« Beaucoup passent tout leur temps à ambitionner la situation d’autrui ou alors à se lamenter sur la leur ; la plupart ne poursuivent aucun but précis et leur inconstance ondoyante, fluctuante et insatisfaite les fait sans cesse abandonner un projet pour un autre ; certains ne se décident pas à prendre une direction précise et l’instant fatal les surprend dans de languissants bâillements si bien que je ne mets pas en doute la vérité de cette sorte d’oracle énoncé par le plus grand des poètes : “La partie de la vie au cours de laquelle nous vivons est infime ?” Il est certain que tout le reste n’est pas la vie mais du temps. (…)
Examine de près tous leurs emplois du temps, vois tout le temps qu’ils passent à calculer, à ruser, à craindre, à courtiser, à se faire courtiser, combien de temps leur prend de se porter garants ou de se trouver des garants, sans parler des banquets qui sont bel et bien désormais des obligations : tu verras comment leurs maux comme leurs biens ne les laissent pas respirer. » 
« Enfin tout le monde convient qu’un homme surmené ne peut rien exercer correctement, pas plus l’éloquence que les arts libéraux, puisqu’un esprit écartelé entre de multiples préoccupations n’est pas assez réceptif et recrache tout comme s’il en était gavé. Rien n’est moins le propre de l’homme surmené que de vivre ; et il n’y a rien de plus difficile à savoir faire. »
« Tu entendras dire par la plupart des gens : “A cinquante ans, je me retirerai des affaires, ma soixantième année me dispensera de mes obligations.” Qu’est-ce qui te garantit donc d’avoir encore du temps devant toi ? Qui permettra que ta vie s’accomplisse selon tes prévisions ? N’as-tu pas honte de te réserver le reliquat de ta vie et de ne consacrer à la sagesse que le temps de la vie qui n’est plus bon à rien ? Il est bien temps de se mettre à vivre au moment précis où il faut s’arrêter ! Quel stupide oubli de sa condition de mortels que de remettre à son cinquantième ou soixantième anniversaire les saines résolutions et de vouloir commencer sa vie à un âge qu’atteignent peu de gens ! » SÉNÈQUE, éditions Rivages, 1990