– Rencontre avec Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières –

La formule « droit d’ingérence » est apparue dans les années soixante-dix, sous la plume de Jean-François Revel et d’André Gluksman qui s’en disputent la paternité. Sans doute en sont-ils co-auteurs. Il s’agissait alors de parler des dissidents de l’Est, de leur apporter un soutien et de revendiquer le droit de s’ingérer dans les affaires des autres et en particulier dans celles des pays communistes, pour aider ceux qui se battaient pour la démocratie. C’est dans ce contexte qu’est née la notion d’« ingérence ». 
Au cours des années quatre-vingts, avec l’essor extraordinaire des ONG, en France et dans le monde, on a commencé à parler, surtout en France, d’ingérence sur un plan humanitaire. Un premier glissement s’est opéré à ce moment-là : l’ingérence s’est déplacée des droits de l’homme et de la politique anti-totalitaire vers l’action humanitaire, la solidarité, le secours. Cela désignait, de manière déjà approximative, une pratique des ONG françaises (en particulier Médecins sans frontières et Médecins du monde) qui consistait à franchir les frontières illégalement, dans certains pays en proie à des guerres, là où les circonstances matérielles le permettaient. En effet, il ne suffit pas qu’il y ait une guerre pour entrer clandestinement. Il faut qu’il y ait officiellement une interdiction d’entrer et, au voisinage immédiat du pays, un autre pays qui accepte de fermer les yeux ou d’encourager ce genre d’initiative (le Pakistan pour l’Afghanistan, le Zaïre pour l’Angola, le Honduras pour le Salvador, le Soudan pour le Tchad …). Dans une demi-douzaine de pays, des équipes médicales opéraient non pas « clandestinement » parce que notre présence était non seulement connue, mais revendiquée, mais illégalement, parce que c’était la seule façon d’entrer. On se taisait sur les canaux d’accès à ces terrains d’intervention.

La notion confuse de « droit d’ingérence »

On parlait commodément d’« ingérence ». J’utilisais moi aussi cette formule, jusqu’à ce que je finisse par m’en mordre les doigts et que je l’abandonne en cours de route. Elle était inutile pour problématiser quoi que ce soit et elle était plutôt source de confusion. Sur le plan juridico-philosophique, il me semble que lorsque deux entités, de nature aussi différente que les ONG et les états, entrent en relation, même conflictuelle, on ne peut plus parler d’« ingérence ». On ne nommerait pas ingérence l’existence d’Amnesty International dont le rôle est de rendre compte des arrestations arbitraires. Amnesty ne s’est jamais réclamée d’une quelconque ingérence pour justifier son action. En retour, pour lutter contre ce qu’elle disait, on ne l’accusait pas d’ingérence, mais on la calomniait. On ne peut parler d’ingérence que dans le cas d’entités de même nature : un État peut s’ingérer dans les affaires d’un autre État, une ONG dans celles d’une autre ONG, un individu dans les affaires d’un autre individu, une entreprise dans celles d’une autre entreprise, etc.
D’autre part, la pratique était déjà plus ou moins acceptée. Au début de la naissance de Médecins sans frontières, au Biafra, ce sont des médecins, comme Kouchner, qui ont dénoncé le génocide qui, selon eux, était en cours au Biafra (je signale qu’il n’y avait pas de « génocide » au Biafra, c’était un pur thème de propagande). Lorsqu’ils ont dénoncé cette politique d’extermination qu’ils croyaient voir à l’œuvre, ils travaillaient pour la Croix-Rouge, pour la Croix-Rouge française présente au Biafra, dans la cadre plus général d’un « corps expéditionnaire » humanitaire, dirigé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le CICR ne se réclamait pas du tout de brèches dans la souveraineté, ni d’une « ingérence », mais d’un droit qui est prévu dans le droit international humanitaire, le « droit d’initiative ». Il y avait au Biafra, sinon un « génocide », du moins une guerre d’une cruauté terrifiante, une famine, des exécutions massives. Cela justifiait une intervention humanitaire qui n’avait pas besoin d’invoquer un « principe d’ingérence », mais qui se réclamait du droit international humanitaire, dont on sait qu’il intègre la notion de souveraineté nationale, mais en mettant au-dessus de cette souveraineté, l’intérêt des victimes.
