Matignon n’a pas changé de titulaire. C’est la preuve pour toute une partie de la population que décidément les gouvernants n’écoutent pas les messages du pays. Par ailleurs, la gauche de gouvernement a fait un « carton plein » aux élections intermédiaires, mais ne semble pas décidée à dessiner une alternative.
La réaction du pays indique une attitude de retrait. De plus, il n’est pas très facile, pour les catégories populaires de s’approprier les questions européennes. Le pays ne fonctionne pas comme la petite bourgeoisie intellectuelle ou comme les militants mobilisés, ceux d’Attac par exemple. Les catégories populaires sont projectives : elles pensent de l’intérieur vers l’extérieur et non de l’extérieur vers l’intérieur. Par exemple, les ouvriers ne parlent pas de la mondialisation en tant que telle, ils parlent des délocalisations à partir de leur expérience ; ils n’en ont pas la vision des intellectuels mobilisés sur cette question.
La grande donnée nouvelle depuis Maastricht, c’est que les Français souhaitent encore plus une Europe-puissance politique, face à l’unilatéralisme de l’administration Bush, et un modèle économique et social de protection. Ainsi, et c’est contre quoi se gendarme Pascal Lamy et d’autres, l’Europe serait le prolongement de ce que nous sommes, nous Français. Dans le même temps, les Français sont plus mécontents des politiques européennes qui ne semblent pas aller dans le sens du souhaitable. La conjonction, en début de campagne, de ce mécontentement à l’égard de la gauche et de la droite, et de la tension contradictoire à propos de l’Europe fait que le pays passe à côté du débat, et c’est pourquoi on constate dans cette première période ce fort taux d’abstention.
Fabius fait bouger les lignes, mais non pas dans les profondeurs du pays. Chez les socialistes, des partisans du oui passent au non et Fabius légitime leur intention de vote, en leur donnant une clé de lecture pour comprendre pourquoi ce qui était attendu n’est pas ce qui se passe. On peut donc être pour l’Europe et pour le non. Mais en même temps, l’image personnelle de Fabius n’est pas celle d’un antilibéral et un « anti-establishment de choc ». Cela empêche le pays, à cause de l’hégémonie qu’il occupe à l’intérieur du camp du non, de s’approprier le débat.
On peut donc dire dans ce premier temps que le débat passe largement à côté du pays. Pendant la campagne du PS, le oui baisse de sept points et de treize points chez les sympathisants du PS, mais quand les Français apprennent que le PS a décidé de voter oui, celui-ci remonte à son niveau initial.
Deuxième phase : l’appel d’air de la question sociale
Dans un deuxième temps, la question sociale fait appel d’air entre la question européenne et la question nationale. La conjonction du mouvement social du 10 mars sur les salaires et les services publics, et de la polémique sur la directive Bolkestein vient réactiver un phénomène que nous avions constaté lors des élections européennes de juin 2004. Des Français, villiéristes ou communistes ou entre les deux, nous disaient alors : « On nous demande d’envoyer des députés à Strasbourg, alors que nous n’avons pas été sollicités sur l’élargissement de l’Europe. » Ce qui préoccupe n’est pas tant la question du moteur que constitue la constitution, mais celle des limites de l’espace européen. Le fameux exemple du plombier polonais qui n’est ni suédois, ni allemand, ni finlandais…, pose la question de l’Europe à vingt-cinq.
Est-ce, comme le disent les tenants du oui, la promesse d’une Europe-puissance, c’est-à-dire d’un bouclier dans la mondialisation économique, ou bien le cheval de Troie de la mondialisation chez nous ? L’impact de la directive Bolkestein est bien plus important que l’impact des délocalisations. La délocalisation, d’un certain point de vue, touche des catégories qui semblent a priori plus limitées : ce n’est qu’une entreprise qui part… Mais la directive Bolkestein laisse entrevoir que des gens vont s’installer chez nous, avec des niveaux de couverture sociale tels que, bien au-delà de la gauche, on a le sentiment d’être directement attaqué, économiquement et socialement.
