• Rencontre avec Marc Ferro –

Un sondage, publié par Le Monde en décembre 2003, montre que parmi les thèmes auxquels s’identifie un électeur de gauche vient en premier le « refus des guerres » (47%). Les gens qui se disent de gauche, d’extrême gauche, altermondialistes, se veulent d’abord « pacifistes ». Le journal Les Echos distingue pour sa part, toujours en décembre 2003, sept familles d’altermondialistes (qui sont également pacifistes) : ceux qui sont hostiles à la mondialisation financière (ATTAC), les écologistes (Greenpeace…), les défenseurs de l’agriculture dans son authenticité (la Confédération paysanne), les défenseurs des droits de l’homme (Amnesty international…), les anti-marques (Nader aux États-Unis), les humanitaires (Médecins sans frontières…), les syndicalistes. On peut ajouter les révolutionnaires de l’ultra-gauche.
Début décembre, à Genève, autour d’un projet de paix israélo-palestinien s’est tenue une réunion qui ne regroupait pas des États, mais des personnalités qui avaient eu des responsabilités politiques et qui agissaient là en tant qu’individus. Ma curiosité a été de voir qui de ces « sept familles » de pacifistes était présent à cette réunion qui n’était gérée ni par Sharon, ni par Arafat, ni par les Américains, ni par Wall Street… Il n’y avait pas les « financiers », ni les « écologistes », ni José Bové, ni les « droits de l’homme », ni les « anti-marques… » Kouchner était présent, mais pas au titre d’« humanitaire »…
Il est tout de même étonnant que ces « masses » qui défilent au nom de la paix soient absentes de quelque chose qui se fait au nom de la paix. Les activistes de l’ultra-gauche sont même très réservés sur ce qui s’est passé à Genève. Il est extraordinaire que les « sept familles » de pacifistes soient absentes à Genève. Pas une n’a envoyé un télégramme pour dire « Vive la paix », alors qu’ils défilent partout « pour la paix ». Dans la réalité, n’ont-ils pas autre chose derrière la tête ? Pour certains, c’est la révolution, pour d’autres, c’est la lutte contre l’Amérique… Leurs objectifs sont autres que « la paix ». Le combat pour la paix n’est jamais pur, en dehors de l’utopie de Garry Lewis dans les années 50. Mon propos est donc de déceler pourquoi les mouvements pacifistes ont presque toujours échoué : comment se fait-il qu’ils émergent périodiquement et que chaque fois ils manquent leur but ? En réalité, ces mouvements recouvrent des forces divergentes et les divergences sont plus fortes que le mouvement pour la paix.
Les mouvements pacifistes internationalistes d’avant 1914 étaient également composés de plusieurs familles. Ce que nous voyons aujourd’hui est la reproduction en démultiplié de ce qui s’est passé au XIXe siècle, sous d’autres drapeaux et d’autres sigles.