Or cette notion de « droit d’ingérence » semble se substituer dans les esprits et dans les raisonnements au droit international humanitaire qui offre toutes les possibilités pour les ONG de franchir les frontières, de s’engager dans une action humanitaire, pourvu qu’elle soit clairement humanitaire c’est-à-dire impartiale, n’étant pas une partie au conflit, et qu’elle ait pour vocation de secourir les victimes de la guerre en cours. Pour nos interventions humanitaires dans les pays que j’ai cités (Afghanistan, Salvador, Tchad, Angola, etc.), nous n’avions pas besoin de faire appel à la notion d’ingérence, le droit humanitaire suffisait amplement. Les Conventions de genève sont le noyau dur du droit international humanitaire. Elles sont bien faites, mais trop compliquées : elles devraient tenir en dix pages au lieu des quatre volumes. L’élément primordial, c’est qu’elles ne mentionnent pas au premier plan la souveraineté nationale, mais l’intérêt des victimes et le droit d’initiative humanitaire. Le droit international humanitaire impose certaines obligations aux signataires. Il ne s’agit pas seulement de distinguer civils et combattants, respecter le droit des prisonniers, etc., mais de promouvoir et de faire respecter ce droit. Les Conventions de Genève sont une aide réelle. MSF les intègre dans la plupart des contrats signés avec les autorités, lors d’une intervention. Lorsqu’on a un litige, on entend faire respecter ce qui a été signé. Il n’y a pas alors d’ingérence, puisqu’il s’agit de respecter le contrat signé.
Mais le droit humanitaire est en permanence violé et plus on ajoute d’articles, plus il est violé. C’est le problème de tout droit positif. Le code de la route est en permanence violé, on ne le remet pas en cause pour autant. Le principal problème du droit international humanitaire, c’est qu’il est oublié. Si les États prenaient ce droit un minimum au sérieux, ils devraient intervenir auprès de la Russie, à propos de la Tchétchénie, non pour déclarer la guerre à la Russie, mais pour exercer des pressions. Il faut remettre à l’ordre du jour le droit existant. Je ne crois pas que le droit suffise à régler nos problèmes, mais il peut aider à structurer des situations, à assigner des responsabilités.
Avec la notion de « droit d’ingérence humanitaire », on veut en fait être présent sur la scène publique, on veut utiliser des mots qui claquent comme des drapeaux. Le « droit d’ingérence » qui mélange deux notions contradictoires, le droit et le délit, est utile pour le positionnement public, mais il entretient la confusion sur les principes. Il n’est utile ni pour l’action, ni pour des avancées ultérieures.

La militarisation de l’humanitaire

Les perversités et les ambiguïtés de cette notion sont apparues clairement dans les années quatre-vingt-dix, avec le début des interventions dites « militaro-humanitaires ». La première d’entre elles, qualifiée comme telles, (on pourrait trouver des précédents, mais la dénomination est nouvelle), est celle qui a eu lieu pour les Kurdes, au moment de l’exode qui a suivi la guerre du Golfe, au printemps 1991. Quatre cent mille Kurdes sont arrivés de l’Irak vers la Turquie et un million en Iran. A ce moment-là, les troupes alliées occupaient quinze pour cent du territoire irakien et la répression contre les Kurdes s’était faite à la suite d’un véritable encouragement lancé par les Américains aux Kurdes. Des tracts avaient été lancés en zone kurde pour les appeler à l’insurrection. Cette insurrection a eu lieu, elle a été suivie d’une répression sanglante de la part de la gendarmerie irakienne, épargnée par la guerre. Cette répression a déclenché un exode massif, d’autant que la répression précédente très proche (en 1988) avait été menée avec des gaz. Saddam Hussein, à l’époque où il était notre ami, avant de devenir « Hitler », s’était livré à des bombardements chimiques, auxquels avaient participé des pilotes français (on a de bonne raisons de le penser). Les Kurdes en gardaient un souvenir cuisant. Alors, dès que des hélicoptères de combat sont arrivés, les Kurdes ont voulu mettre leurs familles à l’abri et se replier en sécurité.
