– Rencontre avec Jean-Claude Guillebaud –

Est-ce que les cinq ou six valeurs que je me propose de redéfinir sont occidentales ou universelles ? C’est une question préalable à laquelle je dois répondre, surtout pour ma génération qui a été tourmentée par la question de l’universel ou du multiculturalisme.
Nous sommes arrivés à l’âge adulte à la fin de la guerre d’Algérie ; nous sortions des guerres coloniales, de la Shoah, du stalinisme, avec sur nos épaules le remords occidental ; nous étions écrasés par ce que Pascal Bruckner a appelé « le sanglot de l’homme blanc ». Jusqu’à la fin des années 70, nous avons donc été assez réceptifs à ce que j’appellerais « la culture de la différence », c’est-à-dire la mise en critique acerbe de l’héritage occidental, cette honte de soi ou cette haine de soi, qui s’accompagnait d’une ouverture à l’autre allant jusqu’à la démagogie. Nous avons été résolument différentialistes, des sortes de « sous-Lévy-Straussiens », sans le savoir.
C’est au nom du respect de la diversité des cultures, au nom de la spécificité culturelle, en acceptant le postulat, faux à mes yeux, selon lequel toutes les traditions se valent, toutes les cultures sont équivalentes ; postulat selon lequel également nous n’avons pas, nous Occidentaux, à donner de leçons au reste du monde, c’est au nom de ce postulat que toute une génération a pu consentir, approuver ou se compromettre avec les totalitarismes. C’est au nom de ce différentialisme qu’on trouvait formidable la révolution maoïste à la revue Tel Quel, parce que, disait-on, les Chinois n’avaient pas la même conception de la liberté que les Occidentaux. C’est ainsi qu’on a versé dans un tiers-mondisme complaisant. Ce différentialisme a laissé une trace durable pendant deux décennies au moins, et on en trouve encore des marques sensibles chez nos amis socialistes au pouvoir, qui appartiennent en majorité à cette génération. La mienne.

Le différentialisme s’enracine dans une tradition d’extrême droite

Il me semble que nous savons mieux à présent prendre nos distances avec cette acceptation du relativisme culturel, qui est au fond un renoncement à l’universel, tout d’abord parce que nous avons mieux compris que ce différentialisme s’enracinait dans une tradition historique située plus à l’extrême-droite qu’à gauche : l’acceptation de la différence et le refus de l’universel font partie des postulats fondateurs de la culture contre-révolutionnaire. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, tout un courant de pensée s’est opposé à la colonisation, parce qu’elle était censée apporter la culture occidentale aux peuples colonisés et corrompre ainsi les cultures traditionnelles. On était alors très exotique à l’extrême-droite. On l’est assez largement resté. Il existe, dans Le Maître de Santiago de Montherlant, une tirade anticolonialiste féroce, au nom du respect de la différence. Il s’est trouvé que ce concept, enraciné dans la tradition contre-révolutionnaire française, a émigré vers l’extrême-gauche pendant au moins deux décennies et que nous avons été dupes de cette migration.
Après cette période, il s’est produit un changement de sensibilité et ce différentialisme, ce renoncement à l’universel, a réintégré progressivement sa place d’origine, en l’occurrence la nouvelle droite néo-païenne. Pour les gens de mon âge, la parution en août 1980 d’un numéro spécial de la revue Éléments d’Alain de Benoîst, intitulé « Pour un nouveau tiers-mondisme », a constitué un événement symbolique. Elle marquait la ré-appropriation de la culture de la différence par son camp d’origine. C’est dans ses rangs qu’on y trouve aujourd’hui les vrais défenseurs du respect des « traditions » et de « l’enchantement du monde », au sens fondamentaliste du terme : « Surtout, préservons la culture zoulou en Afrique du Sud…, ne luttons pas contre l’excision des femmes en Afrique orientale…, n’imposons pas notre conception de la liberté aux Indiens…, n’imposons pas notre conception de l’égalité au système des castes indien …! » La culture de la différence démagogique a regagné son camp d’origine, et c’est justice.
Je connais bien le très libéral Guy Sorman et j’ai lu avec intérêt, il y a une vingtaine d’années, un assez bon livre de lui sur la révolution conservatrice américaine dans lequel il avait le mérite de voir venir les choses mieux que nous, si j’ose dire… Or, Guy Sorman vient de découvrir avec enthousiasme l’Inde ; il trouve le système des castes formidable. Une culture qui accepte le principe d’inégalité, pour un ultra-libéral, c’est formidable ! Sauf que, à mes yeux, écrire cela est une tricherie. C’est tricher avec l’universalisme. Les intellectuels indiens, en effet, luttent eux-mêmes contre le système des castes depuis des décennies, un système officiellement aboli par la constitution indienne depuis 1948. Le visiteur occidental qui s’extasie devant le système indien des castes, avec cette espèce de démagogie relativiste culturelle et cet ébahissement réjoui, est totalement en porte-à-faux – pour ne pas dire plus – par rapport aux intellectuels de ce pays.