C’est parce que nous avons très vite perçu l’importance de la conjonction des deux phénomènes, le mouvement social du 10 mars et la polémique Bolkenstein, que CSA a été le premier institut à avoir très brutalement observé que le non passait devant le oui qui enregistrait une baisse de treize points, en une vague. Il fallait bien sûr des études qualitatives pour croire ces chiffres, sinon, comme sondeur, j’aurais été gêné. Les études qualitatives ont permis de comprendre et anticiper ce qui se passait.
En amont du renversement de tendance, j’avais dit que le non risquait d’être instrumentalisé. J’avais présenté aux « Clubs Perspectives et Réalités » le 27 janvier, ce que pourrait être un « tsunami électoral », avec la montée du non. Le fonds du pays se trouvait à l’époque à un fort taux d’abstention. Une « plaque politico-intitutionnelle » stable faisait que la critique sociale et l’expression du mécontentement s’exprimaient jusqu’alors non pas dans le non, mais dans l’abstention. Il suffisait que cette plaque lâche, pour que se manifeste un système de vase communicant de l’abstention vers le non. Pendant trois ou quatre jours, ce premier sondage annonçant un non devant le oui n’a pas été cru dans Paris.
Or la question « oui ou non » posée au référendum ne recouvre pas la question de savoir si on est pour ou contre l’Europe. Ce n’est plus la ligne de fracture. Le pays est encore davantage pour l’Europe qu’il y a dix ans. Nos sondages ne mesurent pas l’attitude à l’égard de l’Europe, mais un jugement sur le cours des choses en Europe. La montée du non a correspondu à une baisse de l’abstention.
Le pays, alors, s’est emparé du débat. Trois mois plus tôt, lorsqu’on demandait aux Français de quoi ils parlaient autour d’eux, seuls 5 % répondaient « l’Europe ». Un mois plus tard, ils étaient 25%. Aujourd’hui, avant la famille, le travail, les inquiétudes économiques et sociales, c’est l’Europe qui occupe la première place dans les conservations avec 37%.
Troisième phase : le débat sur l’Europe et la question de la démocratie
La jonction du débat européen et de la question du peuple et des élites constitue le troisième temps de cette campagne électorale. Quand Chirac va à Bruxelles pour « éteindre » la directive Bolkestein sous l’empire de la crainte du non, quand il s’exprime devant les Français, on passe de la question sociale et de l’articulation entre la question nationale et la question européenne à une nouvelle question, celle de la démocratie.
Dans notre société, c’est toujours le politique qui est chargé de définir le contrat entre les individus. Nos compatriotes sont critiques à l’égard des hommes politiques, mais quand survient une crise sanitaire, industrielle, écologique, sociale ou des licenciements boursiers…, c’est vers eux qu’ils se tournent parce qu’ils n’ont pas su anticiper ou nous préserver de ces accidents. L’attitude du pays à l’égard du politique n’est ni apolitique, ni antidémocratique. On critique le personnel politique, mais c’est vers l’imaginaire qu’incarne le politique qu’on se tourne et vers son action qu’on escompte.
Or, « Bruxelles » est décisif dans ce dispositif. Quand Chirac va à Bruxelles pour demander le retrait de la directive Bolkestein, alors que le non monte, les Français s’interrogent pour savoir si le président est bien notre émanation à Bruxelles ou le contraire. Lorsqu’ils demandent si les commissaires français ont signé le projet de directive, Chirac ne sait pas… « Bruxelles » est une sorte de boîte noire très pratique pour les gouvernants ces dernières années ; elle leur permet de justifier ce qu’ils font ou ne font pas.
Dans sa politique d’opposition à la guerre en Irak, Chirac a d’abord posé la question des principes, articulant une cohérence des fins et des moyens. Mais dans les rapports de la France à l’Europe, on est plutôt dans l’esquive, dans la justification par « Bruxelles », par la contrainte extérieure. L’instrumentalisation des politiques européennes a permis de répondre à des contradictions objectives, comme la non-concordance entre les espaces de souveraineté démocratique et l’espace de décision économique [1]. La réponse des gouvernements européens n’a pas été d’utiliser l’Europe comme le prolongement des peuples, mais les politiques européennes ont servi davantage aux gouvernants comme un écran de justification face aux gouvernés.