Un mouvement composite

Ces mouvements sont nés à la suite de l’irruption des États-nations (Révolution française) et du nationalisme (Prusse). Le développement de la volonté de dominer le monde a suscité en contrecoup une réaction pacifiste des sociétés. Avec la constitution des États-nations, les guerres ont donné lieu à des coalitions. Dans le même temps, les philosophes des Lumières comme Grotius, Fénelon, Montesquieu, ont édifié des théories de la paix. Leur but était de substituer un monde de paix où les gens commerceraient intellectuellement à des États-nations dont les ambitions étaient irrépressibles. L’idée d’une paix qui ne serait pas seulement une paix d’« équilibre », mais une « vraie » paix, a émané des philosophes des Lumières : l’Europe qu’ils concevaient devait mettre fin à ces conflits. Cette idée de l’Europe sera reprise plus tard. Lucien Febvre a écrit un très beau livre, « L’Europe, genèse d’une civilisation » [1], dans lequel il montre qu’entre 1760 et 1789 la plupart des gazettes se référaient à l’Europe : L’Européen, La Gazette de l’Europe… et que cela a été balayé par la Révolution française. Pour les Français, l’Europe incarnait la coalition, les autres, l’ennemi. Du même coup, les gazettes se sont dénommées Le Patriote, Le National, La Nation… Au XIXe siècle, tout rebondit avec l’expansion de l’État-nation et du nationalisme. Les mouvements « par en bas » qui émanent sinon du mouvement ouvrier du moins du « monde ouvrier » vont s’organiser en estimant qu’il faut une « vraie révolution » pour mettre fin à cette montée des guerres. C’est un début d’alliance entre révolution et pacifisme, mais c’est la révolution qui en est le moteur. Les Internationales pacifiques et pacifistes, notamment la IIe Internationale à la veille de la guerre de 1914, sont nées non des « sept familles » d’aujourd’hui, mais d’au moins trois.
Une famille est purement révolutionnaire, celle qui est l’héritière de Blanqui, de Marx, dont l’argument principal est la lutte des classes. Un deuxième foyer est réformiste, car les révolutions de 1830 et 1848 ont tellement effrayé une partie de la société que l’idée de révolution a été amendée. C’est ce courant qui a donné naissance à la social-démocratie. Ce terme est en lui-même contradictoire, de même que Tocqueville a montré que, dans la Révolution française, liberté et égalité sont contradictoires. Quand on est libre, on ne peut pas être l’égal des autres. Social et démocrates sont contradictoires car le démocrate croit que le bien de la société émanera de la majorité, mais le socialiste croit qu’existe une route, une seule, que la science aura découverte. Dans un laboratoire de chimie, on ne vote pas sur la matière. Boukharine, le premier à avoir insisté sur ce point (« Nous sommes trop démocrates et pas assez socialistes ») reproche ainsi aux révolutionnaires russes de n’avoir pas su mener les événements avec la capacité de savants de l’Histoire et de s’être trop appuyés sur la volonté des masses. C’est pour ces raisons que le Parti social-démocrate de Russie a changé de nom pour devenir Parti communiste. Un troisième courant est composé de pacifistes humanitaires, le plus souvent athées. Ce sont les anarchistes et les partisans de Bakounine.
Lorsque se crée un mouvement pacifiste général, dans le troisième tiers du XIXe siècle, ces trois composantes n’ont pas les mêmes objectifs. Seuls les bakouninistes sont avant tout pacifistes. Au XIXe siècle, le concept de guerres justes et de guerres injustes est très fort : une guerre de défense est juste, une guerre d’agression ne l’est pas ; une nation qui se soulève (comme les Grecs contre les Turcs) est dans son droit. En France, on approuve les Grecs contre les Turcs ou les Belges contre les Hollandais, mais dans le même temps on occupe Alger. Nous ne sommes pas à une contradiction près.