Nos retrouvailles avec l’universel

Deux mouvements, apparus dans les années 60 et 70, Amnesty International et Médecins sans frontières, nous ont aidés à mieux prendre nos distances avec ce relativisme. Très divers dans leur expression, ils ont participé tous deux de ces retrouvailles avec l’universel. J’ai été reporter pendant vingt ans et j’ai côtoyé, depuis l’origine, les fondateurs de Médecins sans frontières qui étaient pour la plupart d’anciens militants d’extrême-gauche – je pense à Bernard Kouchner, à Rony Brauman… Ces militants ont brusquement découvert qu’il fallait aller au-delà de ce deuil occidental, de cette haine de soi, et accepter qu’il existe des valeurs universelles devant lesquelles les différences culturelles doivent capituler. Non, décidément, on ne pouvait opprimer au nom de l’identité culturelle.
Si une partie importante de ces valeurs sont nées dans un canton du monde, celui de la Méditerranée de l’Antiquité tardive ou de l’Europe médiévale, il est vrai que depuis bien longtemps elles n’appartiennent pas exclusivement à l’Occident ; il n’en est pas d’autre part le meilleur serviteur et n’a plus, vis-à-vis d’elle aucun droit de préséance ; il les a trop souvent dévoyées ou instrumentalisées. Quiconque a été comme moi journaliste pendant vingt ans dans l’hémisphère Sud s’est maintes fois trouvé en face d’intellectuels du tiers-monde qui étaient, eux, les vrais défenseurs de ces valeurs, contre nous. Quand l’armée française a torturé en Algérie, il est évident que ces valeurs, au sens doctrinal du terme, ne se trouvaient pas dans notre camp, et en tout cas pas dans le camp des tortionnaires.
Ces valeurs ont d’ailleurs été officiellement reconnues par tous les pays qui ont signé la déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948, et, pour moi, elles ne sont plus « occidentales », mais concernent tout aussi bien un jeune étudiant de Hongkong ou de Canton, un jeune Africain de Côte d’Ivoire… Elles expriment l’aspiration à la démocratie, à l’égalité, à l’égalité des sexes, au respect de l’individu, à la liberté…, et elles ne devraient plus être remises en question au nom du multiculturalisme. Il n’y a que notre démagogie, notre lâcheté ou notre irréflexion qui puissent nous faire accepter qu’elles soient encore contestées pour de mauvaises raisons.
Je ne suis pas sûr cependant que cette évidence soit toujours clairement perçue par l’opinion : on voit réapparaître périodiquement des débats, comme celui du « foulard islamiste », qui laissent entendre que ce compte n’est pas très bien réglé. Mais ces débats ne devraient plus ressurgir aujourd’hui. S’ils persistent, c’est parce que la France – et c’est une bonne chose – est en train de devenir une société multiculturelle, multiconfessionnelle, multiethnique, et que les débats que nous avions avec l’hémisphère Sud se sont transposés et deviennent des débats franco-français. Ils sont devenus domestiques en quelque sorte. Cependant, je ne pense pas que nous soyons prêts à capituler, par exemple, sur la question de la mutilation sexuelle des femmes. De même, accepterions-nous, dans une France qui se communautariserait davantage, de laisser travailler les enfants dans les « sweat-shops » chinoises ? Certainement pas !
Il nous faut donc réapprendre à être ferme sur cette question de l’universel. Mais sans verser pour autant dans l’arrogance néo-coloniale. Car elle aussi revient au grand galop, ce qui rend les choses plus difficiles qu’on ne l’imagine. Il nous faut défendre ce que j’appelle un universalisme paradoxal : ferme sur les principes mais ouvert à l’autre et respectueux des sensibilités différentes.

Ni fascination, ni nostalgie devant la modernité

Je suis agacé moi aussi par certaines postures, très répandues autour de moi. La posture de la dérision, au fond, c’est la renonciation à penser. Je trouve exaspérant cet éloge incessant de la dérision, du calembour, de l’acidité critique qui tournent à vide, cet éloge assez théâtral et faux de la transgression dans une société où il n’y a plus rien à transgresser, et tout cela au nom de la modernité. À l’opposé, bon nombre de mes amis dont je respecte les travaux sont toujours plus ou moins tentés par la nostalgie, nostalgie pour la République, pour la France éternelle, pour la famille traditionnelle et son autorité paternelle, pour la politique qu’on pratiquait sous les préaux d’école, pour un monde sans Internet… Tout cela me paraît sans objet. Je me sens plutôt à l’aise avec la modernité et je n’accepte pas que la critique de la modernité débouche obligatoirement par son rejet. Or, misérablement, on a parfois l’impression que le débat n’est plus qu’entre le tout ou le rien. On est soit « branché », soit « ringard » et quatre-vingt-dix pour cent de la sous-culture médiatique mouline cette opposition rudimentaire, pour ne pas dire sotte.
Cette nostalgie ou cette adhésion irréfléchie représentent tout simplement un symptôme d’un trouble que personne n’ose avouer : nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Pas un penseur politique, pas un philosophe, pas un intellectuel ne sait exactement vers quoi se dirigent aujourd’hui nos sociétés. Ce n’est pas très valorisant de le dire, alors qu’il est assez facile de comprendre pourquoi nous ne savons pas. Nous sommes en train de vivre une grande mutation, un grand tournant, une grande transition historique – n’employons pas trop d’hyperboles – qui est au moins aussi considérable par son ampleur que, par exemple, la fin de l’Empire romain, le début de la Renaissance, le siècle des Lumières ou la Révolution industrielle.
Mais les choses sont beaucoup plus compliquées pour nous. D’abord, parce qu’elles se déroulent dans un temps extrêmement raccourci ; certaines mutations se déroulent aujourd’hui en une dizaine d’années, alors que la plupart dans notre histoire se sont étirées sur un siècle. Et elles vont tellement vite que nous n’avons pas le temps d’élaborer une analyse avant qu’elle ne soit dépassée. La rapidité des transformations crée un immense désarroi et une nouvelle vulnérabilité, notamment pour le politique qui ne peut penser l’impensable, parce que l’invention, le progrès des technologies, les questions posées vont plus vite que la réflexion.