C’est pour cette raison que le débat français commence à faire bouger les lignes dans les autres pays européens. La ministre de la Justice allemande a même déclaré que s’il y avait eu un référendum en Allemagne, le non l’aurait emporté. Dans le moment actuel, pour les Français, le oui a ses équivoques et le non a ses dangers. Dans cette troisième phase, les rapports de force sont bord à bord. Le pays est sous tension. Mais s’il fallait faire l’Europe des élites, il ne fallait pas recourir à une procédure démocratique ! Derrière ces processus, on ne trouve pas seulement des questions économiques, sociales, mais aussi des questions démocratiques. Pas seulement des questions françaises mais aussi européennes.
Les gouvernants eux-mêmes se sont insérés dans des réseaux de contraintes où ils pensaient se mettre à l’abri. Il faut ensuite un courage extraordinaire pour en sortir. Et plus ils sont près des centres de décision, moins ils sont en situation de devoir dire ce qui se passe. Plus ils s’éloignent des centres de décision, plus ils peuvent se permettre de dire un peu plus les choses. L’éloignement du peuple et des élites fait que souvent ceux qui parlent ne savent pas et que ceux qui savent ne parlent pas.
Débat
- Q : Comment sont constitués vos groupes d’enquête qualitative ?
- Stéphane Rozès : De façon variable. Ils sont constitués en fonction des problèmes du client. Si je travaille pour la CGT qui s’interroge sur les services publics ou les 35 heures, nous construisons avec le client une méthodologie qui permette de répondre au problème : on se met d’accord sur les réunions de groupes, les entretiens, on détermine les personnes qu’il faut interroger. On fait du sur-mesure, on sait très précisément qui doit être autour de la table : une dizaine de personnes recrutées sur la base d’un questionnaire. Pour les sondages quantitatifs, on travaille sur des échantillons de 800 à 1 000 personnes, un modèle réduit de ce que l’on sait, grâce à l’INSEE, de la population française.
On fait tout le temps des enquêtes qualitatives sur tout. Si j’ai pu écrire, en 1994, Le désenchantement libéral [2] qui indiquait que l’on entrait dans un nouveau cycle idéologique antilibéral dans le pays, si j’ai pu analyser en 1995 ce que j’ai appelé les « grèves par procuration », c’est qu’auparavant CSA avait mené des études pour les chefs d’entreprise qui m’ont fait comprendre que les salariés, notamment les cadres, étaient en train de basculer. Dès 1994, j’ai écrit, pour la revue des cadres de la CFDT, un article dans lequel j’avertissais : « Les cadres décrochent ». Mais les sondages quantitatifs ne le mesuraient pas encore. C’était seulement perceptible dans les entretiens individuels. Les cadres disaient des choses auxquelles ils ne croyaient plus vraiment. - Q : Quelle différence faites-vous entre l’indécision et l’abstention ?
- Stéphane Rozès : L’indécision correspond à un choix exprimé à la date du sondage (oui, non ou abstention), mais il est annoncé comme susceptible de changement. Son importance provient de ce que la France qui vote oui ou la France qui vote non sont assez proches l’une de l’autre. Nous voulons une Europe-modèle, une Europe-puissance prolongement de nos façons de faire. Les tenants du oui et les tenants du non sont à peu près d’accord sur l’Europe souhaitable. Mais ils ne sont pas d’accord sur le texte et son interprétation. Les Français peinent alors à s’y retrouver.
