- Rencontre avec Paul Thibaud –
Les chiffres du ministère de l’intérieur publiés dans le rapport annuel de la commission d’observation sur les droits de l’Homme illustrent un réel sentiment de tension, un climat de violence qui se manifeste d’abord à l’encontre des Juifs. Sont distingués d’un côté les actes (meurtres, coups et blessures, incendies, vitres brisées de synagogues ou d’établissements juifs…) et d’un autre côté les menaces (gestes, graffitis, tracts, injures…). En 1999, comme les années précédentes, les actions des deux catégories étaient à un étiage extrêmement bas : huit actes et cinquante menaces. Les actes et menaces racistes dirigés contre d’autres que des Juifs restaient également à un très faible niveau : trente deux actes et cent menaces. Fin 2000, pour le seul dernier trimestre, c’est-à-dire au moment de l’Intifada, on assiste à une explosion brutale : cent dix actes antisémites et cinq cent cinquante menaces. Ces mois de fin 2000 sont les plus chargés de manifestations d’antisémitisme jusqu’à présent. En 2001, les chiffres baissent, puis remontent en 2002 à un niveau supérieur à celui de 2000 pour l’année entière. Les actes racistes ont connu une augmentation plus continue : de 1999 à 2002, on est passé dans cette catégorie de trente deux à cent vingt trois actes et de cent à trois cent cinquante deux menaces.
Seuls les actes et menaces contre les personnes juives ou issues de l’immigration sont recensés dans ce rapport. Il faudrait faire des études sur l’évolution des injures, coups et blessures dans la société française en général pour replacer les chiffres publiés dans un contexte plus global. Par exemple, un incendie d’église a été commis à Limoges, il y a deux ou trois ans, mais on ne sait pas dans quel chapitre, sous quelle nomenclature il a été compté. On ne publie pas de décompte des déprédations causées aux églises. Quoi qu’il en soit l’augmentation de la violence antisémite est incontestable.
Ces actes sont le fait, en majeure partie, de la population d’origine maghrébine. Plus précisément, lorsque la police arrête des auteurs de ces actes, c’est dans cette population qu’elle les trouve. Par contre, on ne peut pas dire qu’il y a une montée globale de l’opinion antisémite. En 2002, 89% des Français déclarent que les Juifs sont des Français comme les autres. Ils placent régulièrement Simone Veil et Bernard Kouchner parmi les personnalités pour lesquelles ils ont le plus d’estime. L’opinion est globalement non raciste.
Quel impact du conflit israélo-palestinien ?
Mais peut-on dire qu’il existe « un antisionisme global » dans l’opinion et dans la presse françaises, comme le pensent beaucoup de Juifs ? De nombreux livres ont été écrits qui critiquent sur ce point la presse française. Ils sont souvent peu convaincants, trop remplis d’appréciations globales et affectives du type : « Cette presse m’exaspère, je ne peux pas la supporter ; ’atmosphère est irrespirable pour moi… ». On doit prendre ces propos au sérieux, quand ils sont prononcés sincèrement, mais ils ne font pas preuve.
Toutefois, des faits existent. Par exemple, le Nouvel Observateur a publié un reportage absurde sur les viols de Palestiniennes par des soldats israéliens. Il est vrai que l’hebdomadaire a fait son autocritique. L’image du petit Mohamed, devenue célèbre dans le monde, illustre la difficulté de parler rationnellement de l’information donnée sur Israël. Ce gosse a été tué, nous l’avons tous vu, dans les bras de son père. Ils se cachaient tous deux derrière un bidon placé entre eux et les soldats israéliens. D’où venait la balle ? Je ne sais pas, mais rien n’indique qu’il s’agissait d’autre chose que d’une balle perdue. Sur ce fond d’incertitude, il y a eu des discussions, des polémiques interminables. L’image du petit Mohamed mourant a été largement exploitée par la propagande palestinienne. Certains ont même exhibé une fausse interview d’un soldat israélien auquel on fait dire qu’il a fait exprès de tuer l’enfant et d’épargner le père pour que celui-ci souffre davantage… Délires. Mais, du coup, un certain nombre de Juifs qui lisent tout sur la question ont tendance à croire qu’une image pareillement utilisée est certainement depuis l’origine une falsification. Elle a été saisie par un journaliste qui travaillait avec Charles Enderlin, correspondant permanent de France 2 en Israël. Enderlin a attribué sur le moment (non sans vraisemblance, puisque c’est des Israéliens que le père et l’enfant se protégeaient) le tir aux soldats de Tsahal. Il a peut-être eu tort. Cette possible erreur a été aussitôt surinterprétée. Elle devient pour beaucoup révélatrice de l’attitude de la presse française en général. On aboutit ainsi à faire porter plus ou moins à la presse française la responsabilité de l’exploitation arabe de l’événement. Des postures, des habitudes se sont formalisées, en particulier on se garantit d’un possible procès par un contre-procès. Par exemple, dans le cas dont nous parlons, la scène a été filmée de côté, comme à partir du trottoir d’en face, perpendiculairement à la ligne de tir. Plus d’une fois, ceux qui croyaient à la manipulation ont affirmé que le téléspectateur moyen était amené à croire que le soldat israélien était placé à côté de la caméra, qu’il voyait sur quoi il tirait, qu’il était un tueur. N’est-ce pas là prendre les téléspectateurs pour des demeurés ou bien leur prêter une malveillance acharnée à l’égard d’Israël ? On voit comment, quand le climat est pourri, il devient impossible de discuter calmement d’un fait avéré.