Nous ne savons pas penser ensemble les trois révolutions qui font système

Nous ne vivons pas une seule révolution, mais trois en même temps, et personne n’est capable de penser ensemble ces trois révolutions. Nous apprenons à les critiquer une par une, isolément (et encore !) mais nous ne sommes pas encore capables, et c’est normal, d’élaborer une réflexion critique globale sur ces trois révolutions qui font système.
La première révolution, c’est la révolution économique, autrement dit les mutations du libéralisme qui congédie progressivement la politique, pour faire court, en faisant en sorte que le marché se substitue insensiblement à la démocratie. Le marché que nous étions parvenus à domestiquer est sorti de la bouteille nationale, comme le bon génie, et le politique ne peut plus le domestiquer. Cette révolution est immense dans ses effets.
La deuxième révolution, c’est la révolution informatique. Nous voyons naître un objet étrange, un continent nouveau, un continent virtuel. Le cyberespace est pour nous aussi énigmatique que pouvait l’être le nouveau monde à la fin du XVe siècle. C’est un continent neuf qui émerge, qui a pour particularité d’être nulle part, qui dissout la perception que nous avions de l’espace-temps, qui nous oblige à apprivoiser un concept nouveau, le virtuel, inatteignable par les codes habituels et qui prend à revers toutes les formes de régulation traditionnelles, qu’elles soient politiques, juridiques, pénales, etc. Et pourtant, c’est vers ce continent énigmatique qui échappe par définition à la politique et à la démocratie, qu’émigrent peu à peu une bonne part des activités humaines, le commerce, la culture, la communication… C’est un changement considérable qui est en cours et l’effort de la penser est loin d’être fait, parce qu’il va plus vite que la pensée. Il suffit de s’intéresser un peu aux lois technologiques qui régissent l’informatique, pour le mesurer : la capacité de mémoire des microprocesseurs double tous les dix-huit mois. C’est dire que les potentialités d’extension et d’application de la révolution informatique dans tous les domaines de la vie doublent tous les dix-huit mois, et cela depuis vingt-cinq ans. Pour avoir une idée mathématique de ce que représente cette vitesse, il faut se souvenir de la fable du sage qui a rendu service à un roi : ce dernier lui demande ce qu’il désire en échange et le sage lui répond : « Sire, je ne veux rien d’autre qu’un grain de blé, mais vous le doublerez à chaque case de l’échiquier ». Et le roi, généreux sans doute, mais ignorant tout des mathématiques, accepta sans se rendre compte que lorsqu’on double un grain de blé toutes les soixante-quatre cases de l’échiquier, on arrive à une production de blé supérieure à la production du monde, même aujourd’hui.
Cette deuxième révolution est concomitante de la première et encore plus radicale. Mais, l’une et l’autre ne sont rien comparées à la troisième révolution que nous vivons en même temps, la révolution génétique. Quelque chose de décisif et de définitif s’est passé dans notre rapport au monde, dans notre rapport à notre propre espèce, à notre propre identité, à notre propre perception de l’humanité. Demain, nous ne saurons peut-être plus définir l’humain. La révolution génétique confisque nos repères traditionnels dans la définition de l’humanité, de l’homme, au sens où l’entendaient Robert Antelme dans L’Espèce humaine, ou Primo Lévy dans Si c’est un homme ; l’humanité de l’homme qu’avaient essayé de détruire les nazis en ramenant l’homme au rang de l’animal, de la machine ou de la chose. Nous vivions, depuis la Shoa, selon des principes définis par le code de Nuremberg, un texte élaboré en 1948 dont nous avons oublié l’existence, mais qui définissait les contours de l’humanité de l’homme pour interdire à jamais les expérimentations sur l’humain. Ces repères sont brouillés aujourd’hui par la révolution génétique, d’où cet immense désarroi qui habite tous les comités éthiques de la planète, même s’ils comptent des intellectuels et des personnes remarquables. Nous ne savons pas encore penser cette révolution génétique, c’est-à-dire adopter une posture critique et exigeante à son égard, sans renoncer aux promesses dont elle est porteuse. Nous attendons par exemple la révision des lois dites de bioéthiques qui datent de 1994 ; cette révision tarde parce qu’elle pose des problèmes insurmontables qu’on ne sait résoudre : faut-il configurer l’éthique à la technologie ou faut-il assujettir la technologie à une éthique non évolutive ? C’est une immense question à laquelle personne n’a de réponse. Et je parie une chose : à peine ces lois seront-elles révisées qu’elles seront de nouveau jugées comme dépassées par les partisans à tout crin (ou les profiteurs) des biotechnologies.

Ce que nous refusons d’abandonner

Si l’on envisage ensemble ces trois révolutions et que l’on garde à l’esprit que le problème n’est pas seulement la radicalité de chacune d’elles, mais qu’elles font système, on se rend compte que le pouvoir est déjà confisqué sur toutes ces questions capitales par des mécanismes que mon ancien professeur, le théologien protestant Jacques Ellul, définissait comme « un processus sans sujet ». Attendons-nous à voir les politiques courir, essoufflés, derrière ces problèmes, sans jamais pouvoir les rattraper. Il faut accepter un minimum de modestie, accepter l’idée que nos débats idéologiques du passé sont déjà dérisoires et qu’ils paraissent à nos enfants lointains et archaïques. C’est une constance que les peuples ne comprennent jamais l’histoire qu’ils sont en train de vivre. Cela ne les empêche pas de faire un travail de théorisation, de critique. Nous sommes dans cette phase. J’allais dire dans ce trou d’air de l’histoire.
C’est pourquoi nous devons considérer comme un chantage inacceptable la vieille objection qu’on nous oppose chaque fois que nous nous livrons à une critique exigeante de la modernité : « Qu’est-ce que tu proposes en échange ? » C’est en gros ce que nous répondent nos amis de la deuxième gauche. Mais il est des moments dans l’histoire où l’urgence n’est pas d’avoir un programme de gouvernement dans sa poche, mais de retrouver l’énergie de dire non. « Penser, c’est dire non » disait Alain, le commencement de la pensée, c’est le refus, le refus des fatalités, de la démission, de la désactivation du politique.
Dans cet univers qui est devenu à penser et non maîtrisé, nous sommes provisoirement dans une tempête de l’histoire, un « grain ». Il s’agit de faire le point pour savoir exactement où nous en sommes et ce qui mérite d’être sauvé. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre, en recensant les valeurs fondamentales sur lesquelles nous n’acceptons pas de négocier, auxquelles nous n’acceptons pas de renoncer, quelle que soit la société qui s’annonce demain, quels que soient les séismes qui nous attendent.
J’en ai trouvé six – on peut discuter sur leur formulation – sans chercher à me placer dans une posture moralisatrice et défendre l’héritage, mais pour raconter d’abord leur histoire, dans un travail que les croyants appellent anamnèse, afin de retrouver leur origine. Aucune de ces valeurs n’est naturelle, aucune ne va de soi, chacune d’entre elles est le produit d’une histoire longue, d’un combat, d’une lutte. Leur histoire même montre pourquoi elles sont si fragiles. La liberté n’est pas naturelle, la justice ne l’est pas davantage, pas plus que l’égalité…, toutes ces valeurs sont anti-naturelles, elles sont le résultat d’une volonté.
Je ne m’intéresse pas aux querelles de bornage pour savoir exactement quelle est la part juive de notre héritage, ou la part grecque, ou la part chrétienne. Cet héritage est à la confluence de ces trois traditions qui se sont interpénétrées mutuellement, avec une influence plus forte qu’on ne le croit de l’Islam et une influence plus ancienne de l’Asie (notamment la Perse) qui a inspiré une partie de la gnose, de la tradition chrétienne et même du judaïsme. En revanche, je me suis intéressé à la généalogie de ces valeurs qui ont été depuis trois siècles laïcisées et universalisées et je me suis interrogé sur les raisons et les processus qui menacent chacune d’entre elles.