L’effondrement du pacifisme en 1914

Comment analyser les échecs des mouvements pacifistes de masse ? Le premier grand échec est celui d’avant la guerre de 1914. Les rares images d’actualité montrent des masses entières défilant au cri de « Guerre à la guerre !, » en France, en Allemagne, en Autriche. Et on avait déjà ce mot d’ordre de « guerre à la guerre » en 1911 dans la guerre italo-turque ; des masses défilaient à Milan et à Istanbul. Et lorsque la guerre éclate, on a eu très peu de déserteurs. Ce « pacifisme hurlant » (nous aurons en 1937 le « pacifisme bêlant ») s’est évaporé, même s’il a survécu en profondeur chez les leaders. Comment a-t-il pu ainsi disparaître ?
Un livre de Georges Haupt, « Le Congrès manqué » [2], l’a bien montré, il y a une quarantaine d’années. Il s’agit en réalité des congrès de l’Internationale socialiste, la IIe Internationale, en 1907, 1910, 1911. L’objectif des socialistes est la révolution réformiste. Des radicaux comme Kautsky en Allemagne, Lénine en Russie, Guesde en France, pensent à la révolution, les uns par un coup violent (les héritiers du blanquisme par exemple), les autres par des procédures démocratiques (les sociaux-démocrates). Or les délégués de l’Internationale se réunissent par nations : Kautsky ne voit pas Lénine qui ne voit pas Guesde. Les Français restent dans leur coin et regardent les Russes de loin, avec un léger mépris condescendant. « Vous direz au Tsar que ce serait dangereux pour la France si la guerre éclatait », déclare Jaurès à un Russe. Les socialistes ne se situent que dans le cadre national, alors qu’ils sont dans une instance qui met en cause la légitimité de l’État-nation et ses abus au XIXe siècle. Ils reproduisent dans leurs congrès ce qu’ils contestent chez eux. Les socialistes français par exemple sont surtout anti-allemands, les socialistes polonais sont surtout anti-russes. Les socialistes serbes et autrichiens se querellent entre eux. Ceci en 1914, avant l’éclatement de la guerre. De fait, les socialistes reproduisent au sein d’une instance internationale les schémas nationaux. Ce qui prouve comme le disait Benedetto Croce qu’à cette époque « le socialisme est une idée, mais la patrie est un instinct ». L’instinct patriotique est un million de fois plus fort que le discours révolutionnaire, même s’il fait marcher les gens dans les rues. L’instinct révolutionnaire reprendra cependant le dessus pendant la guerre, du moins en Russie.
Ces pulsions patriotiques nationales – qui aujourd’hui se sont étiolées en France et encore plus en Allemagne, mais pas aux États-Unis – dominaient largement avant 1914. Pour quelles raisons ? Était-ce dû à l’école, à la volonté de défendre son pays ? C’est sans doute plus simplement la défense de la terre qui peut en rendre compte. Quand aujourd’hui en Irak on s’interroge sur les auteurs des attentats, (Al-Qaida ou partisans de Saddam Hussein ?) , c’est plus probablement le patriotisme qui en est la cause : on ne veut pas d’occupants chez soi. En 1914-1918, c’est la défense de la terre qui anime les Français, mais aussi les Allemands qui ont peur d’être envahis par les Russes. La pulsion est le patriotisme tout simple de la défense de la terre, même si on rêve d’une société juste et pacifique.