En Turquie, la situation est très tendue. Les Kurdes constituent une menace, un germe de déstabilisation pour un pays qui est cher à l’Otan et la réaction ne se fait pas attendre. La sécurité de la Turquie, c’est-à-dire du flanc sud de l’Otan, passait par le rapatriement des Kurdes. Ce rapatriement s’est d’ailleurs déroulé dans des conditions humainement acceptables et techniquement très bonnes. De toutes façons, à un moment ou à un autre, ces quatre cent mille Kurdes devaient repartir chez eux. Je n’ai pas de critique sournoise sur ce sujet, mais je veux simplement resituer ce qui a été présenté, à l’époque, comme le premier « an I » de l’ingérence dans le cadre de ce conflit. L’année suivante, en Somalie, il y avait un deuxième « an I » de l’ingérence…, ce qui prouve que l’on a la mémoire courte.
A l’occasion de cette opération de rapatriement, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution qui exigeait le passage des organisations humanitaires, avec des mots qui sont relativement inhabituels dans les résolutions de l’ONU. Cette formulation à coup d’« exigences », d’« attentes impératives » et autres formulations de ce type, est largement utilisée par les avocats du droit d’ingérence pour montrer qu’une percée avait été faite, qu’une brèche était ouverte dans la souveraineté des états. Ainsi, l’association d’une « exigence », imposée par une institution internationale, et du mot « humanitaire » installait en quelque sorte l’existence de ce « droit d’ingérence » qui serait né dans les montagnes du Kurdistan.
Pour moi, il s’agit d’une interprétation qui sollicite les faits d’une façon inacceptable parce que, si ingérence il y avait, c’était une ingérence politico-militaire. Celle de l’Irak au Koweït d’abord, celle des alliés en Irak ensuite. Ce pays étant quasiment sous tutelle internationale, le rapatriement des Kurdes dans le Nord de l’Irak n’avait rien d’une ingérence humanitaire, mais il constituait une opération de sécurité internationale, rendue nécessaire par les conséquences de la guerre du Golfe. Elle était néanmoins indispensable et les alliés ont bien fait de la faire. Mais ils l’ont fait pour des raisons politiques et non pas dans une perspective qui ouvrirait la voie à la pratique d’une ingérence humanitaire tous azimuts.
Le deuxième cas est celui de la Somalie, un an plus tard, en décembre 1992. La famine a dévasté un bon tiers du pays et tué trois cent à quatre cent mille personnes (c’est une estimation très hasardeuse). Après que la communauté internationale ait montré son indifférence de marbre à cette famine, Boutros Ghali, pour des raisons qui lui appartiennent, parvient à déclencher une intervention américaine, puis américano-onusienne en Somalie. La Somalie, c’est le contraire de l’Irak : aucun enjeu stratégique (plus de chèvres que de pétrole), aucun intérêt géo-économique décelable. Ce pourrait être un cas d’école parfait. C’est en fait l’ouverture du militaro-humanitaire opérationnel. Les vivres sont pillés, les équipes humanitaires sont molestées. L’action est de plus en plus difficile. Arrivent trente mille soldats, les bateaux doivent rester au large de Mogadiscio. Un navire était à lui tout seul plus grand que le port. Cette armada débarque, elle restera deux ans. Elle commence à commettre ses premières bourdes monumentales dès les premières minutes : elle arrive de nuit, en se ridiculisant, pour être filmée en direct à l’heure du « prime time » américain. Des caïds grimés, en tenue de combat, rampant comme s’ils étaient parachutés derrière les lignes de je ne sais quel front subversif, devant cinq cents photographes en short, dépenaillés et buvant de la bière en « mitraillant » avec leurs flashs, tout cela était d’un grotesque consommé. Mais l’ardeur des avocats de cette intervention n’en a pas été refroidie.