Nous croyons au progrès…

La première de ces valeurs que je soumets à la discussion et dont dépendent toutes les autres, à mon avis, c’est notre conviction que le temps est droit, qu’il n’est pas courbe. Nous croyons au progrès, pour aller vite, et, si nous sommes croyants, nous sommes habités par l’espérance. Les Juifs l’appellent le messianisme, les Chrétiens l’espérance, les hommes des Lumières le progrès, mais c’est la même chose. Comme le dit Levinas, « Nous sommes accoutumés, nous Occidentaux, à l’idée que le temps aille quelque part. » Cette conviction qui est fondamentale désormais pour tous les peuples de la terre, entraîne l’idée que nous nous sentons co-responsables du monde. Nous ne sommes pas dans la contemplation. « La politique, c’est le goût de l’avenir » écrit Max Weber. Si on ne croit pas à l’avenir, si on se place dans « l’éternel retour », comme dans la perception bouddhiste des choses, le concept de progrès n’a pas de sens et le concept de politique, comme volonté de transformation du monde, n’en a pas davantage. Aujourd’hui, cette conception du progrès est gravement menacée par l’ivresse de l’immédiateté, par l’effacement de l’avenir, par le fait que nous avançons avec plus de crainte que d’espérance, par ce que Zakhi Laïdi appelle le « sacre du présent » dans un essai qui vient de paraître [1]. Nous avons perdu cette vision valorisante du futur qui tirait nos sociétés vers l’avant.

La raison, héritage menacé

La deuxième valeur qui est à mes yeux aussi fondamentale, c’est la raison. C’est la part grecque de l’héritage, celle des premiers philosophes des cités ioniennes, cinq siècles avant Jésus-Christ ; c’est relativement récent. Elle est inséparable de la naissance de la démocratie. C’est la conviction qu’on peut raisonner sur la réalité, non pas en termes de pouvoir ou de magie, mais en termes de concepts. C’est l’émergence de la raison raisonnante et de la raison critique.
Or, aujourd’hui, la raison est menacée sur deux fronts à la fois, et d’abord par le retour, omniprésent, confus, irresponsable, de l’irrationnel. Notre modernité a un parfum du XIXe, on était alors assez passionné par l’occultisme, la théosophie, les tables tournantes… Aujourd’hui, dans la culture populaire ou dans le ronron médiatique, rôde à nouveau l’éloge de l’irrationnel. L’exaltation irréfléchie du paranormal dans une série comme X File ne m’enthousiasme pas. Je pense que c’est plus dangereux qu’on ne l’imagine. Dans les sociétés déboussolées de l’ex-communisme, on assiste à un retour massif de la pensée magique, du chamanisme, encore plus inquiétant.
Mais la raison, au sens grec du terme, est aussi menacée sur l’autre front si l’on peut dire, par le néo-scientisme contemporain, comme si le discours scientifique, comme au XIXe siècle était la dernière instance capable d’exprimer une utopie ; comme si les utopies idéologiques qui ont fait faillite sur le terrain de la politique, de la philosophie ou de l’éthique, s’étaient réfugiées sur les terrains de la science. Nous attendons désormais de la science qu’elle nous dessine un avenir radieux et nous avons à l’égard du savant une attitude de dévotion assez primitive. Nous trouvons naturel qu’on convoque à la télévision un prix Nobel de médecine, de chimie ou de physique pour lui demander ce qu’il pense du PACS, des homosexuels, de l’avortement ou du destin du monde. Dans cette relation à la science, nous sommes infantiles. Nous attendons de la science qu’elle se substitue à tous les autres modes de régulation. Qu’elle dise le Bien et le Mal.
Aux États-Unis, on attend de la génétique qu’elle règle les questions sociales. Les savants eux-mêmes, comblés par tant d’honneurs, renouent avec le scientisme dont s’était moqué Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. On n’ose plus les critiquer et on leur laisse dire des énormités, parce que nous sommes les orphelins de l’avenir radieux. On attend des merveilles de la génétique, du clonage, de la thérapigénie, et les médias amplifient cette attente. Aucune société n’a impunément joué avec le scientisme. Toutes les sociétés qui ont cru, pour paraphraser Heidegger, que la science était capable de penser ce qui était en dehors de son domaine, se sont trompées. Nous avons oublié que la science s’est toujours fourvoyée avec les idéologies les plus totalitaires. Dans les années 30, au moins six prix Nobel allemands de physique et de chimie ont adhéré au parti national-socialiste. Au XIXe siècle, les plus grands savants ont été eugénistes, racistes. Je ne sache pas qu’ils aient jamais fait repentance, puisque le mot est à la mode. En fait, la science n’a rien à dire sur le terrain de la morale et de l’idéologie. Lui demander de définir l’avenir et l’éthique de nos sociétés, c’est une démission. Castoriadis, qui a toujours défendu la raison, n’a cessé de dénoncer le scientisme comme une nouvelle imbécillité de la modernité. Mais personne n’ose contredire Jean-Pierre Changeux ou Claude Allègre, parce que nous sommes en deuil des autres modes de réflexion sur le réel. Le scientisme occupe donc le terrain aujourd’hui, aussi dangereusement que dans les années 30, et il faudrait réfléchir par exemple sur le consensus scientifique qui existait à cette époque sur l’eugénisme.
Tout cela constitue, à mes yeux, un naufrage de la raison et je suis assez d’accord avec Jean-Marc Lévy-Leblond qui est lui-même un physicien et dirige au Seuil la collection « Science ouverte », lorsqu’il dit : « Il faut libérer la raison des scientistes. » Il faut l’arracher à la superstition scientiste. Il suffit de lire les vrais scientifiques, comme ceux de l’école de Princeton, pour comprendre que la science est en train de devenir une superstition idolâtre. Son statut est plus proche du religieux néopaïen, celui-là même dont se moquait Saint-Paul dans l’« Épître aux Romains », que de la raison critique. Un livre passionnant écrit par deux chercheuses américaines et intitulé La mystique de l’ADN [2], a paru il y a trois ans dans l’indifférence générale. C’est une enquête passionnante qui démonte comment dans le discours politique, dans le discours médiatique, dans le discours universitaire, la génétique est en train de se transformer en superstition.