Autre exemple : Libération a publié au début de l’Intifada la photo d’un homme complètement amoché, en le présentant comme un Arabe blessé par la police israélienne au moment des manifestations sur l’esplanade. C’était en réalité un Israélien qui avait reçu des coups, mais de l’autre côté. Libération a vite et clairement reconnu avoir été trompé par une agence, mais on se sert encore de l’épisode pour prouver que l’information de Libération est tendancieuse. Les préjugés pro-palestiniens de la presse existent, tout comme l’information déformée, mais les réactions qui s’en suivent sont souvent démesurées.
Au-delà des faits particuliers, beaucoup d’amis d’Israël pensent qu’il y a un préjugé global contre ce pays, un réflexe de condamnation a priori. Pour le prouver et pour le combattre, ils dénoncent des manières de parler et cherchent à en imposer d’autres : implantations et non colonies, barrière de sécurité et non mur. Pourquoi pas ? Évidemment des exagérations rhétoriques idiotes sont dénoncées (« mur de la honte », « mur d’apartheid ») comme exprimant de lourds préjugés. C’est vrai, mais il est ennuyeux que la critique des manières de parler paraisse parfois retarder indéfiniment le moment d’en venir aux faits. Or il existe bien une barrière, pour des raisons sans doute compréhensibles – je ne dis pas bonnes, car l’efficacité en est discutable – et elle est construite sur le terrain du voisin. Et il existe bien une tentative d’envelopper Jérusalem-Est dans la dite « barrière de sécurité ».
Ceux qui ne sont pas très favorables à Israël, en France, ont tort de ne pas mesurer le sentiment d’insécurité qu’éprouvent les Israéliens. Ils ont tort aussi de raisonner selon des critères qui ne peuvent pas s’appliquer à ce pays. La « loi du retour » qui offre la nationalité israélienne à tous les Juifs, d’où qu’ils viennent, est dénoncée comme raciste (par l’assemblée générale de l’ONU en 1975), alors qu’un peuple sans territoire n’avait pas d’autre moyen de constituer un État territorial que de sélectionner ainsi les immigrants. Que cette loi doive un jour disparaître, on peut le soutenir, mais il n’est pas possible de la dénoncer comme si la fondation de cet État ne s’était pas faite dans des conditions uniques. Comme si également ce n’était pas, encore maintenant, le seul État au monde dont tous les voisins désirent qu’il disparaisse.
Y a-t-il un lien entre les violences banlieusardes et l’opinion générale défavorable à Israël, telle qu’on peut la trouver dans la presse ou les associations humanitaires ? Un fait est certain, la violence de banlieue a brusquement éclaté au moment de l’Intifada. La connexion ne peut pas être niée. Cette violence a-t-elle été suscitée ou favorisée par une information biaisée ? La question est d’autant plus empoisonnée qu’il a effectivement existé ce que les Juifs français dans leur ensemble ont considéré comme un retard dans la dénonciation. Alors que leurs enfants étaient menacés dans les écoles, ils ont eu le sentiment que ce danger n’était pas pris au sérieux. Ce qui les a blessés profondément. Ce reproche n’est pas un reproche de complicité, mais d’insensibilité. C’est le genre de grief qui vient quand une amitié se brise ou se corrompt. On aurait tort de ne pas le prendre au sérieux.
Une enseignante d’histoire romaine à Saint-Denis me dit récemment qu’elle part pour plusieurs années aux États-Unis. « Je ne supporte plus la situation ». Il y a deux ou trois ans, elle faisait l’éloge de son université où des professeurs motivés et imaginatifs s’adressaient à un public atypique et réussissaient parfois à bousculer les fatalités sociales. Entre temps, il y a eu apparition sur les murs de la fac d’inscriptions antisémites. Mais ce qui l’a le plus heurtée, c’est une réponse du président de l’Université : « On comprend qu’étant donnée votre origine vous soyez affectée… ». En somme : « C’est votre problème, ce n’est pas le nôtre ». Ceci rappelle les « Français innocents » de Raymond Barre, qui, heureusement, sont devenus un sujet de plaisanterie. En tout cas, il y a eu blessure.
Le culte des victimes
Il existe, selon Pierre-André Taguieff ou Alain Finkielkraut, un nouvel antisémitisme issu de la gauche et des droits de l’Homme. Ce nouvel antisémitisme serait le lien entre les violences et les paroles déplaisantes, les préjugés contre Israël et contre les Juifs. Mais pour justifier des violences il faut plus que l’obsession du droit bafoué et de la victime, il faut une polarisation agressive, il faut qu’on voie le monde en deux volets, deux blocs, les entièrement victimes et les entièrement bourreaux, ce qui ne correspond guère à la situation, ni en France, ni en Israël.
Quels mécanismes de simplification peuvent donc expliquer que parfois le « victimisme » débouche sur la violence ? Il y a d’abord cette séquelle d’une culture révolutionnaire en déroute qu’est le préjugé anti-institutions. La culture démocratico-incivique actuelle est contre l’armée, contre l’État, contre la nation, contre la religion, donc contre Israël quoi qu’il fasse. Israël ressemble « diablement » pourrait-on dire, à tout ce qu’un sens commun révolutionnaire fatigué commande de honnir. Alain Finkielkraut a raison de dire que la culture des droits de l’Homme qui protégeait les Juifs, se retourne contre eux quand ils ont un État et une armée, mais cela ne peut justifier la violence que dans le cadre d’un gauchisme rémanent, d’une culture de la spontanéité irresponsable.