Les doctrinaires regardent les faits à la lumière de leur doctrine

Les idées socialistes, pacifistes, social-démocrates sont portées par des doctrinaires qui regardent les faits uniquement à la lumière de leur doctrine. Avant 1914, les doctrinaires ont des théories très convaincantes. En premier lieu, les socialistes et les pacifistes considèrent que l’intérêt des capitalistes n’est pas de faire la guerre, car elle coûte trop cher et détruit les richesses : ils ne peuvent donc pas faire la guerre. Et les doctrinaires ont un exemple à l’appui : la crise du Maroc. La politique de la canonnière, c’était pour le « spectacle ». La France et l’Allemagne avaient trop d’intérêts à ne pas se faire la guerre et se partager le Congo. Puisque la guerre va contre l’intérêt des capitalistes, elle est impossible théoriquement. Cette démonstration « irréfutable » était le fait de doctrinaires aussi éminents que Rosa Luxembourg. Quand les Japonais ont bombardé Pearl Harbor en 1941 et détruit la flotte américaine, les doctrinaires japonais considéraient que jamais les Américains ne répondraient, car cela leur coûterait trop cher. Ils ne pensaient pas que les Américains pussent avoir une réaction d’honneur. Selon eux, la défense de l’honneur était une idée japonaise et les autres ne pouvaient pas avoir autant qu’eux le sens de l’honneur.
Autre idée : la solidarité des travailleurs empêchera la guerre. Question : comment ? En France, en Angleterre, en Allemagne une seule réponse : la grève. Le mythe de la « grève générale » est la réponse aux agressions de tous les mouvements sociaux depuis un siècle et demi. Certains leaders cependant considéraient la grève générale comme un désastre, car elle permettrait la victoire de la réaction. En effet, dans certains pays, les ouvriers conscients obéiraient à la grève (en Allemagne, en France, en Angleterre), mais dans des pays « arriérés », comme la Russie, les peuples n’obéiraient pas à la grève et iraient à la guerre au son du clairon. Ce serait alors la victoire inéluctable du Tsar. Il ne fallait donc pas appeler à la grève générale. Ainsi, il n’a jamais pu être décidé, si on ferait grève ou non en cas de mobilisation. On en discutait encore en 1914 quand les premiers coups de canon ont éclaté.
Troisième argument irréfutable : les gouvernements ne feront pas la guerre, car ils craignent qu’elle ne fasse naître la révolution. Pourtant Plehve, ministre de l’intérieur de Nicolas II, considérait qu’une guerre permettrait de mater les indécis et les révolutionnaires. Les révolutionnaires ne pouvaient pas entendre ce discours venant d’un bourgeois, encore moins d’un ministre de l’intérieur de la Russie tsariste qui avait tout pour être haï. Une parole saine et raisonnable ne pouvait émaner d’un tel personnage.
Résultat : cet argumentaire s’ajoutant au patriotisme des peuples, le château de carte du pacifisme d’avant 1914 s’est effondré en une nuit.