Cette idée que les hommes sont égaux…

La troisième valeur menacée en grande partie à cause de notre démission et de notre lâcheté, c’est l’égalité. Cette idée que les hommes sont égaux entre eux, c’est-à-dire qu’un esclave a autant de droits qu’un citoyen, qu’un barbare venu du dehors a le même statut que l’habitant de la cité, cette idée d’égalité entre les hommes était absolument étrangère aux Grecs ; c’est la part judéo-chrétienne de notre héritage. Le concept d’égalité a une source biblique, juive et chrétienne, même si l’Église et la Synagogue, en tant qu’institutions, n’ont pas toujours été fidèles à l’héritage. C’est le moins qu’on puisse dire.
Cette égalité a été laïcisée depuis longtemps. Mais, pour des raisons assez faciles à comprendre, parce que le totalitarisme a déshonoré l’aspiration égalitaire, parce que c’est au nom de l’égalité qu’on a fait le goulag, nous sommes engagés dans un processus inégalitaire inquiétant. Je suis révolté de l’inattention des intellectuels devant la puissance de ce que j’appelle dans mon livre le « projet inégalitaire ». Nous sommes en train de nous accoutumer à un monde qui aurait renoncé à toute aspiration égalitaire. Cela prend des formes tellement démesurées qu’elles en deviennent risibles sur le plan superficiel. Mais, sur le plan socio-économique, l’accroissement des inégalités me paraît vertigineux. L’effroi des intellectuels américains, plutôt démocrates, devant l’explosion des inégalités aux États-Unis depuis trente ans, donne des indications inquiétantes. L’imprégnation puritaine de la société a toujours moralisé le débat politique américain, et on retrouve dans les textes, depuis le début du siècle, la même question lancinante : « Jusqu’où peut-on aller dans les inégalités pour qu’elles soient moralement acceptables ? » Quelle est l’ouverture du compas inégalitaire que peut accepter un bon protestant soucieux de son salut ? C’est une question récurrente et, comme les Américains sont pragmatiques, ils ont toujours chiffré leurs évaluations.
Au début du siècle, dans les années 10-20, on considérait aux États-Unis que le patron ne devait pas gagner plus de vingt fois que son salarié le moins payé ; ce n’est déjà pas mal, puisqu’en francs actuels cela donnerait un salaire de 5 000 francs pour le smicard et de 100 000 francs pour le PDG. Pour certaines sociétés, c’est déjà très inégalitaire. Je me souviens d’un temps, celui de ma jeunesse, où les intellectuels japonais trouvaient les sociétés occidentales très inégalitaires. Au Japon, on considérait que l’éventail acceptable devait aller de un à sept. Les sociétés asiatiques – elles ne le sont plus tout à fait – étaient de ce point de vueplus égalitaristesqueles nôtres. Cette évaluationdudébutdusièclen’aguèrechangé aux États-Unis jusqu’au milieu des années 60. Les statistiques nous indiquent que l’année 1967 constitue le commencement dugrandvirage.Je ne sais pas pourquoi, c’est ainsi. C’est en 1967 que la tendance s’est inversée et que le compas inégalitaire a commencé de nouveau à s’ouvrir, mais avec une rapidité foudroyante. Si j’en crois les statistiques que j’ai trouvées dans les livres de l’économiste Lester Thurow, au début des années 70, on était déjà passé à un rapport de un à quatre-vingt ; dans les années 80, on est passé à un rapport de un à cent soixante-dix ; et aujourd’hui on est dans un rapport de un à quatre cents. On peut discuter du choix des paramètres, mais on peut dire globalement que la tolérance sociale à l’inégalité a été multipliée par quarante aux États-Unis, en trente-cinq ans. En France, en Angleterre, en Allemagne, avec un rythme différent, nous suivons le même chemin.
Lorsque vous dites cela à des penseurs libéraux, ils vous renvoient à la lecture de John Rawls. Il se trouve que je connais très bien le travail de Rawls, je me suis occupé de sa publication en France, au Seuil. Sa thèse consiste à dire, pour simplifier, qu’une société peut accepter l’augmentation des inégalités à condition que les plus pauvres soient malgré tout bénéficiaires. Si l’augmentation des inégalités qui se fait en récompensant les gagnants, les performants, les battants, profite aux moins favorisés, l’aggravation des inégalités peut être moralement acceptable. Au fond, considère-t-il, il vaut mieux un monde inégal dans lequel les pauvres sont plus riches, qu’un monde égal dans lequel les pauvres sont plus pauvres.
Sauf qu’invoquer John Rawls, comme le fait abusivement Alain Minc, c’est tout simplement ignorer ce que disent les statistiques américaines. Je me suis intéressé à la question de savoir comment avait évolué le pouvoir d’achat des plus pauvres – je ne parle pas des misérables, mais de la catégorie des 20% des plus pauvres, des salariés du bas de l’échelle, c’est-à-dire le cinquième de la population américaine. Comment ont évolué leurs revenus pendant ces trente dernières années ? Les statistiques de l’année 1972 à l’année 1998, ont été publiées dans la presse française, en page 20 dans Libération et noyées dans les pages de la bourse du Monde. Elles montraient que, pendant ces vingt-six ans, le produit national brut américain avait augmenté de 87%. L’Amérique a connu un boum économique sans précédent, surtout dans ces dix dernières années. Dans le même temps où l’économie américaine avait presque doublé sa richesse globale, on constate les deux phénomènes suivants. Au milieu des années 70,1% de la population américaine possédait 8% de la richesse nationale ; aujourd’hui, 1% possède 27% de la richesse nationale. Premier indicateur faramineux, lorsqu’on y réfléchit bien. Deuxième indicateur : de combien ont augmenté les revenus des 20% les plus pauvres ? Pendant la même période, ils ont diminué de 14% ! La société la plus riche du monde, dans une des périodes d’expansion économique les plus miraculeuses de son histoire, appauvrit de 14% un cinquième de sa population. Je sais bien que ces chiffres sont contestés par certains économistes libéraux et qu’il faudrait introduire des correctifs (liés notamment à l’immigration). Il n’empêche que le mouvement général est bien celui-là.
C’est vrai d’autre part qu’il y a eu des débats aux États-Unis, qu’un nouveau militantisme est en train de naître chez les jeunes, que beaucoup d’intellectuels ont publié des livres sur ce sujet, il n’empêche que, pendant des années, nous n’avons pas beaucoup entendu agiter ce thème (la flambée des inégalités américaines) très souvent dans nos gazettes, même si c’est moins vrai aujourd’hui. Or, il donne une idée de ce qui est en train de se produire chez nous, dans les mêmes proportions. Lorsque nous entendons dire à nos hommes politiques, avec une certaine candeur attendrissante, qu’il faudrait éliminer quelques inégalités qui persistent, cela me fait bondir : elles ne « persistent » pas, elles explosent.
Notre passivité devant ce phénomène pose question. Avons-nous renoncé à toute aspiration égalitaire ? Avons-nous délibérément fait notre deuil de cette aspiration minimale de cette égalité entre les hommes ? Sommes-nous mûrs pour transposer culturellement un système de castes à l’occidentale ? Tout se passe comme si… Et si nous lâchons sur le terrain socio-économique, nous lâcherons sur le terrain génétique. Émergeront alors des phénomènes d’archaïsmes, des retours à des logiques d’esclavage ou de castes, au cœur de la modernité.