La fabrication de schémas manichéens peut s’appuyer aussi sur une culture de la Shoah qui porte à associer la vérité au jugement extrême. Ce réflexe de simplification et d’intensification, certains Juifs ont contribué à l’instiller. Au moment des lois Pasqua et des manifestations qui ont suivi, certains comme Guy Konopnicki sont allés à la gare de l’Est, avec une valise en carton ayant prétendument appartenu à leur père ou à leur grand-père, pour signifier : « Pasqua, c’est Hitler ! ». Comment s’étonner après cela que d’autres crient : « Sharon, c’est Hitler ! » ? C’est aussi stupide dans un cas que dans l’autre. Konopnicki écrit maintenant dans la presse juive des articles pour dénoncer Dieudonné qui est un provocateur de la même eau que lui il y a dix ans.
Si l’installation d’une culture, on dit parfois d’une religion de la Shoah, piège les Juifs, c’est parce que l’obsession de « tirer les leçons » est accompagnée d’un déficit de compréhension de l’événement, pour ne pas dire d’un refus d’essayer de le comprendre, surtout en ce qui concerne son noyau, l’hitlérisme. Il est difficile de tirer des leçons de ce qui vous terrifie et qu’on ne comprend pas. Une telle situation provoque des tendances négationnistes, en même temps qu’elle suscite des transpositions arbitraires des concurrences de victimes et des « retours à l’envoyeur » où transparaît une rancune antijuive.
Ces effets pervers sont plus graves chez des jeunes gens dont l’origine n’est pas dans la culture européenne et chrétienne. Les européens et les chrétiens sont conscients que leur culture est compromise dans le génocide, même s’ils ne savent pas de quelle manière et dans quelle mesure. Ce n’est pas le cas pour ceux qui sont d’origine musulmane. On peut douter qu’il suffira de les instruire des événements pour que la réflexion morale sur la Shoah devienne leur affaire. C’est en tout cas un autre discours que celui de la responsabilité générale de l’Occident qu’il faudrait leur tenir. En attendant, ils s’arrêtent souvent à une rhétorique sommaire : « On nous a fait la morale en leur nom, voyez ce qu’ils font maintenant ! ».
Je ne suis pas très favorable à l’expression « nouvel antisémitisme », car elle réunit un phénomène d’opinion et un phénomène de violences qui ne sont pas nécessairement connectés. Elle affirme une continuité qui n’est rien moins que sûre. Il vaut mieux essayer de distinguer les violences marginales et l’incompréhension plus ou moins hostile à l’égard des Juifs, qui est bien plus répandue et qui a d’autres foyers. Chacun de ces deux phénomènes mérite qu’on s’en inquiète, mais on n’a pas intérêt à les confondre, en dépit de leurs connections possibles.
Les politiques, les journalistes, les intellectuels n’ont pas réagi tout de suite contre les violences anti-juives ; on a constaté un retard dans la protestation. Notre première réaction a été : « Ce n’est pas nous ». Si c’étaient des Bretons, ce serait nous ; si c’étaient des bourgeois du 16ème, ce serait nous ; si c’étaient des prolos honnêtement gaulois ou à peu près gaulois, on dirait c’est nous. Au moment de Carpentras, tout le monde était mobilisé, la France s’attribuait collectivement ces actes. On ne peut pas en dire autant à l’occasion des agressions récentes. C’est une situation extrêmement gênante, parce qu’elle montre qu’il y a des jeunes nés en France, des citoyens français que, dans le fond, nous ne considérons pas vraiment comme nos compatriotes, dont nous ne nous sentons pas responsables, dont la situation sociale, morale, mentale nous est assez indifférente.
Une rupture morale
Les Juifs ont besoin d’admirer ou du moins d’estimer le pays où ils sont. Ils ont admiré la France de Clemenceau qui avait sorti Dreyfus du bagne et gagné la guerre de 1914. Malheureusement, aujourd’hui, nous n’avons rien fait de tel. Dans les années vingt ou trente, la France était un pays auquel on pouvait s’identifier. Cela devient de plus en plus difficile, en particulier pour les Juifs, en raison de l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes. Le judaïsme est tout de même la plus vieille culture de l’humanité en ligne continue, avec peut-être celle des Chinois.
Réciproquement, il existe dans l’opinion française un aspect que je n’aime pas beaucoup et que j’appellerai « Marre des Juifs ! ». « Ils font décidément trop parler d’eux… » Ceci renvoie entre autre à la culture de la Shoah. Le pays risque de se diviser en deux : ceux qui ne pensent qu’au judaïsme (en général les Juifs plus quelques autres) et ceux qui ne veulent plus en entendre parler, ceux qui culpabilisent et ceux qui attendent la prescription. Cette situation est extrêmement dangereuse. Elle peut conduire à une hostilité anti-juive et même à de l’antisémitisme. On est au bord de quelque chose d’inquiétant. Le livre d’Elie Barnavi, Lettre ouverte aux Juifs de France, [1] a été pour moi un choc. Barnavi était ambassadeur d’Israël à Paris sous le gouvernement d’Eoud Barak. En tant qu’ambassadeur, rencontrant des communautés juives, il a été époustouflé par l’éloignement intervenu entre les Juifs et la France. Des façons de parler l’ont choqué qui traduisaient le sentiment d’être à part : « Nous, les Juifs, et puis les autres ». Il en est arrivé à défendre la France devant les Français juifs.