Des conséquences dramatiques

La militarisation de l’humanitaire a donné lieu à toute une série d’exactions et elle a eu deux conséquences vraiment dramatiques. D’abord, c’est la première fois dans l’histoire que, sous la bannière de la Croix-Rouge, ou en tout cas de l’humanitaire, on prend à partie des foules civiles en leur tirant dessus, ce qui se produisit quelques mois après le débarquement. Ensuite, après cette forme d’occupation inédite, cette espèce de néo-colonialisme humanitaire, les attaques contre l’aide humanitaire n’étaient plus simplement des rapines, c’est-à-dire des actions de milices, de gangsters qui voulaient d’abord s’approprier des vivres, des médicaments, du matériel pour des raisons de profit ou simplement de survie (beaucoup volaient pour manger), mais elle revêtaient un caractère symbolique sur le plan politique. Non seulement ils tiraient un bénéfice financier de ces attaques, mais de plus ils passaient pour des « Robin des Bois », des résistants à l’invasion.
Le militaro-humanitaire englobant tout l’humanitaire, les volontaires des ONG se sont trouvés eux aussi pris pour cibles par ces milices qui jusqu’alors les respectaient. On l’a peu dit parce que c’était gênant. Avant l’arrivée des troupes onusiennes, il y a eu un mort en Somalie, un logisticien de la Croix-Rouge internationale tué par accident, qui n’avait pas été pris pour cible. Une fois que les troupes de l’ONU sont arrivées, nous avons été attaqués comme des ennemis, tirés comme de véritables lapins ; il y a eu alors douze morts parmi les ONG.
Des centaines de civils, voire plus de mille, ont été tués au nom de l’humanitaire. Des ONG se font « canarder », parce qu‘elles étaient assimilées à des troupes d’occupation. Le riz distribué en Somalie, avec cet énorme dispositif, valait à peu près le prix du caviar (un milliard de dollar a été dépensé pour canaliser environ cent millions de dollars d’aide). Alors, quand on parle de détournement de l’aide (Boutros Ghali disait 80% de l’aide) et que l’on fait valoir cette raison pour intervenir, je m’interroge sur ce que l’on entend par détournement. 90% du budget global de l’opération était consacré à l’entretien des troupes et 10% seulement à l’aide. A ce tarif-là, il vaut mieux envoyer cinq cent millions de dollars de riz, correspondant aux besoins pour cinq ans, et accepter qu’un tiers soit perdu… Un raisonnement qui marche sur la tête a été tenu pour la Somalie. Mais comme c’est l’Afrique, c’est loin, c’est la guerre, c’est exotique, tout élément de rationalité, d’analyse un peu lucide est abandonné au profit de grands discours sentimentaux.
Au Rwanda, il se passait un génocide, le crime que la loi internationale permet et même oblige de prévenir et d’arrêter. On a baptisé le génocide « crise humanitaire » et on a répondu à ce génocide par un déploiement humanitaire. Là, il était légal et obligatoire d’intervenir et d’arrêter les milices, ce qui n’aurait pas été très compliqué. Tous les militaires se sont mis d’accord sur le fait qu’au lieu de retirer des troupes de l’ONU, il fallait en rajouter, en position de combat. L’armée rwandaise n’avait jamais combattu, on a vu comment elle a été défaite par la guérilla du FPR. Si elle avait trouvé en face d’elle une troupe déterminée, elle aurait forcément arrêté les massacres dont elle se rendait coupable. On pouvait stopper le génocide, on ne l’a pas fait. Il n’y avait pas besoin d’« ingérence ». La Convention de 1948 sur le génocide non seulement le permettait, mais l’obligeait, à condition que le Conseil de sécurité reconnaisse qu’il y avait génocide, ce qui n’a pas été fait. On a laissé le génocide se commettre « en direct », à l’âge, paraît-il, de l’« ingérence humanitaire ».