L’individu, la valeur centrale de référence

Je ne reviendrai pas sur la quatrième valeur que j’ai déjà abordée. J’ai déjà dit combien la notion d’universel me paraissait essentielle et menacée.
La cinquième valeur, c’est la question centrale de l’individualisme. Nous sommes les premières sociétés dans toute l’histoire de l’humanité à avoir fait de l’individu la valeur centrale de référence et, pour paraphraser la terminologie de Marcel Gauchet ou de Louis Dumont, nous avons rejeté assez largement toutes les conceptions holistes de la société, toutes celles qui font prévaloir le tout sur les parties. Nous avons refusé le holisme, de droite ou de gauche, c’est-à-dire la discipline du groupe, la capitulation de la liberté devant les disciplines familiales, ethniques, patriotiques, militaires…, pour ériger l’individu en tant que valeur référentielle. C’est une immense conquête des Lumières, qui a cheminé pendant trois siècles et s’est sans cesse heurtée à des contre-révolutions holistes. Les totalitarismes ont été holistes, et, de ce point de vue, le marxisme l’a été autant que le nazisme. Hitler disait de façon ingénue que le temps du bonheur individuel était fini dans l’Allemagne national-socialiste.
Mais, aujourd’hui, dans nos sociétés où l’individualisme a triomphé, l’individualisme se retourne contre l’individu. Nous avons fait naître un homme contemporain à la fois souverain dans sa liberté et orphelin ; nous avons fait naître ce que Marcel Gauchet appelle un « individualisme inquiet », une solitude du désarroi. Nous avons fait triompher la désaffiliation, la rupture avec l’appartenance au groupe et nous nous trouvons étrangement dans une culture troublée, parce qu’elle veut sauvegarder l’individualisme et la liberté individuelle et qu’elle essaie tout à la fois de retrouver des modes d’appartenance collectifs. Nous cherchons sans cesse à retisser le tissu social, à réinventer des cultures d’appartenance. Nos sociétés sont hantées par ce besoin obsessionnel de retrouver du « nous » en face du « je » triomphant. Le vocabulaire médiatique en porte trace, presque à son insu. Prenons l’exemple du terme « exclusion » : lorsqu’on parle des exclus, plutôt que des pauvres, on ne fait pas d’abord référence à une souffrance qui est le produit de la misère, mais à un sentiment d’exclusion du groupe. On retrouve la même connotation symbolique dans la lutte des « sans-papiers ». Le « sans-papiers » n’appartient pas à un groupe. Il incarne le comble de l’individu, sans affiliation.
Ce qui complexifie notre société, c’est que subsistent les restes de la culture soixante-huitarde qui continue de réclamer toujours plus de libération pour l’individu. D’autre part, le désarroi contemporain exige une ré-appropriation du collectif. D’où ces formes dangereuses de tribalisme, de communautarisme, qui sont au fond des quêtes de solidarités de substitution. Tous ces phénomènes que Michel Maffesoli a bien analysés – sauf qu’il s’en félicite alors qu’ils m’angoissent – tous ces phénomènes de tribalisme urbain sont au fond l’expression de ces individualités souveraines et désemparées. Nous avons un vrai problème avec l’individualisme, que personne ne sait résoudre. Comment éviter qu’il ne se retourne contre l’individu ? Comment prendre conscience que, dans notre succès même d’émancipation, nous avons franchi une ligne blanche et qu’une société ne peut pas être seulement une addition d’égoïsmes individuels, comme le souhaiteraient les « libéraux-libertariens » qui récusent toute forme de régulation sociale ?
Je n’ai pas de réponse à ce problème, parce que je ne suis pas prêt à renoncer à la liberté individuelle – le soixante-huitard qui est en moi s’insurge contre tout retour possible de l’autoritarisme, de la pudibonderie, du moralisme disciplinaire – et en même temps je ne suis pas d’accord pour que nos sociétés deviennent demain des jungles d’individus désaffiliés, de « particules élémentaires » pour reprendre le titre de Michel Houellebecq, qui ne seraient plus régulées que par le code pénal et le marché. Car tel est le destin des sociétés atomisées. Toutes les analyses sur la pénalisation des sociétés convergent : les sociétés dans le désarroi deviennent répressives. Jamais l’Amérique n’a connu une telle explosion pénitentiaire. Il y a deux millions de prisonniers dans les prisons américaines aujourd’hui, alors qu’il y en avait deux cent soixante mille à la fin des années 60. Le nombre de prisonniers a été multiplié par plus de huit en une génération. La perte de solidarité entraîne forcément la répression. Seuls les imbéciles peuvent croire encore que davantage d’individualisme et de transgression nous amène vers davantage de liberté. Cette aggravation de la pénalisation n’est pas propre aux États-Unis. Nous avons connu en France un alourdissement du système pénal dans tous les domaines.

Justice ou lapidation symbolique ?