Comment répondre à ces suspicions mutuelles, à ces globalisations perverses et exaspérantes (« la presse française », « l’opinion dans ce pays », « les Juifs », « la communauté juive ») qui disent et provoquent une sorte de rupture morale entre Juifs et non-Juifs en France. La réflexion sur la Shoah, y compris l’historiographie, y est sans doute pour quelque chose. Elle s’est dispersée dans trop de directions, s’intéressant moins au cœur du phénomène, c’est-à-dire à l’hitlérisme (sans Hitler, pas de Shoah), pour souligner les responsabilités secondaires : celles de Pie XII (qui n’a pas inventé les chambres à gaz), de Pétain, de Papon ; à l’occasion Churchill et Roosevelt parce qu’ils ont cherché à abattre Hitler, non à sauver ses victimes. Des travaux importants ont montré comment des Allemands ordinaires, des « hommes ordinaires », selon le titre de Christopher R. Browning, [2] ont pu massacrer massivement en Pologne, bien qu’ils ne fussent pas des nazis. Il faut comprendre quel mécanisme a conduit à cela ces gens-là. Mais sans Hitler, ils ne seraient même pas allés en Pologne.
Il faut donc revenir à la question essentielle : pourquoi Hitler s’en est-il pris aux Juifs ? Philippe Burrin [3] a récemment publié une réflexion synthétique sur ce sujet. Ce qui lui paraît central dans l’idéologie hitlérienne, bien qu’il ne soit pas étiqueté comme chrétien, c’est une explosion de ressentiment contre les voisins, contre l’Europe où l’Allemagne est maltraitée, déclenchant une révolte contre le christianisme, dont le massacre des Juifs fait partie. Pourquoi les Juifs et pourquoi le christianisme ? Les nazis ont voulu se libérer totalement du monde d’où ils venaient, d’où leur prétention d’être des Titans, des êtres sans précédent, se libérer de leur sur-moi d’Européens, de la loi de Moïse, des commandements de Dieu. Ils ont prétendu instaurer une humanité régie par le racisme biologique, sans devoirs vis-à-vis du prochain.
Cette révolte allemande contre le christianisme serait à comparer avec la révolte française au moment de la Révolution, même si elle n’est pas du même ordre. Il faut sans doute pour comprendre la catastrophe, relire l’histoire de l’Europe selon les rapports des différentes nations avec leurs sources chrétiennes. Si on allait dans ce sens, on approcherait d’une intelligence plus forte de l’événement. Une révolte contre le christianisme, formalisée par la lecture de l’histoire comme lutte entre races, a été pour certains Allemands une manière de répondre à l’insupportable humiliation de 1918, en poussant les enchères, en lançant un défi sans précédent. De cette ambition, de cette monstrueuse émancipation, la destruction des Juifs d’Europe a été l’emblème caché, la grande tâche non dite, le grand œuvre obsédant et inavouable, la trace que le nazisme a voulu laisser quand sa défaite s’est annoncée, la nouveauté qu’il voulait léguer, sa bonne nouvelle renversant l’autre. La façon dont cette négation du christianisme se greffe, s’enclenche sur l’histoire du christianisme est évidemment une question à quoi on ne peut répondre suffisamment en soulignant la permanence d’un enseignement chrétien du mépris des Juifs. Mais le sens de l’événement est flagrant. Il suggère plus qu’un incertain « devoir de mémoire ». La réponse à la Shoah, ce n’est pas la mémoire de la Shoah, les pèlerinages, les monuments…, qui peuvent même avoir des effets pervers.
Le malaise de l’Europe avec ses Juifs dont certaines accusations, souvent calomnieuses venues des États-Unis sont une manifestation indirecte, a pour fond une réponse insuffisante à la négation hitlérienne, à travers le peuple juif, de l’ensemble des valeurs européennes, aussi bien chrétiennes que libérales. L’Europe profil bas, l’Europe de la repentance et du marché, on lui reproche un antisémitisme rémanent, mais au fond ce dont il s’agit c’est de sa médiocrité, de sa permanente esquive, de n’être pas à la hauteur de sa terrible histoire. La commémoration peut très bien ignorer la substance du crime, que le peuple juif a été visé parce qu’il était celui qui avait apporté la Loi, qu’on voulait non seulement transgresser mais renverser. C’est à cela qu’il faut répondre. Et cette réponse ne peut être ni ponctuelle, ni rétrospective. Elle pourrait, elle devrait réunir Juifs et non-Juifs, pour mettre en pratique ce qu’Hitler a voulu abolir, assassiner dans la personne des Juifs d’Europe, dont nous savons tous quel est le coeur : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Répondre à la Shoah, c’est essayer de réunir l’humanité autour de ce qu’Hitler a voulu effacer. Sinon, il faudrait considérer que la Shoah appartient au passé, comme le massacre des Arméniens, et qu’on l’oubliera. Mais ce n’est pas possible, l’événement est trop au centre de notre culture pour qu’on puisse s’en débarrasser par l’oubli. Une nécessité en tout cas s’impose : il faut déplacer la réflexion sur la Shoah, la préciser, la lier à notre histoire et à notre idée d’avenir.
L’unité compromise
Le syndrome « marre des Juifs ! » est l’effet d’une défaillance dans la considération de l’Extermination, mais il exprime aussi un malaise quant au communautarisme, à la laïcité et à la République. On ne peut pas persister dans un républicanisme pour qui les particularités n’auraient en somme « qu’à se taire », mais on ne sait pas le dépasser. Les particularités n’étaient pas forcément moindres il y a cinquante ans en France. Mais elles ne réclamaient que de la tolérance, alors qu’aujourd’hui elles réclament de la reconnaissance. Les particularités sont devenues explicites. Les Corréziens qui se sont fait tuer à Verdun ne parlaient pas français, du moins pas seulement, comme nous l’a rappelé un livre de Claude Duneton. Il est probable que les pêcheurs de l’île de Sein qui sont partis pour l’Angleterre en 1940, ne parlaient pas français davantage. On parlait breton sur les bateaux, on parlait français à l’école. La particularité n’était pas niée, mais elle était tue. Elle était latente, implicite. La France était un pays de tolérance, donc de diversité discrète. C’était aussi le cas dans bien d’autres domaines, comme l’homosexualité. L’histoire de l’Américain qui demande : « Avez-vous des généraux homosexuels ? » est significative. En France, on n’en sait (savait) rien ; aux Etats-Unis, on le sait.