Du coup, qu’est-ce qui fait le basculement vers le oui ou vers le non ? Certains politologues considèrent que l’appartenance à la gauche ou à la droite est décisive. Mais ce n’est pas ce que je constate. Les gens ont une situation économique, sociale, un rapport au monde et, par ailleurs, ils sont de droite, de gauche, ont certaines valeurs. L’entrée n’est pas d’abord politique, elle est socio-culturelle. Les individus qui sont en situation de se projeter dans l’avenir peuvent voir dans l’Europe à 25, la promesse d’une Europe-puissance. Ceux qui, du fait de leur situation, vivent l’insécurisation économique et sociale voient l’Europe à 25 comme un cheval de Troie de la mondialisation, la remise en cause de l’Europe des fondateurs. Ils considèrent que les véritables Européens sont les partisans du non. Les actifs votent très majoritairement non et les autres oui.
À la date d’aujourd’hui nous indiquons certes que les sympathisants du PS sont légèrement pour le oui. Mais la façon dont ces chiffres sont relatés par la presse pose problème. Les journalistes politiques sont souvent des journalistes d’état-major. Ils vivent ce qui se passe dans le pays comme un reflet de ce que sont leurs dîners ou déjeuners de travail avec les hommes politiques. Les citoyens portent d’abord de leurs vécus. La variable socio-culturelle l’emporte sur la variable politique.
Quel impact des sondages ?
- Q : Peut-on déterminer l’effet des sondages sur l’opinion des sondés ?
- Stéphane Rozès : Ce n’est pas toujours facile à analyser. Mais l’effet est réel. Je ne prendrai qu’un seul exemple purement technique et empirique. Vous savez que nos intentions de votes sont corrigées par des redressements. La réalité n’est pas ce que disent les gens. La réalité est le résultat de notre « bricolage » de redressement. Il existe en effet des idéologies dominantes. Quand le oui était majoritaire, au début, nos redressements bénéficiaient au non. On constatait une sous-déclaration du non ; le non était plus difficile à porter que le oui. Quand, par la suite, vingt sondages donnent le non en tête, nos redressements profitent au oui. Nous sommes passés de l’idéologie dominante des élites et des médias qui pressuraient les individus qui avaient du mal à avouer le non, à une inversion de représentation dominante. Pendant quelques semaines, il a été plus difficile de dire que l’on était pour le oui que pour le non. La représentation dominante du peuple a remplacé l’idéologie dominante des élites.
L’impact des sondages, dans ce cas, est décisif. Quand après les mouvements sociaux sur les salaires et les services publics et la directive Bolkeistein, tous les instituts de sondage indiquent que ce ne sont pas seulement des individus qui sont pour le non, mais que c’est le pays qui est majoritairement pour le non, les représentations changent forcément du tout au tout. Quand on vote non, on se dit d’abord qu’on n’est pas seul, ensuite qu’on est « légitime » parce que majoritaire, enfin que le « non » peut l’emporter. C’est donc un transfert de dynamique des flux idéologiques dans le pays.
Du coup, ce renversement a entraîné une erreur des tenants du non. Ils n’ont pas compris ce que représentait dans le pays le fait de faire la course en tête. Ils ont fait la même erreur que les tenants du oui, notamment le PS, qui avaient commencé la campagne en « tapant » sur les tenants du non, et n’ont pas répondu à la question que se posait le pays : « En quoi le fait de voter oui permet de rapprocher l’Europe réelle de l’Europe souhaitable ? » Les gens se sont dit alors : « S’ils ne répondent pas sur ce point, c’est qu’ils nous cachent des choses. »
Immédiatement après la première émission de Chirac, nous constatons dans un sondage pour Le Parisien que seuls 39% des Français ont été convaincus par Chirac. Chirac dopait momentanément le non en réactivant la fracture entre le peuple et les élites, en avouant aux jeunes qu’il ne les comprenait pas. Mais, dans le même sondage, nous avions constaté qu’il faisait passer trois arguments dans le pays : le premier, c’est que l’Europe a besoin d’une constitution ; le deuxième, c’est qu’il n’y aura pas de renégociation ; le troisième, c’est que le non risque de fragiliser l’influence de la France en Europe. Or le camp du non n’a pas répondu à ces trois arguments. On ne mène pas le même type de campagne, lorsqu’on est en tête ou lorsqu’on est challenger. En ne répondant pas aux questions posées par Chirac, pendant trois semaines, alors que le non était en tête, les leaders du non ont affaibli sa dynamique et le oui est remonté. Alors le non sert à corriger Bruxelles et nos gouvernants et non à s’y substituer.