La dernière valeur fondamentale pour moi, c’est la justice. Nous sommes en grande question avec notre appareil judiciaire pour plusieurs raisons. Sous l’influence de l’individualisme, sous l’influence de ce mode de récrimination de « tous contre tous », sous l’influence du système médiatique pris au sens large, nous sommes en train de voir réapparaître chez nous des formes très archaïques que le système judiciaire – en gros, le Droit romain – était censé avoir conjurées, je veux parler de phénomènes comme ceux du sacrifice ou de la vengeance. Il est possible que nous rentrions à nouveau dans des logiques sacrificielles, que nous retournions vers des sociétés de lynchage émotionnel dans lesquelles la revendication acrimonieuse de « chacun contre chacun » supplante progressivement l’équanimité de la justice et de l’État de droit.
Je ne prends pas à la légère ce qu’on appelle le lynchage médiatique, ce rapport empoisonné qu’entretient désormais le monde des médias avec le système judiciaire. On vient d’inventer une sanction qui n’était pas prévue par le code pénal : la lapidation symbolique. Dès qu’il se produit quelque chose dans nos sociétés, le premier réflexe est de désigner un coupable. C’est devenu un tropisme. Quelquefois, il y a de vrais coupables, comme dans les affaires du sang contaminé ou de la vache folle. En ce qui concerne les tempêtes qui ont dévasté nos côtes, je ne suis pas certain qu’il y ait de vrais coupables, de même que lorsqu’un terrain de camping est inondé en Haute-Savoie. Le premier réflexe est non seulement de trouver un coupable, mais de le désigner médiatiquement. C’est-à-dire de le lapider symboliquement. Et quelquefois ces lapidations symboliques aboutissent à un meurtre effectif, puisque les gens se suicident. La chasse aux pédophiles qui a été médiatisée de manière insensée en 1997 a provoqué sept suicides. Je connais assez bien trois dossiers, notamment celui d’un professeur de Bordeaux, indûment cité alors qu’il n’avait aucune tendance pédophile, et qui s’est jeté du pont d’Aquitaine parce qu’il n’a pas supporté qu’on salisse son honneur. Cette espèce d’hystérie qui a saisi la société française, alors qu’elle avait coupablement ignoré ce crime pendant trente ans, aboutit à des phénomènes qui, à mes yeux, sont très proches dans leur structure des phénomènes de bouc-émissairisation ou de lynchage victimaire que décrit René Girard.
Lorsqu’on désigne un coupable, il est médiatisé en deux jours, et il se produit alors inévitablement un décalage avec la justice qui doit être lente, car la dimension du temps est nécessaire à l’équanimité et à l’apaisement des passions. Le propre de la justice est de prendre ses distances avec l’émotion et avec la vengeance. Le lynchage symbolique est instantané et on nous apprend deux ou trois ans après, dans un petit entrefilet, que le lynché était innocent. Mais le mécanisme social a déjà rempli son rôle. Je souscris aux analyses de René Girard qui explique que les lynchages ont pour fonction de créer une unanimité de substitution et de ramener provisoirement la paix dans le groupe. Mais plus les sociétés sont travaillées par le démembrement ou le désaccord, plus elles ont besoin de victimes, parce que l’efficacité du mécanisme de lynchage s’exténue. J’ai l’impression que l’actualité s’accélère et que nous avons besoin de deux coupables par semaine à présent. Quelquefois avec raison, d’autres fois sans raison.
On peut dire aussi que, dans les entreprises, on accepte de sacrifier une partie des salariés pour le profit du plus grand nombre. Qu’est-ce que le fameux downsizing qu’on a massivement pratiqué dans les années 90, aux États-Unis, sinon une version douce du sacrifice ?

DÉBAT

« Dictature des marchés » ou démission des politiques ?

– Q : L’économie domine le politique. C’est un peu l’histoire de la poule et de l’œuf. Est-ce que ce sont les marchés qui dominent aujourd’hui ? Ou bien les politiques qui ne savent pas jouer leur rôle ?

– J.C. Guillebaud : La question est pertinente à un double titre et, en même temps, je la conteste un peu. Elle est pertinente parce qu’une bonne part de ce qu’on présente comme une fatalité a été le produit de décisions politiques. Toutes les décisions concernant la financiarisation de l’économie, la réforme de la conception même de l’entreprise, ce qu’on a appelé la « corporate governance », l’ouverture des marchés, l’importance donnée à la bourse, etc., toutes ces prétendues fatalités ont été le produit de décisions politiques à l’origine. Elles n’allaient pas de soi, elles n’étaient pas inévitables.
Deuxièmement, vous avez raison, je pense que le politique a, en réalité, plus de marges de manœuvre qu’il ne le pense et qu’il y a aussi dans cette démission une part de lâcheté, une part de renonciation d’agir sur les choses, et en ce qui concerne la France, sans faire de procès, c’est assez largement l’héritage des deux septennats mitterrandiens. Il a existé, sous Mitterrand, un discours de l’impuissance, qu’il s’agisse de la politique internationale ou de la politique intérieure, et cette culture de l’impuissance a contaminé l’ensemble de la société française : « On ne peut rien faire ! » On ne pouvait rien faire à Sarajevo, on ne pouvait rien faire contre les marchés financiers, et cet affaissement de la volonté politique, cette espèce d’exténuation fin de siècle ont assez largement contaminé le discours dominant. Par exemple, souvenons comment, il y a seulement quatre ou cinq ans, la presse avait pris l’habitude de nous désigner quotidiennement les marchés financiers comme le lieu de la raison, alors que la politique était désignée comme le lieu du populisme et de la démagogie, de la déraison et de l’émotivité… Nous n’étions que quelques-uns à soutenir que les marchés ne sont pas le lieu de la raison, mais de l’irrationnel, de l’émotivité et du court terme. Je me souviens avoir envoyé à un ami un article du Financial Times qui montrait que l’influence de l’horoscope sur la bourse de Tokyo était considérable. Une culture de la démission s’est nourrie de tout cela. C’est à cette époque qu’on a appris à sourire du volontarisme politique. On a laissé progressivement devenir hégémonique ce vieux projet libéral : depuis les pères fondateurs, depuis Adam Smith, existe ce projet de congédier la politique. L’utopie libérale, c’est un monde dans lequel le marché se substituerait à la décision politique. Il deviendrait une sorte de pilotage automatique de nos sociétés, avec comme seuls garde-fous la police et l’école. L’État n’est plus dans cette perspective qu’une superstructure intempestive, coûteuse, ringarde…
Au cours des quinze dernières années, nous avons laissé progressivement cette culture devenir idéologie dominante. Je suis d’accord avec Jean-Paul Fitoussi, lorsqu’il explique que les débats sur la mondialisation sont confus, parce qu’on confond la réalité de la mondialisation et l’idéologie de la mondialisation. La mondialisation est un phénomène historique, comme l’industrialisation, alors que l’idéologie de la mondialisation n’est au fond que ce stratagème qu’ont trouvé les politiques pour justifier la régression sociale ou se défausser de leur responsabilité. Autrement dit, l’industrialisation idéologique de la mondialisation va aboutir à l’abolition progressive du code du travail, sous prétexte que c’est la mondialisation qui l’exige. Beaucoup de nos décideurs, de nos « manipulateurs de symboles » confondent, sciemment ou pas, les deux choses.
En face d’une gauche en panne d’idées, incapable de dessiner une vision de l’avenir, le seul laboratoire d’idées existant aujourd’hui en France, c’est le MEDEF. C’est un symptôme historique extravagant. C’est symptomatique de la démission du politique, mais aussi de la démission des intellectuels qui ont déserté le social. Une bonne partie d’entre eux s’est désintéressée de la société française. J’ai un vieux compte à régler avec certains de mes amis. Ils prennent des postures sympathiques en défendant les Kosovars ou les Tchétchènes et ils ont raison, mais je les vois moins souvent protester contre la précarité du travail, défendre le mal-logé ou protester contre l’explosion des inégalités. La démission massive des intellectuels du champ social a fait la fortune de Bourdieu, parce qu’il est le dernier à avoir campé sur ce terrain et à y travailler. On peut être en désaccord avec lui, mais il est sur ce terrain du social.