Les repositionnements d’entre les deux guerres : « Plus jamais çà ! »

Après la Première Guerre mondiale, le discours unanime était : « Plus jamais çà ! ». Le pacifisme d’entre les deux guerres deviendra le « pacifisme bêlant » selon l’expression employée à l’époque par la revue Esprit à la fin des années trente. En 1919, les masses sont décimées et l’amour de la paix devient presque « agressif ». Le traité de Versailles, qu’on peut considérer comme injuste, est signé par la droite bleu horizon. Les communistes russes ne le signent pas. La gauche peut donc critiquer ce traité avant qu’Hitler ne l’attaque à sa manière dès 1923. Ce dernier est sûr d’avoir l’approbation de beaucoup de pacifistes en Allemagne, en Angleterre et même en France, car ceux-ci considèrent qu’on ne peut pas construire un monde juste sur une paix injuste et qu’il faut faire des concessions à l’Allemagne. Dans la conciliation menant à Munich, on a donc des gens de gauche et des gens de droite qui voient en Hitler un combattant contre le communisme.
De 1919 aux années trente, en gros, la droite est belliciste et la gauche est pacifiste. La droite veut faire payer l’Allemagne, prendre sa revanche. La gauche est pacifiste depuis la révolution russe qui a montré l’exemple : la révolution russe c’est la paix. Mais la prise du pouvoir par Hitler en 1933 commence à faire peur à la gauche. Elle se demande si le pacifisme est la bonne stratégie. La droite qui était belliciste devient peu à peu pacifiste : la montée d’Hitler peut arrêter l’URSS et les progrès du communisme. L’inversion des positions gauche/droite vers 1933-1935 est suivie de la prise de position de Staline qui juge que la France doit savoir s’armer contre le fascisme. Les chantres du désarmement et du pacifisme, les communistes, se transforment en partisans du réarmement qui renoue avec la germanophobie et le bellicisme d’avant 1914. Les pacifistes durs ne veulent pas voir à l’époque qu’Hitler ce n’est pas seulement l’Allemagne, mais un régime spécifique et nouveau. Les pacifistes ne voient pas non plus que l’URSS préconise le réarmement de la France, non pas seulement par « anti-fascisme » mais dans une conception stratégique de l’histoire de la construction d’un monde nouveau. À cette époque, on prend connaissance des premiers procès staliniens de 1935-37. Les gens de gauche ne comprennent plus ce qui se passe. Depuis l’affaire Dreyfus, être de gauche, c’était défendre le droit de l’homme à ne pas être jugé de façon inique par un tribunal militaire. C’est ce qu’ils disaient et ils étaient sincères à 99%. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que, dans une certaine mesure aussi, les dreyfusards étaient pacifistes et souhaitaient abaisser l’armée pour qu’elle ne nous entraîne pas dans une guerre. Mais il ne fallait pas le dire. En 1935-36, on se retrouve dans la même situation. Les gens de gauche soutiennent l’URSS contre le nazisme, mais eux qui étaient dreyfusards se retrouvent pris à contre-pied par les procès de Moscou. Les procès sont-ils vraiment truqués ? L’URSS se conduirait-elle comme les militaires anti-dreyfusards ? Dans le même temps, la droite est agressivement pacifiste dans une situation pathétique qui conduit à Munich en 1938.
Les authentiques pacifistes, comme le philosophe Alain, n’admettent absolument pas qu’on refasse la guerre au nom de la lutte contre le nazisme. La lutte contre la guerre doit passer avant tout. Ils veulent ignorer les premiers crimes du nazisme et refusent la germanophobie qui nous a menés à la guerre de 1914. Ils considèrent même que si l’on refait la guerre, il en sortira un fascisme encore plus fort. Les pacifistes mettent en cause l’alliance entre les communistes, les socialistes et les radicaux. Mais les frontières se sont brouillées. Avec les communistes, on trouve une droite révoltée contre le pacifisme de Flandin, tel Paul Reynaud. Blum devient l’allié de Paul Reynaud. D’un autre côté, il existe des socialistes comme Marcel Déat, des communistes comme Doriot et des radicaux comme Bergery qui sont des pacifistes issus de la gauche passés à l’extrême droite. Les cartes sont entièrement faussées.
Avant 1939, la vraie scission n’est pas entre la gauche et la droite, mais entre les pacifistes et les bellicistes. Certaines phrases sont à retenir. Alain écrit en août 1940 : « Enfin la guerre peut finir. J’espère que l’Allemand vaincra, car il ne faut pas que De Gaulle l’emporte chez nous. Il est remarquable que la guerre redevient une guerre juive qui aura ses Judas Maccabées. [3] » Drieu La Rochelle écrit : « Les nazis ne sont pas un parti, mais un ordre. Ils seront cet été à Londres, l’été prochain à Moscou et ensuite à New York. » Georges Dumoulin, syndicaliste, ex-ultra-gauche et pacifiste, pense la même chose et se rallie à Pétain. Ce n’est pas seulement la droite ou l’extrême droite qui rallient Vichy, c’est aussi une extrême gauche pacifiste, car en 1940 la victoire d’Hitler apparaît inéluctable et semble pouvoir déboucher sur la paix éternelle.
Munich a profondément humilié la société française : alors qu’entre 1918 et 1939 on disait « Plus jamais la guerre ! », après 1945, on dit : « Plus jamais Munich ! ». Dans une certaine mesure, l’affaire de Suez, en 1956, a constitué la revanche de Munich. Principalement, il s’agissait de frapper Nasser qui était le soutien du FLN d’Algérie. Mais il y avait aussi l’idée de ne pas céder devant ce « nouvel Hitler ». L’équivalent de la Tchécoslovaquie du temps de Munich, c’était Israël que Nasser menaçait et il ne s’agissait pas de l’abandonner aux coups que voulait lui donner Nasser. Il fallait sauver Israël, alors que nous n’avions pas su sauver la Tchécoslovaquie. C’est dit, écrit, répété, assumé. On peut croire qu’à la suite de l’échec global de Suez, Guy Mollet est sincère lorsqu’il dit que Suez est certes un échec, mais aussi un succès car nous avons su effacer Munich. La peur que la France se conduise à nouveau comme à Munich conduit alors à « ne plus céder ». Aujourd’hui, la hantise de Munich existe toujours, mais ce sont les Américains qui la jettent à la tête des Français. Lorsque les Américains, il y a quelques années, ont eu un conflit avec Kadhafi et qu’ils ont voulu bombarder la Libye, la France a refusé le survol de son territoire. Les Américains ont alors dénoncé le « retour de la France de Munich ». Actuellement, les Américains de Bush reprochent à la France une attitude munichoise dans le conflit irakien.