La principale leçon qu’on peut tirer du « 21 avril », c’est l’incompréhension entre les élites et ce qui se passe dans le pays. C’est bien ce qui joue maintenant. L’expression d’un non majoritaire dans les sondages est une manière de faire peur à « Bruxelles » et aux gouvernants. Mais le jour du scrutin, en parodiant Maurice Thorez, les gens pourraient se dire qu’« il faut savoir arrêter un non ». En quelque sorte, après avoir fait peur aux politiques, ils préserveront « l’outil de travail » qu’est l’Europe et l’influence de la France en Europe. Du coup, certains qui pensaient voter non, pourront vaciller au dernier moment, resteront chez eux et feront passer le oui. Autre scénario : le oui recèle trop d’ambiguïtés figées dans le marbre et le non devient un « principe de précaution » pour que le peuple reste souverain et préserve son modèle social.
Heureusement pour la démocratie, les politologues sondeurs ne savent jamais à l’avance quel va être l’impact du sondage. L’impact est réel, car le sondage est censé dire ce que pense la société, si le sondeur travaille correctement. Chaque individu n’est pas seul dans son confessionnal, face à l’intérêt général et au pays. Il existe une représentation de ce que pense le voisinage.
Paradoxalement, les Français nous disent que les médias sont en queue de tableau pour ce qui les influence. Mais à partir du moment où le débat est dans le pays, le rôle des médias est assez relativisé. Ainsi, les Français sont beaucoup moins critiques que les tenants du non sur la façon dont les médias traitent du référendum, contrairement à ce que pensent les sociologues critiques des médias et des sondages.
Quand nous invitons des gens à un entretien de groupe pour faire nos études, ils ne se gênent pas pour critiquer les sondages, au début, pendant dix minutes. C’est en réalité un éloge à la place de la politique dans notre pays. Son statut est tellement central, tellement sacralisé, que, pour l’ouvrier ou le professeur d’université, l’imbécile devant les sondages et les médias, c’est toujours l’autre. Il m’est arrivé, devant une assemblée de trois cents personnes, de m’amuser à demander : « Qui pense que les médias ou les sondages influencent les gens ? » Tout le monde lève la main. Et j’ajoute alors : « Et dans cette salle ? »… J’avoue que c’est un peu facile. Mais l’imbécile, celui qui se fait intoxiquer, le mouton de panurge, c’est toujours l’autre…
Contrairement à ce que pense une sociologie avant-gardiste et élitiste, les ouvriers ont autant d’esprit critique que les autres. Mais le rapport à la politique, chez nous, c’est le rapport à la République. On délègue et donc si on nous demande de faire de la pseudo-démocratie participative, çà ne prend pas. Nos concitoyens ont besoin de se confronter d’abord à des finalités, à des valeurs. Mais certains hommes politiques instrumentalisent la pseudo démocratie directe pour esquiver ce qui est de l’ordre de leur responsabilité. Je travaille pour nombre de formations politiques. Beaucoup pensent sortir de leur crise identitaire en demandant aux gens « ce qu’ils pensent » pour savoir que penser eux-mêmes. Au nom de la démocratie, ils esquivent leurs responsabilités. Mais comprendre la demande c’est mon travail. Ce n’est pas le rôle d’une formation politique. Une formation politique doit être un intellectuel collectif qui fait des propositions. Il ne faut pas mélanger les genres. Son rôle n’est pas de « dire ce que pensent les gens ». La vocation du politique c’est le débat, partir de la contradiction pour proposer. On choisit, on vote, on adresse des propositions.