Quelle fidélité à notre héritage ?

– Q : Au début de votre exposé, vous avez rappelé qu’il existe des cultures étrangères à la nôtre qui génèrent, comme les castes en Inde, des inégalités sociales et l’esclavage. Par ailleurs, vous avez rappelé que les valeurs fondamentales sont une création de l’esprit humain, et non pas des valeurs innées ou transcendantes, et qu’elles sont pour l’essentiel occidentales. Vous nous avez montré – et c’est notre contradiction – de quelle façon non seulement nous n’exploitons pas ces valeurs, mais nous en faisons un mauvais usage. Nous retrouvons dans nos sociétés les inégalités, et ce n’est pas nouveau. Depuis des siècles, nous avons fait au nom de la raison des aberrations dans le monde. Sommes-nous encore autorisés à prêcher des valeurs ou nous en servons-nous comme d’un alibi pour entretenir notre bonne conscience ?

– J.C. Guillebaud : Est-ce une contradiction ? J’ai écrit, il y a sept ou huit ans, un petit livre, La Trahison des Lumières, précisément pour répondre à cette question. Il ne s’agit pas de condamner ou non les Lumières, mais d’être capables de reconnaître que nous les avons trahies et que nous sommes infidèles à notre propre héritage. Aujourd’hui, la mondialisation sur le plan culturel peut s’analyser en ces termes-là. C’est une sorte d’imposture qui ressemble à mes yeux à celle de la conquête coloniale. Quand l’Occident s’est lancé dans la colonisation, il l’a fait au nom d’un discours de légitimation et au nom de prétendues bonnes raisons, pour civiliser la planète, pour apporter les Lumières, pour arracher les peuples lointains aux ténèbres de l’ignorance…, et il l’a fait pour l’essentiel au nom de l’Évangile. L’évangélisation a été concomitante et a servi d’alibi à la colonisation. Le missionnaire a ouvert la route au conquérant et au colon. On a instrumentalisé le message évangélique ou l’héritage biblique, pour justifier la conquête. Mais, dans ce processus, il n’y avait pas que des salauds, mais aussi des gens qui y ont cru pour de bonnes raisons. Ceux qui sont partis à l’époque de Jules Ferry pour alphabétiser ou fonder les hôpitaux et soigner les gens, n’étaient pas dans la mauvaise foi. Il n’empêche que, historiquement, la colonisation a été l’instrumentalisation de valeurs au service de la conquête.
Je pense qu’aujourd’hui nous sommes dans le même processus, mais nous n’osons pas le dénoncer. La mondialisation est en général justifiée par ses défenseurs grâce à l’invocation de l’universalisme : la mondialisation apporte les Droits de l’homme, c’est aussi le Tribunal pénal international, c’est aussi le rêve d’un droit international mondial, d’une éthique universelle, c’est la contestation du principe de souveraineté qui permettait aux tyrans d’opprimer leur peuple, autrement dit la mondialisation, ce sont les valeurs universelles apportées au monde. Tel est le discours ! Dans la réalité, la mondialisation, c’est Bill Gates, c’est Nike, les multinationales, c’est la mise en coupe réglée du monde. C’est la re-colonisation du monde sous d’autres formes. Et pour ce qui concerne la culture, dans ses grandes proclamations, la mondialisation prétend apporter la « culture humaine » aux peuples de la terre. Dans la réalité, elle apporte MTV ou Dallas, ou la sous-culture médiatique dont les Américains ont honte eux-mêmes. Les pays du Sud vivent la mondialisation comme une agression et, quand ils réagissent contre cette mise en question de leur culture et de leur identité, ils ont la tentation de se barricader dans la différence, ce que certains dénoncent comme de l’obscurantisme ou du fondamentalisme, comme des « identités meurtrières », pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf. Cette dénonciation, au nom de la posture morale, est aussi hypocrite que la posture missionnaire de l’époque de la colonisation.
Lorsqu’on met en cause la mondialisation avec sa logique conquérante, on se fait souvent accuser d’être archaïque, de refuser la modernité, d’être souverainiste. Pour beaucoup de ceux qui écrivent dans nos gazettes, la mondialisation est une nouvelle version de « Si tous les gars du monde voulaient se donner la main ». Pour eux, « la suppression des frontières, c’est tout de même mieux que tous les nationalismes qui empoisonnent la planète…. » Si vous commencez à critiquer cette analyse infantile de la colonisation, on vous reproche immédiatement de camper dans la nostalgie.
Distinguons encore une fois la globalisation toujours croissante de l’économie, grâce notamment aux technologies nouvelles qui facilitent le déplacement des capitaux à la vitesse de la lumière, – c’est un phénomène historique, irrécusable et qui ne présente pas que des inconvénients – et l’aspect inégalitaire, destructeur, agressif de ce phénomène. Acceptons donc la mondialisation, mais sous bénéfice d’inventaire, sans perdre une seule seconde notre sens critique. Sortons de la pensée magique et de l’injonction faussement moralisante.

Jean-Claude Guillebaud, écrivain, journaliste et éditeur est notamment l’auteur de La Trahison des Lumières (1995), La Tyrannie du plaisir (1998) et La Refondation du monde(1999). Cette rencontre a eu lieu dans le cadre d’un « Mardi de Politique Autrement », le 7 novembre 2000.

Notes

[1] Zakhi LAÏDI, Le Sacre du présent, Flammarion.

[2] Dorothy NELKIN et Susan LINDEE, La mystique de l’ADN, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel BLANC, préface de Jacques TESTART, Belin, 1998.