Dissocier l’humanitaire du militaire

Les plus grandes interventions humanitaires, depuis les quinze dernières années, se déroulent en Angola et au Mozambique avec des centaines d’agents humanitaires ou des milliers si l’on compte les agents locaux. Pas un seul militaire ne vient protéger qui que ce soit. C’est l’ONU qui nous a fait repartir de Somalie, et non les milices. Ce qui nous a fait quitter le Kosovo, ce sont les bombardements. Au Rwanda, nous agissions : il y a eu un véritable génocide et personne n’est intervenu. La question n’était pas de permettre aux humanitaires d’entrer, puisque nous y étions. Le problème est que ce que nous faisions était dérisoire par rapport à l’ampleur du carnage. Mais, rien n’a été fait. Je ne compte pas l’opération « Turquoise » comme une intervention contre le génocide, puisqu’il avait déjà été accompli. L’opération militaire n’a fait que jouer le rôle de « voiture-balai ».
Les organisations humanitaires peuvent intervenir dans presque tous les conflits dans le monde. Une sorte d’erreur d’optique est induite par le fait que dès qu’il existe une intervention militaire, elle est accompagnée d’une campagne médiatique ; ce qui donne l’impression que sans militaire il n’y a pas d’intervention humanitaire possible. Alors que les actions humanitaires sont d’autant mieux possibles que moins de militaires s’en mêlent.
L’exemple de la Somalie reste très éclairant. En décembre 1992, le premier convoi d’aide alimentaire protégé par les soldats américains a quitté Mogadiscio pour rejoindre une destination proche de la capitale. Vingt tonnes de nourriture, protégées par deux cents « caïds » surarmés, entourés par trois cents journalistes, sont arrivées à bon port et déposées dans un entrepôt. Au même moment, cinquante kilomètres plus au sud, à Merka, le CICR – qui a mené une action remarquable en Somalie – débarquait d’un bateau, à l’aide d’une barge, sur la plage, deux cents tonnes de nourriture qui faisaient suite aux deux cents tonnes arrivées trois jours plus tôt. C’était presque une opération de routine. Sur la plage, une centaine de Somaliens organisaient le transbordement du bateau sur la barge et de la barge sur des camions. Les camions étaient ceux d’un négociant somalien car, dans les pires guerres, le commerce conserve ses droits. Le CICR avait passé un accord avec plusieurs de ces commerçants qui étaient payés pour cela. Eux-mêmes avaient des accords avec les différentes milices qui prélevaient leurs taxes. Au total, les deux cents tonnes valaient peut-être le prix de deux cent vingt ou deux cent trente tonnes, mais elles arrivaient sur le terrain. Elles étaient prises en charge par mille volontaires du Croissant Rouge somalien qui avaient établi ce qu’ils appelaient des « cuisines ». C’étaient des soupes populaires qui réalisaient une sorte de porridge huilé et sucré, donc à haute teneur calorique, qui était distribué cuit et chaud et donc impossible à détourner. Les entrepôts étaient gardés par des milices locales. J’ai souvent traversé leurs barrages. Je préfère dix fois les traverser seul, malgré des tensions un peu angoissantes pour celui qui ne comprend pas leur langue, que les traverser avec des militaires américains qui défouraillent au premier haussement de sourcil, qui tirent à vue et sautent d’emblée dans la violence paroxystique. Les milices savent bomber le torse, mais la tension baisse au bout de quelque temps. J’ai connu cela plusieurs fois sans aucun « pépin », même si parfois on a vraiment peur. Évidemment, dans un blindé, vous n’avez pas peur, mais le prix payé pour ce sentiment de sécurité est terrible.
La nourriture arrivait, elle était distribuée, mais il n’y en avait pas assez. Cette pénurie a été la cause de la sur-valorisation du riz qui est devenu une denrée centrale. Au printemps 1992, la famine s’est développée, en trois ou quatre mois, comme un feu de forêt, et elle a ravagé les populations déplacées par la guerre. Nous cherchions à provoquer une mobilisation du Programme alimentaire mondial, une agence de l’ONU qui a des stocks alimentaires théoriquement prévus pour les interventions contre la famine. Nous estimions les besoins à vingt cinq mille tonnes par mois et nous attendions qu’ils les apportent en Somalie. Sur le plan financier, c’était peu de chose. Il fallait accompagner ces stocks de quelques moyens logistiques, en s’appuyant d’ailleurs sur les commerçants locaux. Je ne veux pas réécrire l’histoire en affirmant que le problème aurait été facilement réglé, mais je sais que cette solution-là n’a pas été tentée.