L’instrumentalisation du pacifisme par les communistes

Des mouvements pacifistes ont été suscités par les Soviétiques au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. On retrouve alors un mouvement de masse. Les mouvements d’avant 1914 sont des mouvements de masse organisés. Le mouvement de l’entre-deux guerres est un mouvement de masse inorganique, au point que le pays s’en est décomposé. Après 1947, avec le Mouvement de la Paix, les Soviétiques vont réanimer des mouvements de masse et les instrumentaliser en s’appuyant sur une vision doctrinaire de l’Histoire.
Jusque-là, la vision soviétique de l’Histoire n’avait pas massivement pénétré les esprits. Or, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les soviétiques remportent des victoires, sans l’aide américaine : Moscou au début 1942, Stalingrad en février 1943, Koursk en juillet 1943. La guerre froide nous a fait croire que ce sont les armements anglo-saxons qui ont aidé les Russes, mais ce n’est vrai qu’après la bataille de Koursk. Les succès et les victoires de l’URSS ont redonné au communisme et au stalinisme une aura extraordinaire. La vision de l’Histoire incarnée par le stalinisme a peu à peu gagné le monde occidental.
Dans les années 1946-1955, il existait une sorte de dictature d’opinion exercée par les intellectuels communistes en France. Selon eux, les victoires de l’armée soviétique et la révolution bolchevique de 1917 vérifiaient la véracité de l’analyse marxiste selon laquelle l’Histoire passe par des phases : le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et le communisme. L’histoire semblait confirmer les thèses de Staline : la Chine était devenue communiste, les colonies s’étaient émancipées de l’impérialisme, le monde anti-capitaliste et anti-impérialiste se développait et gagnait. Ainsi, à Prague en 1948, il n’y avait même pas eu besoin d’une révolution pour que les communistes prennent le pouvoir. Cette marche de l’Histoire était inéluctable ; il suffisait de laisser agir l’Histoire et le monde entier deviendrait socialiste, puis communiste. Ce n’était qu’une question de temps, d’étape : la Corée du Nord devait progressivement absorber la Corée du Sud et l’Allemagne de l’Est l’Allemagne de l’Ouest. Pour laisser agir l’Histoire, il fallait empêcher la guerre et donc agir pour la paix.
Ce discours avait une grande prégnance et s’appuyait sur une opinion publique en France, en Italie, en Scandinavie. Pendant cette période, on craignait le réarmement de l’Allemagne, assumé par les États-Unis, qui avait pour fonction de faire de l’Allemagne avec le Japon les deux pôles de résistance à la montée du communisme. Cette aide apportée aux Allemands semblait donner raison à l’argumentaire communiste. En France, on protestait quand on voyait des trains américains entiers transporter du sucre ou d’autres marchandises vers l’Allemagne, alors que les Français connaissaient encore le rationnement en 1946-1948. Il existait donc un ressentiment contre les Allemands et surtout contre ces Américains qui leur envoyaient toute cette nourriture, cet équipement. Cela ne pouvait qu’alimenter l’idée que les États-Unis avaient pris la relève de l’Allemagne, du fascisme, de l’impérialisme… Par conséquent il fallait lutter par la paix contre cette volonté des États-Unis d’arrêter le progrès de l’Histoire.
Le Mouvement de la Paix s’est développé, en croyant à ce qu’il faisait. J’en ai moi-même été président en Algérie. Au bout de deux mois, j’ai compris. J’ai vu comment ce mouvement était entièrement instrumentalisé, non seulement par le Parti communiste, mais aussi par l’Union soviétique. Le tournant se situe au moment de l’affaire Rosenberg [4]. Sauver la vie de Rosenberg serait une victoire pour la paix, mais on pouvait considérer que sauver Slansky [5] du procès de Prague serait aussi une victoire pour la paix. Mais sur ce point, il y a eu, au sein du Mouvement de la paix, un interdit absolu en provenance d’instances que j’ignore. Puis, le mouvement pacifiste s’effondre avec les événements de Budapest en 1956.
Ce pacifisme ne connaît une nouvelle renaissance qu’en 1983 avec l’installation des missiles SS20 par l’URSS. Face aux manifestations, François Mitterrand a alors déclaré : « Les pacifistes sont à l’ouest, mais les missiles sont à l’est ». Formule bien ciselée qui dit la naïveté de ceux qui préconisent un désarmement ou un non-armement unilatéral. Ce jugement modernisait la formule antique des Romains : Si vis pacem, para bellum. Mais est-il politiquement correct aujourd’hui de tenir de tels propos ?

Débat
Quelle signification du pacifisme aujourd’hui ?

