Conférence de Jan Vladislav sur la Résistance intellectuelle tchécoslovaque 1948-1989, donnée en 1996 à Paris, devant le club Politique Autrement.
Ce texte a été édité par l’association « L’Amitié franco-thcécoslovaque » fondée en 1949, il a été distribué aux invités du Centre Tchèque de Paris lors de la soirée d’hommage à Jan Vladislav, le 16 décembre 2009.
L’histoire de la résistance intellectuelle tchèque des années 1948 – 1989 reste à écrire. On peut la traiter de diverses manières : en historien, en acteur, en complice, en témoin engagé ou en simple spectateur. Je ne suis pas historien, je suis écrivain. Or, dans un pays totalitaire, toute activité, aussi bien publique que privée, y compris la poésie, devient nécessairement une affaire politique. Et comme j’ai refusé dès le début, c’est-à-dire dès le coup d’Etat de février 1948, de me conformer à la politique culturelle du nouveau régime et d’accepter le réalisme socialiste comme méthode unique et exclusive de toute création littéraire ou artistique, je suis malgré moi devenu dissident. Cependant à cette époque-là on ne parlait pas encore, du moins en Tchécoslovaquie, de « dissidents », et je ne me suis jamais considéré comme tel.
II faut dire qu’en 1948 je n’avais que vingt-cinq ans et que mes expériences politiques d’alors se limitaient à ce que j’avais vu, vécu et compris pendant les cinq longues années de l’occupation nazie. Cette rencontre avec le nazisme m’a immunisé à jamais contre toute forme de totalitarisme. Mais, pour dire la vérité, en 1948 mon refus du communisme et de sa politique culturelle fut plutôt viscéral, intuitif, irrationnel, presque une simple question de goût, comme l’a formulé le Polonais Zbigniew Herbert dans un de ses poèmes publiés en 1953 :
« Cela n’exigeait point une grande force de caractère
notre désaccord, refus et résistance
nous avions un peu de courage nécessaire
mais tout compte fait c’était une affaire de goût …
(…)
Ainsi donc 1’esthétique peut aider dans la vie
il ne faut pas négliger la science de la beauté… »
II faut dire également que les trois premières années de la liberté retrouvée, c’est-à-dire les années 1945-1947, ont été ressenties par beaucoup comme une sorte de sursis : on espérait, on attendait, on achetait et lisait des journaux étrangers, on voyageait plus ou moins librement à l’étranger – moi-même, j’ai passé deux semestres à l’université de Grenoble – , on critiquait avec une indignation mêlée d’appréhension les attaques menées en URSS par Andreï Jdanov contre la poésie et la musique modernes, contre Anna Akhmatova, Michail Zochtchenko, Dimitri Chostakovitch, Sergueï Prokofiev ; on lisait avec effroi des livres comme Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler ou J’ai choisi la liberté de Victor Kravtchenko, on ne contestait pas la véracité de ces récits, d’ailleurs confirmée par des témoins qui revenaient d’URSS. Mais malgré tout, on croyait ferme qu’il était tout à fait exclu que pareilles choses pussent se produire dans un État aussi profondément démocratique que la Tchécoslovaquie. Ce n’est que quelques mois après le coup d’État de 1948, quand le nouveau régime a abattu son jeu, que nous avons vu et compris 1’étendue de notre erreur : dans un Etat totalitaire tout est possible, rien n’est exclu. Et c’est à cette époque que 1’idée ou plus précisément la nécessité d’une résistance a commencé à cristalliser. Il faut souligner tout de suite qu’il ne s’agissait pas du tout d’une activité organisée : c’était surtout une affaire intime de goût et de conscience, à commencer par le choix des amitiés, les affinités intellectuelles ou les préférences artistiques ; et aussi par le refus de fréquenter certaines personnes, de prendre part à certaines activités et de collaborer avec certains journaux, revues ou maisons d’éditions.