Des choix non-dits ont été faits
- Q : Vous indiquez à juste titre dans votre article paru dans Le Débat que les hommes politiques ont éludé la question des finalités au profit des moyens, de la réforme pour la réforme. Dans ce cadre, quelle est la place de l’Europe ? Est-ce le projet un peu saint-simonien des élites françaises et des technocrates ou est-ce un moyen et dans ce cas le moyen de quoi ?
- Stéphane Rozès : Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire européenne. Pascal Lamy a raison de dire à quel point la France a marqué la construction européenne [3]. Mon intuition est que l’Europe s’est développée de façon procédurale. Elle ressemble à ces dîners de famille annuels où l’on s’assure que tout le monde va bien et qu’il ne manque personne. Mais, on ne parle surtout pas de politique, mais du temps, des enfants qui grandissent… C’est ce que j’appelle l’Europe procédurale. Mais les grands ensembles humains fonctionnent bien selon des logiques. Les États-nations ne seraient plus des lieux de cohérence démocratique, quelle qu’en soit la définition, ils sont « culbutés » par la mondialisation économique, par les marchés financiers.
La philosophie de Jean Monnet était qu’il fallait contourner les peuples et faire l’Europe des intelligents, car on connaît les peuples, ils nous ont menés aux guerres ! Il existe une autre philosophie implicite : la réforme dans les pays comme les nôtres, à fort niveau d’accumulation capital-travail, n’est possible qu’avec des politiques économiques qui permettent de l’extérieur, de remettre en cause de hauts niveaux de protection sociale. En faisant de la stabilité monétaire la priorité, avant la croissance et l’emploi, on devrait mécaniquement remettre en cause les systèmes sociaux.
Au moment du débat de Maastricht, je trouvais bien optimistes ceux qui pensaient qu’un gouvernement économique européen se constituerait. On peut regretter que les différends franco-allemands, au moment de l’adoption de la monnaie unique, n’aient pas permis d’utiliser les politiques économiques au service de la croissance qui dynamise, mais au contraire au service de la purge des sociétés. Le projet non-dit était de mettre en place des politiques économiques permettant de purger les sociétés, face à la globalisation économique, en ne protégeant pas l’espace européen par des politiques tarifaires. C’était le choix : soit un néo-protectionnisme européen permettant de défendre un modèle dans le monde, avec de hauts niveaux sociaux, soit un projet d’adaptation par le bas.
Des choix non-dits ont été faits. Aujourd’hui les Français découvrent que le cours de l’Europe n’est pas exactement celui que l’on pensait. Pascal Lamy, dans Le Débat, dit qu’il est vrai que l’Europe qui se fait n’est pas l’Europe française. « Le voile se déchire , c’est douloureux ». Il ajoute que le fait que les militants socialistes aient voté oui dans la prise de position du PS prouve que les Français sont prêts à l’accepter. A écouter les tenants du oui, j’en doute. Ils ne semblent pas considérer que l’Europe qui se fait, ce n’est pas la France en plus grand.
La demande de cohérence
- Q : Vous indiquez que contrairement à une idée reçue nous n’assistons pas à une dépolitisation générale de la société. On assiste à une demande de cohérence. Sollicité dans une entreprise pour « faite participer les gens », j’avais constaté cette réponse : « Ils veulent nous faire participer, mais ils ne savent pas où ils veulent nous conduire… » N’en est-il pas de même en politique ? Avec la Constitution européenne, va-t-on vers un pouvoir plus clair ou plus informe ?
- Stéphane Rozès : Beaucoup de gens aux postes de responsabilité considèrent, comme l’avait fait Rocard dans un article du Monde, que l’Europe politique et démocratique est finie. La partie III fonctionne comme un « golden parachute ». Le malaise politique vient du fait que les hommes politiques, face à des contraintes objectives, réelles, ont donné des réponses de contournement de la démocratie. En tant que citoyen, je vois dans ce traité constitutionnel un vice ontologique où l’on prétendrait au début à une construction politique de l’Europe et à la fin à des politiques économiques et sociales qui opposent les peuples entre eux.