Accepter de perdre un tiers du riz, ce n’était pas perdre grand-chose. Financièrement, cela avait peu de valeur. Il fallait, certes, accepter de s’asseoir sur son honneur d’occidental qui ne tolère pas qu’un grain de riz disparaisse. Cela ne heurte pas ma morale. Un gamin qui appartient à une milice et qui ne sait pas vivre d’autre chose que de son arme et qui rentre le soir les poches vides a l’air de quelqu’un qui a trahi sa famille. D’autres principes d’honneur doivent être conjugués aux nôtres. On pouvait atteindre ces populations et leur apporter de quoi survivre. On aurait fait chuter les prix du riz en augmentant la quantité disponible, c’est un mécanisme économique évident. Il aurait perdu de sa valeur marchande et donc son pouvoir d’attraction. On aurait pu aider beaucoup de monde, sans cette opération spectaculaire. En plus des victimes civiles, trente cinq soldats américains ont payé de leur vie cette incurie. Cette affaire est monstrueuse du début à la fin.

La responsabilité politique première

On a instrumentalisé l’humanitaire. On a fait travailler cette notion de « droit et de devoir d’ingérence ». D’ailleurs, la confusion entre les deux montre à quel point cette notion est confuse en elle-même. Qu’on ne soit pas capable de distinguer entre droit et devoir, qu’on utilise tantôt l’une des notions et tantôt l’autre est en soi très évocateur de la confusion générale.
L’« ingérence humanitaire » est une notion inutile et trompeuse. C’est un pur slogan d’opportunité politique. Elle n’apporte rien comme potentiel d’action, comme légitimité aux causes humanitaires. Au contraire, elle les met en situation de danger, puisque ce mélange du discours de l’ingérence et des pratiques militaires place les volontaires des organisations humanitaires dans une situation très délicate, car ils vont, de plus en plus, être considérés comme des éclaireurs avancés de contingents armés. La dissuasion va s’exercer à leur encontre par la violence. C’est in fine l’action humanitaire elle-même qui se trouve mise en danger par cette notion.
Les ONG ont une part de responsabilité, même si, au moment où nous lancions des appels désespérés à une réaction internationale concernant la Somalie, nous n’avions absolument pas en tête l’idée d’une intervention militaire. Nous demandions une intervention alimentaire. J’en parle en connaissance de cause, car j’étais encore président de MSF à l’époque et j’ai beaucoup milité pour que la Somalie soit inscrite sur l’agenda des réunions internationales, parce qu’une famine cataclysmique ravageait ce pays. Ce que nous voulions, c’était un déploiement logistique et matériel et non des gardes armés. Ces appels répétés ont eu, probablement, un écho inattendu. Ils ont été déformés. D’où l’importance de s’exprimer pour clarifier les positions, ce que je tente à coup d’articles et d’interventions publiques, pour rétablir les faits. Les ONG ont sans doute une part de responsabilité, dans la mesure où leurs appels ont pu être assez vagues pour ouvrir une interprétation différente, mais ce sont l’ONU et les États intervenants qui portent la part la plus importante de responsabilité.