Quant à moi, j’ai participé à cette résistance de façon plutôt modeste : d’abord, dans les années cinquante et soixante, en traduisant des auteurs, surtout des poètes occidentaux classiques ou modernes, dont les œuvres permettaient de faire passer sous le manteau nombre de faits, de problèmes, d’idées ou de procédés formels nouveaux que les écrivains tchèques ne pouvaient ou n’osaient plus aborder ; et plus tard, dans les années soixante-dix, en dirigeant une édition samizdat, c’est-à-dire une édition artisanale de manuscrits interdits de publication et diffusés sous forme de copies dactylographiées. C’est d’ailleurs cette activité-là qui a contribué en grande partie à mon expulsion de la Tchécoslovaquie.
Pour vous faire mieux comprendre la situation des intellectuels tchèques au lendemain du coup d’État de 1948, il me faut peut-être rappeler quelques faits tout à fait banals mais souvent inconnus des étrangers.
Une fois au pouvoir, le nouveau régime, ou plus précisément le Parti communiste, s’assure tout de suite le contrôle absolu non seulement des affaires extérieures et intérieures du pays, de son économie, de l’armée, de la police et des mass-médias, mais aussi de l’enseignement, de la recherche, de l’édition, du spectacle, du sport, bref de la culture tout entière. Dans un laps de temps très court, les structures de la vie culturelle changent radicalement : les revues indépendantes disparaissent, les maisons d’éditions privées sont nationalisées ou supprimées, les associations littéraires et artistiques, parfois centenaires, sont marginalisées ou dissoutes ; la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, les arts deviennent affaire d’État ; la majorité des musiciens, des acteurs, des cinéastes se voient fonctionnarisés ; pour pouvoir exercer légalement leur profession, les auteurs, les compositeurs, les artistes indépendants doivent adhérer à leurs unions respectives fondées par le nouveau régime et étroitement surveillées par le secrétariat du comité central du Parti : ces unions sont strictement sélectives et tous ceux qui n’y sont pas admis ou en sont exclus perdent automatiquement leur statut d’écrivain ou d’artiste et doivent chercher un emploi sous peine d’être considérés comme parasites vivant aux dépens de la société. Car en Tchécoslovaquie socialiste le travail était obligatoire. De ce fait, de nombreux intellectuels, universitaires, chercheurs, auteurs, artistes, journalistes écartés de leur poste pour des raisons politiques se voyaient obligés de travailler comme balayeurs, chauffagistes, garagistes, laveurs de vitres ou de voitures, bref comme ouvriers non qualifiés et mal payés : pour casser les fâcheux, les insoumis, les « ennemis du peuple », il fallait ou les affamer, ou les corrompre.
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Un exemple : en 1975, bien que mondialement connu comme dramaturge, Václav Havel, qui deviendra président de la République tchèque, se voit obligé de travailler comme manœuvre dans une brasserie ; il s’est inspiré de cette expérience pour écrire sa comédie Audience [1]. Inutile de dire qu’à cette époque la pièce n’avait aucune chance d’être jouée ou publiée officiellement en Tchécoslovaquie normalisée : elle n’a été diffusée qu’en samizdat, sous forme de copies dactylographiées. Mais elle a été immédiatement publiée et mise en scène à l’étranger – en Autriche, en Allemagne, en France, aux États-Unis et ailleurs. Ainsi, frappé d’interdiction de toute publication dès 1970, Václav Havel s’est vu exclure de la culture tchèque pendant deux décennies. C‘est beaucoup pour une vie. Il existe cependant toute une série de cas beaucoup plus graves encore.
Si on parle de la répression et de la résistance intellectuelles en Tchécoslovaquie, il ne faut pas oublier que nombre d’auteurs, chercheurs, universitaires, ont été marginalisés ou complètement muselés dès le début des années cinquante. Et qu’à cette même époque, une quarantaine de poètes et d’écrivains d’orientation catholique ou libérale ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Libérés au début des années soixante, réhabilités quelques années plus tard, ils n’ont jamais retrouvé leur place dans la culture officielle. Cependant, malgré toutes les difficultés parfois inimaginables de la vie sous un régime totalitaire, ils ont continué à travailler et les œuvres qu’ils nous ont léguées représentent à mon avis l’une des expressions les plus belles et les plus durables de la résistance des intellectuels tchèques entre 1948 et 1989. Je pourrais énumérer ici tout une kyrielle de noms et de titres, et si je me contente de citer le seul Jan Patočka, mort en mars 1977 des suites d’un interrogatoire de onze heures, c’est parce qu’une partie importante de l’œuvre de ce grand philosophe existe déjà en français.