Si la situation des salariés est relativement préservée en Europe, ce n’est pas lié au rapport de force capital-travail dans chacune des entreprises, une à une. C’est dû à l’accumulation dans les États-nations de politiques de haut niveau de compromis.
Quand je débats avec des grands patrons, ils disent crûment que la Lithuanie va permettre à la France d’avancer sur le plan économique et social. Faire l’élargissement avec de tels différentiels socio-économiques avant de voir le moteur de la Constitution est une façon de trancher, avant de demander aux pays de le faire.
Plus profondément, quand les Français demandent aux politiques de se réapproprier leurs prérogatives, ce n’est pas seulement une interpellation du bas vers le haut. C’est parce que les individus eux-mêmes sont pris dans des contradictions. Ce n’est pas seulement l’entrelacs du pouvoir économique, financier, politique. L’individu lui-même est schizophrène. J’ai travaillé pour la RATP dans les quartiers où l’on a 40% de chômage, où les bus sont « caillassés ». On avait proposé cette méthodologie : on menait d’abord des entretiensindividuelsd’uneheureavecunpsychosociologueet ensuite on retrouvait les mêmes individus dans une réunion de groupe.Dans un entretien individuel,un habitant du quartier disait : « Dès que je peux, je quitte ce quartier. Je n’en peux plus, c’est infâme. Pour les enfants c’est terrible. Je veux me mettre à l’abri. » Le même individu, en réunion de groupe parlait d’un quartier chaleureux, avec une mixité sociale…
Les Français pensentrépublicain et agisse libéral. Ils n’agissent pas libéral,parce qu’ils sont devenus « madelinistes », mais parce qu’ils veulent se mettre à l’abri, et ils entretiennent le système. J’ai réfléchi avec des marxistes pour comprendre pourquoi le pays est antilibéral idéologiquement et pourquoi il n’est pas anti-capitaliste. Il se passe le contraire de ce qu’attendait Marx. Le salariat emplit la société, mais il est conservateur. La force de bousculement des rapports de production, ce n’est pas le salariat, c’est le capitalisme patrimonial dans le cadre de la globalisation.
J’étais invité il y a quatre mois par les communistes de Seine-Saint-Denis. Aux dernières élections, le Parti communiste a reculé. Nous avons analysé les cartographies des reculs électoraux indexés sur les évolutions socio-démographiques des communes de ce département. La corrélation est très nette. Je demande à la salle : « Qui défend les pauvres dans cette salle ? » J’ajoute bien sûr immédiatement que je connais la réponse et je pose la question : « Qui est pauvre dans la salle ? » Stupéfaction. Une main se lève. « S’il n’y a qu’un seul pauvre dans cette salle, pourquoi le Parti communiste se dit-il le parti des pauvres ? » En se déclarant le parti des pauvres, alors qu’il n’y a qu’un seul pauvre dans la salle, le Parti communiste crée les bases de son recul électoral. En s’adressant à des gens qui, dans leurs représentations mentales, ont une fierté d’eux-mêmes et souhaitent se mettre à l’abri, le PCF crée soit de l’abstention, soit du vote FN, soit chez ceux qui s’en sortent, l’aspiration à voter socialiste, dès qu’ils sont du bon côté de la barrière.
Quand le Parti communiste était hégémonique chez les ouvriers, ce n’était pas parce qu’ils se considéraient comme pauvres, mais au contraire « le sel de la terre ». Quand le Marx de 1848 parle des ouvriers et du peuple français qu’il rencontrait près d’ici, il souligne leur fierté. Je suis accablé de voir à quel point le catholicisme social et le misérabilisme ont touché la gauche française et comment elle s’est coupée du monde du travail et de sa fierté. C’est à l’image de ce que sont ses dirigeants politiques, des gens qui ne savent pas ce qu’est le privé, les rapports sociaux, qui sont douillettement à l’abri de la fonction publique.