Comment l’unité peut-elle se maintenir, alors que les particularités, dans le cas des Juifs comme des autres, deviennent publiques et reconnues ? Il y faut deux conditions. La première est que les systèmes de valeurs secondaires, religieux par exemple (le judaïsme, l’islam, le christianisme), intègrent en eux-mêmes les valeurs communes, celles de la laïcité et de la devise républicaine. Être musulman, juif, chrétien avec « liberté-égalité-fraternité », entraîne en particulier d’accepter l’émancipation de la femme et le droit de changer de religion ou de quitter toute religion. Il faut aussi, c’est la deuxième condition, que les sociétés particulières que forment le judaïsme, le christianisme et l’islam pratiquent une meilleure intercompréhension, comprennent et fassent leurs les problèmes des autres.
On peut dire qu’il y a un potentiel d’agressivité dans l’idée d’une société où chaque groupe s’occuperait de ses affaires, de son côté. Pour que la République vive, il faut de la sympathie, de l’empathie, de l’intercompréhension entre concitoyens, entre les mouvances qui composent comme la diaprure du tissu commun. Il faut que nous apprenions à sentir les problèmes des autres, à les comparer avec les nôtres, à nous comprendre chacun mieux en comprenant les autres.
De cela, on peut donner un exemple à propos du sionisme, mot qui est souvent employé avec une nuance d’accusation. Pourtant, le sionisme n’est pas seulement la manifestation d’une particularité que les uns revendiquent et dont les uns se méfient. Le sionisme est un mixte de politique et de religieux, de l’amour juif de Sion et de l’aspiration à un État-nation à l’européenne. Il n’est pas sans rapport avec des phénomènes comme la laïcité et la démocratie chrétienne, autres manières pour une religion d’influencer le politique et d’être influencé par lui, avec ce que cela suppose de connexion et de tension.
Le sionisme est un projet politique qui n’est jamais totalement séparé du religieux. De la même manière, la laïcité a sa source dans le christianisme, tout en s’affirmant contre le christianisme. Le sionisme ne signifie donc pas nationalisme juif, mais valeurs politiques dérivées du judaïsme. Beaucoup qui sont sionistes, critiquent Sharon au nom de ces valeurs, comme par exemple Abraham Burg. Dans le sionisme, les Juifs après avoir créé un État juif, donné au judaïsme une zone de validité qu’il n’avait pas, celle de la politique et de l’État, rencontrent un problème que les chrétiens connaissent depuis longtemps, celui des rapports du spirituel et du temporel. Ce fait historique devrait être une occasion de rapprochement, un champ nouveau de discussion et de comparaison, non une occasion de méfiance.
S’intéresser aux problèmes des autres est sans doute une nouvelle dimension de la laïcité. C’est approfondir la République que de poser le devoir de compréhension mutuelle, de curiosité réciproque. On en finirait avec le « marre des Juifs ! » si l’on comprenait que les problèmes des Juifs sont utiles à considérer pour comprendre les nôtres. On a énoncé des valeurs communes qui justifient qu’on s’oppose aux particularismes fermés, il faut maintenant apprendre à partager ces valeurs plus concrètement, en partageant aussi les soucis des autres, des problèmes. Nous devons être capables de partager les soucis que les Juifs se font pour l’État d’Israël, menacé soit de l’extérieur, soit de l’intérieur, par une évolution politique qui inquiète beaucoup d’entre eux, même s’ils ne le disent pas volontiers. Si vous partagez cette inquiétude pour Israël, vous pourrez leur parler, mais s’ils ressentent dans votre attitude le « marre des Juifs ! » ou le « tu as vu ton Sharon ce qu’il fait ! », la discussion se bloquera en une soupçon réciproque ; on accusera l’autre, à mi voix, soit d’incompréhension malveillante et antijuive, soit de chauvinisme communautaire.
Débat
L’antisionisme en question
- Q : Dans la revue Le Débat [4] , Elie Barnavi écrit : « Le nouvel antisémitisme est un antisémitisme d’importation qui sévit surtout au sein de l’immigration musulmane, même s’il est encouragé par un gauchisme irresponsable […] qui se nourrit des images quotidiennes de l’Intifada. Les actes antisémites qui se sont multipliés en France les trois dernières années sont le fait de ces Palestiniens par procuration qui trouvent dans les événements lointains dont ils comprennent mal les tenants et les aboutissants un exutoire facile à leur rancœur et à leurs frustrations ». Pourquoi la communauté musulmane en France, et en particulier ses jeunes, s’identifie-t-elle avec autant de vigueur à la cause palestinienne, avec parfois des raccourcis stupides ?
- Paul Thibaud : Plusieurs phénomènes peuvent l’expliquer : une certaine catastrophe scolaire, un chômage de masse…, à quoi il faut ajouter un phénomène dont on parle peu, celui de l’inégalité générationnelle. Ces jeunes trouvent portes fermées. Les difficultés s’accumulent devant eux. Ils tendent alors à se découvrir une identité par opposition , agressive par rapport à la société française dont, pour eux, les Juifs sont un élément déterminant. Mais ils désirent aussi entrer dans la société française et, pour y entrer, ils doivent comprendre que cette entrée, à travers notamment l’école et le travail, suppose d’admettre des valeurs communes. Tel est le sens, dans le fond positif, de l’exigence de quitter le foulard à la porte de l’école publique. Si l’expression religieuse doit être réduite, c’est pour permettre que les valeurs communes aient leur lieu, qu’il soit compris que l’intégrationn’estpasseulementlajouissancededroitset de libertés, mais aussi la reconnaissance de ce quifonde les institutions.
