« La levée des interdits sexuels a produit un curieux effet, que la génération freudienne n’avait pas connu, la perte de valeur par la facilité […].Les témoignages des psychanalystes américains sont à cet égard instructifs : ils assistent à l’effacement du type de l’obsédé par refoulement, caractéristique de l’ère victorienne, et à la montée de symptômes plus subtils : perte du contrat affectif, impuissance à aimer et à haïr ; leurs clients se plaignent de plus en plus de ne pouvoir éprouver l’engagement affectif de leur personnalité entière dans l’acte sexuel, de faire l’amour sans aimer. […] Deuxième phénomène : en même temps que la sexualité devient insignifiante, elle devient plus impérative à titre de riposte aux déceptions éprouvées dans d’autres secteurs de la vie humaine ; la sexualité, exaspérée par sa fonction de compensation et de revanche, devient en quelque sorte affolée.. […]
L’expérience de l’homme moderne, c’est qu’il n’est pas « content » dans la société conçue comme lutte organisée contre la nature ; sa déception est plus profonde qu’un simple refus du régime économico-politique de son travail ; il est déçu du monde technologique lui-même. Aussi reporte-t-il du travail sur le loisir le sens de sa vie. […] À cette déception primaire s’ajoute celle du « politique ». Nous assistons à un certain échec de la définition politique de l’homme. L’homme lassé de faire l’histoire aspire à la non-histoire ; il refuse de se définir par un « rôle » social et rêve d’être un homme non qualifié civilement. […] En tout cas, l’érotisme apparaît comme une formidable revanche, non pas seulement du loisir sur le travail, mais du privé sur le public dans son ensemble.
Enfin, plus profondément, l’érotisme exprime une déception plus radicale, la déception du « sens » ; il y a un lien secret entre érotisme et absurdité. Quand rien n’a plus de sens, il reste le plaisir instantané et ses artifices. […] L’érotisme est alors une revanche non seulement sur l’insignifiance du travail, de la politique, de la parole, mais sur l’insignifiance de la sexualité elle-même. D’où la recherche d’un fabuleux sexuel. Cette recherche libère une possibilité fondamentale de la sexualité humaine que nous avons déjà évoquée : celle de séparer le plaisir non seulement de sa fonction de procréation (ce que fait aussi l’amour-tendresse), mais de la tendresse elle-même. Voilà l’homme engagé dans une lutte exténuante contre la pauvreté psychologique du plaisir lui-même, qui n’est guère susceptible de perfectionnement dans sa brutalité biologique. […] De là le caractère quasi désespéré de son entreprise : érotisme quantitatif d’une vie vouée à la sexualité, — érotisme raffiné à l’affût de la variation, — érotisme imaginatif du montrer-cacher et du refuser-donner, — érotisme cérébral du voyeur qui s’insinue en tiers dans tous les rôles érotiques : sur toutes ces voies se construit un fabuleux sexuel, projeté dans divers héros de la sexualité ; mais d’une forme à l’autre on le voit glisser de la promiscuité à la solitude désolée. Le désespoir intense de l’érotisme — qui n’est pas sans rappeler le fameux tonneau percé de la légende grecque — c’est de ne jamais compenser la perte de la valeur et du sens en accumulant des ersatz de tendresse. »
Paul RICŒUR, « Sexualité, la merveille, l’errance, l’énigme » in Histoire et vérité, Seuil, 1964, p. 205 à 207.