Les individus eux-mêmes sont traversés par des contradictions et ils demandent aux politiques d’être une instance de résolution de ces contradictions. Quand j’ai fait le premier sondage sur la façon dont les Français voyaient les mouvements altermondialistes au moment de la conférence de Seattle, j’ai proposé de rajouter la question de savoir si les gens avaient des actions. Or le fait d’avoir des actions ne change rien au point de vue sur José Bové. Un même individu est capable de tenir un discours à différents niveaux. Les individus sont dans la transaction permanente. « Quelle drôle d’idée d’acheter des CD, quand on peut télécharger » » entend-on, et les mêmes individus font une dénonciation au carré de la globalisation économique.
Or, les sociétés ont besoin de cohérence entre les fins et les moyens. Si l’intégrisme religieux, le nationalisme et le populisme progressent, c’est qu’il y a des modes résolutoires apparents entre les fins et les moyens. En un mot, le libéralisme permet de gérer la société par les moyens, mais il est sourd sur les finalités humaines. Si on ne peut pas se projeter collectivement sur un avenir commun, cela devient insupportable et il se recrée alors des mini-communautés, des territoires d’appartenance, des principes de cohérence.
La spécificité française
- Q : Voit-on apparaître chez nos voisins européens le même genre de déchirement qu’en France sur l’Europe ? Y a-t-il une exception française ?
- Stéphane Rozès : La réponse n’est pas simple ; il n’y a pas d’opinion publique européenne. Des études réalisées dans chaque pays sont collectées par Bruxelles pour recenser ce que pensent les Européens. J’ai par exemple travaillé pendant douze ans sur les racismes en France. Les Français ont une forte propension à se dire racistes. Mais la signification du mot raciste n’est pas traditionnelle. Le mode d’intégration à la française fait qu’on reconnaît l’altérité et l’on veut offrir tous les éléments de l’égalité. En Angleterre, les Pakistanais portent le voile sans problème, mais ils ne se marient pas avec des Anglais, alors qu’en France les phénomènes de communauté s’estompent à partir de deuxième génération.
Dans nos études européennes, on trouve des caractéristiques propres à la France : la République, notre rapport à l’universel… L’individu, pour autant qu’il mette de côté ses origines religieuses, ses pensées philosophiques, ses intérêts sociaux, serait capable de se préoccuper de l’intérêt général. Ce point de vue, cet imaginaire républicain est très français. On reconnaît l’individu dans un échange d’équivalence. La République n’est pas seulement une procédure, c’est un peu plus que la démocratie. C’est l’adhésion à des façons communes d’être.
Ce qui heurte dans certains pays ne heurte pas dans d’autres, en Angleterre par exemple. Mais les Français pensent que nos valeurs sont universelles. Ils voient l’Europe comme la transposition de ce qu’ils sont. Non par nationalisme, mais par projection. Ce que nous sommes n’est pas notre propriété, mais une propriété universelle.
La grande ligne de fracture en Europe passe entre les anciens pays européens, les fondateurs, et les nouveaux. Les anciens voient dans l’Europe le nécessaire airbag face à la globalisation économique, alors que les nouveaux voient dans l’Europe un espace d’accès à la mondialisation.
S’il y avait un référendum en Allemagne, il y aurait le même débat que dans notre pays. Quel modèle pour l’Europe ? Avons-nous un haut niveau de compromis social à défendre ? Comment le faire ?
Mais globalement, les peuples européens sont plus proches entre eux que les arrières pensées des gouvernements. Ils souhaitent que l’Europe soit une instance de compromis des peuples se construisant par le haut et non un écran entre élus et citoyens justifiant des reculs sociaux.
Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 10 mai 2005.
Stéphane Rozès, directeur-adjoint de CSA-opinion et maître de conférences à Sciences-Po Paris, vient de publier un article : « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n°134, mars-avril 2005.
Notes
[1] Lire Stéphane ROZES : « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005.
[2] Stéphane ROZES, « Le désenchantement libéral » in L’état de la France 1994-1995, La Découverte.
[3] Pascal LAMY, « Le modèle français vu d’Europe », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005.