Pour la Somalie, c’est Boutros Ghali qui a voulu intervenir. Il était le premier secrétaire général de l’ONU africain et il fallait qu’un tel cataclysme soit pris en charge pour rester un secrétaire général africain. Ceci explique sans doute certains mensonges qu’il a proférés, comme, par exemple, « 80% de l’aide est détournée ». Cette déclaration date de novembre 1992, quelque temps avant l’intervention américaine. La relation de cause à effet a été très importante. C’était aux états-Unis le Thank’s giving day, moment de recueillement sur le thème de la nourriture salvatrice. L’image qu’il véhiculait de la Somalie avait alors un impact très fort. Ce sont les États-Unis qui ont voulu cette intervention, et même si l’idée n’est pas venue des Américains, ce sont eux qui ont forcé la marche. A l’instigation initiale de Boutros Ghali, Georges Bush a déclenché cette opération et secondairement rassemblé autour de lui des États, par la labélisation juridique du Conseil de sécurité. Il y avait trente mille soldats américains et des petits contingents français, allemands…
L’amateurisme avec lequel cette opération a été menée laisse l’impression que, chaque fois qu’il y avait une erreur à faire, elle a été faite. Boutros Ghali avait raison sur ce point : les chefs de milices qui se disputaient le pouvoir en Somalie étaient de vrais tueurs. Mais jamais les Américains, avec leurs moyens sophistiqués n’ont réussi à mettre la main sur le principal chef de guerre somalien. Alors qu’un journaliste un peu branché, un humanitaire ayant un problème à régler pouvait le voir en deux jours… Une lettre donnée à qui de droit débouchait sur un rendez-vous. Les Américains avec tout leur fatras, les satellites, les centres d’écoute, n’arrivaient pas à le localiser. C’est en cherchant à le tuer qu’ils ont attaqué une réunion politique à Mogadiscio, au cours de laquelle toutes les forces politiques de rechange ont été tuées : soit une centaine de morts dont les quatre-vingt leaders politiques qui pouvaient subsister. On a ainsi tué tout ce que la Somalie comptait d’éventuelle classe politique de rechange. Et le pouvoir a été laissé de fait entre les mains des affameurs, des tueurs qui étaient de vrais criminels de guerre.
S’il faut établir une hiérarchie des responsabilités, elles incombent d’abord aux États qui prennent les décisions d’envoi, qui fixent le cadre d’intervention et ses limites. En ce sens, ce sont les états-majors nationaux qui sont les premiers porteurs de la responsabilité.
Sur la Tchétchénie, sur le Rwanda, sur le Sierra Leone, des ONG ont cherché à mobiliser l’opinion publique, sans aucun effet. Chaque fois que les États sont intervenus militairement, c’est bien qu’il y avait un enjeu politique de première importance pour eux. Au Kosovo, il y a un enjeu politique qui n’est pas la vie des Kosovars. Ou alors c’est dire qu’un Kosovar vaut mille Tchétchènes. On laisse en effet non seulement massacrer ces derniers sans émettre la moindre protestation, mais en plus on conforte Poutine dans sa position de « démocrate », de « chef d’État responsable » et on annule une partie de sa dette. Les premiers responsables sont donc d’abord les États, car l’opportunité politique commande et ils sont maîtres des décisions.
Mais on peut dire que la stratégie de l’ambigu, du flou et même du mensonge humanitaire a commencé vraiment en Bosnie. Mitterrand, c’est mon analyse, était favorable aux Serbes, amis historiques de la France. Mitterrand avait des raisons, justifiables, méritant d’être discutées. Mais ces positions n’ont jamais été discutées. On a utilisé la rhétorique humanitaire pour faire croire le contraire de ce qui se passait. On a mis en place une force d’intervention, appelée « force de protection » : formidable mensonge puisqu’elle protégeait… les convois du HCR. Et encore, les soldats n’avaient droit de faire feu que si leur propre vie était en danger. La légitime défense ne valait même pas pour le convoi. J’avais proposé à l’époque que l’on rebaptise cette force « force d’observation de la purification ethnique ». Mais l’existence de cette force permettait à Mitterrand, et à tous ceux qui s’exprimaient en son nom à ce moment-là (Kouchner, Dumas,…), de parler de « résistance ». La France, « patrie des droits de l’homme », organisait la « résistance »… Pendant ce temps, la Bosnie, état souverain, reconnu par nous, avait lancé un appel à l’aide militaire et avait demandé qu’on l’arme, qu’on la protège. Bref, elle demandait des mesures politiques. On répondait par un mensonge. Le résultat a été qu’on a assisté au dépeçage de la Bosnie jusqu’en 1995. La solution adoptée était la plus mauvaise.