  • Q : Les pacifistes sont manipulés par des forces qui ont des objectifs variables. Vous avez dit que le combat pour la paix n’est jamais pur en dehors de l’utopie de Garry Lewis dans les années 50. Lutter pour la paix, défiler pour la paix, personne a priori ne peut être contre, d’où l’idée que la désapprobation du pacifisme ne peut être le fait que du mauvais camp. Que pensez-vous des manifestations contre la guerre en Irak ?
  • Marc Ferro : Dans les manifestations contre la guerre en Irak, tous les manifestants n’avaient pas les mêmes objectifs. Il faut tenter de rendre compte des données de cette guerre. Les Américains, devant un ennemi insaisissable, devaient trouver une parade à la hauteur du choc qu’ils avaient subi. C’était la traque en Afghanistan, une reprise par la force du Moyen-Orient. Il fallait quelque chose de très fort. Quand on se rend compte que les Américains nous entraînent dans une crise du Moyen-Orient dont ils ne mesurent pas les effets, par un aveuglement et une arrogance incroyables, on peut être en colère. On sait que le gouvernement Sharon appuie l’intervention américaine, mais il est simpliste d’associer dans des slogans juifs, Israéliens, Sharon et Bush.
    La renaissance du pacifisme est liée à la renaissance des guerres. Les guerres ont diverses origines : haines raciales, ressentiment, différences de niveau de développement, retournements de positions… Quand un peuple dominateur devient dominé, on va vers des décennies de guerres. Dans « Le Choc de l’islam » [6], je cite une phrase d’un écrivain arabe : « Comment avons-nous pu devenir les esclaves de ceux qui avaient été nos esclaves ? ». Au XVIe et XVIIe siècle, il y avait des esclaves européens à Alger, des Géorgiens au Caire. Avec la colonisation du XIXe siècle, tout s’est retourné. Ce phénomène n’existe pas en Afrique noire dont les peuples n’ont jamais dominé d’autres peuples. Du coup, pour l’essentiel, les violences sont internes. Le monde islamique est différent. Il a été dominateur avant d’être dominé. Les inversions de domination sont des causes irréversibles de guerres, on le vérifie au Kossovo. Les mouvements pacifistes ne traitent pas du tout de ces problèmes, parce qu’ils se situent dans une vision globale du mouvement de l’Histoire.
  • Q : Quelle est l’efficacité réelle des mouvements pacifistes pour arrêter les guerres ?
  • Marc Ferro : S’il n’y a pas eu la guerre pendant la guerre froide, ce n’est pas spécialement grâce aux pacifistes, mais au surarmement de deux superpuissances voulant dominer le monde. Pendant cette période d’ailleurs, il y a eu beaucoup de conflits locaux : la Corée, la Palestine, etc.. Les rares époques sans guerre ne sont pas du tout dues aux mouvements pacifistes.
  • Q : Les pacifistes en ont-ils jamais fini de régler des comptes avec l’idée même de l’État-nation assimilée au chauvinisme, au bellicisme…? Pour eux, l’État-nation ne porte-t-il pas en lui-même la guerre ? Pour les jeunes d’aujourd’hui, cette idée d’État-nation a-t-elle du reste encore un sens ?
  • Marc Ferro : Nous avons vécu en Occident à l’intérieur de l’idéologie de l’État-nation et de la patrie. Aux yeux de beaucoup, c’est au nom de l’un et de l’autre que des excès, voire des crimes, ont été commis. L’État-nation le plus extrémiste, l’État nazi, a commis les crimes que l’on sait ; l’État le plus « socialiste » a commis les crimes que l’on connaît. La France et l’Angleterre, pays démocratiques, ont commis des crimes coloniaux. L’État-nation rouge, brun ou bleu-blanc-rouge est frappé d’opprobre. Ses serviteurs, l’armée et la police, sont devenus l’incarnation du mal. De l’idéologie de l’État-nation, on est passé à l’idéologie des droits de l’homme qui pointe non seulement les totalitarismes, mais aussi les démocraties. Celle-ci récuse tout appel renouvelé à cette identité tricolore qui està l’origine des maux passés.
    Les jeunes qui n’ont pas vécu l’idéologie nationale, ni l’Occupation et la Résistance, ont manifesté bruyamment deux fois dans l’Histoire. En 1968, ils manifestaient pour la première fois en tant que jeunes. Auparavant, il y avait eu les jeunes communistes, les jeunes chrétiens. En 1968, ils étaient tout simplement jeunes, avec une remise en cause de la famille, du travail, de la patrie…Ils avaient des slogans novateurs,avec des revendications spécifiques, non liées à celles des partis. Tous ces « jeunes » ont satisfait leur intérêt propre depuis…
    Deuxième manifestation bruyante : le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2001. Les jeunes ont alors manifesté de manière totalement désintéressée pour les « droits de l’homme ». Ils ne demandaient rien sur les examens, ni que la famille les laisse en paix comme en 1968. En 2001, ils ont manifesté contre un mythe dangereux, Le Pen, puis ils ont disparu. On peut penser qu’ils réapparaîtront, comme la mauvaise conscience des plus âgés.
