« On peut se demander s’il existe au monde une éthique capable d’ imposer des obligations identiques, quant à son contenu, à la fois aux relations sexuelles, commerciales, privées et publiques, aux relations d’un homme avec son épouse, sa marchande de légumes, son fils, son concurrent, son ami et son ennemi. Peut-on vraiment croire que les exigences de l’éthique puissent rester indifférentes au fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violence ? Ne constatons-nous pas que, parce que les idéologues du bolchevisme et du spartakisme ont précisément eu recours à la violence, ils aboutissent exactement aux mêmes résultats que n’importe quel autre dictateur militaire ? En quoi la domination des « Conseils d’ouvriers et de soldats » se distingue-t-elle de celle de n’importe quel autre détenteur du pouvoir de l’ancien régime impérial, sinon par le simple fait que d’autres chefs détiennent le pouvoir, qui sont de simples dilettantes ? En quoi la polémique de la plupart des défenseurs de la prétendue nouvelle éthique, même lorsqu’ils critiquent celle de leurs adversaires, est-elle différente de celle de n’importe quel autre démagogue ? Par la noble intention dira-t-on. Bien. Mais ce qui est en question ici, c’est le moyen, car les adversaires qu’ils combattent revendiquent exactement de la même façon, avec la même et entière sincérité subjective, la noblesse de leurs intentions ultimes. […]
À moins de n’y voir qu’un recueil de trivialités, l’éthique de l’Évangile est une morale du « tout ou rien ». […] Si l’éthique a-cosmique de l’amour nous dit : « Ne résiste pas au mal par la force », l’homme politique au contraire dira : « Tu dois t’opposer au mal par la force, sinon tu es responsable de son triomphe. » Celui qui veut agir selon l’éthique de l’Évangile doit renoncer à faire grève – car la grève est une contrainte – et il ne lui reste d’autre solution que de s’affilier à un syndicat jaune. Et surtout qu’il s’abstienne de parler de « révolution » ! En effet le but de cette éthique ne consiste tout de même pas à nous enseigner que la guerre civile serait la seule guerre légitime. Le pacifiste qui agit selon les préceptes de l’Évangile déposera les armes ou les jettera au loin par respect pour le devoir éthique, ainsi qu’on l’a recommandé en Allemagne, afin de mettre fin à la guerre et en même temps à toute guerre. L’homme politique au contraire dira : le seul moyen sûr qui aurait permis de discréditer la guerre pour tout le futur prévisible aurait été une paix immédiate fondée sur le statu quo. En effet, les peuples se seraient alors demandé : à quoi nous a servi cette guerre ? L’on aurait mis ainsi en évidence son absurdité – solution qu’il n’est plus possible d’adopter maintenant. En effet la guerre aura été politiquement profitable aux vainqueurs, du moins à une partie d’entre eux. La responsabilité de cette situation incombe à l’attitude qui nous a privés de toute possibilité de cette résistance. Mais bientôt – lorsque la période de lassitude sera dépassée – ce ne sera plus la guerre qui sera discréditée, mais la paix : conséquence de l’éthique absolue.
Il y a enfin le devoir de vérité. Il est, lui aussi, inconditionnel du point de vue de l’éthique absolue. On en a tiré la conclusion qu’il fallait publier tous les documents, principalement ceux qui accablent son propre pays, pour mettre en évidence, sur la foi de ces témoignages à sens unique, l’aveu d’une culpabilité unilatérale, inconditionnelle et sans égard aux conséquences. L’homme politique trouvera que cette façon de faire, à la juger sur son résultat, loin de faire la lumière sur la vérité, l’obscurcira à coup sûr par les abus et le déchaînement des passions ; il sait que seul l’établissement des faits élaborés méthodiquement, sans aucune exclusive, par des personnes impartiales, pourrait porter des fruits, et que toute autre méthode aura pour la nation usant de ces procédés des conséquences qui demanderont peut-être des années avant d’être redressées. A vrai dire, s’il existe un problème dont l’éthique absolue ne s’occupe pas, c’est bien celui qui concerne les conséquences ! »
Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, 10/18, Paris 1995.