On ne sait plus quels sont les lieux de la responsabilité humanitaire et de la responsabilité politique. Si le Kosovo est une affaire humanitaire, pourquoi ne sommes-nous pas en Tchétchénie ? Si c’est une affaire humanitaire, il faut expliquer pourquoi on est au Kosovo et pas en Tchétchénie, en Sierra Leone, au Burundi, au Congo, etc. Il faut discuter, réfuter, pour comprendre. La facilité des clichés explicatifs à court terme est une façon de faire de la politique aujourd’hui. La complexité n’a plus sa place dans ce discours.

Contre la confusion

Le Kosovo est, du moins dans un passé récent, la première « guerre humanitaire ». L’intervention était destinée à « prévenir une crise humanitaire », comme l’ a dit Chirac dans la novlangue charitable d’aujourd’hui. Vaclav Havel, qui a été mieux inspiré à d’autres moments, parlait de « bombardements humanitaires » pour désigner l’intervention militaire au Kosovo. Je dois le dire, j’étais favorable à une intervention militaire (j’ai écrit et signé sur ce sujet) pour des raisons politiques identifiables, analysables et discutables comme toute raison politique. Mais je reste absolument opposé à l’idée que l’on invoque l’humanitaire, que l’on déploie toute une rhétorique de la charité, de la compassion pour justifier une guerre.
Ceci a deux inconvénients majeurs. D’une part, d’interdire toute discussion, or la guerre est tout de même l’acte politique par excellence. Si cet acte est fermé à la discussion, il n’y a plus de politique possible. D’autre part, j’y vois une résurgence de la guerre sainte et il n’y a pas plus violent, plus dévastateur qu’une guerre sainte. Il faut sans doute accepter la nécessité de certaines guerres, mais la notion de « guerre juste » est extrêmement dangereuse. Il y a des guerres nécessaires, mais jamais des guerres justes. Tuer au nom de l’humanitaire, est inacceptable. L’humanitaire ne peut pas s’accommoder d’infliger la souffrance. L’humanitaire doit alléger la souffrance, préserver les vies, et non justifier que des gens meurent. Ou alors on sombre dans une conception où l’on se prend pour une providence divine qui d’une main distribue la mort et de l’autre distribue la vie. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la politique, de la responsabilité politique ou humanitaire.
Il faut se rappeler que l’ingérence est une pratique séculaire, aussi ancienne que les États eux-mêmes. Cette pratique caractérise les actions du fort sur le faible. On ne voit pas le faible s’ingérer dans les affaires du fort. La colonisation a été une ingérence humanitaire. Il est pathétique de voir à quel point les premiers discours ayant trait à l’ingérence humanitaire ressemblent à s’y méprendre aux discours de Jules Ferry ou du parti colonial progressiste du XIXe siècle : « sortir les barbares des ténèbres », « éclairer le monde avec les lumières de l’Occident ». C’est contre l’ingérence politique du fort au faible que la notion de souveraineté et le devoir de non-ingérence ont été créés. Le principe de non-ingérence est au départ un principe qui vise à protéger les nations faibles contre les tentations impériales. En tant que tel, ce principe n’est sans doute pas aussi dépassé qu’on le dit.
Si la formule d’ingérence a un mérite de communication, c’est tout de même sous les auspices du devoir. Oui, on peut reconnaître qu’il y a un devoir de se mêler de ce qui « ne nous regarde pas », c’est-à-dire de ce qui nous serait interdit de prendre en charge du fait de lois internationales, du fait de frontières érigées en barrières, dressées comme des obstacles contre toute forme de solidarité humaine. Dans ce cas, se mêler de ce qui ne nous regarde pas c’est faire son devoir d’homme. On n’a pas besoin de parler d’« ingérence », mais, après tout, on ne peut pas se battre sur tous les fronts. Peut-être faut-il céder sur celui-ci. Mais sous les auspices du devoir et certainement pas d’un droit qui n’existe nulle part.

Cette rencontre a eu lieu, dans le cadre d’un Mardi de Politique Autrement, le 14 mars 2000.