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Comme je l’ai dit, je ne suis pas historien. Je ne suis que témoin oculaire et parfois privilégié parce que j’ai pu fréquenter et connaître de près un certain nombre d’acteurs importants de la résistance intellectuelle tchèque, aussi bien dans les années cinquante et soixante qu’après l’occupation soviétique en 1968 [2]. Ainsi, comme tout témoin, je suis obligé de parler à la première personne et m’en excuse. Je sais bien que mon histoire personnelle n’a rien d’exceptionnel : elle est plutôt « normale » pour un intellectuel tchèque qui n’a jamais adhéré au Parti. Mais justement à cause de ce caractère pour ainsi dire banal, elle est assez typique. Étudiant à l’université Charles de Prague, j’ai été exclu en 1948 de la faculté des lettres sous prétexte d’avoir fait de la propagande pour la littérature française décadente – Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, etc. ; je n’ai pu terminer mes études et avoir mon doctorat ès lettres que vingt ans plus tard, grâce au dégel du Printemps de Prague. Auteur débutant, j’avais publié entre 1945 et 1947 deux volumes de poésies. Mon troisième recueil de vers, paru après le coup d’État de février 1948, fut mis au pilon et je n’ai pu dès lors publier que des traductions et quelques livres pour enfants. Membre du Syndicat des auteurs tchèques dès 1946, j’ai perdu mon statut d’écrivain avec la dissolution de cette organisation, remplacée en 1949 par 1’Union des écrivains, organisation idéologique et, comme je 1’ai déjà dit, étroitement contrôlée par le Parti. Admis vers 1955 à cette Union en tant que traducteur et membre associé, j’en fus exclu cinq ans plus tard à la suite d’une dénonciation politique. Réhabilité et réintégré en 1963, j’ai été frappé, au début des années soixante-dix, d’interdiction définitive de publication et d’exercice d’une activité professionnelle, quelle qu’elle fût. Signataire de la première heure de la Charte 77, animateur d’une édition de samizdat, objet pendant quatre années de pressions policières, filatures, interrogatoires, menaces de poursuites, j’ai dû quitter la Tchécoslovaque en février 1981, laissant derrière moi un pays où la persécution stalinienne et poststalinienne de plus en plus désespérée et la résistance intellectuelle, spirituelle toujours plus efficace ne devaient prendre fin qu’en novembre 1989, avec la « révolution de velours ».
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Je le répète : l’histoire de ces quatre décennies de la résistance intellectuelle tchèque reste à écrire. Et il est évident que ce sont d’abord les Tchèques eux-mêmes qui doivent s’y appliquer : aussi bien les acteurs et les témoins survivants de l’époque que les historiens professionnels, qui ont aujourd’hui la possibilité de consulter plus ou moins librement les archives et les documents, tant officiels que privés, qui jusqu’ici leur étaient inaccessibles.
Certes, une partie non négligeable de ce travail a déjà été faite pendant les longues années du régime communiste : je parle des centaines de livres – études, mémoires, récits, romans, poésies – édités en samizdat. Un bon nombre de ces ouvrages ont été traduits, publiés, lus et souvent appréciés un peu partout dans le monde, y compris en France : les récits de Bohumil Hrabal, les romans de Josef Škvorecký et d’Ivan Klíma, le théâtre et les essais de Václav Havel, les journaux poétiques de Jiří Kolář, les poèmes et les mémoires de Jaroslav Seifert, les études de Milan Šimečka, les publications de l’historien Karel Kaplan, les œuvres philosophiques de Jan Patočka, et ainsi de suite. Si je mentionne ici à côté de travaux philosophiques, historiques ou sociologiques des ouvrages purement « littéraires », c’est parce qu’ils apportent souvent des témoignages et des informations uniques, introuvables ailleurs [3].