- Q : L’État d’Israël est critiquable, mais à partir d’une prise de position politique et non pas à partir d’une position « antisioniste ». Le sionisme correspondait à un projet politique qui d’ailleurs a abouti. Les partisans de l’implantation d’un foyer national juif, d’unÉtat, étaient des sionistes et les opposants des antisionistes. Mais aujourd’hui cet État existe, il est membredel’ONU. Au nom de quelle légitimité pourrait-on contester l’existence de cet État ? La terminologie de sionisme et d’antisionisme ne vous paraît-elle pas dépassée ?
- Paul Thibaud : Je n’aime pas le mot « antisionisme ». Je ne l’emploie pas. Je parle toutefois de sionisme. Si l’antisionisme, c’est l’affirmation que l’État d’Israël n’a pas de droit à exister, je pense qu’il n’y a pas réellement d’antisionisme ou qu’il est extrêmement peu répandu. Mais je trouve gênant que l’on parle d’« antisionisme » à propos de la critique de la politique de l’État israélien.
Mais il faut revenir, pour le comprendre, sur le sionisme. Ce mouvement a voulu fabriquer un État à partir des populations juives dispersées en Europe et en Afrique du Nord. Un idéal politique a été élaboré, à partir d’un mélange de traditions juives, en référence aux prophètes d’Israël, et des avancées du mouvement européen des nationalités. Il s’est formé en Europe de l’Est, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à l’époque où les Croates, les Tchèques, les Polonais se trouvaient dans un mouvement de restauration de leur propre identité. Des Juifs vivant en Europe de l’Est dans les empires russe, autrichien, ottoman, allemand, ont vu une Europe de nations se constituer à côté d’eux. Ils ont décidé à leur tour de constituer une nation, en référence à une source biblique, incontestablement. Ils ont choisi Jérusalem, plutôt que Johannesburg. Le sionisme est un idéal qui repose sur le choix d’un lieu. La loi du retour est donc très importante : tout Juif et descendant de Juif peut demander la nationalité israélienne. Le sionisme implique que l’État d’Israël privilégie certains immigrants qui deviennent d’emblée ses citoyens. Le sionisme est une laïcité relative, très intéressante. Sa définition n’est pas religieuse, mais sa racine est religieuse et les Juifs d’Israël ont de la peine à traiter ceux qui ne sont pas Juifs d’origine comme les autres citoyens. - Q : On a parfois du mal à comprendre la politique de l’État d’Israël. On a l’impression que les Palestiniens n’existent pas. C’est vrai qu’il faut se mettre à la place de l’autre pour dialoguer. Mais pour le sionisme, à l’origine, les Palestiniens étaient absents. Je pense que le sionisme existe encore et que l’extension des colonies correspond à un projet sioniste d’expansion. Par ailleurs, je ne comprends pas votre comparaison entre le sionisme et la laïcité.
- Paul Thibaud : Je compare le sionisme et la laïcité quant à la mise en rapport du politique et du religieux, à la fabrication d’un mixte qui procède du religieux et s’oppose à lui. Il ne faut pas oublier que longtemps, le judaïsme religieux a été massivement hostile au sionisme. Mais on désigne couramment, polémiquement, par sionisme l’expansionnisme de l’Etat d’Israël et non le principe de son existence. Les antisionistes le font, de même qu’en face ceux qui parlent d’antisionisme pour qualifier toute critique d’un gouvernement israélien. Pourtant les Israéliens qui ont négocié les « accord de Genève » s’affirment eux aussi sionistes. C’est pourquoi ces accords me paraissent avoir clarifié et assaini certaines choses dans l’opinion française. Beaucoup de gens se sont alors aperçus que leurs amis juifs étaient comme eux : ils voulaient deux États qui fassent la paix, en gros sur la base des frontières de 1967, avec une reconnaissance commune, la fin du terrorisme. Tant que cette possibilité d’accord n’était pas formalisée, la tension entre Juifs et non-Juifs était latente sur cette question. Les accords de Genève ont permis que s’engage un processus d’intercompréhension de partage des valeurs et des soucis. Est-ce que l’accord aura une suite ? Y aura-t-il des gens pour le mettre en œuvre des deux côtés ? Rien n’est garanti. Mais il me semble que des gens qui paraissaient opposés se sont à cette occasion découverts plus proches qu’ils ne pensaient. En tout cas, il ne faut pas confondre sionisme et expansionnisme. Le sionisme ce n’est pas nécessairement de réclamer un État juif jusqu’à l’Euphrate.