  • Q : Après la guerre, la construction de l’Europe s’inscrivait dans la volonté de construire la paix et il existait chez les promoteurs de l’idée européenne la volonté d’une réconciliation franco-allemande. L’Europe peut-elle constituer selon vous une nouvelle puissance qui puisse peser dans le sens de la paix dans le monde ?
  • Marc Ferro : Le drame de la construction de l’Europe, c’est qu’elle s’est construite en tapinois, non à ciel ouvert. Maurice Faure a signé le Traité de Rome pendant que les esprits étaient occupés par l’affaire algérienne… Elle s’est construite avec des produits (le charbon et l’acier, les produits agricoles, l’atome…), jamais avec des projets humains, sociaux, culturels… Maintenant, on en parle, mais cela a été hors champ pendant quarante ans. Claude Cheysson m’a un jour raconté qu’Adenauer, Schuman et Gasperi (dont on oubliait qu’il était du Tyrol et qu’il avait donc des racines allemandes) s’isolaient pour préparer leur projet européen et parlaient allemand entre eux. Personne ne comprenait…
    Ce qui ne s’est pas fait en tapinois, c’est la réconciliation franco-allemande. Et ce fut une réussite extraordinaire. Cette réussite est due à Schuman, Adenauer, De Gaulle, Mitterrand, Kohl, mais aussi aux peuples. Tous les Français, prisonniers de guerre, ne sont pas revenus anti-allemands, comme en témoigne l’esprit du film Le Passage du Rhin d’André Cayatte, avec Charles Aznavour. Les prisonniers de guerre ou les travailleurs du STO dans les fermes et dans les usines ont été normalement traités. Ce n’était pas les camps de concentration. Dans les années cinquante, le rapprochement franco-allemand qui s’effectuait par en haut trouvait ainsi un écho populaire. Aujourd’hui, la connivence franco-allemande est un gros succès européen. L’idée de ne plus se faire la guerre est une bonne chose. Mais la construction européenne a eu successivement plusieurs objectifs autres que la paix : s’opposer au communisme, puis à l’Union soviétique, puis aux Japonais, puis aux Américains. Aujourd’hui on ne sait plus, tant sont imbriquées et concurrentes l’économie américaine et celles des États européens.
  • Q : Vous avez fait référence au projet de paix israélo-palestinien de Genève. Quelles sont les conditions selon vous à mettre en œuvre pour aboutir à la paix ?
  • Marc Ferro : Quand les Israéliens et les Palestiniens se sont rencontrés à Belfast fin novembre 2003, ce n’est pas par hasard s’ils étaient en Irlande. La crise irlandaise a plusieurs siècles d’épaisseur, mais depuis cinq ans on ne compte que de minuscules incidents par rapport aux drames qui ont précédé. Si la conciliation a réussi à l’emporter en Irlande, cela tient au miracle des négociations de 1997 qui avaient un secret : les deux leaders d’Irlande du Nord, le catholique et le protestant, ont décidé de n’exclure personne d’une négociation qui se voulait globale et notamment de ne pas exclure les extrêmes, si bien qu’il ne pouvait plus y avoir ensuite de mise en cause des accords, alors que dans les négociations israélo-palestiniennes, jusqu’à maintenant, les extrêmes sont toujours restés à l’extérieur et on veut procéder par étapes. Quand la France a négocié avec Algérie, c’était avec les extrêmes, avec le FLN, et non avec Ferhat Abbas, ni avec les Algériens qui voulaient devenir Français. Les deux négociateurs irlandais n’ont exclu personne. Ils ont amené à la table les Anglais d’un côté, les Américains de l’autre et ils ont décidé de trouver une solution globale, à la différence de la feuille de route que l’on connaît pour le conflit israélo-palestinien. À Genève, la structure adoptée est celle d’une négociation globale, mais les négociateurs ne représentent qu’eux-mêmes.
    L’Irlande n’est certes pas un succès total, mais quand on compare avec ce qui se passe depuis 1949, on comprend que les négociateurs Israéliens et Palestiniens se soient rendus à Belfast pour en tirer des leçons. C’est un exemple de négociation pacifique qui a en partie abouti.

Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 2 décembre 2003 avec Marc FERRO, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages, il a publié Le Choc de l’islam, Odile Jacob, Paris, 2001, nouvelle édition 2003 et, sous sa direction, Le livre noir du colonialisme, édit. Robert Laffont, 2003.
Le style oral de l’intervention a été maintenu.

© Club Politique Autrement

Notes
[1] Lucien FEVBRE, L’Europe, genèse d’une civilisation, Paris, 1999 (cours du Collège de France, dit en 1945).

[2] Georges HAUPT, Le Congrès manqué, Paris, 1965.

[3] Extrait de son journal intime

[4] Julius et Éther Rosenberg furent accusés d’avoir livré des secrets atomiques à l’URSS et le procès déclencha une vaste campagne d’opinion en leur faveur aux USA et partout dans le monde ; condamnés à mort en 1951, ils furent exécutés en 1953.

[5] Rudolf SLANSKI (1901-1952), secrétaire général du Parti communiste tchèque de 1945 à 1951, a été condamné à mort et exécuté.

[6] Marc FERRO, Le Choc de l’islam, Odile Jacob, Paris, 2001, nouvelle édition 2003.