Pour que l’histoire de la résistance intellectuelle en Tchécoslovaquie entre 1948 et 1989 soit aussi objective que possible, il faudrait que des chercheurs étrangers s’y intéressent également : venus d’ailleurs, ils sont plus libres face à l’héritage difficile d’un passé qui ne les concerne pas personnellement et ne risque donc pas d’entacher leurs recherches et leurs discussions de passions partisanes ou carrément politiciennes. On comprendra mieux ce que je veux dire si je cite les travaux de chercheurs anglo-saxons sur la France de Vichy. Car, comme on le verra tout de suite, l’histoire du stalinisme, et plus spécialement celle de la résistance intellectuelle en Tchécoslovaquie, est elle aussi sujette à des interprétations contradictoires, partisanes, politiques. Même si on ne le dit pas ouvertement, on y revoit en filigrane ce vieux clivage qui, surtout dans les années cinquante et soixante, séparait d’un côté les contestataires de la première heure et, de l’autre , les membres de la nomenklatura officielle, choyés par le régime en place jusqu’au moment où ils ont, eux aussi, choisi la liberté. Autrement dit, où ils ont coupé définitivement, chacun en son temps et à sa manière, le cordon ombilical qui les liait au Parti.
Les travaux de ces chercheurs, tchèques ou étrangers, ne peuvent que confirmer l’importance à double titre de l’histoire de la résistance intellectuelle tchèque : d’une part, cette résistance représente une composante nodale de l’histoire générale d’un pays où la culture, la langue, la littérature, l’art, la musique jouent traditionnellement un rôle spécifique dans la sauvegarde et le développement de l’identité nationale chaque fois qu’elle est menacée, comme ce fut le cas pendant l’occupation nazie et comme on l’a craint sous le régime stalinien des années cinquante et soixante, de même que pendant l’occupation soviétique et la normalisation des années soixante-dix et quatre-vingt.
D’autre part, bien qu’étroitement liée au destin de leur pays, la résistance intellectuelle des Tchèques fait partie intégrante de l’histoire intellectuelle de l’Europe tout entière : elle enrichit cette histoire d’un élément inconnu des Occidentaux, à savoir la longue et tragique expérience que furent le stalinisme et le post-stalinisme des démocraties dites populaires. D’où le caractère spécifique et l’importance générale de cette histoire : tout en démontrant – et en dénonçant – les forces et les faiblesses des intellectuels tchèques face au stalinisme, elle peut aider à déceler, à mieux comprendre – et à condamner – les attitudes, les hésitations, les démissions d’une grande partie de l’intelligentsia européenne confrontée aux totalitarismes de toute espèce.
L’histoire de la résistance intellectuelle des Tchèques pendant les quatre décennies du régime communiste est toujours assez mal connue, aussi bien en Bohême qu’à l’étranger. Parmi les raisons de cet état de choses, on peut malheureusement déceler aussi plusieurs tentatives, parfois instinctives, souvent intentionnelles, d’occulter ou d’évacuer une partie d’un passé gênant, pour ne pas dire honteux. Car pour nombre d’Occidentaux, tout comme pour une partie importante de l’ancienne nomenklatura tchèque, la répression et la résistance intellectuelles en Tchécoslovaquie ne commencent qu’avec l’occupation de 1968. Ce n’est en effet qu’à ce moment-là que certaines consciences se réveillent et se mettent à parler : en préfaçant à l’automne 1968 La Plaisanterie de Milan Kundera, Louis Aragon, toujours fertile en métaphores, évoque même le danger d’un Biafra de l’esprit menaçant alors l’intelligentsia tchèque.
Métaphore à part, Aragon voit juste, et la normalisation des années soixante-dix et quatre-vingt ne fera que confirmer son appréhension. En revanche, ce qui est moins juste ou plutôt ce qui est carrément révoltant, c’est que dans son évocation lyrique de l’histoire tchécoslovaque des deux décennies précédentes, évocation qui se termine par son cri d’alarme, l’auteur des Communistes passe totalement sous silence un Biafra mille fois, je dis bien mille fois plus meurtrier, plus tragique, plus dévastateur : celui du coup d’État de 1948 avec son défilé de procès, de condamnations, d’exécutions ; avec sa chaîne de geôles, de mines d’uranium, de camps de concentration ; avec sa suite d’exodes, d’exils, de relégations ; avec sa kyrielle de purges impitoyables, notamment dans tous les domaines de l’éducation, de l’information et de la culture. Bref, avec cette guerre civile larvée qu’a menée, pendant des années, une minorité armée et équipée de tous les moyens médiatiques contre une majorité désarmée, mutilée et muselée.