Cette distinction faite, il reste qu’il y a dans la France actuelle une vraie difficulté à comprendre Israël. Israël est le type d’une identité voulue et affirmée. C’est un projet très volontariste. Or l’Europe au contraire vit depuis 1989 dans l’utopie d’une fin des appartenances, des fidélités, dans les idées de fin de l’histoire, d’individualisme « cool », de justice internationale, d’absence de violence dans les rapports internationaux, d’antipolitique…, dérivant dans une direction contraire à celle d’Israël. Les idéologies européennes actuelles (mais peut-être sont-elles en train d’être dépassées) ressemblent un peu au pacifisme d’entre les deux guerres. Cela a entraîné une tendance à faire la leçon aux Israéliens et à leurs amis, au nom d’un irénisme plutôt mal fondé. Comment des gens qui prônent le dépassement des nations pourraient-ils comprendre ceux qui sont prêts à se battre pour la leur ou celle d’autres Juifs dont ils se sentent proches ? En l’occurrence, le partage des soucis des autres pourrait signifier admettre leur inquiétude, donc faire par personne interposée, une expérience civique, retrouver peut-être aussi pour soi-même le sens du civisme. Les appels actuels de beaucoup de Juifs à la République ont aussi ce sens : qui s’inquiète pour son propre groupe est conduit, s’il n’est pas sécessionniste, à se préoccuper de la cité entière. - Q : Je comprends parfaitement la population d’Israël qui vit dans l’angoisse des attentats suicides. Mais je ne peux pas comprendre qu’on construise ce mur qui empiète sur les territoires, qui exproprie, qui détruit les maisons, les vergers. Est-ce qu’Israël n’est pas en train de perdre son âme ?
- Paul Thibaud : Beaucoup d’Israéliens le pensent. On parle d’évacuation à Gaza… C’est d’un certain côté une contrepartie du mur. Le fait de tracer un mur, même s’il empiète sur la propriété d’à côté, est une façon de signifier que ce qui est au-delà ne vous appartient pas. C’est ce qui embête certains colons. Je ne sais pas comment cela va se terminer, mais des gens d’extrême droite en Israël ne voient pas le mur (la barrière !) d’un bon œil. D’autre part, le mur est-il efficace ? J’en doute. Un accord avec le voisin vaut mieux qu’une ligne fortifiée (mais cet accord est-il possible actuellement ?) J’aurais tendance à ne pas trop moraliser la question du mur. Certes, construire chez le voisin est condamnable. Mais ce n’est pas le tout de la question. La question de fond, ce sont les colonies (implantations), ce n’est pas le « durcissement » matériel de la frontière, mais son tracé, tracé qui est en partie annexionniste.
Permanence et diversité de l’antisémitisme
- Q : Dans ce que vous nommez le « marre des Juifs », vous distinguez les actes et l’opinion diffuse. Il y a eu bien avant la Shoa une opinion antisémite en France dans différents milieux populaires ou intellectuels, à quoi il faut ajouter tous les mouvements politiques d’extrême droite. Est-ce que l’antisémitisme traditionnel a disparu ? D’autre part existe-t-il un antisémitisme spécifiquement français et y a-t-il des pays sans antisémitisme ?
- Paul Thibaud : L’antisémitisme ancien n’était pas non plus homogène et il était très différent selon les pays. Il y a une différence en Europe entre les pays qui ont mis les Juifs à la porte au Moyen-Âge (l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Portugal) et les pays où ils sont toujours restés, dans l’empire allemand, dans l’Europe de l’Est, où ils étaient expulsés d’une ville, puis revenaient. Sans compter l’Italie qui est un cas spécial, où l’antisémitisme est faible, ce qui suffit à prouver qu’il ne dérive pas entièrement du christianisme. Quand les Juifs sont revenus en Angleterre, en Hollande, en France, ce fut dans des pays beaucoup plus aptes à les intégrer que les sociétés d’Europe de l’Est à la même époque, notamment du point de vue économique. À Amsterdam, ils ont trouvé des gens aussi bons commerçants qu’eux. A Londres, de même. En Pologne ou en Hongrie par contre, les Juifs étaient presque les seuls à savoir manier l’argent. Les conséquences des écarts d’aptitude à la modernité ont été particulièrement visibles en Hongrie, où fin XIXe, toute la vie économique était régie par les Juifs et les Allemands, l’aristocratie monopolisant la politique, la masse des Hongrois étant paysanne. Quand un régime représentatif a été instauré, ce fut avec suffrage censitaire, ce qui a brouillé gravement la répartition des rôles. A Budapest, les ouvriers hongrois étant privés du droit de voter, les Juifs au début du XXe siècle non seulement avaient la richesse, mais constituaient la majorité des électeurs. Le retard politique hongrois et l’émergence d’une bourgeoisie juive se sont combinés pour créer une situation qui a été le terreau d’un ressentiment anti-juif qui a marqué le pays fortement entre les deux guerres.
En France, les vagues d’antisémitisme sont liées aux déchirements de notre système politique depuis la Révolution. Il a existé au XIXe siècle un antisémitisme de gauche, ouvrier, anticapitaliste, obsédé par les Rothschild par exemple. Mais le courant antisémite principal était ancré dans le catholicisme. La « question juive », quand l’antisémitisme est le plus virulent entre 1880 et 1914, est étroitement enchevêtrée aux affrontements post-révolutionnaires. L’émancipation est considérée comme une faute et une cause de désordre par beaucoup de catholiques qui en font le symbole (et la cause) du recul de leur influence. Le lien entre l’émancipation et l’affirmation de la République explique que nous soyons le seul pays où la question juive s’est trouvée au centre de la vie politique. Le seul pays aussi où les antisémites ont été vaincus politiquement à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Non seulement Dreyfus a été innocenté, mais aucun homme politique antidreyfusard n’a fait carrière par la suite. Il y a eu un choix national en faveur de l’égalité civique des Juifs. Le cas anglais est très différent. Le système culturel-religieux-politique du Royaume Uni ne s’est pas brisé comme le nôtre en 1789 ; l’émancipation des Juifs participant de cette cassure, il s’est progressivement assoupli, élargi, démocratisé. La condition des Juifs dans ces circonstances, n’a jamais été un enjeu politique, mais une affaire de mœurs et de préjugés. En gros, cela vaut également pour les États-Unis. Quand des auteurs américains écrivent que la France est le pays par excellence de l’antisémitisme, ils ne pensent qu’à l’antisémitisme politique, oubliant qu’il a été vaincu et ne voyant pas leur propre forme d’antisémitisme, beaucoup moins visible que la nôtre, beaucoup moins combattue à domicile également et qui s’est manifestée jusque dans les années 50 par des quotas anti-juifs dans de grandes universités comme Harvard, ce qui aurait été impensable en France dès le XIXe siècle.