Les oublis de Louis Aragon ne sont pas innocents : ils traduisent une volonté inavouée de passer l’éponge sur un passé inavouable. « Ah, parlons d’autre chose », écrit-il dans la préface en question, après avoir évoqué le nom d’un de ses amis tchécoslovaques, Vladimír Clementis, exécuté au début des années cinquante. Et Aragon n’est pas seul à pratiquer cette sorte d’amnésie sélective : l’auteur de La Plaisanterie, Milan Kundera, en est également atteint. Quand en janvier 1979, après plusieurs années de silence, il donne son premier entretien en exil, il explique aux lecteurs du Monde que le massacre infligé à la culture tchèque à partir de 1968 n’a pas eu son pareil depuis la guerre de Trente Ans. « Depuis 1’invasion russe en 1968 », souligne Kundera dans cet entretien, « deux centaines d’écrivains ont été condamnés au silence de même que toute la pléiade des cinéastes tchèques admirés alors dans le monde entier, des dizaines de peintres, d’acteurs, metteurs en scène de théâtre. Ont été licenciés des milliers de scientifiques (dont cent quarante-cinq historiens), des centaines d’universitaires (cinquante professeurs et maîtres-assistants à la seule faculté de lettres à Prague) tout comme des dizaines de milliers d’inconnus dans les écoles, les lycées, les journaux, les administrations, les bureaux, les laboratoires… » Ce que dit Kundera, est tout à fait vrai. Mais il oublie de dire une chose fondamentale, à savoir que la majorité de ces gens chassés de leurs postes après l’occupation soviétique avait appartenu pendant des années à la nomenklatura officielle du régime et qu’ils ont été privés de leurs privilèges et de leurs emplois au cours d’une purge radicale dans les rangs de leur Parti. « Je pèse mes mots », poursuit Milan Kundera, « par sa durée, son ampleur, son caractère systématique, le massacre de la culture tchèque depuis 1968 n’a pas son pareil dans l’histoire de la culture du pays depuis la guerre de Trente Ans. »
Cette référence à l’histoire du XVIIème siècle peut impressionner, mais elle ne peut pas cacher le fait que tout en se référant à un passé depuis longtemps révolu, Milan Kundera se dispense de parler d’un passé beaucoup plus récent et beaucoup plus lourd qui le concerne directement, celui des massacres perpétrés dans tous les domaines de la culture tchèque à partir du coup d’État de février 1948. Car c’est à cette époque-là que commence l’histoire véritable de la répression et de la résistance spirituelle des Tchèques. C’est à cette époque-là qu’une partie si importante d’intellectuels, d’universitaires, d’étudiants, de journalistes, d’artistes et d’auteurs est écartée de la culture officielle, pour longtemps ou pour toujours, et que de nombreux intellectuels, dont une quarantaine d’écrivains, sont arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison ; que d’autres, plus nombreux encore, sont frappés d’interdiction de travailler dans leurs disciplines respectives et que les auteurs exclus de la très officielle Union des écrivains se voient condamnés pour des années à un silence plus ou moins complet, même s’il s’agit des plus grands poètes de l’heure tels que Jakub Deml, Vladimír Holan, Jaroslav Seifert, futur Prix Nobel 1984, ou encore Jiří Kolář , futur collagiste de renommée internationale ; sans parler de Jan Zahradníček, mort prématurément après avoir purgé dix ans de prison ferme, et de tous les autres qu’il serait trop long d’énumérer ici.
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C’est à cette époque également que l’intelligentsia tchèque se divise grosso modo en deux camps : d’une part, ceux qui, par conviction, par lâcheté ou par opportunisme acceptent la nouvelle politique culturelle et qui se voient flattés, récompensés ou rappelés à l’ordre par le régime corrupteur ; d’autre part, ceux qui pressentent le danger de cette politique, aussi bien pour l’identité spirituelle de l’individu que pour celle de la communauté nationale entière, et qui continuent malgré tout à travailler sous la seule dictée de leurs propres convictions, de leur propre conscience, même sans avoir la moindre possibilité de faire valoir publiquement leurs œuvres. Seule une faible partie des livres écrits dans ces circonstances, dont certains récits de Hrabal et les premières comédies de Havel, paraîtront pendant le dégel des années soixante. Le reste, y compris les poèmes et les journaux de Jiří Kolář, devra attendre vingt ans avant d’être recopié et publié en samizdat. Et ce n’est qu’aujourd’hui, avec un retard de trente années ou davantage, qu’on se met à publier officiellement ces œuvres sous forme de livre [4].
Le clivage creusé au sein de l’intelligentsia tchèque au cours des années cinquante fut assez profond pour se faire sentir encore jusqu’à nos jours. Car, pendant des décennies, l’appartenance à l’un ou l’autre camp a souvent prédéterminé certains choix non seulement artistiques, mais aussi civiques : dans les régimes totalitaires, les uns sont toujours étroitement liés aux autres. Je ne peux que citer une fois encore le nom de Václav Havel qui, lui aussi, fut marqué à jamais par son choix fait à l’heure stalinienne. « J’aime me rappeler cette époque, bien que nous fussions harcelés et persécutés », écrit-il en 1986 dans Interrogatoire à distance. « Mais c’était le temps des premières découvertes exaltantes des valeurs cachées et de soi-même. » L’un des épisodes les plus exaltants de cette aventure fut pour Havel, il le dit expressément, la découverte « d’une autre culture que celle du réalisme socialiste, si puissamment soutenu par le régime », culture représentée par les auteurs limogés que « les jeunes passionnés » comme lui se mirent à lire et à fréquenter : Seifert, Holan, Kolář – tous auteurs en disgrâce.
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Né en 1914, poète, expérimentateur, collagiste de notoriété mondiale, Jiři Kolář fut l’un des pivots de l’ « autre culture » des années cinquante [5]. « Le cercle de Kolář m’ouvrit de nouveaux horizons sur l’art moderne, mais avant tout, j’ai été attiré, si je peux le dire si pompeusement, par 1’univers éthique de 1’écrivain », souligne Havel, toujours dans son Interrogatoire, avant de poursuivre : « Il était sans concession face à la dimension morale et poétique de la littérature … Si par la suite j’ai écrit en toute indépendance face à son influence et de manière différente de ce qu’il attendait de moi, je ne peux imaginer aujourd’hui mon activité, aussi bien dans ses aspects littéraires que civiques ou politiques, sans les leçons de base sur la responsabilité intellectuelle qu’il m’a données. »
En évoquant ces « leçons de base » reçues de Kolář et d’autres « dissidents » de la première heure, Václav Havel résume, sans y avoir pensé, aussi bien le sens que la raison d’être de la résistance intellectuelle tchèque entre 1948 et 1989 : en fin de compte, il s’agissait d’une simple prise de conscience et d’une manifestation élémentaire de notre responsabilité intellectuelle face à tout ce qui se passait autour de nous.
Notes
[1] Jan Vladislav avec Václav Havel, au cours de la célébration de son 85ème anniversaire au Théâtre Orfeus à Prague, le 18 janvier 2008. Photo de Katerina Volková
[2] Le tableau ci-contre est de Jiří Šindler, 1946. Don de Jan Vladislav à Roselyne Chenu. Le peintre et le poète avaient été camarades de classe au lycée de Polička. Une amitié de soixante-dix années les a unis.
[3] Le tableau ci-dessus est de Jiří Šindler, 1944. Wenceslas, Roi de Bohême, assassiné par son frère. Don de Jan Vladislav à Roselyne Chenu. « Tiens bon, Tchèque obstiné ! Ne lâche point l’Anneau, Wenceslas ! » (Paul Claudel, « Saint Wenceslas, roi et martyr » in : Images saintes de Bohême, 1910.) Dans son éloge funèbre de Jan Vladislav, Vilém Prečan a loué chez lui la vertu d’obstination.
[4] Le collage ci-contre, intitulé Pozdrav z F. Pohlednice (Salut de F. Carte postale), format 30 cm x 40 cm, a été offert par Jiři Kolář en 1982 au rédacteur du tiré à part reproduit ici.
[5] Ce collage de Jiří Kolář a appartenu à Zdenĕk Lorenc.