Il faudrait évoquer aussi l’antisémitisme revenu dans les années trente, sous forme de xénophobie, à travers le pacifisme qui a été alors la voie de l’antisémitisme. « Les Juifs veulent que nous fassions la guerre pour eux ! ». Ce fut plus qu’une formule, une opinion répandue. D’anciens dreyfusards l’ont partagée, comme Félicien Challaye, des socialistes brillants comme Déat sont devenus antisémites, puis collaborateurs à travers le pacifisme. Il en fut de même pour Doriot. Inversement, le général Leclerc, antisémite en 1939, ne l’était plus en 1945. D’une manière générale, l’antisémitisme en France n’a jamais été séparable des enjeux politiques décisifs : pour ou contre la République, pour ou contre la résistance à Hitler.
Peut-on sortir de l’antisémitisme ? Je ne le sais pas, mais ce que je vous dit du « bon usage » du souvenir de la Shoah avait pour but d’esquisser une utopie de ce genre, dont la réalisation exigerait un véritable ressourcement politique.
La décomposition du modèle français ?
- Q : Est-ce qu’il est possible, dans le cadre de ce que Pierre Manent appelle la « démocratie agressive » dans laquelle la revendication se fait de plus en plus forte, de concilier à la fois le besoin de reconnaissance qui se fait sur le mode de la victimisation et l’avènement d’un monde commun ? Est-ce que derrière ce nouvel antisémitisme il n’y a pas une société qui évolue à l’américaine ?
- Paul Thibaud : Ce que vous dites est peut-être vrai. Mais on doit remarquer qu’en France les ségrégations éventuellement violentes qui caractérisent les États-Unis ne sont pas admises ici. Aux États-Unis, quand des noirs pillent les boutiques chinoises on dit : « « Les Chinois et les Noirs se tapent dessus ». En France, on dit : « L’État ne fait pas son travail ». Nous avons tendance à considérer que la communauté nationale est plus responsable de ses différentes composantes qu’aux États-Unis. Mais les tensions qui sont plus violentes aux États-Unis, y sont équilibrées par un nationalisme infiniment plus fort que le nôtre. Nous n’allons pas vers le modèle américain, puisque cette garantie d’une « unité quand même » n’existe guère. Mais il se pourrait que nous allions vers pire que la situation américaine, la décomposition du modèle français.
Si on est optimiste comme j’essaie de l’être, on peut essayer d’utiliser positivement la demande de reconnaissance, pour bâtir de la réciprocité. Une communauté ou un groupe doit non seulement chercher à exister, à « persévérer dans l’être » – faire que la Bretagne ou la Corse continue d’exister -mais aussi se poser la question : « En quoi est-ce que je sers à l’humanité ? ». Autant je comprends que l’on ait des politiques de conservation des espèces biologiques, afin que des informations spécifiques ne soient pas perdues, autant nous savons que l’histoire de l’humanité est pleine de cultures qui ont disparu et qu’un « conservationnisme » des cultures est indéfendable, car il nierait le caractère historique de la condition humaine. Cela entraîne que n’étant pas justifiée naturellement, la persistance d’une culture, d’une religion, d’une nation doit en permanence être justifiée.
Cela veut dire que nous ne pouvons pas être une pure coexistence de particularités et que tout le monde doit essayer de répondre à la question : « A quoi tu sers ? ». En répondant à cette question, la particularité devient un point d’appui pour une dialectique qui va vers une communauté plus générale. On peut donc imaginer un échange positif entre le particulier et le général, alors que, dans l’hypothèse de la « démocratie agressive », tout le monde crie : « Et moi ! ! Et moi ! ! Et moi ! ». Et que celui qui crie n’ayant pas d’oreilles, ce sont des sourds qui exigent qu’on les écoute… criant même d’autant plus fort qu’ils sont sourds. C’est cette situation absurde que redoute à raison Pierre Manent. Son pessimisme, habituel, est-il nécessairement justifié ?
Avec les Juifs en tout cas, on a un exemple intéressant. Ils sont habitués depuis longtemps à se poser la question de leur utilité, de leur signification pour les autres, puisque, d’après la Bible, la première phrase qui leur fut adressée est celle de Dieu à Abraham : « En toi seront bénies toutes les nations ». Soit le judaïsme n’existe pas, soit il a un rapport avec cette phrase. On peut donc toujours demander aux Juifs : « A quoi servez-vous ? »
Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 3 février 2004 avec
Paul Thibaud, président de l’Amitié judéo-chrétienne de France.
© Club Politique Autrement
Notes
[1] Elie BARNAVI, Lettre ouverte aux juifs de France, Stock, 2002.
[2] Christopher R. BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, traduit de l’anglais par Elie BARNAVI, préface de Pierre VIDAL-NAQUET, Paris, Les Belles Lettres, Collection Histoire, 1994.
[3] Philippe BURRIN, Ressentiment et apocalypse : essai sur l’antisémitisme nazi, Seuil/XXe siècle, 2004.
[4] Élie BARNAVI, « Où en est Israël ? », entretien, Le Débat, n°128, janvier-février 2004.